Archives de Catégorie: Conte à rebours à l’envers et en chantier

22h42 – 14è épisode.

1er épisode


Episode précédent 


22H42 J’ai essayé toute la soirée de travailler à mes écrits, sans succès. Mon esprit est sans cesse happé par la situation présente. Je ne m’inquiète pas à court terme. Notre production communale d’électricité est suffisante, et il est encore temps de semer assez de légumes d’hiver. La récolte de fruits d’automne s’annonce bonne. Il y aura assez de pommes pour le cidre, la compote, les gelées plus toutes les pommes à couteau. Tous les congélateurs sont pleins, la plupart des confitures sont faites et il y a assez de vaches, poules et cochons sur notre petit territoire pour tenir toute l’année. Il restera encore les noisettes et les châtaignes qu’on néglige habituellement. Mais à long terme ? Nous n’aurons pas assez de céréales cette année, et encore faudra-t-il garder l’essentiel du grain pour le semer au printemps. Et nous n’avons pas de moulin. Nos batteries vont s’user et il faudra les remplacer, mais comment ? Nous avons bien un médecin, mais si peu de médicaments. Et puis il y a les urbains. La première ville est loin, mais il est impossible que les gens ne quittent pas massivement ces zones qui ne sont pas autonomes. Notre village semblait si anecdotique hier encore ! Nous ne pourrons pas accueillir tout le monde. Si la situation perdure, ça sera le chaos. Faudra-t-il refuser l’installation à des familles ? Sur quels critères ? Il va falloir nous protéger, c’est certain. Faudra-t-il tirer sur des gens ?

Les questions se bousculent dans ma tête et peu de réponses suivent. Il faudra évoquer tout ça au conseil de village. Heureusement, je suis fatiguée de la journée, et je fini par m’endormir d’un sommeil agité.

21H32 Je n’ai pas fait de mauvaises rencontres sur le chemin de chez moi. D’ailleurs, je n’ai pas fait de rencontre du tout. Les rues sont désertes. Je n’ai pas vu circuler une seule voiture. Beaucoup de gens ont du quitter la ville car il y a moins de véhicules sur les trottoirs qu’à l’accoutumée. La musique résonne encore dans ma tête. J’ai grimpé l’escalier prudemment, dans le noir et cherché la serrure à tâtons. J’ai allumé une bougie. Et me voilà de nouveau seule dans le silence et l’obscurité de mon appartement. J’ai quitté la campagne parce que je la trouvais ennuyeuse. Il n’y avait jamais grand-chose à faire : pas de concerts, pas d’expos, pas de transports en commun. A part parfois l’été, on n’y rencontrait personne qu’on ne connaissait déjà. Tout était une galère : trouver un livre ou aller boire un verre. La fête annuelle du village était ringarde. Le bal, l’accordéon et le cochon grillé et le concours de pétanque le lendemain. J’avais tellement envie d’autre chose ! J’avais envie de culture ! De bibliothèques immenses, de musique électronique, de théâtre, de danse, de bars bruyants et de rencontres. Et j’ai sauté de ville en ville. Chaque fois que j’en ai quitté une, il a fallut tisser un nouveau réseau. Et aujourd’hui, je n’ai pas de réseau du tout parce que je viens d’arriver pour un travail idiot. Je ne connais même pas le nom du voisin. D’ailleurs je ne suis même pas sûre d’avoir un voisin. La musique s’est tue avec la coupure d’électricité et j’ai peur. Que ferais-je quand il n’y aura plus rien à manger ? Même le réseau d’eau ne fonctionne plus. Il faut que je quitte cette ville. Je me couche tôt. Demain, je fais mon sac. Avec un peu de chance, je pourrais trouver des gens pour me prendre en stop. Je rentre au village.  


12h54 (suite)

12H54

12H54 Je ne peux quand même pas rester cloîtrée chez moi ! Je retourne me promener. A peine suis-je sortie qu’il se met à pleuvoir. Une grosse pluie de fin d’été, de celles qui tombent drues, lavent les trottoirs et emmènent les mégots, papiers gras et autres déchets à l’égout. La ville me paraît plus grise qu’à l’accoutumée. Plus calme aussi. Il ne passe qu’un véhicule de temps en temps. La pluie a chassé les piétons et fait taire les oiseaux. Il n’y a que les clapotements de l’eau dans les flaques et pas même le bruit de mes pas sous mes semelles souples. Je traverse le quartier qui semble déserté. J’arrive au pied de la première tour du quartier suivant. Je n’étais jamais venue ici. Il n’y pas pas plus de monde au pied des immeubles. J’avance encore. Par une fenêtre laissée ouverte au quatrième étage, j’entends soudain de la musique. Je m’arrête pour écouter. Je reconnais le son si particulier des cordes d’un guembri auquel se mêle les claquements nets d’une darbouka. Je reste là, le nez en l’air, à écouter cette musique si mélancolique. Une flûte a rejoint le concert. Soudain, quelqu’un apparaît à la fenêtre. Un homme d’une cinquantaine d’années, souriant, me fait signe. Je lui renvois son salut.

« Ça te plaît, mademoiselle, la musique ?

– Oui ! Acquises-je avec un sourire, réalisant soudain que je n’ai parlé à personne depuis que j’ai quitté le bureau.

– Monte ! C’est pour tout le monde la musique ! Et prends l’escalier, y’a pas d’ascenseur ! ajoute-t-il rigolard. »

Ravie de l’invitation, j’entre dans l’immeuble et tire la porte de l’escalier. Je suis saisie à la gorge par l’odeur infecte qui s’en dégage, mélange d’urine, de poussière et d’humidité. Je monte les marches deux par deux. J’entends la musique se rapprocher. Je pousse la porte du quatrième. Le pallier est plein de gens, de tous les âges et de toutes les couleurs. On me salut, on me dirige vers l’appartement. Que de monde ! L’homme de la fenêtre vient à ma rencontre. Il me prend dans ses bras, me donne de grandes claques amicales dans le dos .

« Ah ! Mademoiselle ! Sois la bienvenue chez nous ! Tu n’es pas du quartier, toi ! Fais comme chez toi ! Tu veux du thé ? Du jus d’orange ? Manger ? On a des gâteaux : vas te servir dans la cuisine ! »

Et de me pousser vers la dite cuisine. Je n’ai pas le temps de dire merci, pas le temps de poser la moindre question que je suis entourée de dames d’un certain âge qui me souhaitent la bienvenue, me fourre un verre de thé brûlant dans une main, un gâteau collant dans l’autre. On me demande d’où je viens et à peine me laisse-t-on le temps de répondre avant de me pousser vers le salon. Une table basse en bois marqueté a été poussée contre un mur. En face, sur le fauteuil de tissu chatoyant sont assis en tailleurs trois joueurs de guembri. Devant eux, assis par terre, il y a deux percussionnistes et leurs instruments en terre et un joueur de flûte en roseau, toute décorée de motifs berbères.

Devant eux, de jeunes gens dansent en tapant des mains. De temps en temps, un youyou est lancé dans la cuisine, suivi d’autres.

Je reste là, bouche bée. Des tas de gens entrent, sortent, boivent, mangent, rient, discutent. Personne ne parle de l’électricité coupée, du moins pas en français. La musique me fait tourner la tête. Les morceaux s’enchaînent, me font successivement rire et pleurer. Je réalise d’un coup que je suis entrain de danser sans trop savoir comment c’est arrivé. J’oublie le temps qui passe. Personne ne me parle, je ne parle à personne. Je me sens bien.

Bientôt la lumière décroit. Les musiciens s’arrêtent de jouer. On commence à installer des bougies. J’ai peur de rentrer seule dans la nuit. J’ai peur de déranger. Je décide de rentrer chez moi tout de suite. Je pars discrètement. Personne ne me retient.

22H42


12H54

7h03

12H54 Avant de se mettre au boulot, mon nouveau collègue et moi préparons à manger et commençons à faire connaissance. Je ne connaissais Erwan que de vue. Il travaillait à la ville, jusqu’à hier. Il était instituteur dans un établissement de langue régionale. Et il ne s’y connaît pas plus en agriculture que moi quand je suis arrivée dans la région. Je sors un ragoût du congélateur. Nous mangeons sans nous presser puis prenons un café. Enfin, nous nous rendons dans mon champ. Nous en bêchons la partie que j’avais laissé en friche car je n’avais pas la nécessité de produire plus. Nous semons des navets et des rutabagas. Nous sommes dans un village où presque tous les travailleurs des champs sont des éleveurs. Nous ne manquerons ni de viande, ni de produits laitiers, mais en matière de légumes, il y a beaucoup à faire, surtout si on tient compte des nouveaux arrivants, et de ceux qui pourraient encore arriver. Erwan pense que l’électricité ne reviendra jamais. Pour ma part je ne sais qu’en penser. Nous travaillons quelques heures, puis je le ramène chez lui après avoir pris le thé. Il habite au bourg.

En rentrant chez moi, je fais l’inventaire des légumes et conserves déjà produits et de ceux dont on disposera d’ici quelques semaines. J’inventorie aussi les médicaments qui restent dans ma pharmacie. Il n’y a pas grand chose. Je garde un tube d’aspirine et deux boites d’antalgiques pour moi et mets le reste dans une boite que je confierais à notre nouveau médecin qui doit arriver ce soir chez sa sœur. Il me semble que le soir est arrivé plus vite que d’habitude. Je dîne sans avoir eu le temps de me pencher sur mes écrits. Je suis épuisée. Et inquiète. Je pense à l’ironie d’arriver au bout de mon travail de ré-écriture de la Bible, d’en être à l’Apocalypse au moment où la civilisation telle qu’on l’a connue pourrait bien s’effondrer. Je pense à la ville que j’ai quittée. J’avais lu et vu tant de livres et de films apocalyptiques que la ville me faisait peur. Je ne cessais de songer que si le monde devait un jour s’effondrer, d’une manière ou d’une autre, la ville sombrerait vite dans le chaos. On n’y trouverait rien à manger. Il n’était même pas sûr qu’on y conserverait l’accès à l’eau. J’étais au bord de la psychose paranoïaque. Du moins c’est ce qu’on me disait. Finalement, les faits semblent conspirer à me donner raison. Quand je suis arrivée ici, j’étais au bord du gouffre et je ne savais pas faire grand-chose. Les gens du village, les vieux surtout, m’ont tout appris. A faire pousser des légumes et à traire une vache. A dépanner moi-même ma voiture, à ressouder des pièces, à écouter le vent, à reconnaître les oiseaux. Je pensais que ça serait dur de m’installer sur une terre et au cœur d’une culture qui n’étaient pas les miennes. Ça a été dur seulement parce que j’avais trop l’habitude de rester assise. J’avais toujours entendu dire que les gens de la campagne étaient fermés et durs. Mais le jour de mon arrivée, beaucoup sont venus m’aider sans que je ne demande rien. Je pensais que c’était de la curiosité et que ça ne durerait pas. Je revois Osmane et sa cargaison de bois : il avait peur que j’ai froid dans cette grande maison qui n’avait pas été chauffée depuis des années ! Et Jakez et sa petite barrique de cidre ! Et même la vieille Marie qui était déjà vieille et qui me faisait déjà peur, présageant que je ne tiendrais pas l’hiver. Il m’a fallu des semaines pour me déshabituer du ronronnement permanent de la ville. J’avais peur des glapissements des renards et des hululements des chouettes !

Je me souviens de cette panne de métro, un soir, alors que je rentrais du travail. La rame était restée coincée entre deux stations pendant une heure au moins. Dans le noir. Au milieu des odeurs de sueur de la journée. Entassés les uns contre les autres. Ça avait été la goutte d’eau, pour moi. Une crise d’angoisse comme je n’en avais jamais connue. J’avais cru mourir étouffée. Puis j’ai cru mourir piétinée quand enfin la rame est repartie puis que les portes se sont ouvertes. Tout le monde s’est précipité sur le quai, sans égard pour les autres passagers qui trébuchaient. Le lendemain je ne suis pas allée travailler. J’ai réfléchi chez moi toute la journée. Calculé ce que j’avais d’argent en réserve. Pas mal, en fait. J’ai regardé les offres de maison à vendre ici parce que c’était un paysage doux qui ne manquait jamais d’eau. Et qui n’était pas loin de la mer. J’y suis finalement si peu allée, au bord de la mer, depuis ! J’ai démissionné peu de temps après. Quel chemin parcouru ! A peine si je me souviens de ce qu’est l’angoisse !

J’avais peur en venant ici de quitter mes amis et d’être définitivement isolée. Je n’ai eu des nouvelles de mes amis que les premiers mois. Mais pas une seule journée depuis n’a passé sans qu’Osmane ou un autre passe me saluer. Juste me saluer. Et puis la vraie aventure a commencé. Rendre le village énergétiquement indépendant ! Quel pari, quand on y repense ! Alentour on passait pour des fous ! C’est vrai qu’il y avait souvent des pannes et que quand elles duraient on perdait toute la viande des congélateurs. Je me souviens : au début le maire réunissait le village tous les trimestres. Puis tous les mois. Et quand tout le monde s’est aperçu qu’en prenant le temps de discuter on faisait beaucoup de choses tous ensemble et avec peu de moyens, ça a été toutes les semaines. On a notre propre régie d’eau, notre propre production de gaz – merci les vaches! – et notre électricité.

Si cette situation dure, on pourrait bien devenir … des survivants. Et si j’étais restée en ville ? Comment les gens se débrouillent-ils en ville ? 

12h54 (suite)


7h03 – 2ème jour

22H58

7h03 Le réveil du téléphone sonne. Je l’éteins. J’allume la lumière. Rien. L’électricité n’a pas encore été remise. Pas la peine de me lever si tôt pour aller bosser : autant rester au lit. Je me retourne et me rendors dans la seconde.

 7H50 Je me gare devant la ferme d’Osmane. Je coupe le moteur. Il ne voudra pas partir sans me faire boire et manger quelque chose. A n’importe qu’elle heure du jour, il ne laisserait personne repartir de chez lui sans avaler quelque chose. Le voilà qui paraît sur le pas de sa porte et qui me fait signe d’entrer. On échange un bonjour. Il me fait entrer. Je salue sa vieille mère que je vois toujours assise au même endroit, près de la fenêtre, toujours occupée à tricoter ou à broder. Toujours économe de mots. Osmane me fait asseoir et me sert d’autorité un grand bol de café. Il me désigne le pain et les rillettes. Ne pas manger serait insultant. Je n’ai pas très faim, mais j’ai encore moins envie de fâcher mon voisin. Nous mangeons silencieusement. Il y aura assez de paroles plus tard dans la journée. Dès que nous avons terminé café et tartines, nous partons. Impossible d’aider à débarrasser la table : c’est sa mère qui se vexerait.

Nous roulons vers le village.

« Tu as écouté la radio, ce matin ? me demande-t-il

– Oui. Enfin, j’ai essayé. Il n’y avait rien. Pas un bruit, sur aucune station.

– Ouais. On dirait que la situation va durer. Et ça ne pouvait pas tomber quand il y a moins de travaux dans les champs, évidemment ! 

– Je suis passée voir la vieille Marie, ce matin. Elle pestait qu’on ne l’ait pas raccordée au réseau hier.

– Oh, ne t’inquiète donc pas pour elle. Elle nous enterrera tous, la vieille ! »
Osmane sourit. Marie est tout à la fois un sujet de crainte, de respect et d’amusement pour tout le canton. Nul n’a connu plus légendaire mauvais caractère.

Il y a déjà du monde, à la salle municipale. Un petit attroupement s’est créé autour du maire et du capitaine de la gendarmerie. Nous nous joignons à l’attroupement pour écouter ce qui se dit.

« … va durer, c’est sûr. On n’a aucun contact avec personne. Le téléphone ne marche plus. On a branché le groupe électrogène pour écouter la radio, mais on ne capte que quelques amateurs. Il paraît qu’il y a déjà eu des pillages hier et que nos confrères ne sont pas intervenus. Je ne peux pas vous en dire plus. Je voulais savoir si on pouvait, avec les collègues, venir nous installer dans le village. Ça ne fait pas grand-monde, on est une petite brigade – quatre familles – . Si jamais ça dégénère … Ma foi, on continuera à faire notre travail, mais pour le village.

– Ça capitaine, répond le maire, je dois voir avec mes administrés. Comprenez bien, ça n’est pas que je ne veuille pas de vous … mais si ça dure, comme vous dites, beaucoup de gens alentours vont vouloir venir ici. Et nos installations ne sont pas prévues pour un doublement de population. Il va falloir compter avec ceux qui vont vouloir rapprocher leur famille, aussi. Restez-donc pour la réunion, je crois qu’on va pouvoir commencer. »

Tout le monde prend place dans la salle. Le maire commence :

« Bon. Je crois que tout le monde a compris que la panne d’électricité durait et qu’il va falloir s’organiser. Où est notre technicien énergie?

– Il est parti brancher la Marie. Si elle ne lui tire pas dessus, il ne devrait pas tarder ! »

Rires dans la salle. On ne s’inquiète pas, la vielle ne tire qu’au gros sel.

La réunion prend la matinée. On est obligé d’envisager le pire. On lance un inventaire des ressources, on prévoit de fabriquer plus d’éoliennes, on calcule combien on a de batterie disponibles, combien de tracteurs on peut se permettre d’immobiliser pour en récupérer les batteries, on prend aussi des mesures pour réduire la consommation globale d’électricité. Comme télévision et radio ne fonctionnent plus, c’est toujours ça de prit. Chacun calcule combien il a de pétrole dans ses véhicules et dans ses cuves. On additionne, soustraie, divise et multiplie. On rationne. On recense le nombre de maisons et de chambres disponibles. On accepte l’emménagement des familles des membres de notre village qui vivent un peu plus loin. Ca nous permet entre autres de faire venir un médecin et un vétérinaire. On accepte aussi à l’unanimité l’emménagement des gendarmes et de leurs familles et on en profite pour calculer de combien de fusils et de cartouches on dispose. On organise des commissions et des sous-commissions. Personne ne se retrouve sans responsabilité. Le village passe de trois cent cinquante habitants à un peu plus de cinq cents en une discussion.

Il est midi quand chacun rentre chez lui pour y terminer les inventaires et poursuivre les travaux des champs et les soins aux bêtes. Tous ceux qui travaillaient hors du village sont priés de donner un coup de main aux producteurs ou aux équipes qui fabriqueront de nouvelles éoliennes, ou encore pour mener à bien d’autres tâches qui leur ont été confiées, en fonction de leurs savoirs-faire. Nous repartons à cinq dans ma voiture : Osmane emmène deux personnes pour l’aider à transformer son lait en beurre, j’emmène une personne pour m’aider à semer plus de navets que prévu.

9h03 Je me réveille. Toujours pas d’électricité. Je vais dans la cuisine, fais chauffer de l’eau et prépare du thé. Que vais-je faire aujourd’hui ? Dehors, la rue est de nouveau bouchée par les voitures. S’il n’y a pas d’électricité, il n’y a ni métro ni train. Je décide d’aller me promener. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, et on finira bien par nous remettre le jus. Avant ce soir. Sans doute. J’espère. J’essaie d’appeler ma famille. Évidemment, le téléphone ne fonctionne pas. Je finis le petit-déjeuner, m’habille et sors de chez moi.

Je me dirige vers le centre du quartier. Tous les commerces ont clos les volets métalliques. Les trottoirs sont plein de gens, tous inquiets. Les écoles sont restées fermées, aucune administration n’a ouvert ses portes. Ce quartier d’habitude si surveillé par la police n’a pas vu l’ombre d’un agent depuis hier. Quelques lampadaires ont été cassés. Un peu plus loin, quelques carcasses de voitures fument encore. Les gamins s’en donnent à cœur joie pour terroriser les rombières. D’autres plus âgés ont entrepris de soulever de force le rideau de fer d’un vendeur de téléphones. Je passe devant le supermarché du quartier. Là aussi le rideau et les portes en verre épais ont été forcés. Des gens sortent de là des victuailles plein les bras ou plein les chariots. Je m’y engage. Il faut bien prévoir la suite, au cas où. Je prends un chariot et j’arrive tant bien que mal à le remplir du peu de choses qu’on trouve encore sur les rayonnages, au milieu de la bousculade générale. Je retourne chez moi en poussant mon chariot devant moi. J’ouvre la porte. Si je laisse le chariot là le temps de monter une première brassée de victuailles, il aura disparu avant que je ne redescende. J’arrive à le hisser sur les deux marches avant d’accéder au couloir. Je referme soigneusement la porte à clé derrière moi. Je fais un premier voyage les bras chargés, puis je redescends avec des sacs pour monter le reste plus facilement. Me voilà parée pour un mois, en me rationnant. Et en commençant par les produits frais. Je m’assied dans le canapé, le fruit de mon pillage posé au sol devant moi. Pour la première fois en dix ans, je regrette d’avoir quitté ma campagne. Aujourd’hui, je m’y sentirais plus à l’abri. Et maintenant ? Qu’est-ce que je dois faire ? Je prends mon bouquin. Il ne me reste que quelques pages à lire.

« Tout ce peuple rira, battra des mains, applaudira. Et parmi tous ces hommes libres et inconnus des geôliers, qui courent pleins de joie à une exécution, dans cette foule de têtes qui couvrira la place, il y aura plus d’une tête prédestinée qui suivra la mienne tôt ou tard dans le panier rouge. (…) »

12H54 


22H58

19H37

22H58 Aucune voiture ne circule et contre toute attente, tout est calme. Pas un bruit. J’imagine que pour une fois les parents ont gardé leurs ados turbulents à la maison. C’est curieux, une ville silencieuse. Presque angoissant. Par ma fenêtre, dans le coin de ciel visible entre les branches des platanes et les toits des maisons de l’autre côté de la rue, l’obscurité me laisse entrapercevoir quelques étoiles. Derrière les fenêtres, on voit danser des flammes de bougies. Évidemment, je ne peux pas programmer mon radio-réveil pour demain. D’ailleurs je le débranche, je ne tiens pas à être réveillée par la lumière clignotante quand ils rebrancheront l’électricité cette nuit. J’active donc la sonnerie de mon téléphone portable, il est à moitié chargé. Je vérifie que la porte est verrouillée, souffle deux bougies et emmène la troisième dans la chambre. J’essaie de dormir, mais la pensée que cela pourrait durer toujours m’assaille sans cesse. Que ferais-je ? Comment contacterai-je ma famille ? Comment mangerai-je ? Je vois défiler sous mes yeux clos les images de films post-apocalyptiques. Je pense au Ravage de Barjavel – comment ne pas y penser ? – . Je me tourne et me retourne. La marche m’a fatiguée. Je finis par m’endormir.

6H30 Le réveil sonne. Je tends la main hors du lit pour le faire taire, sans ouvrir les yeux. C’est rare que je mette le réveil. Ça me rappelle ma vie d’avant, à la ville. Comment ai-je pu supporter ça ? Je ne l’ai pas supporté, je suis partie. Je me souris à moi-même. Si l’électricité n’a pas été rebranchée au delà du village, la journée va être longue ! Je m’étire. Je paresse quelques minutes dans la chaleur de la couette. Le ciel est du gris de l’aube sur le ciel qui s’annonce bleu. Les oiseaux commencent leur concert habituel. Je me lève, prends une douche rapide, très chaude d’abord puis froide pour me réveiller tout à fait. Je vais dans la cuisine enroulée dans ma serviette, pose la bouilloire sur le gaz et retourne dans la chambre pour m’habiller. J’expédie le petit-déjeuner et pars à pied chez la vieille Marie. Aucun risque qu’elle dorme encore. A cette heure où le soleil s’est levé, elle doit déjà être dans son potager. Quelques minutes plus tard, je l’aperçois penchée sur ses pieds de tomates. Son chien vient à ma rencontre en aboyant et renifle la main que je lui tends paume vers le haut. Le pauvre chien y voit encore moins que la vieille !

« Bonjour, Madame Marie ! » lui lancé-je mi-joviale mi-terrorisée d’avance par ses mots assassins habituels. Elle est comme ça la vieille Marie : elle râle, elle peste, elle bougonne dans la langue du canton que je ne comprends guère et avec un tel accent que même les autochtones ont du mal à la comprendre quand elle est de pire humeur que d’habitude. Mais c’est une vieille dame courageuse. On ne peut pas dire qu’on l’aime, au village, mais on la respecte. C’est notre aînée à tous. Même si personne ne connaît vraiment son âge.

«  Bond’là ben y’est temps qu’on m’envoie délégation ! Pas d’lumière depuis hier ! On n’s’occupe plus des vieux maint’nant ! V’la bien l’drame ! peste-t-elle en martelant de sa canne sur le sol.
J’ai de la chance ! Elle est de bonne humeur !

« C’est pour ça que je viens vous voir ! Le réseau national est en panne, on l’a su hier. Je voulais vous prévenir que le technicien va passer vous brancher au réseau municipal ce matin ! Et aussi que tout le village se réunit tout à l’heure pour s’organiser ! Si vous voulez venir, je peux vous emmener en voiture …

– Et qu’est-ce qu’une vieille pourrait y faire, j’vous l’demande ! Pi qu’est-ce c’est qu’c’histoire ? V’la que l’réseau national tombe en panne et qu’vos engins du diab’ tourne encore ?

– C’est un mystère, Madame Marie ! Hier personne ne savait ce qu’il se passait. Mais on ne voulait pas, vu les circonstances, vous laissez sans lumière.

– Ben c’est c’que vous avez fait pourtant ! C’fainéant d’agent municipal pouvait pas passer avant ?

– Je crois qu’il avait un peu peur de vous déranger. »

La vieille souris. Elle sait bien qu’elle fait peur à tout le monde, et ça lui plait.

« Bougez pas d’là, me dit-elle. J’reviens! »
Elle part clopin-clopant vers sa maison, revient avec un saladier. Elle cueille quelques tomates qu’elle met dedans et me tend le tout.

« Pour vot’ peine d’êt’ venue là, me dit-elle. »
Je balbutie des remerciements. Se voir offrir quelque chose par la vieille Marie, c’est une forme de reconnaissance que ne peuvent imaginer que ceux qui la connaissent. J’insiste un peu pour qu’elle vienne à la réunion, mais elle ne veut rien savoir.

« L’jardin va point s’désherber tout seul ! »

Je lui proposerais bien de l’aide, mais je sais qu’elle y verrait une insulte. Je retourne donc poser les tomates chez moi et prendre la voiture pour aller chercher Osmane. 

7H03


19H37

16H54

19H37 Il fait nuit depuis un moment. Heureusement que j’aime les bougies. Je les ai d’abord toutes allumées pour pouvoir lire sans me fatiguer la vue. Et puis une idée m’a traversée l’esprit. Et si la panne devait durer ? Je n’en ai laissé que trois par souci d’économie. Au cas où. J’ai cessé de lire. Cette situation m’inquiète. J’ai faim. Je fouille les placards et calcule que j’ai de quoi me nourrir pendant trois jours. Cinq en me rationnant. Ça n’arrivera pas, c’est impossible. Et puis, si ça devait durer, je pourrais toujours aller ailleurs. Nous serions nombreux à marcher vers ailleurs. Je me prépare un bol de riz avec une carotte coupée en petits morceaux, un filet d’huile d’olive et de la sauce de soja. C’est la première fois que je passe une soirée sans écouter de musique. Dehors, la circulation commence à reprendre. Heureusement que ça n’est pas l’hiver : je ne pourrais pas me chauffer. Des gens discutent sur le trottoir juste sous ma fenêtre. Le bar d’en face est fermé. Si seulement j’étais dans cette ville depuis assez longtemps pour avoir eu le temps de rencontrer des gens, j’aurais pu passer la soirée avec eux. Je ne connais que mes collègues de travail. Soupir. Je pourrais aller dans un bar, mais il n’y a pas d’éclairage public. C’est déjà la foire, dans le quartier, la nuit, quand il y a de la lumière, alors dans l’obscurité … Que puis-je faire d’autre que lire ?

« Que ce que j’écris puise être un jour utile à d’autres … »

22 h 03 Je pose mon livre. Quelle merveille que ce poème de neuf cents pages ! Je fais la vaisselle du soir, nettoie la table. J’emmène les épluchures au compost à la lueur de la lune. Il fait encore bien doux, sous le vent léger du soir. Je reste dehors. Je me roule une cigarette et souffle la fumée de la première bouffée vers la Voie Lactée, parfaitement visible. Qu’est-ce que c’est beau ! Autour de moi, c’est l’habituelle cacophonie nocturne. J’entends le chien d’Osmane aboyer au loin. Celui de la vieille Marie lui répond, et d’autres, aussi, plus loin. Les chauves souries donnent la chasse aux insectes au dessus de ma tête avec de petits claquements d’ailes. Un renard glapit. Il est dans la pâture, juste derrière ! Une chouette hulule. Je l’entends tous les jours mais je n’ai jamais réussi à la voir. C’est frustrant ! Je remonte le fil de la journée. Ces événements d’aujourd’hui m’ont fait prendre du retard dans mon travail d’écriture. Et ça sera la même chose demain ! D’ailleurs, demain, il ne faut pas que j’oublie de passer prendre Osmane. J’essaierais de convaincre la vieille Marie de venir aussi. En espérant qu’elle ne me jette pas son seau d’eau comme la dernière fois. C’est une grincheuse, mais ça serait bien qu’elle accepte au moins un peu d’aide, ça ne doit pas être facile tous les jours pour elle, avec son grand âge.
J’éteins ma cigarette, rentre et jette le mégot dans une bouteille d’eau pleine. Il y en a assez, je pourrais vaporiser ça sur les rosiers ces jours-ci. Je me prépare une tisane de camomille et l’emmène dans ma chambre. Je la bois en lisant le paragraphe qu’il me faudra retravailler. 

« Après cela je vis : c’était une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le trône et devant l’agneau, vêtus de robes blanches et des palmes à la main … » 

22H58

 


16H54

16H42

16H54 Je n’aurais jamais cru voir un jour une scène pareille ! Toutes les boutiques du centre-ville sont entrain de se faire piller. Il y a là toutes sortes de gens : des mères de famille, des adolescents, et même des personnes âgées. Il y a des centaines, peut-être des milliers de gens qui courent dans tous les sens les bras chargés de vêtements, de téléphones portables, d’ordinateurs, de chaussures et même de kilos de bonbons. Au bout de la rue, une petite escouade de CRS qui n’a pas l’air de prévoir d’intervenir. Il y a trop de monde. Ça doit être entrain de dégénérer de partout. Je progresse lentement dans l’artère principale. Des gens se battent pour un chiffon. Des enfants laissés seuls pleurent dans l’indifférence générale. Je voudrais presser le pas mais c’est impossible. En zigzagant tant bien que mal dans ce foutoir, j’arrive enfin sur la place de la préfecture. Il y a un peu plus d’espace. Les grilles de l’administration ont été fermées. Deux rangées de gardes mobiles carapaçonnés les protègent. Une simple panne d’électricité peut donc provoquer un tel marasme ? Je sors de la zone piétonne. Ici aussi la circulation est complètement bouchée. Tous les automobilistes sont sortis de leurs voitures. Certains klaxonnent encore. Les commerces asiatiques ont tous baissés leurs rideaux. J’entre enfin dans mon quartier. Les cafés maures sont pleins à craquer, je ne les ai jamais vu aussi animés. Des gamins s’amusent à casser les voitures abandonnées en pleine rue par leur propriétaires. Une vieille dame voilée les engueulent en arabe et les gamins déguerpissent. 18H08 J’arrive enfin chez moi. Je gravis les escaliers, referme la porte derrière moi et tire les deux verrous. Je prépare du thé. Heureusement que la cuisinière n’est pas électrique. Il n’y a pas grand chose d’autre à faire : je m’installe dans le canapé et reprends ma lecture.

« VIII

 Comptons ce qu’il me reste :

Trois jours de délai après l’arrêt de mort … »

18H08 Je monte dans la voiture d’Osmane.

« Inquiétant, tout ce bazar, quand-même, dit-il.

– Les habitués de la télé vont passer une sale soirée, plaisanté-je.

– Ouais. En tout cas, heureusement qu’on a nos éoliennes municipales, ça m’aurait emmerdé de perdre toute la viande du congélateur !

– Tu crois que ça va durer ?

– C’est quand même inhabituel. Avant les éoliennes, on avait l’habitude des pannes, dans la région, mais c’était quand même localisé. J’ai bien peur que ça ne s’arrange pas de si tôt ! »

Osmane me dépose devant chez moi. Je lui propose un verre, mais il va être l’heure pour lui d’aller nourrir ses vaches.

J’épluche les légumes pour la soupe de ce soir. Pendant qu’elle cuit, je lis le journal du canton sur un coin de la table de la cuisine en buvant un verre de cidre. Je n’arrive pas à me concentrer. Quelle histoire, tout de même. Et si l’électricité n’était jamais rebranchée ? Au village, on s’en sortira sans trop de souci, mais en ville ? Et si on voit arriver un afflux de … de réfugiés ? Je mixe la soupe. Je n’ai pas très faim, je mangerais plus tard. Je prends un calepin et commence à noter les questions et les propositions pour la réunion de demain. Je dîne d’un bol de soupe. Dans l’idéal il faudrait que je me remette au travail, mais je n’ai pas l’esprit tranquille. Je reprends ma lecture.

La terre est aujourd’hui comme un radeau qui sombre. 

Les dieux, ces parvenus, règnent, et, seuls debout,

Composent leur grandeur de la chute de tout …  

Suite 


16H42

15H58

16H42 C’est hallucinant. Je n’ai jamais vu un tel bazar. Toutes les avenues sont bouchées. Les voitures ne peuvent avancer au pas que sur les axes transversaux, mais il est clair que ça ne durera pas. Les gens, sur les trottoirs, sont surexcités. Beaucoup pestent contre cette panne parce qu’ils vont perdre le contenu de leurs frigos et congélateurs. Je suis arrivée dans le quartier populaire qui longe le périphérique. Devant une école primaire, des parents se demandent comment les plus grands vont rentrer du collège ou du lycée sans métro et les nounous se demandent comment les parents vont faire pour venir chercher leurs enfants chez elle avec toutes ces rues coincées. A un angle, une équipe de trois flics est encerclée par des habitants agressifs. Ils veulent savoir quand la situation retrouvera la normale, mais les flics n’en savent rien. Ils semblent tendus. Ils ont peur. Une dame en robe de chambre, sur le pas de sa porte, discute avec une dame en bigoudis : elles se demandent ce qu’elles vont bien pouvoir faire ce soir si la télé ne fonctionne pas. Des jeunes en vélo, visiblement ravis de la situation, nargue les automobilistes en zigzagant entre les voitures. Les épiceries sont bondées de gens qui cherchent ensemble des solutions aux problèmes immédiats. Les bistrots tournent malgré l’absence d’électricité : les terrasses sont bondées de clients amusés par ce capharnaüm. Soudain, sur le trottoir d’en face, un type arrache le sac à main d’une dame et s’enfuit en courant. La dame hurle. Tout le monde la regarde. Personne ne cherche à arrêter le voleur. Pourvu que l’électricité soit rétablie avant la nuit ! En suivant les consignes que m’a donné tout à l’heure un vieil homme, je trouve enfin le pont qui enjambe le périphérique et j’arrive aux abords de la gare. Plus que vingt minutes de marche !

16H42 D’habitude les réunions se passent dans le plus grand calme et chacun attend d’avoir son tour de parole. Aujourd’hui, l’urgence soulevée par cette panne agite un peu la séance. Le maire s’en sort bien. On a vraiment bien fait de lui mettre la pression pour qu’il se présente. C’est vraiment lui le meilleur. En agitant frénétiquement la cloche de temps en temps, il arrive à orchestrer les pourparlers.

« Mes enfants sont au collège ! Il faut que j’aille les chercher, et je ne suis pas la seule !, lance une dame récemment installée au village.

– Nous avons pris les devants concernant les enfants : des bus ont été envoyés au collège et aussi aux lycées pour tous les ramener ici, lui répond l’adjoint à la scolarité. Pour les primaires, l’instituteur a accepté de rester à l’école avec les enfants : on lui résumera ce qui s’est dit.

– Est-ce que les écoles seront ouvertes demain ?

– C’est peu probable, alors considérons que non.

– On devrait passer voir la vieille ! dit quelqu’un derrière moi. Elle n’a pas voulu se raccorder au réseau municipal, mais aujourd’hui on ne devrait peut-être pas lui demander son avis !

– Qui s’occupe de ça ? demande le maire.

– J’y vais demain matin, mais j’aimerais autant que quelqu’un aille la prévenir avant, elle a toujours son tromblon à gros sel, mamy! répond l’employé municipal à l’énergie.

– J’irais demain au réveil, dis-je.

– J’y vais dès qu’on a fini ! répond l’employé municipal à l’énergie.

– Si jamais ça dure, on risque d’avoir des problèmes pour trouver du fuel. Il faudrait faire un inventaire de combien on en a au village et le rationner jusqu’à ce qu’on leur rebranche le jus. »

Au fur et à mesure de la discussion, ceux qui travaillent au bourg et qui rentrent juste au village nous rejoignent. Ceux qui sont près de la porte leur résume ce qui s’est déjà dit. La salle est maintenant comble : presque tous les habitants sont réunis. J’essaie d’imaginer comment les choses se passent à la ville. Ça doit être une sacrée pagaille ! Les questions sont posées une à une et la plupart trouvent une réponse immédiate. On adopte vite des motions d’inventaires divers et d’économies des ressources. Impossible de savoir combien de temps la situation va se prolonger. Les habitants décident à l’unanimité de se retrouver ici-même le lendemain matin. On y verra plus clair après une nuit là-dessus.

Suite 


15H58

13H32

15H58 Rentrer chez moi. C’est ce que j’espérais, mais pour l’instant je ne sais pas comment procéder. L’électricité n’est pas revenue donc le métro ne circule pas. J’habite à plusieurs kilomètres d’ici et je n’ai aucune idée du trajet à suivre. J’ai toujours fait ce chemin sous terre. Je n’ai même jamais regardé sur un plan : je ne sais pas où il y a un pont pour traverser le périphérique près de chez moi. Je vais rentrer en stop. Je sors du quartier piétonnier pour rejoindre une entrée d’autoroute. Aucun feu de signalisation ne fonctionne. C’est une incommensurable pagaille. Tout le monde klaxonne. Plus personne n’avance. Les trottoirs sont occupés par des véhicules que leurs propriétaires ont garés là avant de partir à pied. Des automobilistes sont descendus de leurs voitures immobilisées au milieu de la chaussée. Certains se hurlent dessus. D’autres sont assis sur le capot de leur voiture, d’autres encore papotent sans douter une seconde que l’électricité et l’ordre seront rétablis sous peu. J’arrive à l’entrée d’autoroute. Elle est aussi bouchée que la rue. Des gens abandonnent leurs véhicules sur les bas-côtés et les bandes d’arrêt d’urgence et remontent les entrées et la sortie à pied. Je m’arrête. Il ne me reste qu’une solution : rentrer à pied ! Je devrais pouvoir aller de station en station. La panne d’électricité a poussé tout le monde dehors, il y aura bien des gens pour m’indiquer la route en chemin.

15H58 J’entends une voiture qui approche. Elle se gare devant chez moi. Alors que je me dirige vers la porte d’entrée, la cloche du portail sonne. Je sors. Osmane attend devant le portail ouvert. Il n’osera donc jamais aller directement à la porte de la maison !

« Alors, ces carottes ? Demande-t-il

– Elles sont semées ! »

Osmane arbore un air grave qui ne lui est pas coutumier.

« Dis-donc, si tu es disponible, le maire demande à tout le monde de rappliquer tout de suite à la salle des fêtes. Un commandant de la gendarmerie est venu le voir, il paraît que c’est grave.

– Tu sais à quel sujet ?

– Non.

– Et bien allons-y alors !

– Je t’emmène ?

– Avec plaisir ! »

J’enfile mes bottes et je monte dans la voiture de Osmane. Nous plaisantons sur les causes probables de cette convocation qui ne pouvait attendre la réunion hebdomadaire de mercredi. Quelques minutes plus tard, nous arrivons à la salle des fêtes. Elle est déjà bondée aux deux tiers. Il y a des voitures garées partout et un peu n’importe comment tout autour. Ça n’est pas la place qui manque. Nous entrons dans la salle et prenons chacun une chaise dans le sas d’entrée. Nous nous installons en saluant nos voisins, dans le brouhaha général. Le conseil municipal est là au grand complet, debout face à la foule. Je fais remarquer à Osmane qu’ils ont tous l’air extrêmement préoccupés. Nous papotons tous jusqu’à ce que le maire agite la cloche des débuts de réunion. Le silence se fait peu à peu.

« Merci d’être venus vite !, commença le maire. J’ai des nouvelles de la plus haute importance. C’est très grave et ça ne pouvait pas attendre. »

La foule des habitants du village chuchota.

« S’il vous plaît ! » ,cria l’adjoint à l’énergie. Tout le monde se tut et le maire reprit :

« Comme je vous disais, les nouvelles sont graves, et je vais vous demander de m’écouter jusqu’au bout, nous discuterons tous ensuite, d’accord ? »

La salle approuva.

« Bien. Le capitaine de la gendarmerie de la ville nous a informé que l’électricité est coupée dans tout le pays depuis 14H12. Nous ne serions pas directement concernés si ça n’était qu’un problème technique temporaire, seulement personne ne sait d’où vient la panne. Seuls les services de l’État équipés de générateurs indépendants peuvent encore communiquer. Il semblerait que cette panne ait touché d’autres pays avant nous. Personne n’a aucune idée ni de quand ni de comment l’électricité sera rebranchée. Les services de police craignent des débordements dans les villes. Ni nos éoliennes ni notre parc de stockage ne sont touchés – je crois qu’on peut remercier les jeunes qui nous ont cassé les pieds pour que le village s’équipe – mais la situation pourrait durer et personne ne sait ce qui va se passer dans les heures et les jours qui viennent. Tout le pays est à l’arrêt. Peut-être même le monde entier. Voilà la situation à l’heure qu’il est. »

La salle reste plongée dans un profond silence pendant quelques secondes. Puis c’est l’explosion. Tout le monde veut parler, poser des questions. Le maire agite frénétiquement la cloche et propose d’attribuer la parole à chacun son tour.

Suite

 

 

 


13H32

13H17 

13H32 Cette fois, j’ai ma carte d’accès. Je l’ai retrouvée dans mon paquet de clopes. Je finirais par la jeter sans faire gaffe. Je passe la porte. Première à droite. Je vais me chercher un café. Personne n’est encore rentré de pause. Je profite du silence climatisé de l’endroit. Mais au bout de quelques secondes, cette salle borgne m’angoisse. Je retourne m’asseoir à mon bureau. Je regarde par la fenêtre. Béton et bitume. Soupir. Voilà la standardiste qui entre. C’est mon jour de chance : deux dossiers n’ont pas atterri sur le bon bureau ce matin, ils sont pour moi. Les collègues rentrent de pause en troupeau. Et chacun de retourner à sa place dans un brouhaha d’écoliers. Je boucle les deux dossiers. Soudain un miracle se produit. 14H12 Une coupure d’électricité. Pourvu qu’elle dure ! Je pourrais rentrer ! Les minutes s’égrainent. Ceux du bureau d’à côté viennent ici puisque c’est là qu’est le chef. Le chef doit tout savoir. Tous pestent, râlent, couinent parce qu’ils ne peuvent plus travailler. Je ne dis rien. J’observe le défilé depuis mon bureau, les mains derrière la tête, les pieds croisés sur le bureau. On dirait un poulailler où vient d’entrer un renard. Le chef tente un coup de fil à la compagnie d’électricité. Il n’y a pas de tonalité. Panique à bord. Quelqu’un propose d’aller voir s’il y a de l’électricité dans les immeubles alentours. Tout le monde sort. Je profite de l’occasion d’aller regarder un coin de ciel bleu. Dehors, c’est la panique. Nous comprenons vite qu’il n’y a plus d’électricité dans le quartier. La bouche de métro vomit sa cargaison de passagers. Le centre commercial exsude des clients vociférants, dont quelques-uns qui s’enfuient en courant, les bras chargés. Les employés de tous les services alentours sont descendus sur la place et dans les rues attenantes. Le chef décrète que nous pouvons rentrer chez nous.

13H32 Je vais chercher le sécateur et j’éclaircis la mélisse. L’air s’emplit d’une odeur citronnée. Je jette les coupes au compost et retourne dans la maison. J’ôte mes bottes et passe à la salle de bain. Je me frotte les mains, me rince d’une douche fraîche. J’enfile une robe longue et légère et je passe au bureau. 14H08 Je relis mes notes et reprends le passage du livre que je voudrais réécrire aujourd’hui. « … et il y eut un grand tremblement de terre. Le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière devint comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes d’un figuier secoué par un vent violent.Le ciel se retira comme un livre qu’on enroule et toutes les montagnes et les îles furent écartées de leur place. Les rois de la terre, les grands, les chefs militaires, les riches, les puissants, tous les esclaves et les hommes libres se cachèrent dans les cavernes et dans les rochers des montagnes. Et ils disaient aux montagnes et aux rochers: «Tombez sur nous (…) »

Il y a peu de travail sur ce passage. Hormis que de nos jours on n’enroule plus les livres. Je poursuis ma tâche jusqu’à l’heure du thé.

Suite