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Un bébé dans l’église

Je ne sais pas pourquoi, Noël, ça me rappelle toujours la fois où j’ai trouvé un nouveau-né. Pourtant ça n’était pas un jour de Noël. C’est peut-être parce qu’on voit des crèches partout à cette époque de l’année.
J’étais allée prendre le frais et le silence dans mon église préférée, une vieille grosse église gothique bien sombre, et là, dans une salle de prière d’habitude vide, il y avait une poussette avec un bébé dedans et tout l’attirail à bébé : des couches, des fringues, des biberons … Mais personne d’autre. J’ai trouvé ça bizarre, puis je me suis dit que l’adulte qui allait avec devait être dans la boite où les gens racontent leur vie au curé. Le marmot de faisait pas de bruit, je me suis assise dans un coin pour faire ma petite sieste. Je me suis vaguement endormie jusqu’à ce que l’enfant se mette à chialer. Mais personne ne sortait de la boite à confession. Le temps passait, le gamin criait de plus en plus fort et personne ne venait. Au bout d’un moment, je me suis résolue à le sortir de sa poussette, ce qui l’a un peu calmé, et j’ai fait le tour du temple à la recherche de quelqu’un, n’importe qui, vu que je n’ai pas la moindre idée de comment fonctionnent les petits humains qui crient. J’ai fini par trouver le prêtre et je lui ai expliqué l’histoire. C’était un gentil bonhomme. Il n’a pas été surpris pour un sou. Il a juste dit : « oh, ça arrive souvent ! On va attendre un peu. En général, elles reviennent les chercher dans l’heure, et si ça n’est pas le cas, eh bien on appellera les services sociaux : ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude ! »

J’ai failli tomber à la renverse. Pour moi, l’abandon de bébé dans une église, c’était un truc du moyen-âge et je découvrais soudain que ça se pratiquait encore en ce XXIe siècle naissant.
On a attendu en discutant. Le curé m’a raconté comment il travaillait avec les services sociaux quand le cas se présentait, y compris quand la mère revenait. C’était toujours plus ou moins le même cas de figure : des femmes seules dépassées pas les événements craquaient et, ne trouvant pas de solution, procédaient de la sorte. Le prêtre était vraiment un brave homme : loin de porter un jugement sur ces choix extrêmes, il essayait de comprendre et d’aider comme il pouvait. Il veillait à ce que la presse locale n’en entende jamais parler : lâcher des charognards sur une femme déjà paumée, c’était pas l’idée du siècle. On trouve de beaux spécimens de salopards dans la prêtrise, mais aussi des gens bien chouettes, comme partout.

C’est une amie de la maman qui est venue récupérer l’enfant. Le curé avait raison : à bout de force, la mère seule a craqué, puis, réalisant son geste, elle a appelé son amie au secours. Le prêtre a tout de même signalé la chose aux services sociaux, mais pas avant d’avoir proposé son aide. Et moi, ça m’a retournée et depuis, j’y pense souvent, surtout aux alentours de Noël.
On croit qu’on invente des tas d’histoires, des romans, des contes, des mythes dont certains deviennent la base de religions. Mais ça n’est jamais grand-chose en comparaison de la réalité.
Cette histoire là se termine plutôt bien. A bien y réfléchir, même s’il faisait chaud ce jour-là, ça ressemble un peu à un conte de Noël. Dickens revisité. Les contes sont censés avoir une morale. Il était une fois, un gars en soutane qui avait décidé de ne pas faire de commentaires abjects sur les faits divers qui parlent de misères…


Un héritage dilapidé

En regardant un reportage sur la télé locale, hier, j’ai eu beaucoup de peine. Ça parlait de l’association Jeudi Dimanche, fondée par le père Jaouen. Tout le monde sait que je n’aime pas beaucoup les bondieuseries, mais le père Jaouen, c’était un Bonhomme, oui, avec une majuscule, comme on n’en fait plus et comme on n’en fait pas beaucoup chez les laïcs. Je pense sincèrement que certains engagements nécessitent de croire à plus grand que soi, sinon, ça n’est juste pas tenable, ou pas longtemps.

Michel Jaouen, jésuite, était aumônier des mineurs à la prison de Fresnes. Non content d’essayer de leur simplifier la sortie de prison, en bon Breton d’Ouessant qu’il était, il a décidé de les emmener en mer. Et quand il a constaté que les problèmes de toxicomanie allaient grandissant, outre de jeunes délinquants, il a embarqué en mer des personnes toxicomanes. Quoi de mieux qu’une Transatlantique pour se confronter à soi-même, apprendre à vivre avec l’autre et se dépasser de sorte à avoir une réussite sur laquelle s’appuyer pour sortir d’une spirale de l’échec ?
Il ne devait pas être facile, notre Bonhomme : il en faut du caractère pour faire des trucs pareil ! Et à lui tout seul, il a quand même aidé 15 000 personnes dans sa vie. 15 000 !
Il est mort il y a trois ans, à 96 ans, et j’ai été fort triste. Je ne l’ai jamais rencontré, mais connaissant son parcours, ayant moi-même bossé – mais pas toute une vie – avec des jeunes dits délinquants et des personnes toxicomanes, je ne pouvais que comprendre son engagement, et le respecter très fort. L’humain étant un tissu de contradiction, je bouffe trois curés tous les matins et le vieux Jaouen figure dans mon Panthéon personnel.

Seulement, d’après le reportage d’hier, maintenant, son association accompagne essentiellement des jeunes de bonnes familles qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire dans la vie. Oh, je ne dis pas que c’est indigne, ni que ça ne sert à rien : tant mieux si ça existe. Mais ça n’a pas la même gueule, pas les mêmes tripes, et pardon du vocabulaire qui ne l’aurait pas choqué, pas les mêmes couilles.
Et surtout, maintenant, où peuvent encore aller les gamins vraiment paumés et les personnes toxicomanes ? Qui se soucie encore d’eux ?

Ce monde est plein de choix de facilité, et pas assez riche de pères Jaouen.


La vache et le goupil

Ma vache fait tellement de lait que souvent, quand elle se couche, il s’en échappe un filet de sa mamelle. Le goupil, qui est loin d’être stupide, y a vu une opportunité. Il s’approche de la vache qui n’y voit nulle menace, il creuse un petit trou qu’il laisse se remplir et il lape le lait ainsi recueilli.

Entre voisins, quoi de plus normal que de s’entraider ?

J’ai une pensée amusée pour tous les suceurs de navets qui prétendent que l’humain est le seul à boire le lait d’une autre espèce.


Nous savons.

Je suis d’une génération qui, découvrant les images des camps de concentration de l’époque où nos grands-parents étaient jeunes, se demandait en vrac comment l’humanité avait pu en arriver là, comment des gens avaient pu y participer, comment d’autres avaient pu fermer les yeux devant pareil massacre.

On se jurait tous à nous-mêmes que nous, nous aurions fait autrement, nous n’aurions jamais laissé se produire pareille ignominie : face à l’innommable, nous serions vent debout, nous lutterions et nous remuerions ciel et terre pour sauver ces gens, quels qu’ils puissent être, de l’horreur absolue.

Nous primes plus tard le tournant du XXIe siècle, laissant le précédent devenir un peu flou. Il ne nous restait, et encore pas à tous, qu’une colère vague, une indignation du clavier et un engagement nonchalant. Nous n’avons pas vraiment oublié, mais tout cela était loin. Et puis, ils sont loin, aussi, ces bambins émaciés. Ils ne sont pas comme nous. Et puis nous ne pouvons pas. Des frigos à remplir, des crédits à payer et puis le beurre qui manque, le prix du dernier smartphone, et le temps passé devant cette abondance de choix dans le moindre rayon de supermarché, et puis sur la télé, le film va commencer.

Moins d’un siècle après l’horreur, nous sommes devenus bien pires que nos grands-parents, qui eux, pour la plupart, ne savaient vraiment pas. Nous, nous savons que cet enfant a été photographié en Syrie, près de Damas, le 21 octobre de cette année.


Le saviez-tu ? L’agriculture en temps de guerre

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Avant la deuxième guerre mondiale, le Royaume Uni importait les deux tiers de la nourriture dont il avait besoin. Seulement voilà : dès le début des hostilités, les allemands eurent tôt fait de bloquer les importations en coulant les navires de ravitaillement à grand renfort de sous-marins et de mines submersibles. Et des sous-marins, ils en avaient beaucoup. Très vite, les britanniques se sont retrouvés ce qu’on peut communément nommer dans la merde : le risque de famine était réel et avec lui celui de perdre la guerre. Leur territoire insulaire n’offrait guère d’alternative à l’approvisionnement par les mers. Bref, c’était mal barré.

Mais que voulez-vous ? L’anglais est flegmatique, et à l’inconstructive panique il a préféré l’organisation au carré. Les paysans ont remonté leurs manches et défriché les mauvaises terres, et le gouvernement d’alors, sans ménagement aucun mais avec ce qui s’avéra d’une rare efficacité, organisa la politique agricole. Les évacués des bombardements, des groupes de femmes se lançant dans l’effort de guerre et les objecteurs de conscience fournirent la main d’œuvre contre la vie sauve, un toit et la bouffe. On se débarrassa de presque tous les troupeaux, ne conservant que les vaches laitières et les « Pig Clubs » – on pouvait engraisser un cochon, mais seulement en s’y mettant à plusieurs -, de façon à conserver les terres pour le plus essentiel : les céréales pour le pain et le lin pour les parachutes.

Les engrais étaient rares, et le Royaume Uni doit beaucoup au fumier de vaches. Le lait ne les sauva pas moins. Le rationnement était intense, mais les anglais ne sont pas morts de faim. Le pain n’a jamais été rationné, même pas à la fin de la guerre, alors qu’au même moment, les allemands « mangeaient » du « pain » confectionné à partir d’ensilage d’herbe et de sciure. Oui, vous avez bien lu.

Le Royaume-Uni (et donc nous avec) n’aurait pas gagné la guerre sans ses Spitfires et ses soldats. Mais il l’aurait indubitablement perdue sans ses paysans.

( Un autre jour, je vous conterai comment le même gouvernement fit le choix improbable de rémunérer les artistes pour qu’ils participent eux aussi au même effort de guerre.)


Nicholas Winton, l’homme qui sauva 669 réfugiés.

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Nicholas Winton était courtier, et financièrement très à l’aise, dans les années 30. A Noël, en 1938, il avait prévu d’aller faire du ski en Suisse. Mais un de ses amis l’a invité à venir donner un coup de main aux réfugiés juifs, à Prague. Et il y est allé.

Oh, il aurait pu rentrer en Angleterre et crier partout en agitant les bras que ces méchants réfugiés allaient envahir le pays avec leurs coutumes qui ne sont pas les nôtres. On en connaît. Mais lui, il a décidé de faire autre chose. Il est resté à Prague. Il a sorti ses billets. Il a affrété neuf trains. Oui : neuf trains, avec ses sous à lui. Tout seul. Sans complice. Il a rempli les trains de gamins juifs, et roulez jeunesse, juste avant l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, il a envoyé tout ce monde-là à Londres. Huit trains et 669 gamins ont été sauvés. Personne n’a jamais su ce qu’était devenu le neuvième train. On l’imagine sans difficulté.

Et ça n’est pas tout. Nicholas Winton est rentré chez lui sans fanfaronner, à tel point que les gamins n’avaient pas la moindre idée de qui leur avait sauvé la vie. Et on n’a plus entendu parler de lui jusqu’en 1988. Là, sa femme a appris par hasard ce que son mari avait fait. Et la plupart des 669 gamins, devenus grands, avaient très envie de remercier leur anonyme sauveur.
Une historienne s’en est mêlée et Nicholas Winton a fêté ses 100 ans avec les gamins qu’il avait sauvé et leurs familles. Il est mort six ans plus tard.

Quand on lui a demandé pourquoi il avait fait ça, il a répondu « parce que c’est éthique ».

L’un des enfants qu’il a sauvé, Lord Alf Dubs, est à l’origine du décret qui permet de faire venir les gamins de Calais qui ont de la famille sur le territoire anglais.


You don’t know Jack

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Je ne vais pas vous parler du jeu de Al Pacino, ça ne sert à rien car il est forcément extrêmement juste dans son interprétation. Je ne vais pas non plus revenir sur la performance de Susan Sarandon pour la même raison. Quant à John Goodman, vous le connaissez aussi.

Voilà un téléfilm, produit et diffusé par HBO, qui ne se contente pas de raconter une histoire vraie mais qui en plus prend clairement position. Oui. Un téléfilm. Puisque le cinéma ne veut plus que des super-héros, des zombies et des vampires, les vrais réalisateurs munis d’une opinion réelle comme Barry Levinson passent à la télévision pour nous envoyer leurs plaidoyers dans les dents. Et ça fait du bien.

You don’t know Jack est donc l’histoire réelle du docteur américain Jack Kevorkian qui en avait marre de vivre au moyen-âge d’une médecine qui fricote avec les histoires de bons dieux et qui a donc décidé de pratiquer ouvertement le suicide assisté, dans l’espoir de contraindre la Cour Suprême à prendre position en faveur de l’euthanasie.

You don’t know Jack n’est donc pas seulement à voir, il est aussi à faire voir car sur le sujet : tout est là.


Art et gueules cassées

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C’était il y a maintenant plus de dix ans, mais ça m’a marquée pour le restant de mes jours.
Le Conseil Général des Bouches-du-Rhône proposait une exposition gratuite de l’excellent photographe iranien Reza, et je n’aurais raté ça pour rien au monde. D’autant que comme je travaillais alors la nuit, j’avais toute la journée pour ce genre d’activité.
Histoire de joindre d’utile à l’agréable, et parce que je n’étais pas vraiment capable de dresser une barrière entre le travail et le reste de ma vie, je proposai aux usagers de la structure d’accueil pour personnes toxicomanes où je bossai, en accord avec le chef qui avait oublié d’être con, de m’accompagner. En espérant qu’ils ne profitent pas des toilettes du CG pour s’injecter ou de choisir le milieu de l’expo pour s’entre-taper dessus comme cela arrivait parfois, surtout entre les russes et les musulmans qui ne pouvaient mutuellement pas s’encadrer – la guerre en Tchétchénie sévissait encore.

Trois d’entre-eux acceptèrent. A vrai dire, je ne suis pas du tout certaine qu’ils comprirent exactement ce que je leur proposai, mais l’inénarrable Valery, le très remuant jeune Anton et le complètement à la ramasse Omar acceptèrent de me suivre parce qu’ils acceptaient toujours tout ce que je leur proposai. Par sympathie, peut-être ; pour échapper quelques heures de temps en temps à leur quotidien de galère, c’est certain.

Valery et Anton étaient russes et parlaient un français aléatoire. Omar, lui, maîtrisait la langue quand il était en état de la parler, ce qui arrivait rarement.
Nous voilà donc emmenant notre cour des miracles quotidienne dans un énorme bâtiment moderne et plutôt classe, dans une exposition où il n’y avait pas foule, mais où ceux qui déambulaient entre les immenses photographies étaient propres sur eux, pour ne pas dire guindés. Nous fîmes fi des habituels regards de travers, même si ça me faisait toujours monter le rouge de la colère aux oreilles.

Alors que ces propres-sur-eux passaient devant chaque photographie en les regardant à peine mais en s’ébaubissant bruyamment, mes trois gueules cassées et moi-même nous arrêtions longuement devant chaque œuvre, silencieusement, presque religieusement.
Il faut vous dire, si vous ne connaissez pas Reza, que ses portraits ne sont pas seulement beaux. Ils sont terriblement émouvants, ils portent en eux toute la souffrance du monde et toute la beauté des âmes damnées.

Plus nous avancions, plus mes trois protégés étaient silencieux. Le bon peuple bien habillé n’a pas eu à subir le moindre débordement de leur part. Aucun d’eux n’a pensé à aller profiter des toilettes propres. Chacun s’arrêtait longuement devant chaque image. Et puis ce qui devait arriver arriva : chacun d’eux trouva le portrait qui lui parlait le plus, et pleura devant.
Valery pleura devant le portrait d’un homme russe qui avait les portraits de Lénine et de Staline tatoués sur le torse. Quand il se repris, il m’expliqua, la voix tremblante et le français toujours aussi improbable, que c’était une pratique courante sous le régime communiste pour éviter d’être fusillé. Anton pleura devant le portrait d’un mineur chinois. Ne me demandez pas pourquoi : lui si volubile d’habitude s’est muré dans le silence. Quant à Omar, c’est l’image d’une petite fille qui vendait ses jouets dans les rues de Sarajevo qui l’arrêta. Aucun d’eux n’était en capacité de lire les notices des photos. Ils n’en avaient de toute façon nullement besoin.

Les réfugiés, migrants, drogués, délinquants et clochards auprès de qui je travaillais alors m’ont appris bien des choses. Ce jour-là, ils m’ont transmis une notion essentielle : il n’y a aucune condition requise pour être sensible à l’art. Il suffit d’être humain.


Leo the last de John Boorman

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Si vous avez vu Zardoz – mais si ! Vous savez ? Sean Connery en slip rouge ! – , vous savez déjà que John Boorman est capable de faire des films suffisamment étranges pour qu’on se demande s’il n’a pas quelque peu abusé du LSD dans sa jeunesse. Leo the last est de ceux-là, mais sans science-fiction, avec Marcello Mastroianni sans slip rouge.

On passe la première partie du film à se demander ce qu’on est en train de regarder. Mais Boorman est Boorman : à ma connaissance, il n’a jamais fait de film qui n’avait rien à dire. Aussi, on ne tarde pas à découvrir qu’il avait même beaucoup de choses à traiter ici. Leo the last est une satire sociale d’une rare pertinence. Alors que nous sommes en 1969, il s’interroge déjà sur un système économique qui plonge les plus pauvres dans la misère, à commencer par les noirs. Alors qu’il traite directement du racisme, il évite l’écueil de l’angélisme qui ferait perdre force à son propos. Et il propose une solution pour mettre fin à ces travers sociaux pour le moins radicale, mais je vous laisse la découvrir.


Nous étions tous Résistants

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Nous étions encore des gosses , nous écoutions la leçon d’histoire et nous découvrions la Shoah. En face des visages émaciés des camps de la mort, notre livre scolaire présentait une photographie et un panégyrique de Jean Moulin qui était depuis entré à grands cris au Panthéon. Nulle trace des collabos, cette foule invisible, et la Traversée de Paris avait fini par rendre sympathiques ceux qui s’étaient enrichis grâce au marché noir. Entre la fin de la guerre et nous, tous étaient donc devenus Résistants. Et nous autres, petits enfants de ceux qui avaient au mieux laissé faire, nous le jurions : si ça devait arriver encore, nous serions Résistants. Ou pour le moins, Justes parmi les nations. Non, vraiment, nous ne laisserions pas faire, nous accueillerions les gens à bras ouverts, nous les cacherions et, s’il le fallait, nous prendrions les armes. Belle unanimité de l’enfance face à l’injustice.

Nous étions devenus des adultes, nous écoutions les informations et découvrions les massacres en Syrie, en Irak, en Érythrée, au Soudan. Dans les journaux, les visages épuisés des réfugiés et les regards hagards des enfants faisaient face à une ribambelle de politiciens qui se perdaient en conjectures économiques foireuses, et beaucoup les croyaient. Radio-Paris claironnait que cette invasion nous ferait perdre notre identité, même si l’identité de Résistants que nos livres d’enfants avaient essayés de construire n’avait jamais été qu’un mythe perdu avant même d’être né. Nous voulions construire des murs. Nous refermions nos bras sur nos portes-monnaie. Nous ne cachions plus nos haines et nos rancœurs. Si quelqu’un devait un jour prendre les armes, ce serait pour tirer à vue sur ces réfugiés harassés. Nous laissions faire. Belle unanimité de l’adulte face à l’injustice.