Il n’y a pas si longtemps, Manuel Valls, jamais à une ignominie près, proférait qu’on ne doit pas expliquer la radicalisation dans les banlieues. Il faut la punir, mais chercher à comprendre – ne serait-ce que pour endiguer le phénomène – non, non, et non. Et bien sûr, nous avons été nombreux à pourfendre la stupidité de son propos. Et c’était salutaire de voir tant de réactions d’universitaires, mais aussi d’amateurs éclairés d’histoire, de sociologie ou de psychologie sociale. Car n’en déplaise à Valls, ou à n’importe quel charismatique abruti de tous les gouvernements successifs : comprendre, expliquer, ça n’est pas excuser, mais c’est le premier pas indispensable si on veut espérer un jour dépasser les nombreux problèmes auxquels les banlieues françaises sont confrontées de longue date, problèmes qui ne sont pas apparus ex nihilo mais bien dans un contexte historique et sociologique qui est bien connu puisque les banlieues ont été étudiées sous toutes les coutures par nombre de sociologues (entre autres).
Personne n’ignore que la France n’a rien d’égalitaire, et chacun sait, s’il connaît un peu le pays et n’est pas de mauvaise foi, que les problèmes diffèrent d’un territoire à un autre. Les banlieues font face à une concentration de pauvreté, à une raréfaction des services publics, terreau toujours propice à l’apparition d’extrémismes. Si on y ajoute le fait qu’on a concentré là des pauvres « issus de la diversité » selon l’appellation moderne, on ne peut pas s’étonner que l’extrémisme y prend souvent une forme religieuse. Les droites extrêmes peuvent s’énerver et brailler autant qu’elles veulent, ça ne change rien au fait que ce problème est d’ordre sociologique et ne peut se régler dans la durée que si on commence par accepter de l’entendre.
Mais d’autres territoires en France rencontrent des problèmes analogues, avec d’autres nuances. Prenons au (presque) hasard la commune de Flixecourt en Picardie, par exemple. C’est typiquement le genre de petite ville – ou gros village – qui est peu étudiée et qui intéresse beaucoup moins de gens que les banlieues. Peut-être parce que c’est trop petit, peut-être parce que c’est trop loin des grandes villes, peut-être parce que c’est trop blanc : je ne saurais dire, ce dont je suis sûre c’est que tout le monde se cogne des problèmes des petites communes où la misère ne se concentre pourtant pas moins. Flixecourt n’est pas vraiment une commune rurale au sens où l’agriculture n’est pas au cœur de l’activité économique, en fait il n’y a pas d’agriculteurs à Flixecourt. Car de l’activité économique, il n’y en a plus vraiment. Quoi qu’il ne s’agisse pas non plus d’une zone urbaine densément peuplée, Flixecourt fut une commune qui vivait de l’industrie textile. C’était donc une ville ouvrière, jusqu’à ce que les industries s’en aillent, laissant les gens sur le carreau. L’INSEE nous dit que 35 % de la population est dans la catégorie des ouvriers contre 4,5 % de cadres et professions intellectuelles supérieurs (ne m’engueulez pas pour les terminologie, c’est l’Insee qui décide, pas moi). Si on regarde au niveau national, les ouvriers représentent 20 % et les cadres 18 % de la population active. Je ne vais pas vous assommer de chiffres, vous les trouverez aisément sur les statistiques nationales. Mais vous pouvez facilement comprendre qu’entre 4,5 % et 18 %, il y a comme une sorte de gros écart. Regardons encore tout de même les chiffres du chômage : 11 % au national, presque 17 % à Flixecourt. Quant au taux de chômage des jeunes, il y est de 40 % contre 20 % au national et 45 % dans les banlieues. Bref, sur les tableaux, on voit bien que ça n’est pas la fête et que Flixecourt est plus proche d’une banlieue que du reste du territoire.
Mais il y a des choses qu’on ne voit pas sur les tableaux. Il faut aller voir, ou écouter les gens qui y vivent ou qui y travaillent pour mieux cerner l’ambiance. Car Flixecourt est comme beaucoup de petites villes post-industrielles paumées au milieu de nulle part : tous les problèmes s’y accumulent. Illettrisme, explosion des grossesses précoces – et j’entends pas précoces « avant même l’entrée au lycée » – avenir bouché, jeunesse occupée à faire des tours de pâtés de maison en mobylette sans autre perspective. C’est une ville qui n’a pas connu beaucoup d’immigration, ce qui n’aide jamais à s’ouvrir à l’autre. C’est une ville de misères, sociale, culturelle, affective, sexuelle : une misère engendrant souvent toutes les autres. C’est un drame sociologique où le FN cartonne forcément, presque 60 % au second tour de la présidentielle.
Alors à Flixecourt, quand les gilets jaunes découvrent des migrants dans un camion lors d’un blocage, non seulement ils appellent la police mais en plus ils sont fiers et contents. Bien sûr, moi aussi, ma première réaction, c’est de me dire que c’est dégueulasse et que c’est vraiment une bande de salopards. Jusqu’à ce que je me souvienne que le hasard a fait que j’ai entendu maintes fois parler de cette bourgade et que je n’en ignore pas les grandes lignes de son histoire et de sa sociologie. Non que je pardonne, mais je comprends parce que je peux expliquer : là où il y a de la misère, les pauvres se tapent dessus entre eux car tout les incite à procéder de la sorte sans qu’ils aient la culture nécessaire pour se détacher de ça. Il serait plus judicieux de s’en prendre à quelques gros actionnaires et à quelques politiciens, mais ils sont loin, intouchables, ils sont une abstraction, alors on s’en prend aux migrants de passage. En banlieue on s’en prendra aux femmes, à la bagnole d’un autre pauvre, là on s’en prend aux migrants. C’est complètement con dans les deux cas, mais ça s’explique très facilement.
Pourtant, les amateurs éclairés de sociologie, d’histoire et de psychologie sociale se refusent à appliquer leurs grilles de lecture des banlieues à ces petites communes oubliées de tous, explications réservées au banlieues et ça, je ne peux pas le comprendre. L’anti-racisme est fondamental. Mais quand il veut oublier qu’il y a aussi des blancs qui en chient sévèrement au point de réagir connement, là, ça n’est plus entendable.
J’aimerais tout de même qu’on m’explique une chose : quelle différence fondamentale y a-t-il entre des pauvres qui dénoncent des migrants et des bourgeois – je ne m’exclue pas de la catégorie des bourgeois, même si pour l’Insee je suis pire que pauvre, j’ai un capital culturel qui par chance m’a permis de m’extraire d’un milieu où le racisme est quasiment la norme – qui cognent sur des pauvres parce qu’ils n’ont pas ce qu’il faut de bagage pour se tourner vers autre chose que les droites extrêmes ? Comment peut-on accepter d’expliquer et de comprendre certains phénomènes graves comme la radicalisation dans les banlieues tout en refusant d’expliquer et de comprendre le phénomène tout aussi grave de la radicalisation dans les bourgades oubliées ?
Si je veux des coupables, car il y a des coupables, je lève les yeux. Je regarde les dirigeants et actionnaires de grosses boites. Je regarde les politiciens et leur mépris de classe. Je regarde les dizaines d’années d’abandon par l’état et les collectivités locales. Mais je ne cognerais pas sur plus faible que moi. Parce qu’on n’a jamais vu l’ignorance, la colère et la bêtise disparaître en cognant sur les faibles. Jamais. Bien au contraire : on ne fait que nourrir le ressentiment et tout ce qui en découle.