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Il était un avant

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«  Raconte-nous encore comment c’était, avant !

– Avant … Oui, je me souviens. De moins en moins bien, mais je me souviens. Avant, oh ! Ça avait déjà commencé, bien sûr, mais nous n’étions pas nombreux à nous en rendre compte. C’est avec la dernière élection que tout a basculé. Quand j’avais votre âge, c’était encore très bien. On pouvait boire l’eau du robinet, on pouvait même boire l’eau des ruisseaux de montagnes. En fait, il y avait tellement d’eau qu’on n’y prêtait guère attention. On trouvait ça normal, d’avoir autant d’eau potable qu’on en voulait. Normal, oui. Trop normal, au point de ne pas y faire attention. Avant … Avant, il y avait aussi des pâtures, et dans les pâtures, il y avait des vaches. C’était de très gros animaux, beaucoup plus gros qu’un homme, dix fois plus gros. Elles étaient belles et gentilles. Elles mangeaient de l’herbe, faisaient des petits et on prenait leur lait. Avec le lait, on faisait du fromage. Vous ne vous en souvenez plus, vous étiez trop petits, mais c’était bon, le fromage ! Et puis, on mangeait les vaches aussi. C’était délicieux, la viande des vaches. Et puis, il y a eu cette élection à un moment où c’était déjà compliqué. On a enfermé les vaches dans des hangars pour que ça revienne moins cher, que ça rapporte plus d’argent. On n’a plus vu de vaches dans les pâtures. C’était terrible pour les vaches, au point que plus personne n’a voulu en manger. Et puis, à mettre trop de vaches au même endroit, ça a encore plus pollué l’eau. On a arrêté d’élever des vaches, de faire de la viande, et du lait, et du fromage, et les vaches ont disparu. Et on a commencé à manquer d’eau. Pas seulement à cause de ces usines à vaches, mais aussi, oui …

Avant. Avant, il y avait des médecins et des hôpitaux pour tout le monde. Si on était malade, ou s on se blessait, on pouvait se faire soigner. Tout le monde pouvait avoir des médicaments. Il y avait aussi ce qu’on appelait la Justice. Si quelqu’un avait fait du tort à un autre, il était jugé, il pouvait se défendre, expliquer ; on ne lynchait jamais et les innocents avaient une chance de s’en tirer. Il fallait des preuves qu’on avait mal fait pour être puni. Mais il y a eu cette maudite élection. Je ne me souviens plus des détails, mais deux des candidats n’ont pas arrêté de dire et de répéter que la Justice ne servait à rien, que c’était une mauvaise chose et qu’il fallait en finir. Ils étaient malhonnêtes et ça les arrangeait bien que la Justice disparaisse. C’est comme ça qu’on a commencé à voir apparaître les Milices et les lynchages de coupables autant que d’innocents. Ça ne s’est plus jamais arrêté. Avant cette élection, c’est vrai que ça ne fonctionnait pas toujours très bien, mais ça fonctionnait. Avant … Ah oui, avant, il y avait des écoles. Pour tous les enfants, oui. Pour tous les enfants. On y apprenait l’écriture et puis aussi les sciences. C’est qu’avant, on était fort en sciences. On envoyait des hommes dans l’espace, on découvrait d’autres planètes. On ne laissait pas trop les dieux se mêler de tout ça, mais ceux qui préféraient les dieux aux sciences étaient mieux organisés, et il n’y a plus eu de sciences. On avait découvert des planètes de toutes les couleurs, mais elles n’existent plus, les dieux n’en voulaient pas. On soignait les maladies des pauvres avec des médicaments, mais les dieux préféraient leurs prières. Maintenant, on ne voit plus beaucoup de vieux comme moi, mais avant, c’était normal de devenir vieux. Avant, on pouvait rester dehors sous la pluie, ça n’était pas dangereux. Et puis, elle tombait plus souvent et les paysages étaient tout vert et plein de couleurs au printemps parce qu’il y avait des fleurs et sur les fleurs des abeilles. Les abeilles étaient de tout petits animaux qui volaient de fleur en fleur et qui faisaient du miel. Ah ! C’était bon, le miel ! Mais ça aussi, c’était tellement normal, pour nous, qu’on n’y a pas fait attention, et maintenant, il n’y en a plus. Avant … Ah, mais c’est qu’il est tard, les enfants, oui … Il est tard. Prenez votre cuillerée d’eau, et allez vous coucher. Demain, il faudra encore marcher pour trouver à manger, si l’on trouve à manger. Je vous conterai encore comment c’était avant … »


Macron, la valeur travail et mon grand-père.

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Pour nous vendre sa « valeur travail », Emmanuel Macron est allé jusqu’à exhumer les mineurs. C’est à dire qu’il s’est permis de sortir mon grand-père de sa tombe pour l’ériger en exemple de son projet de société.

Écoute-moi bien, Emmanuel, je vais te raconter l’histoire que tu ne connais pas, celle que tu te permets de t’approprier. Je vais te raconter le bassin minier après la fermeture des mines, et les bienfaits du travail pour les mineurs.

Mon grand-père, celui dont tu profanes la tombe et la mémoire, s’appelait Maurice. Il était mineur à Denain. Il te plairait beaucoup : il était illettré. Je sais que tu aimes ça, les illettrés. Enfin, je dis ça, mais il ne l’a pas été toute sa vie. Je ne sais pas trop comment il s’est débrouillé, mais il a réussi à apprendre à déchiffrer seul les journaux. S’il n’a pas appris à lire, c’est qu’on l’a envoyé au fond quand il avait douze ans. Je ne suis même pas certaine que c’était encore légal, à son époque, mais les sociétés des mines se souciaient plus de rentabilité que de légalité. Elles étaient un peu l’équivalent de tes copains des boites cotées en bourse actuelles. Elles étaient aussi regardantes sur l’âge des mômes qu’on envoyait pousser les berlines que sur les conditions de sécurité des mineurs. Tu sais, on est quelques-uns à se souvenir de Courrières, là où ta « valeur travail » a tué bien des hommes. Là où les entreprises qui te sont si chères ont préféré fermer les puits d’aération pour ne pas perdre trop d’argent plutôt que de laisser une chance aux mineurs d’en sortir.

Mais revenons à mon grand-père. Il vivait chichement dans une minuscule maison avec ma grand-mère, ma mère, mes trois tantes et mon arrière grand-mère. Ta « valeur travail » en faisait des gens très pauvres. Le seul moyen de survivre était de s’entasser à trois générations dans des maisonnettes qu’on qualifierait aujourd’hui d’insalubres. C’était encore plus dur pour ma famille : comme il n’y avait que des filles, il n’y avait pas de jeune gars à envoyer au fond pour un salaire supplémentaire. Mais mon grand-père ne devait déjà pas beaucoup aimer ta « valeur travail » : il n’a eu de cesse, toute sa vie, de louer la Providence qui, en ne lui donnant que des filles, avait évité une génération de souffrances supplémentaire.
Je ne l’ai pas connu. Quand il est mort, ma mère, la plus jeune de la famille, avait quatorze ans. Elle se souvient très bien de sa longue, très longue agonie. Elle me l’a racontée souvent. Elle m’a raconté comment son père maigrissait à vue d’œil, rendant plus visibles encore les éclats d’un coup de grisou qui s’étaient fichés sous sa peau. Comme beaucoup de mineurs, mon grand-père Maurice était silicosé. Une bien sale maladie directement liée à ta « valeur travail ». On commence par avoir un peu de mal à respirer, on finit par chercher l’air qu’on ne peut plus absorber. On meurt en insuffisance respiratoire, mais pas d’un coup. On s’étouffe chaque jour un peu plus, sous les yeux de sa famille.

Je n’ai pas connu mon grand-père Maurice, mais quand j’étais gamine, les traces des mines étaient partout dans les rues. Oh, je ne parle pas seulement des terrils, stigmates toxiques de cette époque que tu bénis et qui polluent toujours les eaux et les sols de ma région natale. Non, je parle des vieux, souvent pas si vieux d’ailleurs, mais si usés, de ces anciens mineurs qui traînaient derrière eux une bouteille d’oxygène montée sur roulettes. Ils ne pouvaient rien faire sans cette bouteille. Un tuyau dans le nez, ils passaient beaucoup de temps à avancer à pas comptés, tirant cet oxygène comme un boulet, d’administration en administration pour gagner quelques pourcentages de silicose reconnus. Car ça fonctionnait comme ça : un médecin – que je n’aurais pas laissé soigner mon chien – payé par les sociétés des mines, jetait un coup d’œil à une radiographie des poumons et décrétait une reconnaissance de X % de silicose. Ce pourcentage déterminait le montant de la pension qu’on lui verserait.

Voilà ce que c’était, Emmanuel, ta « valeur travail » pour les mineurs : une bouteille d’oxygène sur roulettes pour aller mendier quelques francs supplémentaires, histoires de continuer à pouvoir manger en attendant l’agonie par insuffisance respiratoire.

Laisse-donc les mineurs où ils sont, Emmanuel. Laisse-donc mon grand-père où il est : en poussière dans sa tombe, sauf ses poumons qui font sans doute deux blocs de charbon dans le cercueil. Et comprends bien une chose : je suis la petite-fille de Maurice. Je ne l’ai pas connu mais je sais ce qu’il a vécu, je sais que ta « valeur travail » l’a tué d’une façon qu’on peut sans exagérer assimiler à de la torture. Je suis la petite-fille d’un mineur qui sait que ce sont des gens comme toi qui l’ont tué ainsi. Les mineurs, ne t’en déplaise, ne m’ont pas appris la « valeur travail ». Ils m’ont appris la dignité. Les bouteilles d’oxygène leur ont volé la leur. Ta « valeur travail » leur a ôté leur dignité. Ils m’ont appris autre chose malgré eux : ils sont morts de la malhonnêteté de gens comme toi parce qu’ils étaient résignés à leur sort. Deux générations plus tard, sache qu’on a retenu la leçon, et qu’on ne laissera pas ta « valeur travail » nous étouffer.


Au village

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12.5% et même un peu plus.

C’est la proportion d’habitants de tous âges, de toutes conditions et de tous bords politiques de mon village qui, depuis les élections, ont donné de leur temps, de leur huile de coude et de leur énergie pour la commune.
Grâce à 1/8e de la population, ce village endetté a pu faire des travaux indispensables et inespérés. Les mômes de la garderie ont un toit sans fuite au dessus de la tête. Les enfants de l’école ne sont plus obligés de traverser le village par tous les temps pour aller déjeuner. Les logements sociaux sont remis à neuf et l’accompagnement de leurs habitants peut même au besoin être fait avec beaucoup d’humanité. Le village a été refleuri. Les sentiers de randonnées commencent à être de nouveau praticables. Entre autres choses faites ou encore à faire.
Parmi ces bénévoles de la commune, certains trouvent encore le temps de s’occuper parallèlement d’associations, du club des anciens au comité des fêtes qui ne chôme pas.

Imaginez qu’un huitième de la population de Paris, si prompte à moquer les ruraux, se retrousse les manches sur le même modèle. Ça serait une armée de 281246 personnes qui œuvrerait pour le bien commun. Imaginez ce que serait le nombre de logements sociaux remis à neuf. Imaginez ce que serait la vie d’une ville où 281246 personnes s’impliqueraient pour l’amélioration de la qualité de vie.


Nous avons, au village, de ces gens qui débarquent de la ville avec de belles idées sur le vivre-ensemble. Ceux-là, on ne les a jamais vu arroser les fleurs municipales ou gratter les murs des logements sociaux. Notre monsieur le maire n’est pas un idéologue. Pour vous dire, il n’avait même jamais entendu parler de Pierre Rabhi jusqu’à ce qu’il soit importé ici par les néo-ruraux. Les bénévoles ne sont majoritairement pas non plus des idéologues. Ils n’ont pas eu besoin d’idéologie prête à consommer pour s’unir autour d’une idée toute simple : c’est notre village, à tous et à chacun, et notre village peut être amélioré à la condition que chacun y mette un peu du sien.
Les urbains nous prennent souvent pour des cons. Fort bien. « Un con qui marche ira toujours plus loin qu’un intellectuel assis ».


Vicious

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Évidemment, si on ne regarde le libéralisme que par sa lorgnette économique, on peut trouver à critiquer. Mais si on le prend par son angle culturel, il nous reste à pleurer sur notre vieille France rance, réac’, coincée.
Prenez deux acteurs, issus de La Royal Shakespeare Company – l’équivalent de notre Comédie Française en moins poussiéreux, tous deux élevés au rang de « Sir » – ce qui n’est pas rien pour un anglais – , tous deux âgés de 75 ans avec des filmographies longues comme le bras, et tous deux ouvertement homosexuels. Faites-les jouer dans une sit-com – une vraie, format court, rires pré-enregistrés, décor quasiment unique – où on les présente comme un couple uni depuis 48 ans : deux individus qui ne pourraient vivre l’un sans l’autre mais qui ne se supportent pas. Imaginez que leur homosexualité n’est pas au centre de l’histoire, mais que c’est bien leur cynisme et leur vie de vieux aigris qui sont le support des situations comiques. L’antithèse de l’insupportable Cage aux folles. Ajoutez-y des dialogues tranchants, des blagues sexuelles décalées, des dialogues portés par deux excellents acteurs et vous obtenez sept épisodes de Vicious.
Pendant les épisodes, on s’amuse bien. Après les épisodes, on bascule sur les programmes français et on pleure de honte.


Les mille et une gaffes de l’ange gardien Ariel Auvinen – Arto Paasilinna

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Quand on ouvre un livre de Paasilinna, on sait toujours à quoi s’attendre sur la forme : il y a peu de chance de tomber sur un chef d’œuvre, mais il y a une forte probabilité de passer un bon moment, léger et drôle. Les mille et une gaffes de l’ange gardien Ariel Auvinen n’échappe pas à cette règle de forme. C’est facile à lire, quelques pointes de cynisme parcourent le récit un peu décalé pour un ensemble plaisant.

Pour ce qui est du fond, on a connu Paasilinna en meilleure forme. L’ange maladroit, le combat contre le mal, les cercueils égarés et les catastrophes grands spectacles sont des procédés usés jusqu’à la corde qui ne permettent pas au récit de décoller. On est loin d’Un homme heureux, autrement mieux construit, avec des personnages ayant infiniment plus de substance. Si le style propre à cet auteur est bien présent, il manque de cet humour noir dont il est coutumier.

La gestion du paradis comme une entreprise est ce qu’il y a de plus drôle, malheureusement, le sujet est à peine effleuré en début d’un roman qui est dans l’ensemble un peu trop poisseux de bon sentiment. Voilà donc un livre qui constituera un moment de détente agréable, sans plus.


Le Minotaure 504 – Kamel Daoud

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Sans être une spécialiste de la littérature algérienne, je n’en suis pas non plus à mon premier roman francophone d’Algérie et à chaque découverte d’une nouvelle œuvre, je suis de la même façon marquée par la violence, le cassant des mots.

Alors que la littérature française contemporaine se complaît dans la reproduction à l’identique, ou presque, d’histoires sans âme dégoulinantes de bons sentiments, Kamel Daoud tranche dans le vif de son propre pays avec la parfaite maîtrise d’une langue que Yacine Kateb considérait comme une prise de guerre. On découvre un pays désabusé, désœuvré, engoncé dans un passé pas si glorieux, où les anciens pérorent sur la guerre de Libération sans égard aucun pour la nouvelle génération qui ne l’a pas vécue. On comprend entre les lignes pourquoi ce pays accepte un président fantoche et fantôme sans broncher, pourvu qu’il soit de ceux qui ont jadis combattu les colons. On palpe l’impossibilité pour la jeunesse de construire un avenir qui ne soit pas dicté par ces vieux qui ressassent encore et encore leurs faits d’armes réels ou fantasmés, dépassés qu’ils sont par l’avancée du monde.

En quatre nouvelles, on cerne les grandes lignes de la psychologie d’un peuple : Le Minotaure 504 est une œuvre courte mais percutante, sans concession ni mièvrerie. Celles et ceux qui connaissent déjà les articles de presse de Kamel Daoud ne seront pas surpris de sa liberté de ton, celles et ceux qui ne sont pas encore des lecteurs assidus de ses chroniques ne manqueront pas, après la lecture de ce livre, de s’y pencher sans être (trop) surpris de son non-alignement face aux pensées dominantes.

Voilà en tout cas un auteur dont je n’oublierai pas le nom et dont je guetterai les prochaines publications.


La neige noire d’Oslo de Luigi Di Ruscio

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La neige noire d’Oslo, contrairement à ce qu’annonce sa couverture, n’est pas un roman, au sens où il ne s’agit pas d’un récit imaginaire. Il n’y a ni début, ni fin et encore moins quelque chose s’approchant d’une quelconque construction. Imaginez qu’on puisse brancher une machine à écrire directement sur le cerveau d’un auteur : c’est de ce résultat hypothétique que s’approche le plus ce livre.

En effet, on découvre ici les divagations plus ou moins intellectuelles de Luigi Di Ruscio. Il décrit son émigration, ses engagements politiques, sa vie quotidienne à l’usine et avec sa famille, sa perception de la religion, son mépris des critiques littéraires et son rapport à la poésie : tout cela s’entremêle, se nourrit et se répète. Et elles sont nombreuses, les répétitions ! Des phrases, parfois des paragraphes entiers, reviennent à l’identique, ou peu s’en faut, comme si l’auteur ressassait ou radotait.

Di Ruscio parle ici essentiellement de lui, et il est difficile d’éprouver une quelconque empathie à son égard. Il se montre souvent méprisant, cynique. Il semble persuadé que d’être ouvrier et poète fait de lui une personne supérieure, ou du moins le ressent-on ainsi, à tous les autres auteurs de poésie. Il se décrit comme un partisan de la libération des femmes, il répète aimer la sienne, et pourtant, sa façon de parler d’elle est pour le moins insupportable. Est-ce que cette logorrhée était destinée à soulager l’auteur ou à être lue ? Ou peut-être n’ai-je pas réussi à percevoir l’humour annoncé par la quatrième de couverture ?

Nous avons dans La neige noire d’Oslo un narrateur antipathique et un récit décousu. Les premières pages déconcertent, pourtant Di Ruscio réussit à nous emmener jusqu’à la dernière page car, malgré tout, le style est unique et quoique l’ensemble soit déconcertant, on ne peut y rester indifférent. Les partisans de la lutte des classes et les pourfendeurs de patrons y trouveront sans doute leur compte.

 


Une voix et quelques abeilles.

 

C’était une belle journée. Sous un soleil radieux, avec juste une légère brise douce et agréable, j’ai pu finir de travailler le carré de terre humide juste comme il faut et y planter les premières patates germées. J’ai désormais suffisamment manié la fourche pour ne plus être obligée de travailler avec des gants : la peau de mes mains s’est assez endurcie pour ne plus cloquer et se déchirer en se frottant au manche en bois et au poids de la terre argileuse. Cette année, j’arrive enfin à être dans les temps. Le sol est désormais à peu près nettoyé de ses antiques et longues racines de pissenlits. La semaine prochaine, je pourrai passer aux semis de haricots.

Je retourne le seau dans lequel je mets les herbes et racines tirées de la parcelle. Je m’assieds dessus, m’essuie la sueur du front du revers d’une manche terreuse, allume une cigarette et contemple mon œuvre. Les lignes tracées à la houe sont presque droites, en tout cas beaucoup moins en zigzag que l’année précédente. J’ai un peu mal au dos, mais pas assez pour me gâcher le plaisir. Je contemple une abeille occupée à butiner une des innombrables fleurs semées en bordure du jardin. Et soudain, je me demande : comment en suis-je arrivée là ?

Je n’étais pas destinée à m’épanouir une bêche à la main. J’ai grandi en ville, dans une maison sans jardin. Les seuls coins de terre que j’avais sous les yeux, c’était, dans l’ordre décroissant de l’intérêt qu’ils avaient : le petit potager de mon grand-père, le potager en friche de l’école primaire et la minuscule pelouse constellée de crottes de chiens juste devant la maison. La lecture a toujours été mon activité favorite et du fait de l’activité professionnelle de mon père, j’avais une idée bien plus claire des techniques de fabrication de l’acier que de celles des semis, tous légumes confondus. Quant à l’idée d’autosuffisance, le gaspillage qui emplissait dans les bennes des supermarchés me suffisait amplement et de longue date.

Du fond de ma mémoire, une voix grave, calme et oubliée jusque-là se fit entendre. Une voix pleine de bon sens qui m’emmenait loin dans le passé.

J’ai huit ans, ou à peine plus. Nous sommes en vacances. Je ne sais plus exactement dans quelle région. Mes parents ont loué un gîte rural. Absolument et parfaitement rural. Une maison antique à mes yeux d’alors, située à quelques kilomètres d’un minuscule village qui dispose en tout et pour tout en matière de commerce d’une boulangerie-épicerie. Les propriétaires en sont un couple d’agriculteurs. Le frère de Monsieur habite seul dans la maison attenante à celle que nous occupons pour un mois : une petite bicoque de pierre aux murs épais comme une muraille. C’est sa voix que j’entends. La voix de Monsieur D.

Monsieur D. a l’âge d’être au moins mon grand-père. Il est grand, mince mais large d’épaules. Il a des mains de géant, calleuses, et une éternelle casquette vissée sur ses cheveux blancs. Je ne l’ai jamais vu autrement vêtu que d’un bleu de travail, bottes en caoutchouc aux pieds. Monsieur D. est paysan. Il élève des vaches. Il est aussi apiculteur, pour le plaisir de côtoyer les abeilles bien plus que pour un quelconque profit. Je ne suis pas sûre qu’il sache ce qu’est le profit. Moi non plus à ce moment là. Il est aussi passionné de météorologie. Dans le potager, derrière sa maison, une agence de météo nationale a installé quelques appareils de mesures. Chaque jour, il appelle cette agence pour lui transmettre des relevés : pluviométrie, sens et vitesse du vent et luminosité. Il tient son propre carnet de relevés et au fil du temps, il en a tiré bien des enseignements. Il sait exactement quand il va pleuvoir selon d’où vient le vent et à quelle force.

Monsieur D. est célibataire. Il l’a toujours été : il n’a pas eu d’enfant. Pendant un mois, il nous emmène partout, nous fait voir tout ce qu’il sait faire et nous apprend autant qu’on peut le faire sur une si courte période. Le voir rentrer son foin à la fourche est un spectacle incroyable. Il m’explique comment fonctionne une ruche. Il n’utilise pas de ces combinaisons dont usent habituellement les apiculteurs. Il dit que ses abeilles le connaissent donc qu’il n’en a pas besoin. Je crois surtout aujourd’hui qu’il avait été piqué si souvent que ça ne lui faisait plus rien. A moins qu’il n’ait eu le cuir si tanné que les insectes ne pouvaient plus le percer. Un jour que nous étions en balade, je l’ai vu pleurer : plusieurs de ses abeilles s’étaient noyées dans un récipient qu’il avait laissé traîner et qu’une pluie avait rempli. Il s’en est beaucoup voulu de sa négligence.

Monsieur D . connaissait par leur nom chacune de ses vaches. D’une colline à l’autre, il savait les reconnaître. Il disait qu’un éleveur qui ne connaissait pas le nom de ses bêtes ne méritait pas d’être paysan. Il restait souvent là, sur cette hauteur, appuyé sur un grand bâton, à observer la pâture de la colline d’en face, les yeux plissés. Il savait qui, dans son troupeau, était amie avec qui. Qui était rejetée du reste du troupeau. Qui avait besoin d’être examinée parce qu’elle boitait un peu. De là, il nous apprenait à observer, à être attentif à tout ce qui nous entourait, dans le plus grand silence et la plus grande immobilité. Monsieur D. était un magicien : il savait arrêter le temps.

Une nuit, il vint frapper à la porte du gîte, de toutes ses forces, ce qui n’était pas rien. Nous nous sommes tous levés, inquiets. D’autorité, il nous attrapa par la main, mon frère et moi, planta nos parents mal réveillés à la porte, et nous emmena dans une grange toute proche. Une brebis était en train de mettre bas : les petits urbains que nous étions devaient absolument savoir comment se passent ces choses de la vie.

On l’invitait parfois à manger. À lui seul, il engouffrait ce qui aurait nourri deux adultes sédentaires. Au moins. Ces soirs-là, il nous racontait des histoires. L’histoire des lieux où nous nous trouvions, du village, mais aussi des récits épiques de son quotidien d’agriculteur-apiculteur. Des vaches parties en goguette qu’il fallait rattraper, des brebis qui peinaient à vêler et qu’il fallait aider. Des parisiens égarés qu’il fallait ramener. Des récits météorologiques parfois très techniques.

La voix de Monsieur D. était celle de bon sens et de la simplicité. Il ignorait tout du superflu. Il savait tout de l’essentiel. A l’entendre du fond de ma mémoire, je sais que Monsieur D. était une exception dans le monde : il était heureux, le plus simplement du monde.

Après ces vacances, j’avais décidé que quand je serais grande, je serais paysanne. Le bon sens de Monsieur D. avait convaincu mon bon sens d’enfant : cette vie-là pouvait être passionnante pour qui sait s’arrêter et regarder. Mais le temps a passé. Les adultes et l’école m’ont mis dans le crâne qu’un métier n’était pas toute la vie, et que l’ensemble ne devait être ni trop salissant, ni trop fatigant. Que seule la ville savait fournir les activités culturelles nécessaires à une personnalité avide de découvertes comme je le suis. Je les ai crus. J’ai transpiré des litres de sueur dans des concerts. J’ai vu des tas d’expositions censément avant-gardistes qui me semblent aujourd’hui avoir été aussi enrichissantes que la télé-réalité, le lustre de la Culture avec un c majuscule en plus. J’ai assisté à une foultitude de pièces de théâtre dont je n’aurais jamais oser avouer qu’elles m’ont fait bâiller à m’en décrocher la mâchoire.

Du fond de ma mémoire, la voix de Monsieur D. s’est tue. Alors, comme il me l’a appris, j’arrête le temps. Un incroyable concert se joue autour de moi. Au premier plan, il y a les bourdonnements d’insectes qui se déplacent de fleur en fleur. Au second plan, les merles rivalisent d’ingéniosité pour surpasser le chant des mésanges pendant qu’au loin, une buse en chasse pousse son cri perçant et que les mouettes suivent en piaffant un lointain tracteur. Je m’extasie devant la conception en fractale des graines de pissenlits au sommet de leur tige creuse. Une brise lance les centaines de parachutes ascensionnels qui porteront sans doute à plusieurs kilomètres ces toutes petites graines. Le chat joue à cache-cache dans la petite parcelle de blé avant de bondir sur un rongeur inexistant. Une simple répétition.

Assise au milieu de mes cultures, avec un c minuscule, je pense à Monsieur D. qui, peut-être sans le faire exprès, m’a appris le bonheur.

 


Portrait de nos campagnes.

Monsieur M., c’est mon presque voisin. Pas celui de d’habitude, au sud, mais celui qui est un peu plus loin, au nord. Monsieur M. est l’archétype du paysan breton tel que vous pouvez sans mal l’imaginer : le visage marqué par les ans et les saisons, la casquette rivée au dessus de sourcils broussailleux, quelques dents qui manquent au décompte, le bleu de travail tout rapiécé et tout boueux et l’accent à couper au couteau. Bien aiguisé, le couteau. On a l’impression en le voyant que sa seule concession à la modernité a été de troquer ses sabots en bois contre des bottes en caoutchouc.

Monsieur M. est un type gentil. Un taiseux. Pour l’entendre, il faut savoir se taire.
Il y a quelques années, Monsieur M. a abattu tous les vieux arbres qui bordaient à la fois l’un de ses champs, la route et sa maison. Une vieille maison en pierre toute tordue et entourée de boue. Bien sûr, ça n’a pas raté. Tous les écolos du village lui sont tombés dessus. On l’a insulté. On lui a craché aux pieds. On a cessé de lui rendre visite et même de lui dire bonjour. On lui a fait des gestes obscènes quand on le croisait sur son tracteur. On l’aurait banni si on avait pu. Un matin, il a découvert qu’on avait écrit « assassin » à la bombe de peinture sur le bout de route bitumée qui arrive devant sa cour.
Ça l’a rendu triste, Monsieur M. Et surtout, il n’a absolument pas compris ce déchaînement de haine, car personne n’est venu lui demander pourquoi il avait abattu ces vieux arbres.
C’est dommage, parce que Monsieur M. explique très bien les choses.
Ces vieux arbres étaient malades. Pour tout dire, ils étaient creux. Pas tout à fait morts, mais condamnés. Et le problème des arbres creux dans les régions venteuses, c’est qu’ils risquent de se casser à tout moment. D’ailleurs, après les tempêtes on en voit souvent couchés dans les champs. Alors Monsieur M. a craint que l’un de ces arbres ne tombent sur sa maison, sur la route, ou pire : sur quelqu’un qui passerait à ce moment-là sur la dite route. Et comme ils étaient gros, il ne pouvait pas rester sans rien faire, c’était trop dangereux.
Il a donc abattu les arbres. Ensuite, il a dessouché le talus sur lequel ils étaient plantés. Il a refait correctement les talus. Et cette année, il a replanté des arbres dessus. Il n’est pas bête, Monsieur M. ! Il sait bien qu’un talus qui n’est pas bien tenu par des racines risque de s’effondrer, et qu’une campagne sans talus se vide de ses animaux, que les champs ne sont plus à l’abri du vent, bref, que si les anciens faisaient des talus, c’est qu’il y a de bonnes raisons et qu’il faut continuer à les entretenir.
Bien sûr, les arbres qu’il a planté sont tout petits. Bien sûr, il faudra une génération au moins pour qu’ils atteignent la taille de ceux qu’il a du abattre. Mais Monsieur M. a bien fait les choses. On ne peut rien lui reprocher.
Les donneurs de leçons continuent de le traiter de sauvage et d’assassin. Ils ne savent toujours pas que les arbres étaient creux. Si on ne lui demande rien, Monsieur M. ne dit rien. Pour lui, c’est logique : si on coupe un arbre, c’est qu’il est devenu dangereux.
S’il a retenu quelque chose de cette histoire, c’est que ceux qui se disent « écologistes » sont des gens grossiers qui ne connaissent rien à rien. C’est dommage. Parce que maintenant, dire à Monsieur M. qu’il faudrait faire ceci ou cela parce que c’est « écologique », et bien ça le rend méfiant …

Notes d’une campagne à la campagne.

En une journée, j’ai entendu 8213 fois « oh ma doué » et 5741 fois « c’est comme ça » – généralement accompagné d’un haussement d’épaules -. Je n’ai pas compté les « c’est qui ça ? » me désignant et j’ai compris qu’on n’adresse jamais la parole à un ancien tant qu’un autre ancien ne nous a pas présenté par notre nom, origine et lieu d’habitation. Et on a intérêt à connaître le nom des précédents habitants de votre maison. Après ça, on peut parler, pas de problème mais tant pis pour nous si on nous répond en breton. Pour autant, les plus vieux ne comprennent absolument pas pourquoi on s’obstine à apprendre le breton à l’école aux enfants. D’abord parce qu’ils ont beaucoup souffert d’être envoyé à l’école « sans un mot de français dans la bouche » et d’avoir l’interdiction de parler leur langue malgré ça, ensuite parce qu’ils ne comprennent strictement rien de ce breton uniformisé qu’on enseigne désormais.

J’entame mon 200e litre de café de la campagne qui me permet d’avoir presque autant d’énergie que les plus anciens du village. Il ne faut pas s’étonner de trouver une dame de 92 ans entrain de repiquer ses poireaux ou ses choux après avoir elle-même bêché sa terre.

Passer le 19 mars avec un ancien combattant d’Algérie n’était pas sans intérêt. On comprend bien mieux certaines réactions. Inutile d’essayer d’expliquer à nos anciens combattants que « les arabes » ne sont pas tous des soldats qui ont tué ou mutilé leurs compagnons. Le mot « arabe » est définitivement associé aux pires peurs de la vie de ces anciens soldats. Ça ne les empêche pas de penser qu’on n’avait rien à faire là-bas. Je gage qu’ils seraient aussi serviables avec un éventuel nouvel habitant au patronyme maghrébin. Mais entendre le mot « arabe » leur fait le même effet qu’à moi l’idée de foule depuis que j’ai failli mourir dans une foule.

J’ai aussi fait plusieurs voyages dans le temps en quelques heures. Il y a en effet des maisons dans lesquelles le temps s’est arrêté, même si l’horloge poursuit son tic-tac. Je suis épatée de voir à quel point les portes s’ouvrent facilement. On vous installe parfois presque de force sur un banc et on vous gave de café et de gâteaux – forcément au beurre -. J’aimerais comprendre comment il est possible d’avoir des intérieurs aussi propres et bien rangés. Vous n’imaginez pas à quel point chaque chose est à sa place. J’en ai peur de faire tomber une miette de gâteau qui romprait cette belle harmonie. Le feng-shui n’a rien de japonais : j’affirme qu’il est breton.

Les anciens, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ne regrettent pas le passé. Ils se souviennent trop bien de ce qu’étaient les travaux des champs avant l’invention du tracteur. Ils n’ont pas oublié combien de chevaux mouraient dans la construction des ponts avant la généralisation des engins de levage. Les pieds des personnes âgées ont gardé en mémoire les longues marches en sabots sur des chemins boueux. Autant vous dire que les jeunes qui vivent dans une idée de passé fantasmé les font beaucoup rire. La seule chose qu’ils trouvent tristes, c’est que quand on circulait à pieds, on s’arrêtait « boire un jus » chez les gens qu’on connaissait. Maintenant, on rentre directement chez soi, et ça, c’est mal.

Si je ne me fais guère d’illusion quant à mon éventuelle élection – dans les villages, on ne vote pas forcément pour des listes complètes -, cette découverte de la commune à travers ses habitants ne fait que renforcer mon envie de me remuer les fesses pour y ramener plus de vie, plus d’occasions de réunion. Et si j’avais encore le moindre doute sur le fait que cette région est bien un pays à part, il s’est définitivement envolé.