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Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


Nostalgie

Chose rare, j’ai été saisie hier d’une vague de nostalgie. Ça ne m’arrive pas souvent, ça n’est pas franchement dans ma nature, et il y a un je-ne-sais-quoi de « c’était mieux avant » que je n’aime pas dans la nostalgie. Mais ça m’arrive quand même parfois de regarder le passé, puis le présent, et de pousser un soupir.

En l’occurrence, la vague m’a ramenée, en musique, à la fin du siècle dernier. C’est qu’à cette époque, un phénomène musical a envahi toutes les oreilles de France : on entendait partout chanter dans d’autres langues, et en particulier en arabe, les sonorités d’autres cultures étaient partout, dans toutes les radios, sur toutes les chaînes de télévision. Rachid Taha cartonnait avec Ya Rayah. L’Orchestre National de Barbès faisait danser partout. 1,2,3 Soleil tenait du phénomène de société. Les chanteurs à la mode s’appelait Khaled, Faudel, Cheb Mami. Gnawa Diffusion donnait des concerts sous chapiteau aux pieds des tours de tout un tas de quartiers populaires. Les musiques tziganes étaient partout et empruntées par tout le monde. Un peu moins populaire mais quand même bien présent, il n’y avait rien d’exceptionnel à écouter Nusrat Fateh Ali Khan. Même au fond des PMU crasseux et enfumés, on pouvait entendre quelqu’un fredonner un air de raï à la mode.

J’ai ce souvenir d’une fête de quartier, car à l’époque l’espace public était vraiment public et on ne se gênait pas pour l’occuper pour tout un tas d’événements, lors de laquelle se tenait un concert de raï. C’était un quartier populaire, plein de gens de toutes origines et de jeunes blancs fauchés. On n’avait pas réussi à se faire prêter du matos d’éclairage, mais peu importe, on faisait sans. La nuit était tombée, mais la musique ne s’arrêtait pas. Soudain, au milieu des jeunes blancs, un groupe de chibanis avait paru et s’était mis à danser. Leurs petits fils avaient encerclé la foule et l’éclairaient des phares de leurs scooters. Instant magique de rencontre et d’espoir. Et puis cet autre souvenir, un peu plus loin : dans une usine désaffectée se tenait une fête tekno, mais il y avait deux scènes : une scène tekno hardcore, forcément, et une scène rap. Et deux jeunesses qui pouvaient sembler séparées se mélangeaient là, passant d’une scène à l’autre, découvrant l’univers musical de l’autre, brisaient des préjugés.

Ces instants étaient porteurs d’un grand espoir. Parce qu’enfin, toute une partie de la population jusque là invisibilisée était sous le feu des projecteurs et pas du tout de façon anecdotique. Le racisme existait toujours, mais on pouvait espérer que cette visibilité, cette banalisation de la langue arabe dans la radio, cette popularité de cultures jusqu’alors inconnues ou méprisées le feraient reculer. Et je crois bien qu’il reculait vraiment, au moins un peu.

Au-delà de la musique, les luttes pour les droits des sans-papiers avaient bien plus de visibilité. Et s’ils se faisaient expulser à coups de hache et de matraques, en pleine grève de la faim, ci d’une église et là d’une bourse du travail, au moins ça n’était pas dans l’indifférence. Leurs soutiens étaient divers et nombreux. On croisait alors souvent l’abbé Pierre ou Albert Jacquard, Ariane Mouchkine ou Emmanuelle Béart sur le terrain. Le soutien populaire était réel. Et parfois, des régularisations étaient obtenues en nombre. Alors l’espoir renaissait pour tous les autres.

La fin du siècle dernier n’était pas une époque particulièrement joyeuse, il n’y a rien à y fantasmer, des gens tels que Pasqua ou Chevènement sévissaient et ça n’avait rien de drôle, mais c’était une époque qui nous laissait un espoir de changement.

Et puis le 11 septembre, le Patriot Act, les bombardements en Irak, et fatalement, le vieux fasciste borgne au deuxième tour de la présidentielle. Et l’espoir était mort, le raï disparu, et je n’oserais plus écouter Nusrat Fateh Ali Khan trop fort, ses « Allah hoo » sont devenus dangereux pour celui qui les écoute dans un pays qui a décidé que tout ce pan là de la culture devait retourner dans l’ombre.


Lettre à un souvenir qui résonne

Chère Pélagie,

Je me souviens si bien de ton arrivée ! Tu avais sur les paupières une épaisse couche de fard vert printemps qui convenait fort peu à tes jolis yeux bleu outremer, un fard à joue presque violet à force d’être rouge et un rouge à lèvres couleur framboises trop mûres. Je me suis tout de suite dit que tu avais choisi de porter un masque, et ça me semblait très compréhensible, de mettre un masque, pour arriver dans un tel lieu.

Tu avais aussi la démarche lourde et des gestes brusques. Tu marchais sans balancer les bras mais pas sans rouler des mécaniques. Tu voulais sans doute paraître plus forte que tu ne l’étais, mais ça aussi, c’était compréhensible. Tu portais un survêtement de mauvaise qualité et bien trop petit pour toi, et ça ne devait pas beaucoup aider à ce que tu te sentes à l’aise. Mais peu importe, quelque soit le vêtement, aucun adolescent ne se sentait à l’aise à son arrivée ici.

Parce qu’ici, on y arrivait placé par un juge des enfants, et en général, c’est parce qu’on avait fait quelques grosses bêtises. Je me fichais un peu du genre de bêtises que vous aviez tous fait pour arriver ici, parce qu’en général, aux âges que vous aviez, vous étiez souvent plus coupables que responsables, et au moins autant victimes que bourreaux. On a donc fait de notre mieux pour t’accueillir aussi gentiment que possible au milieu du brouhaha que provoquait chaque nouvelle arrivée, surtout d’une fille dans cet espace mixte mais majoritairement masculin.

Je n’étais moi-même arrivée que quelques mois plus tôt, suffisamment pour avoir cerné une grosse partie de ce qui ne marchait pas et ne marcherait jamais dans ce lieu censément éducatif. Une direction déconnectée du terrain depuis vingt-cinq ans, incapable de comprendre qu’une génération d’adolescents n’est pas le clone des précédentes. Une structure matériellement inadaptée, parce qu’une péniche, c’est rigolo, mais demander à des ados d’être deux par cabine de 4m², c’est inhumain et une équipe trop masculine, pas assez – pas du tout – soudée. Le cocktail gagnant pour un échec garanti. Pour dire toute la vérité, je serais partie bien plus tôt si tu n’avais pas été là, mais tu as choisi de me faire confiance, ça m’obligeait.

Pour toi comme pour tes camarades d’infortune, il nous était difficile de connaître vos parcours avant votre arrivée. On connaissait la cause du jugement, votre origine géographique, et c’est à peu près tout. Difficile de faire un travail sérieux sans base, mais les petites guerres mesquines entre administration se fichaient bien, en réalité, de votre sort. Ton accent ne laissait au moins aucun doute sur tes origines sociales, mais ça n’avait rien d’une surprise, aucun enfant de bourgeois n’atterrissait ici. En bataillant un peu, j’avais réussi à récupérer ce qui se rapprochait d’un dossier scolaire. Sur l’un de tes bulletins de l’école primaire, un enseignant forcément bien intentionné, plein du désir de tirer les enfants vers le haut, de les aider à se dépasser, avait inscrit en lettres capitales cette sentence définitive : irrécupérable. Je n’avais besoin de rien d’autre pour comprendre ta détestation du milieu scolaire et ta méfiance à l’égard des adultes. D’ailleurs, tu savais à peine écrire, et notre structure censément éducative avait peu de chance de t’aider sur ce point. Heureusement, la seule autre collègue féminine avait bataillé ferme et réussi à imposer deux heures d’enseignement scolaire par semaine. Une dérisoire révolution. A force de réunions et de demandes écrites, nous avions même réussi à forcer l’achat d’un dictionnaire. Et il s’est avéré que sous ton orthographe aléatoire se cachait un réel talent d’écriture dès lors qu’on t’a donné accès à un peu plus de vocabulaire. J’ai encore, je crois, quelques-uns de tes poèmes dans une caisse de vieux souvenirs.

Il a fallu du temps pour que tu trouves tes marques entre la violence de quasiment tous les garçons et la concurrence qui s’installait avec l’unique autre fille. Tu as essayé de me faire peur plusieurs fois, et puisque ça ne marchait pas, tu as fini par me faire confiance. Tu t’es confiée et j’ai appris qu’au milieu des autres violences, par deux fois ton père t’avait frappée si fort que tu en avais perdu conscience. Que ta mère te répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais voulu de toi. Mais c’est toi qu’on a condamnée.

La première nuit, je t’ai trouvée dans la cuisine buvant du vinaigre. Je suis presque certaine que ta première alcoolisation n’avait pas attendu ta naissance. Nous n’étions ni formés ni équipés pour gérer cette situation, mais il fallait la gérer. Quelques semaines plus tard, j’ai dû te conduire à l’hôpital : tu t’étais auto-mutilée. Rien de grave physiquement, mais il était évident que tu avais besoin d’un suivi psy. Tu n’en as pas eu, la structure n’était pas faite pour ça. Il y avait bien une psychologue qui venait quelques heures par semaine, mais je ne crois pas l’avoir jamais vue une seule fois sortir de son bureau à l’arrière de la péniche, là où les ados n’avaient pas le droit d’aller. Tu as continué de te confier, et à travers tes mots et tes silences, j’ai soupçonné une situation d’inceste. J’ai fait remonter, c’était mon travail. La hiérarchie a considéré que dans ton milieu géographique et social, c’était suffisamment courant pour qu’on ne s’y attarde pas. J’ai fait remonter à d’autres services, je n’ai jamais eu d’autre réponse qu’un haussement d’épaules. Je m’en veux toujours, chère Pélagie, de ne pas avoir su quoi faire d’autre. J’ai fait de mon mieux, je crois, bien consciente que ça ne suffisait pas.

Tu te confiais toujours. J’étais bouleversée par le constat que tu n’avais aucun rêve. Tu ne pouvais te projeter dans rien parce que tu ne connaissais rien. Tu as grandi à quelques kilomètres de la mer sans jamais la voir. Et cette maudite structure sur péniche ne t’apportait pas grand-chose de plus : on s’amarrait souvent au milieu de zones industrielles. Te souviens-tu du jour où on nous a forcés à rester au pied d’une usine de fabrication d’aliments pour animaux ? Ça sentait tellement mauvais ! On en a tous été malades et incapables de manger ! Mais la nourriture n’était pas la priorité de la direction. Le jour où le chef de service est parti en vacances sans nous laisser d’argent pour vous nourrir et qu’avec les collègues on a payé avec nos chéquiers, tu n’as pas été dupe, tu savais bien ce que ça disait de l’intérêt que le monde des adultes avait pour toi. Quand il s’agissait de vous faire trimer quatre heures par jour gratuitement à débroussailler les berges des voies navigables, là, ils étaient là, les adultes… Alors dans un monde pareil, comment aurais-tu pu rêver ?

Pourtant, il y a eu cette fois où j’ai vu une petite flamme s’allumer dans ton si joli regard. Ça m’a presque valu le licenciement, d’ailleurs. Mais pour te dire la vérité : je l’aurais refait si la situation s’était représentée. Je suis sûre que tu t’en souviens. C’était un samedi, et le samedi soir, le programme prévoyait qu’on sorte un peu. Ce que la direction entendait par sortir se limitait à aller manger des burgers avant de vous coller devant un blockbuster au cinéma. Je suis sûre que dans leurs lignes de budgets et compte-rendus aux financeurs, ça devait entrer dans la catégorie des sorties pédagogiques. Ce samedi-là, je faisais équipe avec un des rares chouettes collègues, et à proximité se tenait un concert auxquels nous avions tous les deux envie d’aller. Alors on s’est dit que rien ne nous en empêchait : on vous y a juste emmenés. Aucun de vous n’avait jamais approché le monde punk, ça a été un grand moment. On a réussi à vous tenir loin de l’alcool, vous ne passiez pas inaperçus dans le paysage, mais tout le monde a été super-cool avec vous. Vous avez découvert le pogo et ça vous a tellement défoulé que vous en avez tous été super-tranquilles pendant trois jours, c’était une première. C’est vrai que quand le chanteur s’est mis à poil, ça vous a un peu surpris, et c’est de ça dont le chef de service à entendu parler. Ça ne lui a pas plu. Mais ça n’avait aucune importance, parce que ce soir là, il y a eu cette petite flamme dans tes yeux. C’était la première fois de ta vie que tu voyais que d’autres horizons étaient possibles.

Il n’y a pas eu beaucoup de moments aussi joyeux. Je n’ai jamais décoléré d’apprendre de retour de vacances qu’un des garçons t’avait forcée à lui faire une fellation et que personne chez les adultes n’avait pris la mesure de la gravité de la chose.

Presque vingt ans ont passé, et je pense toujours à toi, ma chère Pélagie. Dans mes nuits d’insomnie, je peste contre moi-même de n’avoir pas été plus combative. Mais je peux te promettre que je n’ai pas rien fait, d’ailleurs tout ça c’est bien mal terminé pour moi. Ce qui est le moindre mal de l’histoire. Je pense encore plus à toi ces jours-ci où des tas de jeunes qui ont l’âge que tu avais à l’époque se révoltent. Certains se retrouveront dans le même genre de structures, avec les applaudissements des mêmes adultes qui t’ont abandonnée à ton sort, quand ils ne t’ont pas carrément enfoncé la tête sous l’eau. Ça m’enrage. Et j’espère que, où que tu sois, qui que tu sois devenue, il te reste encore un peu de rage à toi aussi.

Bien sûr, tu ne t’appelles pas vraiment Pélagie, plus personne ne s’appelle Pélagie. Et il y a fort peu de chances que tu tombes un jour sur cette longue lettre. Mais je ne désespère pas tout à fait que, face à ton histoire, parmi les adultes qui la liront, quelques-uns éviteront de demander encore des sévices contre les « mineurs délinquants ». Parce que pour eux aujourd’hui comme pour toi à l’époque, les coupables ne sont pas les responsables, et les bourreaux sont souvent d’abord les victimes.


Résurrection, de Tolstoï : un pamphlet plus qu’un roman

Résurrection est le dernier roman de Tolstoï, et si on a tous entendu parler de Guerre et Paix et de Anna Karénine, celui-là semble sinon oublié en tout cas beaucoup moins mis en avant. Et quand on fouille un peu, on se rend vite compte qu’il s’est fait sévèrement censurer puis globalement défoncer par les critiques, et pas qu’en Russie pour ce qui est des critiques cinglantes. Voilà qui est intrigant : on peut ne pas apprécier les écrits de Tolstoï pour tout un tas de raisons, mais de là à imaginer qu’il ait pu produire un mauvais roman, ça semble hautement improbable. Une seule solution pour comprendre : le lire.

Et on comprend très vite que Résurrection a dû en chatouiller plus d’un, et qu’il n’y a aucune chance qu’il fasse l’unanimité de nos jours. L’histoire en elle-même est plutôt simple. Attention, je vais spoiler, mais pour un roman vieux de plus de cent vingt ans, c’est autorisé.

Nekhlioudov est un noble prétentieux, qui s’intéresse essentiellement à son nombril et à son plaisir, sans aucun égard pour personne. Un jour il est convoqué pour servir de juré au procès de Katioucha, jeune prostituée accusée à tort d’avoir empoisonné un bourgeois. Sauf que Katioucha est une femme qu’il a aimé adolescent avant d’abuser d’elle adulte, qu’elle est condamnée malgré son innocence parce qu’en plus d’être imbu de lui-même Nekhlioudov est lâche, et que tout ça commence à réveiller un truc dont il ne s’était pas servi depuis longtemps : sa conscience. Il réalise que Katioucha est devenue prostituée à cause de lui et des autres hommes qui l’ont violée ensuite – plutôt que de subir, autant choisir et en tirer profit – et voilà qu’il décide d’essayer de la tirer de là, quitte à la suivre en déportation, quitte à l’épouser – ce que Katioucha ne veut pas, il y a des limites à tout. Voilà pour les grandes lignes du récit. Et ça n’est évidemment pas ça qui a énervé les critiques bourgeoises.

Tolstoï a vaguement déguisé un pamphlet en roman, et s’il était un promoteur de la non-violence, cette dernière n’incluait visiblement pas la violence des attaques écrites contre la domination des puissants. Non, vraiment, ça ne rigole pas. Il découpe les juges en rondelles, les parsème de miettes de flics et de matons, il écrabouille du procureur, mélange avec des morceaux de hauts-fonctionnaires et autres politiciens et écrase le tout sur la tronche des propriétaires terriens et des prêtres préalablement piétinés. Parce que Résurrection résume toute la pensée de Tolstoï et que Tolstoï était devenu anarchiste. Pour lui la propriété terrienne est la mère de tous les maux, aucun homme ne devrait s’arroger le droit d’en juger d’autres, toute condamnation ne fait qu’aggraver le mal, lequel mal n’est de toute façon que le fruit des conditions de vie des plus pauvres : si on ne veut plus de crime, alors il faut répartir le travail et les richesses équitablement et instruire tout le monde correctement.

Forcément, les bourgeois qui écrivaient des critiques, ça ne leur a pas plu. Mais comme Tolstoï n’aimait pas ceux qui se prenaient pour une élite, ça n’a pas beaucoup dû l’empêcher de dormir.

Ce qui peut paraître le plus surprenant, c’est qu’une bonne partie de son argumentation s’appuie sur une foi que Tolstoï avait solide : une foi chrétienne s’appuyant sur les évangiles, mais refusant tout temple, toute religion imposée, tout rite obligatoire. Enlevez les évangiles, enlevez toute référence à dieu et … ça ne change rien. L’édifice argumentaire est solide, il tient très bien sans aucune croyance. Il peut donc être lu et apprécié par les mécréants, sans doute beaucoup plus que par les croyants attachés à une église d’ailleurs.

Si vous êtes de ceux qui sont déjà révoltés par l’existence des prisons et qui pensent que la fonction première des institutions judiciaires est de maintenir un ordre bourgeois : lisez Résurrection, Tolstoï ne pourra qu’étendre la force de vos convictions et la qualité de votre argumentaire. Si vous n’êtes pas de ceux-là : lisez Tolstoï, il vous expliquera parfaitement en quoi vous êtes une partie du problème. Ou alors vous ferez comme ces critiques mesquins qui s’en sont pris à lui. Mais on se souvient de Tolstoï, pas de ses critiques, c’est bien qu’il y a un truc.

Notons tout de même que Tolstoï n’est pas moins critique à l’égard des socialistes, pas encore au pouvoir et massivement déportés en tant que révolutionnaires : s’il partage avec eux un constat, non seulement il abhorre la violence de leurs méthodes, mais surtout, il se méfie pour le moins de tous ceux qui pensent savoir pour le peuple, de tous ceux qui souhaitent imposer leur vérité à tous. Je ne me suis pas encore penchée sur le rapport que les communistes entretenaient aux écrits de Tolstoï, mais les écrits du grand auteur russe devaient les gêner aux entournures. Et l’histoire lui a donné raison.

Dans les éditions françaises, les parties du texte censurées de Résurrection dès sa publication apparaissent entre crochets et on comprend sans peine pourquoi ces parties-là étaient censurées, ce sont les plus cinglantes. Je me demande si elles ont été remises dans les impressions russes actuelles. Parce que si les communistes ne devaient pas être très à l’aise avec ce texte, Poutine aujourd’hui doit le détester profondément.


Journaliste militant

Un journaliste a été arrêté parce qu’il avait tweeté la localisation de not’bon roi. Et voilà que sur les réseaux sociaux, une foule se lève pour crier haro sur le dit journaliste qualifié de « militant » comme s’il s’agissait d’une injure.
Je me demande combien de gens ont pris le temps de lire quelques écrits de Albert Londres, dont personne ne penserait à contester qu’il fut un grand journaliste. De toute évidence : pas grand monde.

Albert Londres ne négligeait pas de s’enquiller de la gnôle avec les pires mafieux des bas fonds allemands, à traîner dans les fumeries d’opium en Chine et à s’accoquiner de tout un tas d’individus fort peu recommandables, même selon les normes de l’époque. Il utilisa son travail de journaliste et sa notoriété pour militer pour la fermeture des bagnes. Il a bruyamment pris parti pour un forçat condamné à tort et il milita tant et si bien que l’homme fut réhabilité. Il a milité pour un traitement humain des personnes internées en psychiatrie. Il a milité pour qu’on cesse de contraindre des femmes à la prostitution. Il milita pour qu’on cesse d’exploiter les Africains comme les derniers des bourrins sur la construction des lignes de chemin de fer dans les colonies africaines. Albert Londres a été l’un des inventeurs du concept même de journalisme moderne. C’était un grand, un très grand reporter à une époque où il ne suffisait pas de sauter dans un avion pour aller voir ce qu’il se passe en Chine ou de déblatérer sur un plateau pour être considéré comme journaliste. Et pardonnez le vocabulaire, mais c’était un putain de militant qui a participé à construire un monde un peu moins pire.
Alors, vraiment, ces gens qui braillent « bouh méchant militant », s’il vous plaît : fermez-là. Mais vraiment. Fermez-là et allez vous construire un début de culture générale qui vous permettra d’appréhender les enjeux avec un chouïa plus de hauteur. Parce que là, on a juste envie de vous coller des coups de tête.


Le Guide de survie de Bernard Arnaud

J’en ai quelques-uns dans ma collection, des guides de survie. Mon préféré date des années 80 et a été écrit par ancien gars des forces spéciales britanniques. Non, pas celui de la télé. C’est rigolo à lire.
Au sommaire, on trouve les différents terrains auxquels on peut être confronté : régions polaires, montagnes, littoraux, îles, déserts et régions tropicales. J’ai bien cherché, je n’ai trouvé ni métro, ni RER, ni périphérique. Heureusement que le Parisien publie une mise à jour !
Il y a un chapitre pour se nourrir. On y parle calories, mais aussi plantes comestibles et toxiques, champignons, algues, pêche, chasse, pièges et braconnages. J’espère que le Parisien a bien pensé à mettre des dessins pour expliquer comment poser un collet et surtout où le poser, parce que ça n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et les pauvres usagers du métro pourraient mourir de faim bien avant d’avoir réussi à choper leur premier rat !

Je pense que le chapitre « se déplacer » intéressera beaucoup les Parisiens, voici donc les conseils de M. Wiseman (sans déconner, c’est vraiment son nom, c’est dire s’il est de bon conseil !) : « Une reconnaissance prudente peut s’avérer nécessaire pour choisir l’itinéraire le plus sûr qui n’est pas forcément le plus évident ni le plus rapide. Les groupes doivent être organisés en fonction des moins valides. Les cours d’eau constituent souvent les routes les plus faciles pour progresser vers la sécurité s’ils semblent navigables et si vous êtes capable de construire un radeau. » Donc voilà : pas la peine d’acheter le journal de Bernard Arnaud : la Seine ne passe pas loin de la Défense : allez-y en radeau, conseil de pro !

J’ai bien regardé le chapitre sur les catastrophes. On y trouve : sécheresse, incendie, gaz et produits chimiques, inondations, avalanches, ouragans, tornades, foudre, tremblement de terre, volcans, radiations et explosion nucléaire. Preuve que cet ouvrage est fort incomplet : aucun chapitre sur les grèves, ça n’est vraiment pas sérieux !

Néanmoins, comme le précise l’auteur : « vous pouvez vous retrouver isolé n’importe où dans le monde, des glaces de l’Arctique aux déserts, de la forêt tropicale à l’océan » (et dans Paris un jour de grève, donc). « Chaque situation implique la mise en œuvre de techniques de survie spécifiques. (…) Le lecteur demeure seul juge de l’application des méthodes indiquées dans ce livre. L’apprentissage des techniques peut être en contradiction avec la législation en vigueur. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un manuel de survie et que les risques à prendre n’ont rien de commun avec ceux qui résultent d’une situation normale. »

Le Parisien ne vous le dira certainement pas, mais face à une situation aussi dramatique qu’une grève, ne perdez pas de vue que maintes fois dans l’histoire des gens ont pu survivre en pratiquant l’anthropophagie. Il faut ce qu’il faut pour survivre.


Arte, ou les mensonges élevés au rang de culture

Ayant hier décidé de glandouiller devant la télé, je me choisis deux « documentaires » d’Arte sur leur machin de replay.

Un premier sur l’histoire de Mary Shelley et de Frankenstein. Et c’est parti pour les carabistouilles. Arte nous vend le mythe romantique de la création du Docteur Frankenstein : Mary Shelley aurait fait un rêve éveillé dont est issu son roman. Évidemment, celui qui ne connaît pas la vraie histoire gobera ça tout cru. La réalité, c’est que Mary Shelley a plagié « Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant », l’histoire d’un inventeur nommé Frankésteïn qui souhaite créer un homme artificiel, publié en 1790 par François-Félix Nogaret. On aurait pu croire au hasard, mais quand le nom du savant est le même, ‘faudrait pas non plus trop pour nous prendre pour des cons, et c’est pourtant ce que fait allègrement Arte.

Deuxième documentaire choisi : un biographie de l’auteur allemand Ernst Jünger. Le « documentaire » est formel : après-guerre, Jünger a cessé d’écrire des choses politiques. Pardon du vocabulaire, mais à un moment ça suffit : mon cul ! En 1951, Ernst Jünger publie « Le traité du rebelle ou le recours au forêt » dans lequel il appelle les peuples opprimés à entrer en résistance, dans lequel il développe l’idée que le vote n’est qu’un questionnaire guidé dont rien de bon ne peut sortir. Jünger ne s’est jamais caché d’être un élitiste, et à son sens, l’élite ferait mieux d’aller se planquer dans les forêts pour y chercher l’autonomie. C’est pas politique, ça peut-être ? Eh bien en 55 minutes de « documentaire », Arte trouve le moyen de passer en revue tous les écrits guerriers de jeunesse du grand auteur allemand sans dire un seul mot de son Traité du rebelle. Ça reviendrait à parler de La Boétie sans évoquer son Discours sur la servitude volontaire !
C’est systématiquement comme ça, avec les « documentaires » d’Arte : tant qu’on en regarde qui parlent de choses qu’on ne connaît pas ou peu, on a l’impression d’apprendre des choses, mais dès qu’on visionne une de leurs cochonneries sur un sujet qu’on maîtrise un peu, on se rend compte qu’en réalité on se fait enfler et remplir le cerveau de grosses bêtises.
Arte ne vaut absolument pas mieux que n’importe quelle autre chaîne. Veillez à prendre avec beaucoup de pincettes ce qu’elle vous raconte, c’est plein de raccourcis, de bêtises, de mythes à la place des faits, bref : de mensonges.


Marlène Schiappa : le triomphe de la médiocrité

Je suis allée voir dans le « guide des violences sexistes » édité par les services de l’aut’ machin qui sert de féministe du 21e siècle. Dans la liste de ce que sont des violences sexistes, on trouve « réflexions dégradantes », « injures », « harcèlement » et « propos à connotation sexuelle ».
Je me demande à quoi exactement on mesure l’aspect dégradant d’une réflexion. Il y a une liste précise, ou c’est à l’appréciation de la victime supposée ? Si je dis « bouseuse » à une Parisienne, elle va trouver ça dégradant ; si une Parisienne me dit « bouseuse », je lui répondrais « merci beaucoup et bonne journée » en trouvant toute de même la dame fort dégradée. Allez savoir si la bourgeoise ripolinée des quartiers aseptisés ne trouverait pas dégradant qu’un réfugié lui dise bonjour …
Des injures ? De quoi parle-t-on ? Si un réfugier lâche un « connasse » à la brave dame qui n’a pas répondu à son bonjour, ça devient une raison suffisante pour le renvoyer au Sahel ou en Afghanistan ?
Du harcèlement, vraiment ? De la part de la nana qui considère que c’est du harcèlement de demander le numéro de téléphone de quelqu’un, eut égard au fait que la personne a déjà eu la même demande dix fois dans la journée ? Le meilleur moyen d’aider les migrants, à court terme, c’est de leur expliquer très vite que leur sécurité dépend de leur niveau de maladresse. Ou plus simplement de leur conseiller de toujours marcher à quatre mètres des femmes et à ne jamais les regarder. Et tant qu’à y être, il faut vivement leur conseiller de ne surtout pas faire preuve d’humour à la con : les vieilles blagues de tonton à deux heures du mat’ pourrait lui valoir le charter.
La nouille qui va sauver les femmes est ravie : ses mesures absconses trouvent enfin une utilité. On a un arsenal anti-migrants qui pourra justifier toute opération sale d’expulsion.
On sous-estime toujours le pouvoir de nuisance des abrutis notoires.


Sus au soutien-gorge

Aujourd’hui, j’ai décidé de me fâcher avec les femmes, en particulier avec celles qui ont une poitrine conséquente. N’allez pas croire que c’est pour le plaisir de les fâcher : bien au contraire, en réalité c’est vraiment et sincèrement pour rendre service. Mais je sais qu’elles vont râler et surtout objecter très exactement ce que j’ai moi-même objecté avant de me raviser et d’en venir à cette conclusion éprouvée et formelle : le soutien-gorge est un objet absolument et complètement inutile.

Tout a commencé un jour où je me plaignais du prix et du manque de confort des soutiens-gorge. C’est là que quelqu’un m’a dit que ces choses là ne servaient à rien. Comme c’était un homme qui parlait – un à l’ancienne, sans poitrine ni rien de ce genre – je l’ai évidemment rabroué en lui disant de se mêler de ses affaires, qu’il ne pouvait rien en savoir. Têtu, il m’a fait lire une très sérieuse étude – que j’ai égarée depuis – qui en venait à cette même conclusion que cet objet ne sert à rien. Il y avait même des interviews de sportives de haut niveau qui expliquaient qu’après quelques jours ou semaines à ne pas en porter, elles se demandaient pourquoi elles l’avaient fait avant. Mais je n’ai pas non plus cru cette étude pourtant sérieuse.

Mais tout de même, je me suis interrogée. Après tout, depuis la puberté, j’en ai toujours porté, alors en réalité je ne savais pas du tout ce que c’était que de ne pas en mettre. Et comme je suis plus curieuse que têtue, un matin, constatant que j’étais foutrement en retard côté lessive, j’ai décidé de ne pas en mettre. Le premier jour a été très désagréable : j’avais vraiment l’impression de déambuler à poil. Exactement comme dans un rêve où on arrive à poil à l’école ou au boulot, mais dans la vraie vie. Je n’ai vraiment pas aimé ça. Les jours suivants, quand il me fallait courir, j’ai même trouvé ça douloureux. Mais en réalité, ça n’a duré que deux ou trois semaines. Après plusieurs mois sans soutien-gorge, je suppose que des muscles ont dû reprendre leur fonction : je peux courir sans aucune gêne. Et surtout, la vie est devenue beaucoup plus confortable sans ce machin élastique qui gêne en réalité sans qu’on n’y fasse plus attention par la force de l’habitude. Même bien réglé, même bien taillé, en fait il ne sert qu’à créer une gêne.

Avec du recul, je vois maintenant l’évidence : le soutien-gorge n’est que le descendant du corset, le cousin des talons hauts, un carcan de plus qui empêche juste les femmes d’être parfaitement à l’aise dans leurs mouvements. Nous n’avons absolument pas besoin de ça. Foi de nana à grosse poitrine.

Alors oui, quand on n’a pas de soutien-gorge, qu’on est en débardeur ou en t-shirt, tout le monde peut voir qu’on n’en porte pas. Et parfois, ça rend même les tétons fort apparents. Et ? Où est le problème ? Ça gène ces Messieurs ? Alors c’est leur problème, pas le mien. J’ai des tétons comme j’ai un nez, je suis née comme ça. Devrais-je aussi me cacher le nez parce que ça dépasse du reste ? Non. Alors pourquoi devrais-je m’imposer un truc inconfortable pour cacher les éventuelles érections de tétons ?

Est-ce que les seins tombent plus ? Non. Si vous avez allaité trois gamins, le soutien-gorge permet sans doute de cacher que la vie a fait son œuvre, mais quand vous ôtez l’engin, ils retombent de toute façon. L’âge et la gravité font leur œuvre avec ou sans soutien-gorge, seules les poitrines en silicone ne tombent pas. D’ailleurs, l’âge et la gravité allongent aussi les oreilles et personne ne met de soutien-oreilles pour autant. Alors pourquoi cette obsession de vouloir conserver des seins de vingt ans quand on en a le double ou le triple, si ce n’est sous le poids de la pression sociale ? Et à quoi bon lutter pour l’égalité des droits si c’est pour s’imposer par ailleurs un carcan coûteux et vraiment inconfortable pour faire plaisir à la pression sociale ?

Je ne comprenais pas pourquoi il y a eu dans l’histoire des femmes qui ont brûlé leur soutien-gorge. Maintenant, je me demande pourquoi on ne le fait pas toutes. Quoiqu’on doit pouvoir recycler ces machins en autre chose plutôt que de les brûler. Mais dans tous les cas, ne me croyez pas : arrêtez d’en porter pendant un mois et vous verrez que vous n’en utiliserez plus jamais.


Le bord du gouffre

C’est terrible de savoir que quelqu’un va craquer et d’être absolument impuissante à l’empêcher de quelque façon que ce soit. C’est ce que je vois tous les matins : mon patron ponctuel va craquer, c’est une évidence. C’est le cercle vicieux habituel : pour être plus rentable, il a fortement agrandi son troupeau. Pour pouvoir gérer ce grand troupeau, il a investi dans tout un tas de trucs et de machins. Loin d’alléger le boulot, il faut bosser plus pour rembourser les trucs et les machins. Mais le temps n’est pas extensible. Il est sans cesse en train de courir, il fait tout vite, n’a jamais le temps de poser quelques minutes pour boire un café, souffler ou papoter comme ça se fait dans les petits élevages. A la vitesse où il va avec le tracteur ou le Manitou, il va finir par avoir ou provoquer un accident. Mais même en galopant comme ça, il n’a quand même pas le temps. Alors il veut embaucher sur le long terme. Mais pour payer quelqu’un il faut faire entrer plus d’argent. Donc agrandir le troupeau. Mais s’il agrandit encore le troupeau, il faudra de nouveau investir dans des trucs et des machins.

Il est crevé. Il n’est pas vieux, mais il est tellement cerné, tellement usé que je suis incapable de deviner son âge.

C’est une personne très sympathique, pas le genre de patron à passer ses nerfs sur le salarié ni sur les vaches. Je l’entends pester contre lui-même et contre le temps qui file vite, trop vite. Il n’est pas du tout idiot, c’est juste qu’il a la tête dans le guidon, si bien qu’il n’a aucune possibilité de prendre un peu de recul. Alors il s’épuise, il s’use et de toute évidence, il court à en perdre haleine vers son point de rupture. Je le vois, mais je ne peux rien faire. Je peux juste faire mon boulot le mieux possible pour le soulager un chouïa, mais c’est loin d’être suffisant. Il est pris dans l’engrenage de ce monde où il faut être toujours plus gros, toujours plus rapide, jusqu’à ce que tout s’effondre. C’est comme ça dans les écoles, les hôpitaux, les élevages, les administrations, les boites privées : partout. Le monde court vers le burn-out généralisé.

Levez le pied, les gens. Vraiment. Ralentissez. Posez-vous un peu et prenez aussi le temps parfois de ne rien faire. Parce que ça n’est pas en craquant les uns après les autres qu’on maintiendra quoi que ce soit debout.