Archives de Catégorie: Portrait

Chez Yvette

Mon boulot d’en ce moment consiste à arpenter les exploitations agricoles pour faire du recueil de données chiffrées à visée statistique. Je vais donc de ferme en ferme, je pose des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets et c’est super-rigolo. Pas tant les hectares, les tracteurs et le reste, mais ce qu’il y a autour. Parce que dans les fermes, les gens aiment bien causer, et c’est chouette parce que moi j’aime bien écouter. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Yvette*. Et Yvette, à elle toute seule, va faire chuter toutes les moyennes des statistiques nationales.

J’avais donc pris rendez-vous avec Yvette par téléphone. Et elle m’avait déjà expliqué qu’elle a 88 ans. Rien qu’avec ça, elle va tout dérégler les moyennes. J’arrive donc, non sans peine, devant sa petite maison – il a quand même fallu que je passe par un chemin forestier au milieu duquel j’ai dû m’arrêter pour enlever une grosse branche de la route, puis que je m’arrête encore dans un hameau pour demander mon chemin parce que le GPS avait renoncé à trouver la maison d’Yvette. Je frappe à la porte et j’entends une voix claire annoncer :

« C’est ouvert, entre donc ! »

Yvette ne m’a même pas encore vue qu’elle me tutoie déjà. L’embêtant, c’est que je vais être obligée de la vouvoyer : je sais que ça ne se fait pas du tout, par ici, de vouvoyer les gens, même âgés, mais le contexte professionnel a tendance, lui, à ne pas trop connaître les règles locales. J’entre donc dans une toute petite pièce où il fait environ 32°C. Un énorme poêle à bois ronronne, et la fenêtre entrouverte ne change pas grand-chose à la surchauffe. Sur la table, il y a deux bols, de la confiture, du beurre, du sucre et des crêpes sont gardées au chaud sur le poêle. Et assise à table, il y a donc Yvette, qui a l’air dix ans plus jeune qu’elle ne l’est. Que je vienne pour des questions administratives et qu’on ne me connaisse pas dans cette maison n’y changera rien : j’aurais l’obligation d’avaler deux crêpes tartinées de confiture et deux grands bols de café.

J’aurais pu remplir le questionnaire en cinq minutes : ça aurait été très impoli dans ce contexte. Yvette n’a que quelques vaches qu’elle élève pour avoir un complément de revenu. Elle a aussi un vieux tracteur. « De 1954 ». Non seulement il lui suffit, mais elle ne comprend absolument pas « pourquoi les jeunes de maintenant dépensent des fortunes dans ces gros engins ». Et puis très vite, Yvette a débordé des questions d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Des déchets, elle n’en produit pas : ses vaches ne mangent que de l’herbe. Et du labour, elle n’en fait pas : elle n’a que des pâtures. Voilà, le questionnaire était rempli. Mais Yvette n’avait pas fini de raconter.

Quand Yvette a repris la ferme de ses parents, elle avait douze vaches. Des pies noirs, race presque disparue maintenant, remplacée « par des grosses vaches qui font du lait qui manque de gras et qui ne tiennent pas sur leurs pattes ». Elle faisait toute la traite à la main. Le laitier ne venait pas jusque la ferme parce qu’il fallait traverser la rivière et qu’à l’époque, il n’y avait pas de pont. Tous les matins, elle descendait donc les bidons de lait à vendre au village, en passant sur une longue et large planche dont elle avait toujours peur de tomber, mais heureusement, ça n’est jamais arrivé. Ensuite, elle remontait à la ferme, elle écrémait le reste du lait, puis elle barattait le beurre à la main. L’hiver, ça allait, mais l’été, c’était compliqué parce qu’il faisait trop chaud. Il fallait donc remonter de l’eau fraîche de la rivière pour le refroidir et l’empêcher de fondre. Tous les trois jours, elle descendait avec le beurre en plus du lait pour le vendre à l’épicerie du village. Toujours en passant par dessus la rivière qui lui faisait si peur. D’ailleurs, plus tard, la rivière lui a provoqué la pire peur de sa vie, lors de la pire journée de sa vie. Elle avait couché sa fille alors à peine âgée de deux ans pour la sieste, mais quand elle est allée dans la chambre pour réveiller la petite, elle n’était plus dans son lit. Son mari et elle ont donc arpenté la rivière en tout sens, et après plusieurs heures, ils ont fini par se dire que l’enfant avait été emportée par les flots. Mais c’est à ce moment là que quelqu’un est venu les chercher : la petite fille était en train de pleurer sur la place du village. Elle s’était levée de sa sieste et avait suivi le chien jusque là. De cette journée, Yvette en fait encore des cauchemars.

Yvette est veuve depuis ses 70 ans. Un an après la mort de son mari, elle a réalisé qu’elle n’était jamais allée nulle part, sauf à Jersey où elle avait travaillé deux étés. « Avec des Anglais. Je ne comprenais rien à l’anglais et moi je ne parlais que breton. Alors forcément, on ne se comprenait pas, mais on rigolait bien quand même ». A 71 ans, Yvette a donc décidé de voyager. Elle est d’abord allée passer une semaine à Paris. Même qu’elle est montée sur la tour Eiffel. Et puis, elle est allée voir le château de Versailles. C’est très grand, et elle aurait bien aimé passer plus de temps dans les jardins. L’année d’après, elle est allée dans les Alpes. Puis dans les Pays Basques. Puis deux fois en Alsace parce que c’est très joli et qu’on y mange rudement bien. Maintenant, elle voyage un peu moins, parce que c’est quand même un peu fatigant de sauter d’un train à l’autre. Mais elle aimerait bien aller en Italie, il paraît qu’on y mange très bien.

Yvette est très entourée par sa famille, en fait le hameau héberge ses filles, fils, petits-enfants et quelques neveux. Sauf une maison où vit entre autre un adolescent qui apprend le breton à l’école. Alors deux fois par semaine, ce jeune homme rend visite à Yvette pour travailler son accent « celui qu’on leur apprend à l’école ne ressemble à rien » en mangeant des crêpes.

J’aurais aimé rester plus longtemps, non seulement parce qu’Yvette était incroyablement gentille, que ses crêpes étaient délicieuses, mais aussi parce qu’elle a une excellente mémoire d’une époque disparue. Malheureusement, mon travail ne consiste qu’à poser des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Alors que, vous en conviendrez, chez Yvette, ça n’était vraiment pas le plus intéressant.

* Je sais bien que tout le monde, maintenant, voudrait aller manger des crêpes chez Yvette, mais évidemment, Yvette ne s’appelle pas vraiment Yvette. Je n’arrive pas à m’en tenir strictement au devoir de réserve, alors je triche un peu en anonymisant.


Monsieur Palomar, un tout petit très grand livre.

Monsieur Palomar est certain qu’on peut découvrir les mystères de l’univers dans les détails qui nous entourent. Alors à chaque chapitre, Monsieur Palomar observe et Italo Calvino nous déroule le fil de sa pensée avec toute la poésie et toute la tendresse teintées d’humour dont il est capable, et il est capable d’énormément.

Monsieur Palomar observe les vagues sans réussir à en tirer de conclusions définitives, il n’est pas homme à trancher définitivement. Il croise une femme nue sur la plage et souhaiterait lui signifier son respect d’un simple regard, mais Monsieur Palomar n’est vraiment pas doué dans les interactions avec ses congénères. Il passe beaucoup de temps à observer les étoiles, à écouter le chant du merle, à observer les toits de Rome, mais ses observations lui laissent souvent plus de questions encore. A la boucherie, il questionne notre rapport à la mort des animaux, et c’est beau et d’une rare pertinence.

Monsieur Palomar n’est pas un roman, même pas un recueil de nouvelles, c’est un superbe objet littéraire, ciselé avec art et parfait à découvrir en ces temps déprimants : c’est une bulle de douce intelligence qui ferme momentanément la porte à la laideur extérieure. C’est du grand Italo Calvino que je range dans ma bibliothèque à côté de Jorn Riel : les deux auteurs n’ont absolument rien de semblable, si ce n’est qu’ils font du bien avec beaucoup d’intelligence et qu’on les relit de loin en loin parce qu’on ne s’en lasse jamais.


Lettre à un souvenir qui résonne

Chère Pélagie,

Je me souviens si bien de ton arrivée ! Tu avais sur les paupières une épaisse couche de fard vert printemps qui convenait fort peu à tes jolis yeux bleu outremer, un fard à joue presque violet à force d’être rouge et un rouge à lèvres couleur framboises trop mûres. Je me suis tout de suite dit que tu avais choisi de porter un masque, et ça me semblait très compréhensible, de mettre un masque, pour arriver dans un tel lieu.

Tu avais aussi la démarche lourde et des gestes brusques. Tu marchais sans balancer les bras mais pas sans rouler des mécaniques. Tu voulais sans doute paraître plus forte que tu ne l’étais, mais ça aussi, c’était compréhensible. Tu portais un survêtement de mauvaise qualité et bien trop petit pour toi, et ça ne devait pas beaucoup aider à ce que tu te sentes à l’aise. Mais peu importe, quelque soit le vêtement, aucun adolescent ne se sentait à l’aise à son arrivée ici.

Parce qu’ici, on y arrivait placé par un juge des enfants, et en général, c’est parce qu’on avait fait quelques grosses bêtises. Je me fichais un peu du genre de bêtises que vous aviez tous fait pour arriver ici, parce qu’en général, aux âges que vous aviez, vous étiez souvent plus coupables que responsables, et au moins autant victimes que bourreaux. On a donc fait de notre mieux pour t’accueillir aussi gentiment que possible au milieu du brouhaha que provoquait chaque nouvelle arrivée, surtout d’une fille dans cet espace mixte mais majoritairement masculin.

Je n’étais moi-même arrivée que quelques mois plus tôt, suffisamment pour avoir cerné une grosse partie de ce qui ne marchait pas et ne marcherait jamais dans ce lieu censément éducatif. Une direction déconnectée du terrain depuis vingt-cinq ans, incapable de comprendre qu’une génération d’adolescents n’est pas le clone des précédentes. Une structure matériellement inadaptée, parce qu’une péniche, c’est rigolo, mais demander à des ados d’être deux par cabine de 4m², c’est inhumain et une équipe trop masculine, pas assez – pas du tout – soudée. Le cocktail gagnant pour un échec garanti. Pour dire toute la vérité, je serais partie bien plus tôt si tu n’avais pas été là, mais tu as choisi de me faire confiance, ça m’obligeait.

Pour toi comme pour tes camarades d’infortune, il nous était difficile de connaître vos parcours avant votre arrivée. On connaissait la cause du jugement, votre origine géographique, et c’est à peu près tout. Difficile de faire un travail sérieux sans base, mais les petites guerres mesquines entre administration se fichaient bien, en réalité, de votre sort. Ton accent ne laissait au moins aucun doute sur tes origines sociales, mais ça n’avait rien d’une surprise, aucun enfant de bourgeois n’atterrissait ici. En bataillant un peu, j’avais réussi à récupérer ce qui se rapprochait d’un dossier scolaire. Sur l’un de tes bulletins de l’école primaire, un enseignant forcément bien intentionné, plein du désir de tirer les enfants vers le haut, de les aider à se dépasser, avait inscrit en lettres capitales cette sentence définitive : irrécupérable. Je n’avais besoin de rien d’autre pour comprendre ta détestation du milieu scolaire et ta méfiance à l’égard des adultes. D’ailleurs, tu savais à peine écrire, et notre structure censément éducative avait peu de chance de t’aider sur ce point. Heureusement, la seule autre collègue féminine avait bataillé ferme et réussi à imposer deux heures d’enseignement scolaire par semaine. Une dérisoire révolution. A force de réunions et de demandes écrites, nous avions même réussi à forcer l’achat d’un dictionnaire. Et il s’est avéré que sous ton orthographe aléatoire se cachait un réel talent d’écriture dès lors qu’on t’a donné accès à un peu plus de vocabulaire. J’ai encore, je crois, quelques-uns de tes poèmes dans une caisse de vieux souvenirs.

Il a fallu du temps pour que tu trouves tes marques entre la violence de quasiment tous les garçons et la concurrence qui s’installait avec l’unique autre fille. Tu as essayé de me faire peur plusieurs fois, et puisque ça ne marchait pas, tu as fini par me faire confiance. Tu t’es confiée et j’ai appris qu’au milieu des autres violences, par deux fois ton père t’avait frappée si fort que tu en avais perdu conscience. Que ta mère te répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais voulu de toi. Mais c’est toi qu’on a condamnée.

La première nuit, je t’ai trouvée dans la cuisine buvant du vinaigre. Je suis presque certaine que ta première alcoolisation n’avait pas attendu ta naissance. Nous n’étions ni formés ni équipés pour gérer cette situation, mais il fallait la gérer. Quelques semaines plus tard, j’ai dû te conduire à l’hôpital : tu t’étais auto-mutilée. Rien de grave physiquement, mais il était évident que tu avais besoin d’un suivi psy. Tu n’en as pas eu, la structure n’était pas faite pour ça. Il y avait bien une psychologue qui venait quelques heures par semaine, mais je ne crois pas l’avoir jamais vue une seule fois sortir de son bureau à l’arrière de la péniche, là où les ados n’avaient pas le droit d’aller. Tu as continué de te confier, et à travers tes mots et tes silences, j’ai soupçonné une situation d’inceste. J’ai fait remonter, c’était mon travail. La hiérarchie a considéré que dans ton milieu géographique et social, c’était suffisamment courant pour qu’on ne s’y attarde pas. J’ai fait remonter à d’autres services, je n’ai jamais eu d’autre réponse qu’un haussement d’épaules. Je m’en veux toujours, chère Pélagie, de ne pas avoir su quoi faire d’autre. J’ai fait de mon mieux, je crois, bien consciente que ça ne suffisait pas.

Tu te confiais toujours. J’étais bouleversée par le constat que tu n’avais aucun rêve. Tu ne pouvais te projeter dans rien parce que tu ne connaissais rien. Tu as grandi à quelques kilomètres de la mer sans jamais la voir. Et cette maudite structure sur péniche ne t’apportait pas grand-chose de plus : on s’amarrait souvent au milieu de zones industrielles. Te souviens-tu du jour où on nous a forcés à rester au pied d’une usine de fabrication d’aliments pour animaux ? Ça sentait tellement mauvais ! On en a tous été malades et incapables de manger ! Mais la nourriture n’était pas la priorité de la direction. Le jour où le chef de service est parti en vacances sans nous laisser d’argent pour vous nourrir et qu’avec les collègues on a payé avec nos chéquiers, tu n’as pas été dupe, tu savais bien ce que ça disait de l’intérêt que le monde des adultes avait pour toi. Quand il s’agissait de vous faire trimer quatre heures par jour gratuitement à débroussailler les berges des voies navigables, là, ils étaient là, les adultes… Alors dans un monde pareil, comment aurais-tu pu rêver ?

Pourtant, il y a eu cette fois où j’ai vu une petite flamme s’allumer dans ton si joli regard. Ça m’a presque valu le licenciement, d’ailleurs. Mais pour te dire la vérité : je l’aurais refait si la situation s’était représentée. Je suis sûre que tu t’en souviens. C’était un samedi, et le samedi soir, le programme prévoyait qu’on sorte un peu. Ce que la direction entendait par sortir se limitait à aller manger des burgers avant de vous coller devant un blockbuster au cinéma. Je suis sûre que dans leurs lignes de budgets et compte-rendus aux financeurs, ça devait entrer dans la catégorie des sorties pédagogiques. Ce samedi-là, je faisais équipe avec un des rares chouettes collègues, et à proximité se tenait un concert auxquels nous avions tous les deux envie d’aller. Alors on s’est dit que rien ne nous en empêchait : on vous y a juste emmenés. Aucun de vous n’avait jamais approché le monde punk, ça a été un grand moment. On a réussi à vous tenir loin de l’alcool, vous ne passiez pas inaperçus dans le paysage, mais tout le monde a été super-cool avec vous. Vous avez découvert le pogo et ça vous a tellement défoulé que vous en avez tous été super-tranquilles pendant trois jours, c’était une première. C’est vrai que quand le chanteur s’est mis à poil, ça vous a un peu surpris, et c’est de ça dont le chef de service à entendu parler. Ça ne lui a pas plu. Mais ça n’avait aucune importance, parce que ce soir là, il y a eu cette petite flamme dans tes yeux. C’était la première fois de ta vie que tu voyais que d’autres horizons étaient possibles.

Il n’y a pas eu beaucoup de moments aussi joyeux. Je n’ai jamais décoléré d’apprendre de retour de vacances qu’un des garçons t’avait forcée à lui faire une fellation et que personne chez les adultes n’avait pris la mesure de la gravité de la chose.

Presque vingt ans ont passé, et je pense toujours à toi, ma chère Pélagie. Dans mes nuits d’insomnie, je peste contre moi-même de n’avoir pas été plus combative. Mais je peux te promettre que je n’ai pas rien fait, d’ailleurs tout ça c’est bien mal terminé pour moi. Ce qui est le moindre mal de l’histoire. Je pense encore plus à toi ces jours-ci où des tas de jeunes qui ont l’âge que tu avais à l’époque se révoltent. Certains se retrouveront dans le même genre de structures, avec les applaudissements des mêmes adultes qui t’ont abandonnée à ton sort, quand ils ne t’ont pas carrément enfoncé la tête sous l’eau. Ça m’enrage. Et j’espère que, où que tu sois, qui que tu sois devenue, il te reste encore un peu de rage à toi aussi.

Bien sûr, tu ne t’appelles pas vraiment Pélagie, plus personne ne s’appelle Pélagie. Et il y a fort peu de chances que tu tombes un jour sur cette longue lettre. Mais je ne désespère pas tout à fait que, face à ton histoire, parmi les adultes qui la liront, quelques-uns éviteront de demander encore des sévices contre les « mineurs délinquants ». Parce que pour eux aujourd’hui comme pour toi à l’époque, les coupables ne sont pas les responsables, et les bourreaux sont souvent d’abord les victimes.


Le Double de Dostoïevski : une histoire de folie

Sur l’échelle d’épaisseur des romans russes, Le Double de Dostoïevski est une nouvelle : un peu plus de deux cents pages, ça fait moins peur. Mais en matière de littérature, on ne peut pas se fier à l’épaisseur pour déterminer la difficulté d’accès : personnellement, et pour rester chez Dostoïevski, j’ai trouvé Crime et Châtiment beaucoup plus simple à lire.

Mais ça n’est pas parce que c’est plus ardu d’accès que c’est moins bon : il faut juste un peu de temps pour entrer dans le texte. Et ce parce qu’ici, entrer dans le texte signifie entrer dans la tête du personnage principal qui est en train de la perdre, justement, sa tête. Et n’allez pas croire que je vous divulgue méchamment l’intrigue pour vous gâcher le plaisir : c’est Dostoïevski lui-même qui le fait. A l’opposé des modes de narration actuelles avec plein de suspens, lui annonce toujours le contenu de ses romans dès le titre : il y a un crime suivi d’un châtiment, ou, ici, il y a un gars qui croise son double et si on n’est pas dans un roman de science-fiction, et ça n’est pas le créneau de Dostoïevski, c’est que la santé mentale du personnage n’est pas au top de sa forme. Si son compatriote Tolstoï est le maître des fresques politico-sociales, Fiodor, lui, est celui des tréfonds de la psychologie des individus. Donc voilà : on sait tout de suite que le personnage est en train de partir en cacahuète, quelque part entre le délire de persécution et les bouffées de toute-puissance, on se doute bien que ça va mal se terminer, et tout l’intérêt de la lecture sera de voir comment l’auteur va traiter ça, comment il va nous emmener loin dans les pensées d’un personnage abîmé, et comment il va nous montrer que la folie peut être en réalité un mécanisme qui relève de l’ultime pulsion de vie.

Tout le génie de Dostoïevski réside autant dans sa capacité à décrire la folie de l’intérieur que dans celle de nous faire suivre un personnage qui n’a par ailleurs pas grand-chose d’attachant. Fonctionnaire moyen en tout, lâche, désagréable voire parfois carrément méchant indépendamment de sa folie, on ne tremble pas à l’idée qu’il ne se relève pas. On assiste à sa chute de l’intérieur avec détachement, jusqu’à un certain point. Voilà ce qui fait tout l’aspect fascinant de Le Double.

D’habitude, j’évite de parler du contenu précis d’un roman, mais ici ça n’a vraiment aucune importance : l’histoire est en soi archétypale, l’intérêt profond réside absolument dans la manière dont elle est traitée par l’auteur. Il me semble que quiconque souhaiterait écrire un roman devrait commencer par décortiquer celui-ci pour savoir comment donner une substance psychologique riche à ses personnages.

Bref : n’ayez pas peur, lisez Dostoïevski.


Mon oncle raciste ou les électeurs du fascisme

Évidemment, comme tous les lendemains d’élection présidentielle depuis 2002, chacun y va de son analyse sociologique au doigt mouillé de l’électeur du parti fasciste. Et comme à chaque fois fleurissent les « tous fascistes ». Si seulement ça pouvait être si simple !

J’ai un oncle qui non seulement est un électeur de le Pen, mais encore a-t-il figuré sur une liste municipale d’un des caciques du parti dans une ville très pauvre du Nord. Est-il fasciste ? Honnêtement, je pense qu’il n’a ni la culture ni les moyens intellectuels d’appréhender la question. C’est un ouvrier à la retraite, si pas analphabète en tout cas illettré, ayant eu une fin de carrière compliquée par une maladie grave, avec une minuscule retraite. Il a beaucoup d’enfants, aucun n’a accédé ne serait-ce qu’au bac. Le plus diplômé a un CAP, les autres bidouillent dans les coins, font un peu d’interim complété par des déclarations pas toujours honnêtes concernant les aides sociales, parfois avec des activités encore plus illégales. Enfin, pour les garçons : les filles se marient très jeunes et ne travaillent pas. Tous sont grossiers, aucun n’a une maîtrise correcte de la langue – et c’est pire pour la génération des petits-enfants. Sa femme n’a jamais travaillé. Ils ne sont jamais partis en vacances. Ils sont très endettés, d’autant qu’ils sont victimes d’une société de consommation qui fait croire aux gens qu’ils n’existent que par ce qu’ils possèdent.

Comment un gars comme lui se retrouve sur une liste avec une figure nationale du parti fasciste ? Eh bien justement parce que c’est un bidouilleur. Il connaît tout le monde – de toutes les couleurs – et tout le monde le connaît, parce que s’il est plein de défauts, ça n’est pas non plus un égoïste, au contraire. Il peut tenir des propos immondes à l’égard de plusieurs catégories de la population et dans la minute qui suit passer sa journée à rendre service à un des membres d’une de ces catégories sans jamais être capable de voir la contradiction. C’est quelqu’un qui va répéter partout qu’il y en a marre des gens qui fraudent les allocations sociales en ne se rendant même pas compte que c’est exactement ce que font ses propres enfants. Ça n’est pas un idéologue. Il ne sait même pas ce qu’est une idéologie, et je vous assure que je n’exagère en rien. Mais c’est un type que le cacique est venu voir pour lui déverser tout un tas de compliments sur lui, son travail et sa famille. C’est un type qui n’« était rien », comme disait l’autre, et à qui on a proposé de devenir une figure sinon respectable en tout cas reconnue de sa ville. C’est un type aussi capable d’être gentil que bête, un gars facile à manipuler pour quiconque a une vague aura nationale et une maîtrise correcte du français. Et tout cela se déroule dans une des premières villes désindustrialisées et abandonnées par l’État, une des villes où la proportion de bénéficiaires du RSA est la plus élevée, avec un chômage énorme, des problèmes de santé publique gigantesques et un total abandon par ce que fut la gauche. Quand jadis le PCF et les syndicats proposaient des activités culturelles, sportives, d’éducation populaire, aujourd’hui, il n’y a plus rien, et certainement pas de l’espoir.

Fort heureusement pour tout le monde, cette liste a perdu. Et depuis, j’ai coupé les ponts, parce que j’ai beau savoir que ça n’est pas un homme mauvais, j’ai beau savoir qu’il aurait choisi n’importe quel camp qui lui aurait promis un peu d’importance symbolique, la multiplication de ses propos racistes est devenue insupportable. Mais je ne pourrai jamais le détester vraiment.

Est-ce que tous les électeurs du parti fasciste sont fascistes ? Je crois qu’une bonne partie qui reste à mesurer est juste paumée. Beaucoup de gens n’ont plus rien à espérer et plus grand-chose à perdre, et le premier vendeur d’idées pourries bien emballées qui passe fait recette.

On ne sortira pas de la situation politique dans laquelle se trouve le pays sans sortir tous ces gens de la galère, sans recréer des syndicats forts ni sans éducation populaire. Autant vous dire qu’il y a peu d’espoir qu’on en sorte. Mais n’en déplaisent aux gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est de vivre en se serrant la ceinture sans aucun exemple de réussite personnelle au sens communément admis sous les yeux, je reste persuadée que les électeurs des fascistes sont et restent les premières victimes des politiques qui ,après les avoir abandonnés, les a maltraités. Et les expressions du dégoût des bourgeois renforcent, élection après élection, leur adhésion aux populismes.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

Pour l’immense majorité des gens – à 80 % d’urbains plus les ruraux qui n’élèvent pas d’animaux et qui ne fréquentent pas ceux qui élèvent des animaux, ça fait une immense majorité – le boucher, c’est le monsieur – parfois la dame mais c’est très rare – qui découpe des steaks derrière un comptoir. Mais à la campagne, le boucher, c’est le monsieur qui vient avec sa camionnette, ses couteaux à l’aiguisage qui rend tout le monde jaloux, son hachoir à viande, sa scie, des seaux, son matador et son palan et qui fait chez vous ce que le boucher de ville fait dans son arrière boutique, et même un peu plus. Qui est donc Monsieur le boucher de campagne ?

Ça n’est pas lui.

Alors bien sûr, je ne connais pas tous les Messieurs les bouchers de campagne, je vais donc vous parler de Michel, même si en réalité, je ne me permettrai pas d’utiliser le vrai prénom des gens à qui je n’ai pas demandé l’autorisation de parler d’eux. Et Michel, c’est pas le genre de gars à traîner dans les tuyaux d’Internet, je ne suis pas certaine qu’il comprendrait l’utilité de parler de lui et de son métier.

J’ai rencontré Michel dans une ferme où j’avais réservé un demi-cochon : c’est lui qui procédait à l’abattage, à la découpe et à la transformation. On s’est revu au fil des demi-cochons, et puis, ma vache a eu son premier veau, il a donc fallu s’attacher les services d’un boucher. J’imagine que d’aucuns s’imaginent qu’on pourrait très bien tout faire soi-même et qu’on n’a pas besoin d’un boucher, mais ceux là n’ont de toute évidence jamais vu débiter plus gros qu’un poulet ou éventuellement un agneau. Pour débiter un broutard de trois cents kilos, Michel, sa parfaite connaissance de l’anatomie et son matériel professionnel ont besoin d’une journée complète. Il me faudrait au moins une semaine, je saccagerais tout et je ne saurais absolument pas quel morceau doit être saisi et lequel doit être braisé. Je ne suis même pas certaine d’avoir assez de force pour scier la colonne vertébrale en deux. Donc, j’ai demandé à Michel s’il voulait bien venir défaire mon veau – oui, c’est comme ça qu’on dit, « défaire une bête » – et si Michel était moyennement chaud d’aller chez une néo-rurale dont il ne pouvait pas être sûr qu’elle ne ferait pas n’importe quoi, il a accepté quand même, très certainement parce que mon voisin éleveur serait là aussi. Et quoi que mes façons de procéder en particulier à l’abattage ne sont pas les siennes, il s’y est plié de bonne grâce et a bien voulu admettre que ma méthode zéro stress était efficace. Il n’a donc pas hésité à revenir pour le deuxième veau. Et puis il a pris sa retraite, tout en continuant à l’occasion d’aller œuvrer chez un nombre restreint de vieux clients fidèles. Je ne suis absolument pas une vieille cliente fidèle, juste une nouvelle cliente bizarre. Pourtant, il m’a informée qu’il viendrait débiter le troisième broutard et ça m’a grandement soulagée : les bouchers de campagne se font rares.

Existe aussi en français.

Michel est un boucher de vocation. Il est de bon ton dans certains milieux de mépriser cette profession, souvent en n’ayant pas la moindre idée des savoir-faire qu’elle implique d’ailleurs, mais ça n’était sans doute pas le cas quand Michel était petit et de toute façon, il avait décidé qu’il serait boucher le jour où sa grand-mère l’a laissé abattre, plumer et vider un poulet. A vrai dire, je n’avais pas moi-même imaginé qu’on put avoir la vocation de boucher, mais je suis rassurée de savoir qu’il y a des gens qui ont parfaitement trouvé leur place dans le monde, et que cette place participe à la longue chaîne au bout de laquelle vous mangez.

Toute sa carrière, il est donc allé de ferme en ferme, surtout pour des cochons, mais parfois aussi pour débiter des génisses. C’est aussi lui qu’on appelait pour les fêtes pleines de monde où l’on proposait un cochon grillé, ou pour préparer les repas de mariages et autres festivités familiales ou communales. Pas une seule seconde il ne s’est imaginé faire un autre métier. Et le voir travailler est un spectacle fascinant. Pour commencer, si j’essayais d’aiguiser mes couteaux comme il le fait, j’aurais déjà trois doigts en moins alors que lui a tous les siens. Franchement : j’ai pratiqué la jonglerie et c’est plus facile d’apprendre à jongler en croisant les bras qu’à aiguiser un couteau à cette vitesse là et avec autant d’économie de mouvements. Ensuite, il y a le désossage, et comme pour le dépeçage, je vous garantis que Michel ne gaspillera pas l’équivalent d’un steak en retirant la peau ou en décollant la viande des os. Si vous n’avez jamais essayé de faire la même chose, ça vous semblera peut-être anecdotique mais alors foutredieu ce que ça ne l’est pas ! Enfin il y a encore la découpe en elle-même, et là aussi, ça peut avoir l’air facile – tout à l’air facile quand c’est fait par quelqu’un qui a une parfaite maîtrise des gestes ! – mais ça n’a rien de simple de savoir exactement où mettre sa lame pour trancher proprement entre deux parties qui semblaient pourtant n’en faire qu’une. Non, vraiment : boucher est un vrai métier, très technique et ceux qui s’imaginent pouvoir faire sans eux sont sacrément mal embarqués.

En dehors du fait qu’il soit un super boucher de campagne, Michel est aussi un humain tout à fait sympathique. Son activité nomade lui permet de colporter les nouvelles, et en ces temps de pandémie où les activités sociales ont disparu, toute personne colportant les nouvelles est un rouage qui permet de maintenir encore un peu en vie le tissu social. C’est aussi quelqu’un de très respectueux de ses clients. Il est d’une ponctualité redoutable – on se demande, au village, s’il n’attend pas aux entrées de fermes pour arriver pile à l’heure, et si ça n’est pas ça, alors c’est qu’il a une sorte de pouvoir magique – et jamais il ne repartira de chez nous en laissant du bazar.

Ma salle à manger, hier.

Alors avec tout ça, qui est Monsieur le boucher de campagne ? L’un des rouages fondamentaux de la vie rurale. On m’objectera que tout le monde ne mange pas de viande et je rappellerai simplement que je parle ici de la vie rurale. Si on s’intègre à ce monde rural, on se fournira sûrement en cochon à la ferme (à moins que ça ne soit l’inverse), ce qui est impossible sans boucher. On pourra se débrouiller avec les volailles, mais si on élève des grosses bêtes et qu’on veut les respecter en ne saccageant pas la viande qu’elles nous fournissent, il est indispensable d’avoir le numéro de téléphone d’un boucher de campagne. A vrai dire, c’est tellement indispensable que j’ai bien veillé à m’attacher les éventuels services d’un second boucher de campagne par la plus vile des corruptions. Oui, je corromps souvent à coup de bouteilles de gnôle, je suis un être immoral.


Un chasseur, douze génisses et quelques champignons

o tempora, o mores

Comme on le fait chaque jour, je devais rendre visite aux génisses. C’est qu’elles sont sur une pâture éloignée de l’exploitation, il faut donc aller vérifier que l’abreuvoir est propre et qu’il se remplit bien, que la batterie de la clôture fonctionne, que tout le monde est en bonne santé et qu’il y a assez à manger. On reste toujours un petit moment au milieu des bêtes car il est bien sûr important qu’elles gardent un contact avec les humains : elles restent presque un an dehors avant de connaître le bâtiment, il ne faudrait pas qu’elles s’ensauvagent trop !

De loin, je remarque que les douze génisses entourent une silhouette qui me tourne le dos. Un homme vêtu d’une vieille capote militaire – qui a sans doute réellement un jour vu la guerre – et un pantalon de la même époque beaucoup trop grand pour lui. Il tenait, sous son bras gauche, un fusil de chasse cassé, et sous son bras droit, la tête de la génisse à qui il faisait un câlin. Les autres bêtes semblaient attendre leur tour, sauf la plus petite qui mangeait le bord de la capuche rejetée en arrière du monsieur.

Comme je m’approchai, la silhouette me fit face et me dit :

« Ben dites donc, elles ne sont pas sauvages, celles-ci ! Elles sont gentilles ! 

– C’est parce qu’on a un programme d’entraînement pour en faire des pots de colle ! »

J’avais face à moi un homme assez ridé pour être approximativement mérovingien mais assez vif pour être un vieillard magnifique , muni d’un fusil qu’il avait probablement hérité de son arrière grand-père. Il avait de petits yeux bleus très clairs, très doux et même rieurs.

Nous primes quelques minutes pour échanger, comme il convient de faire lorsqu’on croise un inconnu au milieu d’une pâture. Il m’expliqua qu’il se livrait à la chasse au lièvre, mais qu’il n’avait vu que des oiseaux, des chevreuils et des lapins – « c’est notre plaisir, de voir des animaux », dit-il dans un sourire – raison pour laquelle il était presque bredouille – presque car il retournait à sa voiture chercher son panier à champignons. Il avait vu des bolets dans un petit bois qu’il m’indiqua. Je lui fis remarquez que ça ne se donnait pas, un coin à champignons, ce à quoi il répondit que c’était des bêtises que tout ça, qu’il y en avait bien assez pour tout le monde.

Il tapota encore quelques joues et flancs de génisses avant de retourner à ses affaires, et moi aux miennes. Ça m’avait mise de bonne humeur de croiser un être si doux et gentil. Ça met toujours de bonne humeur de rencontrer des gens agréables.

Et puis, le soir, je jetais un œil au réseau social twitter où, après les énièmes propos abjects du patron officiel des chasseurs, chacun y allait de son vomi haineux à l’égard de l’ensemble des chasseurs.

Je me suis demandée si les gens du dedans des réseaux sociaux se rendent bien compte qu’il y a un vaste monde au-dehors, s’ils réalisent que dans la vraie vie, tout est toujours beaucoup plus complexe que le manichéisme de mauvais cinéma, que quelque soit le domaine, les pratiques sont comme les individus : nombreuses, multiples, et qu’on ne peut jamais avoir une approche intelligente d’un phénomène si on ne veut le considérer qu’au travers une minuscule lorgnette bordée de tous les biais imaginables.


Le bord du gouffre

C’est terrible de savoir que quelqu’un va craquer et d’être absolument impuissante à l’empêcher de quelque façon que ce soit. C’est ce que je vois tous les matins : mon patron ponctuel va craquer, c’est une évidence. C’est le cercle vicieux habituel : pour être plus rentable, il a fortement agrandi son troupeau. Pour pouvoir gérer ce grand troupeau, il a investi dans tout un tas de trucs et de machins. Loin d’alléger le boulot, il faut bosser plus pour rembourser les trucs et les machins. Mais le temps n’est pas extensible. Il est sans cesse en train de courir, il fait tout vite, n’a jamais le temps de poser quelques minutes pour boire un café, souffler ou papoter comme ça se fait dans les petits élevages. A la vitesse où il va avec le tracteur ou le Manitou, il va finir par avoir ou provoquer un accident. Mais même en galopant comme ça, il n’a quand même pas le temps. Alors il veut embaucher sur le long terme. Mais pour payer quelqu’un il faut faire entrer plus d’argent. Donc agrandir le troupeau. Mais s’il agrandit encore le troupeau, il faudra de nouveau investir dans des trucs et des machins.

Il est crevé. Il n’est pas vieux, mais il est tellement cerné, tellement usé que je suis incapable de deviner son âge.

C’est une personne très sympathique, pas le genre de patron à passer ses nerfs sur le salarié ni sur les vaches. Je l’entends pester contre lui-même et contre le temps qui file vite, trop vite. Il n’est pas du tout idiot, c’est juste qu’il a la tête dans le guidon, si bien qu’il n’a aucune possibilité de prendre un peu de recul. Alors il s’épuise, il s’use et de toute évidence, il court à en perdre haleine vers son point de rupture. Je le vois, mais je ne peux rien faire. Je peux juste faire mon boulot le mieux possible pour le soulager un chouïa, mais c’est loin d’être suffisant. Il est pris dans l’engrenage de ce monde où il faut être toujours plus gros, toujours plus rapide, jusqu’à ce que tout s’effondre. C’est comme ça dans les écoles, les hôpitaux, les élevages, les administrations, les boites privées : partout. Le monde court vers le burn-out généralisé.

Levez le pied, les gens. Vraiment. Ralentissez. Posez-vous un peu et prenez aussi le temps parfois de ne rien faire. Parce que ça n’est pas en craquant les uns après les autres qu’on maintiendra quoi que ce soit debout.


Une journée aux Terralies

Le plus étonnant, sur un salon agricole, c’est qu’on peut faire la différence à l’œil nu entre un éleveur de laitières et un éleveur de race à viande.

Pour commencer, il y a beaucoup de femmes côté laitières et fort peu côté viande. Mais au-delà, vraiment, les physiques et les comportements ne sont absolument pas les mêmes. Les éleveurs de races bouchères sont en moyenne beaucoup plus costauds – les éleveurs de laitières ne sont pourtant pas des nains ! Au milieu d’eux, j’ai presque l’air minuscule, limite chétive, alors que bon … Pas vraiment. Et puis les faciès sont très différents. C’est très difficile à verbaliser, pourtant, ça saute aux yeux. Et il y a un détail qui ne trompe pas : si les éleveurs de laitières déplacent leurs bêtes avec un simple licol, ceux qui ont des races à viande ne lâchent jamais leur bâton. Mais ne portez pas de jugement trop hâtif. Les laitières sont des grosses bêtes, mais elles n’ont rien de comparable avec leurs cousines bouchères. Les races à viande sont des races à gros culs, tout en muscles, vives et pas toujours commodes. Quant aux taureaux, autant je n’ai aucune hésitation à faire des câlins à Maestro, Prim’Holstein de son état, autant je n’oserai jamais approcher un taureau blond d’Aquitaine, Charolais ou Limousin. C’est qu’il faut voir la largeur des pattes et des sabots d’un Charolais ! On dirait une patte de cheval de trait ! C’est énorme !
Alors forcément, quand il s’agit de déplacer un animal au milieu d’une foule pas toujours très au fait des comportements bovins, on voit beaucoup de jeunes femmes s’occuper des laitières, mais seulement des gros costauds le faire avec les bouchères. Et quand un taureau arrive, je vous prie de croire que tout le monde s’écarte respectueusement.

Ces deux types d’éleveurs ont pourtant un point commun évident : allez leur poser des questions sur leurs bêtes et leurs élevages, et vous voilà embarqués pour un long temps d’explications. J’ai ainsi croisé un éleveur de Charolaises tout occupé à brosser une de ses bêtes qui venait de remporter un prix. Il était si fier de sa gagnante qu’il en chialait presque.

Sur le ring – c’est ainsi qu’on nomme l’espèce d’arène où se tiennent les concours – quand une bête est annoncée gagnante, l’éleveur ou l’éleveuse se jette à son cou et lui embrasse le mufle. Il faut dire que le travail en amont est énorme, pour préparer ces animaux. Il faut leur apprendre à marcher à la longe, dans le bruit et la foule, et ça ne se fait pas en quelques heures. Il faut les préparer, les doucher, les brosser, bref, être en contact étroit avec eux pendant des heures, des jours, des mois. C’est fatigant pour tout le monde, et il n’est pas rare de croiser un éleveur endormi contre l’une de ses bêtes. Mais surtout, il y a des années de sélection génétique, souvent réalisée au fil du temps par plusieurs générations d’éleveurs. J’ai ainsi croisé un éleveur de Normandes dont plusieurs bêtes venaient d’être primées qui était certes fier mais aussi humble, conscient qu’il était de récolter les fruits du travail de son père et de son grand-père avant lui.

Voilà plusieurs années que je vais à ce salon départemental, et je me rends compte que mon regard sur ces concours a énormément changé depuis la première fois. Entre temps, j’ai commencé à travailler en élevage. Avant ça, je ne voyais pas beaucoup l’intérêt de ces concours, et surtout, j’étais incapable de me représenter le travail que ça nécessitait. Maintenant que je suis en mesure de comprendre ce à quoi j’assiste, je me prends au jeu. Et m’y rendre avec le patron rend forcément la chose plus intéressante encore : je peux poser toutes les questions imaginables et obtenir une réponse immédiate. Je peux lire les fiches de présentation de chaque bête et les comprendre : forcément, ça rend la visite plus passionnante.

Je reste persuadée qu’il est plus intéressant pour un profane de visiter un élevage qu’un salon. Néanmoins, les salons sont plus facilement accessibles aux urbains. S’il s’en tient un près de chez vous, n’hésitez pas à vous y rendre, et une fois sur place, hésitez encore moins à vous faire expliquer tout ce que vous ne comprenez pas. Les éleveurs sont aussi là pour ça. Ils ne sont jamais avares de pédagogie. Mais le plus intéressant restera de voir briller leur regard quand ils parlent de leurs bêtes.


La Mort du Vazir-Moukhtar de Iouri Tynianov

La Mort du Vazir-Moukhtar, pour un amateur de littérature en général et de romans historiques en particulier, c’est un peu comme se retrouver enfermé dans la meilleure pâtisserie de la ville pour un gourmand invétéré : on s’approche de très près du bonheur.

Ce roman se base sur des faits historiques avérés. Nous sommes à la fin des années vingt du XIXe siècle. L’Iran et la Russie viennent de terminer une guerre, gagnée par la Russie. Et le Vazir-Moukhtar, c’est Alexandre Griboïedov, ambassadeur et dramaturge envoyé par la Russie pour récupérer non seulement le tribut dû par l’Iran, mais aussi pour ramener au pays tous les soldats qui ont fait défection pour s’installer en Perse. Et c’est parti pour sept cents pages denses de réflexions personnelles, de géopolitique, d’histoire, de religion, de littérature – on croise même Pouchkine dans les salons et théâtres – , de descriptions de vie quotidienne, y compris du servage, de regard sans concession sur les gradés de l’armée, de beaucoup de lâcheté pour bien peu de courage. On traverse la Russie à dos de cheval, puis on découvre l’Iran, où l’on prendra grand soin de démonter point par point les fantasmes sur les harems du Shah. On ira jusqu’à se retrouver face aux intégristes religieux de l’époque, qui n’ont pas beaucoup changés depuis.

Non seulement c’est littérairement absolument parfait, mais encore, on apprend énormément de choses sur l’histoire des deux pays concernés. Pour chaque chapitre lu, on se couche moins bête. On regarde ce monde à travers le regard de Griboïedov, l’homme dont on nous annonce le destin tragique dès le titre, poète désabusé et un rien cynique. La Mort du Vazir-Moukhtar est à ranger sur l’étagère réservée aux chef-d’œuvres, à lire et à relire.