Archives de Tag: cynisme

Les Âmes Mortes : attention, humour russe.

Les Âmes Mortes est tout à la fois le roman russe le plus réjouissant et le plus frustrant que j’ai pu lire. Réjouissant, j’y reviendrai plus loin, mais pour ce qui est de la frustration, jugez plutôt : alors que Nicolas Gogol avait déjà publié la première partie de son roman, il mit des années à écrire la suite. Il en fit plusieurs, aucune ne le satisfaisait vraiment, et à la fin de sa vie, il les jeta au feu ! C’est ainsi que Les Âmes Mortes est pire qu’un roman inachevé : c’est un roman détruit. Si la première partie est entière, il ne reste pour la suite que des fragments. Il y a donc plein de trous et pas de fin. Et pourtant, ça reste une œuvre à découvrir.

Si on pense « roman russe », l’humour n’est sans doute pas la première chose qui nous viendra à l’esprit. Certes, Tolstoï sème de-ci de-là des traits cyniques particulièrement goûtus, mais comme comique, il ne valait pas grand-chose. C’est très différent avec Gogol. Voilà l’histoire : Tchitchikov est l’anti-héros du récit. Escroc sans envergure, il lui vient une idée particulièrement tordue : il décide de racheter à peu de frais les âmes mortes aux propriétaires terriens. Il nous faut un peu de contexte pour comprendre la chose. Nous sommes alors dans la première partie du XIXe siècle. Le servage n’est pas encore aboli, et les propriétaires terriens possèdent aussi les travailleurs. Or, le système très administratif de la Russie tsariste impose une taxe par tête. Le montant de la taxe est recalculé à chaque recensement, si bien que quand un paysan ou un artisan meurt, la taxe reste due jusqu’au recensement suivant. Et comme les serfs peuvent être mis en gage pour obtenir un crédit à bas taux, Tchitchikov flaire la bonne affaire : en rachetant les âmes mortes, il pourra aisément monter une arnaque au crédit. Voilà donc notre anti-héros arpentant la campagne russe à la rencontre des propriétaires terriens et leur proposant, en toute amitié, de les débarrasser de leurs coûteuses âmes mortes. Voilà surtout le prétexte idéal pour décrire la Russie et ses notables, leurs abus, leur futilité, leur malhonnêteté. Et c’est évidemment là que ça devient réjouissant : les âmes mortes ne sont peut-être pas celles qu’achètent Tchitchikov.

Outre les descriptions drôlatiques de nobles et hauts-fonctionnaires particulièrement écœurants, c’est aussi l’occasion de découvrir la Russie tsariste et ses travers et, avec le recul, de tout ce qui n’a pas changé depuis. Ainsi, si on pourrait facilement croire que la corruption endémique et l’arbitraire de la justice datent de l’ère Poutine ou de l’ère soviétique, Gogol ne nous laissera aucun doute sur leur existence multiséculaire. Mais tous les défauts du pays n’en laissent pas moins transparaître l’amour de Gogol pour la Russie, même s’il est à noter qu’il est né dans l’actuelle Ukraine.

Alors certes, c’est frustrant de commencer un roman en sachant qu’il n’a pas de fin. Mais la première partie se suffisant à elle-même, ça n’est pas non plus insurmontable. En outre, Nicolas Gogol est considéré comme le père de la littérature russe. Si son maître et ami Pouchkine fixa en quelque sorte la langue, c’est bien Gogol qui fut le premier vrai romancier de langue russe. Les Âmes Mortes est tout à la fois une satire, un bon roman et un document historique. Pas si mal pour une œuvre inachevée.


Le Guide de survie de Bernard Arnaud

J’en ai quelques-uns dans ma collection, des guides de survie. Mon préféré date des années 80 et a été écrit par ancien gars des forces spéciales britanniques. Non, pas celui de la télé. C’est rigolo à lire.
Au sommaire, on trouve les différents terrains auxquels on peut être confronté : régions polaires, montagnes, littoraux, îles, déserts et régions tropicales. J’ai bien cherché, je n’ai trouvé ni métro, ni RER, ni périphérique. Heureusement que le Parisien publie une mise à jour !
Il y a un chapitre pour se nourrir. On y parle calories, mais aussi plantes comestibles et toxiques, champignons, algues, pêche, chasse, pièges et braconnages. J’espère que le Parisien a bien pensé à mettre des dessins pour expliquer comment poser un collet et surtout où le poser, parce que ça n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et les pauvres usagers du métro pourraient mourir de faim bien avant d’avoir réussi à choper leur premier rat !

Je pense que le chapitre « se déplacer » intéressera beaucoup les Parisiens, voici donc les conseils de M. Wiseman (sans déconner, c’est vraiment son nom, c’est dire s’il est de bon conseil !) : « Une reconnaissance prudente peut s’avérer nécessaire pour choisir l’itinéraire le plus sûr qui n’est pas forcément le plus évident ni le plus rapide. Les groupes doivent être organisés en fonction des moins valides. Les cours d’eau constituent souvent les routes les plus faciles pour progresser vers la sécurité s’ils semblent navigables et si vous êtes capable de construire un radeau. » Donc voilà : pas la peine d’acheter le journal de Bernard Arnaud : la Seine ne passe pas loin de la Défense : allez-y en radeau, conseil de pro !

J’ai bien regardé le chapitre sur les catastrophes. On y trouve : sécheresse, incendie, gaz et produits chimiques, inondations, avalanches, ouragans, tornades, foudre, tremblement de terre, volcans, radiations et explosion nucléaire. Preuve que cet ouvrage est fort incomplet : aucun chapitre sur les grèves, ça n’est vraiment pas sérieux !

Néanmoins, comme le précise l’auteur : « vous pouvez vous retrouver isolé n’importe où dans le monde, des glaces de l’Arctique aux déserts, de la forêt tropicale à l’océan » (et dans Paris un jour de grève, donc). « Chaque situation implique la mise en œuvre de techniques de survie spécifiques. (…) Le lecteur demeure seul juge de l’application des méthodes indiquées dans ce livre. L’apprentissage des techniques peut être en contradiction avec la législation en vigueur. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un manuel de survie et que les risques à prendre n’ont rien de commun avec ceux qui résultent d’une situation normale. »

Le Parisien ne vous le dira certainement pas, mais face à une situation aussi dramatique qu’une grève, ne perdez pas de vue que maintes fois dans l’histoire des gens ont pu survivre en pratiquant l’anthropophagie. Il faut ce qu’il faut pour survivre.


Chroniques du Monde Normal (saison 2)

Voilà quelques années que nous n’avions plus visité le Monde Normal mais pris de curiosité – ou de nostalgie – nos courageux observateurs y sont retournés ! Le Monde Normal a visiblement changé très vite, et toutes les petites choses qui nous dépassaient déjà se sont multipliées.

Nous allons donc, ces prochains mois, remettre à jour notre Guide du Monde Normal à l’usage de celles et ceux qui souhaiteraient s’y rendre. Néanmoins, si vous souhaitiez y aller avant la parution de ce Guide, nous vous appelons à la plus grande prudence. Nos observateurs sont revenus entiers mais épuisés et leurs récits encore un peu décousus ont fait frémir la rédaction. Le Monde Normal semble être traversé d’un grand nombre de flux contradictoires engendrant une certaine véhémence chez ses habitants. Évitez donc les voyages mal préparés en ces lieux.


Blitzkrieg et police nationale

D’un côté, nous avons une candidate au parlement européen qui parle de « blitzkrieg » pour désigner sa campagne. Pour rappel, le blitzkrieg, c’est environ 66 000 morts et 133 700 blessés en Pologne, 1 500 morts en Norvège, 2 890 morts et 6 889 blessés au Pays Bas, 7 500 morts et 15 850 blessés en Belgique, 3 500 morts et 13 600 blessés Britanniques, 58 829 morts et 123 000 blessés Français. Une paille. Oh, bien sûr, elle a ajouté le terme « positif » derrière. J’en déduis que si on parle de faire une « Shoah joyeuse », ça ne pose pas de souci, l’adjectif compense, non ? Après tout, si Nathalie Loiseau ignorait avoir intégré de plein gré un groupuscule d’extrême-droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle méconnaisse le sens de certains mots.

De l’autre, nous avons un ministre de la police qui ré-écrit l’histoire. Castaner nous parle de l’infime poignée de flics qui ont pris le Maquis. Il oublie la prestation de serment au Palais de Chaillot, Drancy et le Vel d’hiv, René Bousquet et le riant Joseph Darnand. Il oublie la chasse aux Résistants, aux communistes, les mineurs fusillés, l’arrestation des jeunes gens qui refusaient le STO. En fait, il oublie carrément que l’appellation même de « Police Française » date du régime de Vichy. Que la création des CRS date de la même époque, même s’ils s’appelaient alors autrement. On oublie tout, on ré-écrit l’histoire pour ne surtout pas avoir à la questionner. On fait de quelques exceptions la norme. La France n’a jamais fait aucun travail de mémoire sur la façon dont les choses ses sont passées pendant la guerre. On oublie volontiers que ce sont les élus nationaux qui ont donné le pouvoir à Pétain. L’ignorance, c’est la force.

C’est ainsi qu’on se retrouve avec une caste dirigeante au mieux sans mémoire, au pire d’un cynisme abject. Quoi qu’en réalité, je doute qu’il s’agisse d’un problème de mémoire. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un problème de valeurs. Tout se vaut. Un tweet vaut un programme. Un discours a valeur d’acte. Un mensonge est égal à une erreur de vocabulaire. Et ainsi tout passe. Ça amuse les réseaux sociaux, au mieux ça engendre une vague et ponctuelle indignation, et le lendemain, ils peuvent recommencer. Qu’entendrons-nous demain ?


L’éternel mari de Fiodor Dostoïevski

L’éternel mari n’est pas forcément une œuvre majeure de Dostoïevski, mais ça n’en est pas moins d’une lecture agréable et riche. Il y a là quelque chose du Vaudeville : un mari naïf et trompé et un amant plus ou moins repentant se croisent après le décès de la femme adultère, tout est en place pour une tragi-comédie. Mais Dostoïevski est avant tout un maître de la psychologie des personnages, et c’est tout l’intérêt de ce court roman. Il y a tant de dialogue qu’on a parfois l’impression de lire une pièce de théâtre plus qu’un roman.

Les protagonistes ne sont pas lisses et encore moins caricaturaux. Il n’y a jamais rien de bien manichéen chez cet auteur, si ce n’est que les victimes sont innocentes. Les protagonistes sont surtout le support à une certaine satyre des conventions sociales. On ne salue pas un homme de la bonne société qui n’est pas tiré à quatre épingles, on méprise un homme trop dépendant de sa femme et la valeur de quelqu’un se mesure avant tout à son patrimoine.

En outre, on y apprend beaucoup sur les mœurs de la Russie pré-révolutionnaire, et ne serait-ce que pour cela, c’est une lecture d’un grand intérêt.

C’est clair et concis, facile à lire et pas moins addictif que Crime et Châtiment. S’il s’agit de découvrir la plume de Dostoïevski, je conseillerais d’ailleurs plutôt la lecture de Crime et Châtiment, mais Le mari idéal a une longueur adéquate pour un voyage en train de quelques heures.


Prise de conscience

Hier, dans la télé, au sujet de la marche pour le climat, une « journaliste » abattait sa carte « prise de conscience ». J’ai beaucoup ri.

Depuis que je suis gamine, j’entends parler de « prise de conscience ». Après Tchernobyl, on étalait de la « prise de conscience » partout. Je me souviens très bien de documentaires sur l’Amazonie qui comptaient la disparition de la forêt en surface de stades de football après lesquels ça déblatérait de la « prise de conscience ». Je me souviens du bordel de Seattle en 1999, cette grande « prise de conscience » altermondialiste. Je me souviens de la « prise de conscience » « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Chirac en 2002. Je me souviens de la « prise de conscience » du sommet de Copenhague de 2009 après lequel on allait voir ce qu’on allait voir. Et il a encore fallu subir la « prise de conscience » de la sauterie de Paris, il n’y a pas si longtemps.
Et encore ce ne sont là que les « prises de conscience » qui me viennent sans trop y penser, il y en a eu bien d’autres.

J’avais à peine 9 ans quand j’ai pris conscience du monde dans lequel j’allais devoir vivre. Un monde pollué, irrespirable, radioactif, sans couche d’ozone – la seule chose qu’on a su changer parce que ça ne coûtait pas trop aux industriels. Un monde avec un enjeu énorme : la sauvegarde de la vie sur terre. Je n’ai absolument pas grandi chez les écolos, c’est juste que Tchernobyl venait de sauter. J’en avais tellement pris conscience que j’ai construit toute ma vie en fonction du poids de pollution que pèse mon existence, sans manquer d’essuyer les quolibets que réservent aux illuminés ceux qui ne manquent pas de disserter sur la « prise de conscience ».

Et depuis ? Depuis plus de trente ans, on continue à étaler du béton et du bitume partout. Le nombre de bagnoles a quasiment doublé. Les gens se sont mis à prendre l’avion plus souvent que je ne prends le bus. Ils passaient le week-end au Touquet, voilà qu’ils le passent à Marrakech, ils passaient l’été à Cannes, voilà qu’ils vont à Taipei. Tout est devenu plastique, on s’est même mis à faire pousser du maïs et des patates pour faire des nouvelles sortes de plastique. « Vert », nous dit-on. Les fringues sont devenues jetables. En fait, tout est devenu jetable, même les maisons. Les lignes de train et les gares se sont raréfiées. Les énergies renouvelables sont à la traîne. La démographie galope. Le développement des nouvelles technologies nous a fait balancer toujours plus de carbone pour nous attaquer aux terres rares, et tout ça pour fabriquer des trucs et des bidules pas du tout recyclables.
Mais tout va bien, me dit-on : la « prise de conscience » est là. Pour preuve : j’entends les puissants tartiner de la « prise de conscience » qui ne coûte rien à ahaner.


Metro 2035 de Dmitri Glukhovsky

Voici un roman qui est à peu près l’exact opposé de ceux que je lis d’habitude. Si j’ai tendance à me tourner vers des ouvrages peu causants, contemplatifs, avec peu d’action, Metro 2035 est essentiellement composé de dialogues, tout y va très vite, et l’action y est digne d’un blockbuster américain très musclé : ça ne s’arrête jamais. Mais il reste un point commun avec mes lectures habituelles : nous sommes loin de la vacuité. Peu importe la forme tant que l’auteur a quelque chose à dire.

Metro 2035 est un récit post-apocalyptique. Moscou a été rendue invivable par des bombes nucléaires, et ce qu’il reste d’habitants s’est réfugié dans le métro et y a reconstruit une société. Et comme dans n’importe quelle société, différentes idéologies s’y affrontent. On y croise donc des néo-nazis, des néo-communistes, des ultra-libéraux et une petite communauté indépendante. Il y a évidemment des factions armées, d’ailleurs, la monnaie en circulation dans le métro, ce sont les munitions pour kalachnikov. Et au milieu de tout ça, un individu est en quête de rien de moins que la vérité.

Le récit plein d’aventures en tant que tel est donc très rythmé sans être particulièrement original. C’est ce qu’il y a plus profondément qui est intéressant, la grande question sur la vérité : est-ce que le peuple, lui, veut la vérité ? N’allez pas croire que Dmitri Glukhovsky ne pose la question que pour le peuple russe, c’est bien une question universelle. Sinon, ce roman n’aurait qu’un intérêt limité et ça n’est pas le cas. Et tout l’intérêt de son roman, c’est qu’il rend accessible des questionnements entre autres politiques complexes par une forme accessible à tous. Les amateurs du genre post-apo en auront pour leur compte, autant que ceux qui préfèrent les questions de fond.

Notez que Metro 2035 est le troisième opus d’une trilogie dont je n’ai pas lu les précédents, et ça n’est en rien gênant pour la compréhension de celui-ci.


Il était une fois le Royaume de Frounch (Légende du XXIe siècle)

Le Royaume de Frounch était petit comme une grenouille, mais son bon roi n’avait de cesse de parcourir le monde pour en vanter la grandeur. C’était une vieille tradition frounchienne : il n’avait gagné que les guerres menées contre des populations désarmées, perdu toutes les autres quand il n’était pas aidé de ses voisins, mais le Royaume de Frounch se percevait lui-même tel un magnifique bœuf de trait bien nourri. Les autres contrées n’en prenaient pas ombrage : elles laissaient le bon roi vitupérer en agitant les bras tout en riant sous cape : après tout, les occasions de s’amuser ne sont pas si nombreuses en ce bas monde. En fait, si le Royaume de Frounch s’imaginait puissant, c’est surtout qu’il était un des rares à posséder une arme monstrueuse capable de détruire l’ensemble de la planète, et c’était son seul point réel de grandeur, si l’on veut bien admettre que la grandeur réside dans la capacité à détruire.

Si le bon roi du Royaume de Frounch parcourait ainsi le monde, c’est que son pays n’avait plus assez d’exploiteurs pour abuser de tous ses travailleurs. Et c’était vital d’en trouver de nouveaux, car les Frounchiens plaçaient leur dignité dans le fait d’être exploités. Un Frounchien sans exploiteur n’était rien. Le bon roi le savait bien, il tentait donc de convaincre chaque prébendier de venir œuvrer au Royaume de Frounch. Et pour ce faire, il mit en place tout ce qu’il fallait pour que chaque Frounchien puisse être exploité donc digne sans que cela ne coûte un écu aux importateurs de chaînes. Il déplaça chaque taxe sur les Frounchiens eux-mêmes, il supprima toutes les règles régissant la longueur et le poids des chaînes et il mena une chasse efficace à tous les indignes Frounchiens qui refusaient de les porter. D’ailleurs, il fut bien aidé en cela par les Frounchiens enchaînés eux-mêmes qui n’hésitaient pas à dénoncer leurs indignes compatriotes qui survivaient comme ils pouvaient loin des exploiteurs : c’était une autre longue et belle tradition nationale, le Frounchien était l’un des meilleurs délateurs de la planète.

Les efforts du bon roi commençaient à payer. Quelques grosses compagnies ouvraient ça et là des hangars où enchaîner la population qui s’en réjouissait. Comme on construisait en même temps des prisons destinées aux plus indignes et à ceux qui n’étaient rien, il n’y avait guère de contestation, et tout aurait pu aller pour le mieux au Royaume de Frounch, jusqu’à ce que la belle routine bien huilée vint à être perturbée par un événement que le pays ne pouvait surmonter : l’hiver arriva. Pire encore : il neigea. La capitale du royaume de Frounch traversa une crise insurpassable : il tomba quelques centimètres de poudreuse. Ce fut une catastrophe.

La télévision montra des images insoutenables : au moins deux centimètres de neige recouvraient les aéroports. Quelques flocons bloquèrent entièrement les routes. Vite, les automobilistes coincés là virent leurs batteries de téléphone se vider, et on assista au spectacle affligeant de hordes d’individus tournant en rond, ne sachant plus où ils étaient, ce qu’ils devaient faire et même pour certains qui ils étaient. Quand la température chuta, comme cela arrive souvent l’hiver, sous la barre des – 5°C, les rails de chemin de fer commencèrent à se briser. En quelques heures, le pays s’immobilisa et à certains endroits ce fut même le chaos.

Quand les exploiteurs internationaux s’aperçurent qu’ils risquaient, au Royaume de Frounch, de ne plus pouvoir faire circuler pour les vendre les objets inutiles et bizarres qu’ils faisaient fabriquer aux dignes enchaînés, ils trouvèrent quelques prétextes polis pour aller s’installer ailleurs, pour le plus grand désespoir des survivants qui avaient tournés en rond. Dans tous les pays habitués aux hivers rigoureux, on passa longtemps en boucles les images de la télévision frounchienne qui obtinrent même des prix internationaux pour les immenses fous rires qu’elles provoquèrent. L’empereur d’un de ces pays, qui avait un temps envisagé d’envahir le Royaume de Frounch, finit par se dire qu’il serait extrêmement facile de le faire pour peu qu’il tombe quelques flocons, mais qu’il ne gagnerait pas grand-chose à se retrouver maître d’une population si fragile : même si les Frounchiens n’en surent jamais rien, ce fut là la meilleure chose qu’entraîna cet hiver calamiteux.

Depuis, nombre de pays ont grand plaisir à recevoir le bon roi du Royaume de Frounch : s’ils lui déroulent le tapis rouge, c’est parce qu’ils savent bien que ses éructations vantant la grandeur de son pays provoquent systématiquement un surcroît de bonne humeur dans les populations de leurs propres royaumes, et que c’est excellent pour la cote de popularité.


Voleurs de leur propre liberté de Vidosav Stefanovic

Dans 99 % des cas, je choisis mes livres en fonction de critères mouvants : je connais déjà l’auteur, j’ai envie de découvrir la littérature d’un pays en particulier, le thème du livre m’intéresse. Le 1% restant est constitué de livres que je trouve par hasard, et c’est le cas de Voleur de leur propre liberté. Je ne connaissais pas Vidosav Stefanovic, je ne me suis jamais particulièrement intéressée à la Serbie, et quelques mois d’histoire d’une télévision locale dans une ville serbe – Kragujevac – dont je n’avais jamais entendu parler n’est pas forcément le genre de choses auxquelles je m’intéresse. Mais parfois, on se dit « bah ! Pourquoi pas ! » Et paf, une baffe.

Car si l’auteur nous raconte en effet son histoire de tentative de création d’une télévision locale libre sous Milosevic, la réalité est plutôt qu’il tend un miroir à la lâcheté de chacun de nous quand il est question de notre liberté. C’est que Vidosav Stevanovic maîtrise bien le sujet. Poursuivi, persécuté, calomnié, jugé et exilé à cause de ses écrits, c’est tout à fait par hasard qu’il s’est trouvé un jour de l’hiver 1996 dans sa ville natale alors que la population manifestait contre la censure de Milosevic et qu’on lui confie la reprise en main de la télévision locale. Et comme il a l’air d’être une sacrée tête de nœud, il ne fait aucun compromis : pas de censure, pas de revanchisme, pas de collusion avec les politiciens, pas de langue de bois. La liberté et la vérité, rien d’autre. Forcément, ça s’est très mal passé pour lui. L’expérience a duré six mois, six mois durant lesquels il a écrit ce livre qui est son journal.

La baffe ne vient pas tant de toutes celles qu’il a du encaisser pendant cette période, mais du fait qu’en nous décrivant le peu d’exigences du peuple Serbe en matière de liberté et de vérité, il nous montre en réalité un problème universel. Nous nous résignons tous, même au pire. Face au recul des libertés, à la corruption, aux crises économiques, à la perte voire à la disparition de la vérité dans les médias, nous nous résignons. Et pire encore, une fois résignés, nous acceptons la création de boucs émissaires et nous participons activement à la déliquescence de nos sociétés par notre mépris, nos calomnies, notre inaction, notre repli sur nous-mêmes. Nous acceptons le plus passivement du monde la mutation de nos médias en spectacles juste bons à vider les cerveaux. Nous apprenons à nous débrouiller face au manque d’argent plutôt que de nous révolter de la gestion qui en est faite par les politiciens. Nous sommes, tous, les voleurs de notre propre liberté.

Stefanovic nous décrit un peuple Serbe résigné et méprisable, putride, même, dans son nationalisme. On commence par le trouver bien dur, et si l’on n’est pas trop intellectuellement malhonnête avec nous-mêmes, on finit par se reconnaître sur bien des points, par comprendre que le problème vient bien plus du peuple que des Serbes.

Ce journal a presque vingt ans, mais aujourd’hui, c’est chez nous, en Europe de l’ouest, qu’il est plus qu’urgent de le découvrir : il y a des baffes salutaires.

Maintenant que c’est fait, M. Stefanovic va rejoindre la liste des auteurs dont je ne choisis pas les romans par hasard.


La Mort du Vazir-Moukhtar de Iouri Tynianov

La Mort du Vazir-Moukhtar, pour un amateur de littérature en général et de romans historiques en particulier, c’est un peu comme se retrouver enfermé dans la meilleure pâtisserie de la ville pour un gourmand invétéré : on s’approche de très près du bonheur.

Ce roman se base sur des faits historiques avérés. Nous sommes à la fin des années vingt du XIXe siècle. L’Iran et la Russie viennent de terminer une guerre, gagnée par la Russie. Et le Vazir-Moukhtar, c’est Alexandre Griboïedov, ambassadeur et dramaturge envoyé par la Russie pour récupérer non seulement le tribut dû par l’Iran, mais aussi pour ramener au pays tous les soldats qui ont fait défection pour s’installer en Perse. Et c’est parti pour sept cents pages denses de réflexions personnelles, de géopolitique, d’histoire, de religion, de littérature – on croise même Pouchkine dans les salons et théâtres – , de descriptions de vie quotidienne, y compris du servage, de regard sans concession sur les gradés de l’armée, de beaucoup de lâcheté pour bien peu de courage. On traverse la Russie à dos de cheval, puis on découvre l’Iran, où l’on prendra grand soin de démonter point par point les fantasmes sur les harems du Shah. On ira jusqu’à se retrouver face aux intégristes religieux de l’époque, qui n’ont pas beaucoup changés depuis.

Non seulement c’est littérairement absolument parfait, mais encore, on apprend énormément de choses sur l’histoire des deux pays concernés. Pour chaque chapitre lu, on se couche moins bête. On regarde ce monde à travers le regard de Griboïedov, l’homme dont on nous annonce le destin tragique dès le titre, poète désabusé et un rien cynique. La Mort du Vazir-Moukhtar est à ranger sur l’étagère réservée aux chef-d’œuvres, à lire et à relire.