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Le Double de Dostoïevski : une histoire de folie

Sur l’échelle d’épaisseur des romans russes, Le Double de Dostoïevski est une nouvelle : un peu plus de deux cents pages, ça fait moins peur. Mais en matière de littérature, on ne peut pas se fier à l’épaisseur pour déterminer la difficulté d’accès : personnellement, et pour rester chez Dostoïevski, j’ai trouvé Crime et Châtiment beaucoup plus simple à lire.

Mais ça n’est pas parce que c’est plus ardu d’accès que c’est moins bon : il faut juste un peu de temps pour entrer dans le texte. Et ce parce qu’ici, entrer dans le texte signifie entrer dans la tête du personnage principal qui est en train de la perdre, justement, sa tête. Et n’allez pas croire que je vous divulgue méchamment l’intrigue pour vous gâcher le plaisir : c’est Dostoïevski lui-même qui le fait. A l’opposé des modes de narration actuelles avec plein de suspens, lui annonce toujours le contenu de ses romans dès le titre : il y a un crime suivi d’un châtiment, ou, ici, il y a un gars qui croise son double et si on n’est pas dans un roman de science-fiction, et ça n’est pas le créneau de Dostoïevski, c’est que la santé mentale du personnage n’est pas au top de sa forme. Si son compatriote Tolstoï est le maître des fresques politico-sociales, Fiodor, lui, est celui des tréfonds de la psychologie des individus. Donc voilà : on sait tout de suite que le personnage est en train de partir en cacahuète, quelque part entre le délire de persécution et les bouffées de toute-puissance, on se doute bien que ça va mal se terminer, et tout l’intérêt de la lecture sera de voir comment l’auteur va traiter ça, comment il va nous emmener loin dans les pensées d’un personnage abîmé, et comment il va nous montrer que la folie peut être en réalité un mécanisme qui relève de l’ultime pulsion de vie.

Tout le génie de Dostoïevski réside autant dans sa capacité à décrire la folie de l’intérieur que dans celle de nous faire suivre un personnage qui n’a par ailleurs pas grand-chose d’attachant. Fonctionnaire moyen en tout, lâche, désagréable voire parfois carrément méchant indépendamment de sa folie, on ne tremble pas à l’idée qu’il ne se relève pas. On assiste à sa chute de l’intérieur avec détachement, jusqu’à un certain point. Voilà ce qui fait tout l’aspect fascinant de Le Double.

D’habitude, j’évite de parler du contenu précis d’un roman, mais ici ça n’a vraiment aucune importance : l’histoire est en soi archétypale, l’intérêt profond réside absolument dans la manière dont elle est traitée par l’auteur. Il me semble que quiconque souhaiterait écrire un roman devrait commencer par décortiquer celui-ci pour savoir comment donner une substance psychologique riche à ses personnages.

Bref : n’ayez pas peur, lisez Dostoïevski.


Hadji Mourat, une histoire de colonisation

Hadji Mourat est le moins tolstoïen des romans de Tolstoï à plusieurs titres. Pour commencer, il est court, moins de deux cents pages si on enlève la préface – ne lisez jamais les préfaces, en particulier celles des romans de Tolstoï, avant d’avoir terminé l’ouvrage, l’essentiel relève de la mauvaise paraphrase de l’œuvre, du spoiler – les notes et les cartes. Ensuite, il n’y a aucune considération sur l’agriculture, et à peine plus sur la foi, les deux obsessions de Tolstoï. Enfin, il ne se déroule presque rien ni à Pétersbourg ni à Moscou : tout se passe dans le Caucase.

Mais ça n’en est pas moins passionnant à découvrir, d’autant que Hadji Mourat est un personnage historique. Il était le chef des Avars, l’un des peuples de l’actuel Daghestan, région voisine et tout aussi musulmane de la Tchétchénie. Au début du XIXe siècle, sous les prétextes fallacieux habituels des colonisateurs – en substance, « on va aller civiliser ces sauvages montagnards même pas chrétiens, c’est dire s’ils sont barbares – la Russie voulait « pacifier » le Caucase où personne n’avait rien demandé. Jeune soldat, Tolstoï avait participé à cette guerre et, vieillissant, il a souhaité écrire l’histoire tragique de Hadji Mourat. Si on transposait l’histoire chez nous, c’est comme si Hugo avait écrit un roman sur l’histoire de l’émir Abdelkader.

C’est passionnant à lire car de ce côté-ci du monde, on ne connaît pas bien, voire pas du tout, l’histoire du Caucase. Cette guerre de colonisation a pourtant duré presque cinquante ans, et à y regarder de près, ça donne quelques clefs pour comprendre le bazar actuel en Tchétchénie et au Daghestan. Pacifiste convaincu, Tolstoï dézingue le tsar Nicolas 1er, piètre tacticien prêt à raser des forêts entières pour ôter toute possibilité de planque aux Caucasiens, et écrit quelques unes des plus belles pages anticolonialistes de la littérature, ne passant pas sous silence les exactions russes, meurtres d’enfants, femmes violées, récoltes brûlées, arbres fruitiers abattus, puits souillés… Le chapitre XVII, en particulier, tient en deux pages et vaut pamphlet. Juste un court extrait :

« Les anciens s’étaient rassemblés sur la place et, accroupi à la musulmane, ils discutaient de la situation. Nul de parlait de haine pour les Russes. Ce que tous les Tchétchènes, petits et grands, ressentaient, était plus fort que la haine. Tout simplement, ils ne reconnaissaient plus ces chiens de Russes pour des hommes, ils éprouvaient tant de dégoût, de répulsion, d’horreur devant la stupide cruauté de ces êtres que leur désir de les exterminer, comme celui d’exterminer les rats, les araignées venimeuses, les loups, était un sentiment aussi naturel que l’instinct de conservation.
Les habitants avaient le choix : ne pas abandonner leur village et rétablir au prix de terribles efforts ce qui leur avait coûté tant de peine à installer et qui avait été détruit si facilement, si stupidement en s’attendant à chaque minute à une nouvelle dévastation ; ou bien, contrairement aux préceptes de leur religion, et en dépit de leur sentiment de répulsion et de mépris pour les Russes, faire leur soumission. Les anciens prièrent, se décidèrent à l’unanimité (…) et l’on se mit tout de suite à la reconstruction. »

Si les gros romans de Tolstoï vous effraient, Hadji Mourat est une bonne porte d’entrée pour découvrir le style et la philosophie de l’auteur en peu de pages. Entre roman d’aventure, pamphlet politique et descriptions ethnographiques, il est riche de contenus sans jamais être assommant.


Arte et les hackers russes : l’investigation de surface

« Les nouveaux mercenaires russes » est un documentaire proposé en replay sur le site d’Arte. Le synopsis nous promet des « rencontres avec des hackers russes » et « une investigation fouillée et concrète, qui dévoile la réalité derrière les fantasmes. » Voilà une belle promesse journalistique.

La vidéo s’ouvre sur une musique angoissante. S’il y a bien un procédé que je déteste quand on parle de journalisme, c’est l’utilisation de musique angoissante : ça montre immédiatement le parti pris. A un moment, il faut se décider : on tourne un documentaire ou Les dents de la mer ? On veut nous informer ou nous faire peur ? Personnellement, si je veux regarder un documentaire, c’est pour m’informer. Si je veux jouer à me faire peur, ce ne sont pas les fictions qui manquent . Et puis ça continue sur la forme : on a une mise en scène digne d’un étudiant de première année sans imagination du début des années 2000. Mise en scène d’échanges de SMS, recherches Google à l’écran : le niveau zéro de la mise en forme quand on parle d’Internet. Mais ne soyons pas trop sévère, après tout, la forme n’est pas ce qu’il y a de plus important.

Sauf que le fond ne vaut guère mieux. Pendant plus d’une heure, en guise de preuve on ne nous montre que des intimes convictions. Je me suis toujours demandée combien d’innocents avaient été condamnés sur la base d’intimes convictions sans preuve. Pire, le documentaire ne parle de preuve que dans les deux dernières minutes, sans jamais nous en dire plus que « promis on les a !». La seule preuve qu’on nous assène concernant telle ou telle attaque de hackers russes, c’est une trace laissée par les hackers eux-mêmes montrant un ours. Non mais franchement, les gars… Certes les Russes eux-mêmes adorent l’image de leur ours national, mais si je voulais jouer à pointer la responsabilité vers la Russie, moi aussi, je mettrais un ours ! Ça n’est pas une preuve, ça !

Quand aux rencontres avec des hackers russes, il s’agit essentiellement de rencontres réalisées dans le cadre d’un très officiel festival du hacking à Moscou, un festival public où n’importe qui peut se rendre à visage découvert. Ce type d’événement existe dans quasiment tous les pays et n’a absolument rien de secret. Et le fait qu’on y croise le conseiller cyber de Poutine n’a rien de très étonnant en soi. La seule chose étonnante, c’est que le dit conseiller de Poutine comprend très bien le français.

Voilà donc un documentaire qui ne sert au final qu’à deux choses : participer à construire l’image des grands méchants russes en s’appuyant au final sur bien peu de choses, et sans doute faire rudement plaisir à la Russie en sur-évaluant très certainement le danger réel et ça, c’est super bon pour sa com’. Si personne ne doute que le gouvernement russe fait appel à des cybermercenaires, il n’y a rien de délirant à envisager que leur nombre et leur efficacité n’est pas forcément aussi vaste qu’on nous le vend, mais que Poutine aime bien qu’on le croit. En outre, il faudrait pouvoir comparer avec d’autres pays qui ne doivent pas être en reste sur ce drôle de champ de bataille, mais ça n’est pas avec ce documentaire qu’on pourra le faire.

Donc voilà : une heure trente pour ne rien apprendre, sauf peut-être qu’Arte propose toujours moins de journalisme et toujours plus de partis pris. C’est au moins une bonne nouvelle pour les compositeurs de musique qui fait peur.


9 mai, Jour de la célébration

Le rapport à l’histoire est rudement différent d’un pays à l’autre. En France, on a vu des Champs-Élysées quasiment vides en dehors de quelques rangées de flics, un président équipé d’un gilet pare-balle déposant une gerbe loin des rares badauds venus assister à la cérémonie du 8 mai et parmi ces badauds, certains ne savent pas vraiment ce qu’on commémore. Spectacle quelque peu pathétique.

Je viens de jeter un œil aux cérémonies du « Jour de la célébration » russe : chez eux, ça se déroule aujourd’hui 9 mai. Alors déjà, 13600 soldats de toutes les sortes défilent sur la Place Rouge. Pour comparaison, le 14 juillet chez nous, c’est un peu plus de 4000 militaires sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas une grande fan des défilés militaires, mais c’est tout de même vachement impressionnant, cette dizaine de milliers d’uniformes bien rangés.

Évidemment, Poutine fait son discours devant les militaires. S’il porte un gilet pare-balle – c’est sans doute le cas – il doit être de meilleure facture, parce qu’il ne se voit pas sous le costard.

Il y a ensuite ce que les Russes appellent le défilé du Régiment Immortel. C’est moins bien rangé. Le peuple descend dans la rue avec les portraits des personnes de leur famille tuées au combat pendant la guerre. Il est trop tôt encore pour avoir les chiffres de cette année, mais en général, il y a entre 500 000 et 850 000 personnes selon les années – et les sources – qui défilent à Moscou et à peine moins à Saint-Pétersbourg. Bien sûr, dans les villages paumés il y a bien moins de monde. Mais il y a tout de même ces défilés. Pourtant, l’espérance de vie est moindre chez eux que chez nous : les anciens combattants encore en vie ne doivent pas y être très nombreux.

Il est évident que ces grands défilés militaires font aussi usage de propagande. Notre 14 juillet ne sert pas moins à exposer qui a la plus grosse (armée), ça n’est pas pour rien que Trump l’a tant aimé. Mais je n’ai jamais vu, chez nous, de telles foules d’anonymes se déplacer pour célébrer la victoire sur le nazisme. Il faut dire qu’on n’a pas vraiment gagné et que nos résistances respectives à l’envahisseur n’ont pas eu exactement la même gueule. Les sièges de Stalingrad et Leningrad, c’est tout de même autre chose qu’un général en fuite à Londres. Il faut dire aussi que le régime communiste a longtemps et savamment nourrit cette mémoire. Mais au final, le résultat est sans appel : les Russes se souviennent bien mieux que nous. Et ne sont pas dans la même dynamique de détestation d’eux-mêmes. Il y a fort à parier que face à une réitération de la situation de 1940, le résultat serait exactement le même : les Français rendraient les armes en quelques jours, et je ne voudrais pas avoir à me frotter à la fierté russe.

Je me demande s’il y a chez eux des gens qui regardent nos ersatz de cérémonies mémorielles. Si c’est le cas, ils doivent bien rigoler. Ou avoir pitié, allez savoir.


Abraham Hannibal, l’esclave qui devint noble

Abram Pétrovitch Gannibal dit Abraham Hannibal est sans doute né aux abords du lac Tchad à la fin du XVIIe siècle, mais comme il a été capturé pour être mis en esclavage, on n’en est pas très sûr.
Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’il fut acheté pour le compte de Pierre le Grand. C’est qu’à l’époque, il était très à la mode d’avoir des enfants noirs dans les cours européennes. Mais le Tsar avait une autre idée : alors que tout le monde était d’accord pour penser que les noirs étaient des êtres inférieurs, Pierre le Grand s’était mis en tête de démontrer que l’acquis est supérieur à l’inné. Persuadé qu’avec la bonne éducation, n’importe qui peut s’élever dans la société, le Tsar devint le parrain de Abraham Hannibal et l’envoya en France pour étudier. Abraham Hannibal apprit plusieurs langues, montra de grandes dispositions pour les mathématiques et la géométrie, obtint le brevet d’ingénieur du roi et devint copain avec Voltaire et Montesquieu. Ses études terminées, il retourna en Russie où il devint le secrétaire personnel de Pierre le Grand et le superviseur des chantiers de forteresses militaires.

Quand Pierre le Grand mourut, il fut exilé en Sibérie, mais pas bien longtemps : l’impératrice Elizabeth 1e le fit rappeler à la cour, l’éleva au grade de major-général, en fit aussi le gouverneur de Tallinn (l’actuelle capitale de l’Estonie) et plutôt que de chipoter finit par carrément l’anoblir en lui donnant un domaine seigneurial de plusieurs centaines de serfs – ben oui, à l’époque, on évaluait la richesse d’un domaine seigneurial à son nombre de serfs.

Abraham Hannibal s’est marié deux fois : une première fois avec une Grecque qui donna naissance à un enfant beaucoup trop blanc pour être le sien, il reconnu quand même l’enfant mais se débarrassa de l’épouse infidèle, puis avec Christina Regina Siöberg, descendante de familles nobles scandinaves. De cette seconde épouse il eut dix enfants. Son fils aîné, Ivan, devint officier de marine – général en chef, le deuxième grade le plus élevé de Russie. Un autre de ses fils, Ossip, devint également militaire, mais est plus connu pour être le grand-père du grand poète et dramaturge Alexandre Pouchkine.

Car, oui, l’arrière grand-père de Pouchkine était bien l’ancien esclave Abraham Hannibal, et il est difficile de trouver meilleure preuve que Pierre le Grand avait bien raison quant à l’inné et à l’acquis.