Je l’attendais depuis si longtemps qu’en théorie, j’aurais dû finir la lecture de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits d’une seule traite. Mais il s’est vite avéré que ça aurait été du gâchis. Ceux qui connaissent déjà l’écriture de M. Rushdie savent quelle capacité de densification du récit il a, et lire trop vite serait la garantie de passer à côté de la moitié des détails : c’eut été dommage, tant et si bien que plus j’avançais dans la lecture, plus je déployais des trésors de créativité pour ralentir le rythme de façon à la faire durer plus longtemps : impossible de faire autrement.
Parce que des détails, il y en a autant que des grandes lignes et des personnages. Des personnages, il y en a autant d’humains – et de toutes les ethnies – que de magiques, et tout ce petit monde se mène une guerre impitoyable dans notre monde. Et quand je dis « dans notre monde », je pèse mes mots : il s’agit bien de notre monde tel qu’il est actuellement. C’est le combat entre la rationalité et la croyance, autant dire un combat aussi épique qu’humoristique.
Si on retrouve l’écriture alambiquée des Enfants de Minuit, on se rapproche beaucoup plus par le contenu de Haroun et la mer des Histoires, mais d’une façon bien plus destinée aux adultes et plus irrévérencieuse. Et c’est jubilatoire. On pourrait dire que c’est un conte, mais ça serait mentir : ce sont des centaines de contes antiques et contemporains qui s’entremêlent à la façon des Mille et une nuits, comme le titre l’annonçait.
Mais l’important n’est pas tant le récit en lui-même que ce qu’il provoque à terme sur le lecteur : impossible après la découverte de ce roman d’ouvrir un journal sans avoir envie de rire du pire. Non qu’il amoindrisse la gravité de la situation du monde, seulement voilà : Salman Rushdie décale notre regard d’une façon si ingénieuse qu’on ne peut plus regarder tout ça comme avant. Là où tout un chacun voit une guerre meurtrière, le lecteur de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits verra une ultime bêtise de djinn qui finira par se dissoudre dans la rationalité et l’intelligence.
Quant à la conclusion, que je ne révélerai pas, elle ne pourra qu’obliger le lecteur à avancer d’un grand pas vers lui-même, et vous conviendrez que c’est un sacré cadeau de l’auteur.
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits n’est peut-être pas le meilleur roman de M. Rushdie d’un point de vue purement littéraire, mais c’est sans doute le plus réjouissant, le plus accessible et le plus nécessaire à son époque. Entre conte et philosophie, c’est un livre qui grandit sans peser, et la garantie de passer un excellent moment un tout petit peu à côté de la réalité.