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Hadji Mourat, une histoire de colonisation

Hadji Mourat est le moins tolstoïen des romans de Tolstoï à plusieurs titres. Pour commencer, il est court, moins de deux cents pages si on enlève la préface – ne lisez jamais les préfaces, en particulier celles des romans de Tolstoï, avant d’avoir terminé l’ouvrage, l’essentiel relève de la mauvaise paraphrase de l’œuvre, du spoiler – les notes et les cartes. Ensuite, il n’y a aucune considération sur l’agriculture, et à peine plus sur la foi, les deux obsessions de Tolstoï. Enfin, il ne se déroule presque rien ni à Pétersbourg ni à Moscou : tout se passe dans le Caucase.

Mais ça n’en est pas moins passionnant à découvrir, d’autant que Hadji Mourat est un personnage historique. Il était le chef des Avars, l’un des peuples de l’actuel Daghestan, région voisine et tout aussi musulmane de la Tchétchénie. Au début du XIXe siècle, sous les prétextes fallacieux habituels des colonisateurs – en substance, « on va aller civiliser ces sauvages montagnards même pas chrétiens, c’est dire s’ils sont barbares – la Russie voulait « pacifier » le Caucase où personne n’avait rien demandé. Jeune soldat, Tolstoï avait participé à cette guerre et, vieillissant, il a souhaité écrire l’histoire tragique de Hadji Mourat. Si on transposait l’histoire chez nous, c’est comme si Hugo avait écrit un roman sur l’histoire de l’émir Abdelkader.

C’est passionnant à lire car de ce côté-ci du monde, on ne connaît pas bien, voire pas du tout, l’histoire du Caucase. Cette guerre de colonisation a pourtant duré presque cinquante ans, et à y regarder de près, ça donne quelques clefs pour comprendre le bazar actuel en Tchétchénie et au Daghestan. Pacifiste convaincu, Tolstoï dézingue le tsar Nicolas 1er, piètre tacticien prêt à raser des forêts entières pour ôter toute possibilité de planque aux Caucasiens, et écrit quelques unes des plus belles pages anticolonialistes de la littérature, ne passant pas sous silence les exactions russes, meurtres d’enfants, femmes violées, récoltes brûlées, arbres fruitiers abattus, puits souillés… Le chapitre XVII, en particulier, tient en deux pages et vaut pamphlet. Juste un court extrait :

« Les anciens s’étaient rassemblés sur la place et, accroupi à la musulmane, ils discutaient de la situation. Nul de parlait de haine pour les Russes. Ce que tous les Tchétchènes, petits et grands, ressentaient, était plus fort que la haine. Tout simplement, ils ne reconnaissaient plus ces chiens de Russes pour des hommes, ils éprouvaient tant de dégoût, de répulsion, d’horreur devant la stupide cruauté de ces êtres que leur désir de les exterminer, comme celui d’exterminer les rats, les araignées venimeuses, les loups, était un sentiment aussi naturel que l’instinct de conservation.
Les habitants avaient le choix : ne pas abandonner leur village et rétablir au prix de terribles efforts ce qui leur avait coûté tant de peine à installer et qui avait été détruit si facilement, si stupidement en s’attendant à chaque minute à une nouvelle dévastation ; ou bien, contrairement aux préceptes de leur religion, et en dépit de leur sentiment de répulsion et de mépris pour les Russes, faire leur soumission. Les anciens prièrent, se décidèrent à l’unanimité (…) et l’on se mit tout de suite à la reconstruction. »

Si les gros romans de Tolstoï vous effraient, Hadji Mourat est une bonne porte d’entrée pour découvrir le style et la philosophie de l’auteur en peu de pages. Entre roman d’aventure, pamphlet politique et descriptions ethnographiques, il est riche de contenus sans jamais être assommant.


Arte et les hackers russes : l’investigation de surface

« Les nouveaux mercenaires russes » est un documentaire proposé en replay sur le site d’Arte. Le synopsis nous promet des « rencontres avec des hackers russes » et « une investigation fouillée et concrète, qui dévoile la réalité derrière les fantasmes. » Voilà une belle promesse journalistique.

La vidéo s’ouvre sur une musique angoissante. S’il y a bien un procédé que je déteste quand on parle de journalisme, c’est l’utilisation de musique angoissante : ça montre immédiatement le parti pris. A un moment, il faut se décider : on tourne un documentaire ou Les dents de la mer ? On veut nous informer ou nous faire peur ? Personnellement, si je veux regarder un documentaire, c’est pour m’informer. Si je veux jouer à me faire peur, ce ne sont pas les fictions qui manquent . Et puis ça continue sur la forme : on a une mise en scène digne d’un étudiant de première année sans imagination du début des années 2000. Mise en scène d’échanges de SMS, recherches Google à l’écran : le niveau zéro de la mise en forme quand on parle d’Internet. Mais ne soyons pas trop sévère, après tout, la forme n’est pas ce qu’il y a de plus important.

Sauf que le fond ne vaut guère mieux. Pendant plus d’une heure, en guise de preuve on ne nous montre que des intimes convictions. Je me suis toujours demandée combien d’innocents avaient été condamnés sur la base d’intimes convictions sans preuve. Pire, le documentaire ne parle de preuve que dans les deux dernières minutes, sans jamais nous en dire plus que « promis on les a !». La seule preuve qu’on nous assène concernant telle ou telle attaque de hackers russes, c’est une trace laissée par les hackers eux-mêmes montrant un ours. Non mais franchement, les gars… Certes les Russes eux-mêmes adorent l’image de leur ours national, mais si je voulais jouer à pointer la responsabilité vers la Russie, moi aussi, je mettrais un ours ! Ça n’est pas une preuve, ça !

Quand aux rencontres avec des hackers russes, il s’agit essentiellement de rencontres réalisées dans le cadre d’un très officiel festival du hacking à Moscou, un festival public où n’importe qui peut se rendre à visage découvert. Ce type d’événement existe dans quasiment tous les pays et n’a absolument rien de secret. Et le fait qu’on y croise le conseiller cyber de Poutine n’a rien de très étonnant en soi. La seule chose étonnante, c’est que le dit conseiller de Poutine comprend très bien le français.

Voilà donc un documentaire qui ne sert au final qu’à deux choses : participer à construire l’image des grands méchants russes en s’appuyant au final sur bien peu de choses, et sans doute faire rudement plaisir à la Russie en sur-évaluant très certainement le danger réel et ça, c’est super bon pour sa com’. Si personne ne doute que le gouvernement russe fait appel à des cybermercenaires, il n’y a rien de délirant à envisager que leur nombre et leur efficacité n’est pas forcément aussi vaste qu’on nous le vend, mais que Poutine aime bien qu’on le croit. En outre, il faudrait pouvoir comparer avec d’autres pays qui ne doivent pas être en reste sur ce drôle de champ de bataille, mais ça n’est pas avec ce documentaire qu’on pourra le faire.

Donc voilà : une heure trente pour ne rien apprendre, sauf peut-être qu’Arte propose toujours moins de journalisme et toujours plus de partis pris. C’est au moins une bonne nouvelle pour les compositeurs de musique qui fait peur.


9 mai, Jour de la célébration

Le rapport à l’histoire est rudement différent d’un pays à l’autre. En France, on a vu des Champs-Élysées quasiment vides en dehors de quelques rangées de flics, un président équipé d’un gilet pare-balle déposant une gerbe loin des rares badauds venus assister à la cérémonie du 8 mai et parmi ces badauds, certains ne savent pas vraiment ce qu’on commémore. Spectacle quelque peu pathétique.

Je viens de jeter un œil aux cérémonies du « Jour de la célébration » russe : chez eux, ça se déroule aujourd’hui 9 mai. Alors déjà, 13600 soldats de toutes les sortes défilent sur la Place Rouge. Pour comparaison, le 14 juillet chez nous, c’est un peu plus de 4000 militaires sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas une grande fan des défilés militaires, mais c’est tout de même vachement impressionnant, cette dizaine de milliers d’uniformes bien rangés.

Évidemment, Poutine fait son discours devant les militaires. S’il porte un gilet pare-balle – c’est sans doute le cas – il doit être de meilleure facture, parce qu’il ne se voit pas sous le costard.

Il y a ensuite ce que les Russes appellent le défilé du Régiment Immortel. C’est moins bien rangé. Le peuple descend dans la rue avec les portraits des personnes de leur famille tuées au combat pendant la guerre. Il est trop tôt encore pour avoir les chiffres de cette année, mais en général, il y a entre 500 000 et 850 000 personnes selon les années – et les sources – qui défilent à Moscou et à peine moins à Saint-Pétersbourg. Bien sûr, dans les villages paumés il y a bien moins de monde. Mais il y a tout de même ces défilés. Pourtant, l’espérance de vie est moindre chez eux que chez nous : les anciens combattants encore en vie ne doivent pas y être très nombreux.

Il est évident que ces grands défilés militaires font aussi usage de propagande. Notre 14 juillet ne sert pas moins à exposer qui a la plus grosse (armée), ça n’est pas pour rien que Trump l’a tant aimé. Mais je n’ai jamais vu, chez nous, de telles foules d’anonymes se déplacer pour célébrer la victoire sur le nazisme. Il faut dire qu’on n’a pas vraiment gagné et que nos résistances respectives à l’envahisseur n’ont pas eu exactement la même gueule. Les sièges de Stalingrad et Leningrad, c’est tout de même autre chose qu’un général en fuite à Londres. Il faut dire aussi que le régime communiste a longtemps et savamment nourrit cette mémoire. Mais au final, le résultat est sans appel : les Russes se souviennent bien mieux que nous. Et ne sont pas dans la même dynamique de détestation d’eux-mêmes. Il y a fort à parier que face à une réitération de la situation de 1940, le résultat serait exactement le même : les Français rendraient les armes en quelques jours, et je ne voudrais pas avoir à me frotter à la fierté russe.

Je me demande s’il y a chez eux des gens qui regardent nos ersatz de cérémonies mémorielles. Si c’est le cas, ils doivent bien rigoler. Ou avoir pitié, allez savoir.


Blitzkrieg et police nationale

D’un côté, nous avons une candidate au parlement européen qui parle de « blitzkrieg » pour désigner sa campagne. Pour rappel, le blitzkrieg, c’est environ 66 000 morts et 133 700 blessés en Pologne, 1 500 morts en Norvège, 2 890 morts et 6 889 blessés au Pays Bas, 7 500 morts et 15 850 blessés en Belgique, 3 500 morts et 13 600 blessés Britanniques, 58 829 morts et 123 000 blessés Français. Une paille. Oh, bien sûr, elle a ajouté le terme « positif » derrière. J’en déduis que si on parle de faire une « Shoah joyeuse », ça ne pose pas de souci, l’adjectif compense, non ? Après tout, si Nathalie Loiseau ignorait avoir intégré de plein gré un groupuscule d’extrême-droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle méconnaisse le sens de certains mots.

De l’autre, nous avons un ministre de la police qui ré-écrit l’histoire. Castaner nous parle de l’infime poignée de flics qui ont pris le Maquis. Il oublie la prestation de serment au Palais de Chaillot, Drancy et le Vel d’hiv, René Bousquet et le riant Joseph Darnand. Il oublie la chasse aux Résistants, aux communistes, les mineurs fusillés, l’arrestation des jeunes gens qui refusaient le STO. En fait, il oublie carrément que l’appellation même de « Police Française » date du régime de Vichy. Que la création des CRS date de la même époque, même s’ils s’appelaient alors autrement. On oublie tout, on ré-écrit l’histoire pour ne surtout pas avoir à la questionner. On fait de quelques exceptions la norme. La France n’a jamais fait aucun travail de mémoire sur la façon dont les choses ses sont passées pendant la guerre. On oublie volontiers que ce sont les élus nationaux qui ont donné le pouvoir à Pétain. L’ignorance, c’est la force.

C’est ainsi qu’on se retrouve avec une caste dirigeante au mieux sans mémoire, au pire d’un cynisme abject. Quoi qu’en réalité, je doute qu’il s’agisse d’un problème de mémoire. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un problème de valeurs. Tout se vaut. Un tweet vaut un programme. Un discours a valeur d’acte. Un mensonge est égal à une erreur de vocabulaire. Et ainsi tout passe. Ça amuse les réseaux sociaux, au mieux ça engendre une vague et ponctuelle indignation, et le lendemain, ils peuvent recommencer. Qu’entendrons-nous demain ?


La neige et les chiens – Vidosav Stevanovic

Ah ! Le romantisme de la guerre ! Les amoureux qui se rencontrent, chacun issu d’un camp différent mais qui s’aiment quand même, le commandant au grand cœur prêt à tout pour sauver la vie de ses hommes, les soldats qui protègent les civils vaille que vaille, les enfants qui s’en tirent miraculeusement en sautant dans le dernier train en partance vers un pays en paix… Bullshit.

Vidosav Stevanovic n’est pas un romantique. Et il l’était encore moins au moment où il a écrit La neige et les chiens : la guerre en Yougoslavie faisait encore rage, il avait réussi à la fuir mais pas sans la regarder en face. Et ici, il nous la restitue dans toute sa réalité, dans toute sa crudité. Cette guerre là ou une autre, c’est du pareil au même : c’est sale, ça pue, il n’y a aucune place pour le romantisme. Les civils se font dégommer et leurs cadavres pourrissent sur place, parfois après qu’on ait pris soin de voler leurs organes car les armes coûtent cher. On viole, on torture, on s’amuse à faire rôtir des enfants vivants et il arrive même qu’on en bouffe un morceau. On détruit tout, méticuleusement, au nom du nationalisme, de la religion, de n’importe quelle idéologie foireuse, l’essentiel, c’est de détruire. Ceux qui arrivent à fuir ne sont pas moins détruits, pour toujours. Ils portent irrémédiablement en eux les germes de la prochaine guerre. Et ne vous leurrez pas : si Vidosav Stevanovic use parfois de surréalisme, ça n’est certainement pas pour nous alléger le fardeau de la réalité, encore moins pour nous aider à prendre de la distance, mais au contraire pour mieux nous en imprégner, de cette réalité de la guerre. Hollywood ment autant qu’une large part de la littérature qui prétend en parler. Il nous montre même comment même les photographies des reporters de guerre ne sont que des loupes sur un instant qui occultent tout le reste. Il n’y a aucun répit, dans la guerre.

La neige et les chiens est peut-être ce que j’ai lu de plus dur. Pas dans le style, qui est parfaitement accessible à tous, mais bien pour son contenu. Évidemment, je me rends bien compte que je ne vais pas inciter grand monde à découvrir ce roman qui en est à peine un en présentant les choses ainsi. Je sais bien que beaucoup de lecteurs préféreront le romantisme qui biaise tout. Mais peut-être qu’il passera par là quelqu’un qui ne veut pas se mentir, qui veut regarder le monde en face. Si vous êtes celui-là, personne d’autre que Vidosav Stevanovic ne saura mieux répondre à vos attentes.


Metro 2035 de Dmitri Glukhovsky

Voici un roman qui est à peu près l’exact opposé de ceux que je lis d’habitude. Si j’ai tendance à me tourner vers des ouvrages peu causants, contemplatifs, avec peu d’action, Metro 2035 est essentiellement composé de dialogues, tout y va très vite, et l’action y est digne d’un blockbuster américain très musclé : ça ne s’arrête jamais. Mais il reste un point commun avec mes lectures habituelles : nous sommes loin de la vacuité. Peu importe la forme tant que l’auteur a quelque chose à dire.

Metro 2035 est un récit post-apocalyptique. Moscou a été rendue invivable par des bombes nucléaires, et ce qu’il reste d’habitants s’est réfugié dans le métro et y a reconstruit une société. Et comme dans n’importe quelle société, différentes idéologies s’y affrontent. On y croise donc des néo-nazis, des néo-communistes, des ultra-libéraux et une petite communauté indépendante. Il y a évidemment des factions armées, d’ailleurs, la monnaie en circulation dans le métro, ce sont les munitions pour kalachnikov. Et au milieu de tout ça, un individu est en quête de rien de moins que la vérité.

Le récit plein d’aventures en tant que tel est donc très rythmé sans être particulièrement original. C’est ce qu’il y a plus profondément qui est intéressant, la grande question sur la vérité : est-ce que le peuple, lui, veut la vérité ? N’allez pas croire que Dmitri Glukhovsky ne pose la question que pour le peuple russe, c’est bien une question universelle. Sinon, ce roman n’aurait qu’un intérêt limité et ça n’est pas le cas. Et tout l’intérêt de son roman, c’est qu’il rend accessible des questionnements entre autres politiques complexes par une forme accessible à tous. Les amateurs du genre post-apo en auront pour leur compte, autant que ceux qui préfèrent les questions de fond.

Notez que Metro 2035 est le troisième opus d’une trilogie dont je n’ai pas lu les précédents, et ça n’est en rien gênant pour la compréhension de celui-ci.


Aurore Boréale de Drago Jancar

Le 1e janvier 1938, un voyageur de commerce descend du train dans une petite ville slovène, c’est là qu’il a donné rendez-vous, pour affaire, à l’un de ses collègues. Mais le temps passe et le collègue n’arrive pas, il ne répond pas non plus aux télégrammes. Et voilà notre homme coincé dans cette petite ville, englué, dégringolant peu à peu, passant de la fréquentation de la petite bourgeoisie locale à la fréquentation des bouges des quartiers mal famés, buvant une mauvaise piquette avec des personnages peu recommandables.

En fait, je pourrais vous raconter toute l’intrigue sans vous gâcher le plaisir de la lecture, car en cette année 1938, en Slovénie, tout est inéluctable. Et c’est là tout le talent de Drago Jancar : on sait très bien où il nous emmène, on devine immédiatement qu’il va peu à peu détruire son personnage dans un environnement qui ne deviendra pas moins fou, mais c’est cette inéluctabilité qui rend le roman passionnant. C’est d’une efficacité redoutable. Il y a là Franz Kafka qui aurait télescopé Thomas Mann avec une concision déroutante et il y a quelques échappées vers l’avenir pour dire toute l’horreur qui viendra. L’auteur nous enjoint à ne s’attacher à aucun des personnages : ceux qui ne souffriront pas feront souffrir, ceux qui ne mourront pas tueront.

Drago Jancar fait partie de ces auteurs dont on se demande pourquoi ils sont si peu connus et si peu traduits en France alors qu’ils devraient être incontournables.


La Mort du Vazir-Moukhtar de Iouri Tynianov

La Mort du Vazir-Moukhtar, pour un amateur de littérature en général et de romans historiques en particulier, c’est un peu comme se retrouver enfermé dans la meilleure pâtisserie de la ville pour un gourmand invétéré : on s’approche de très près du bonheur.

Ce roman se base sur des faits historiques avérés. Nous sommes à la fin des années vingt du XIXe siècle. L’Iran et la Russie viennent de terminer une guerre, gagnée par la Russie. Et le Vazir-Moukhtar, c’est Alexandre Griboïedov, ambassadeur et dramaturge envoyé par la Russie pour récupérer non seulement le tribut dû par l’Iran, mais aussi pour ramener au pays tous les soldats qui ont fait défection pour s’installer en Perse. Et c’est parti pour sept cents pages denses de réflexions personnelles, de géopolitique, d’histoire, de religion, de littérature – on croise même Pouchkine dans les salons et théâtres – , de descriptions de vie quotidienne, y compris du servage, de regard sans concession sur les gradés de l’armée, de beaucoup de lâcheté pour bien peu de courage. On traverse la Russie à dos de cheval, puis on découvre l’Iran, où l’on prendra grand soin de démonter point par point les fantasmes sur les harems du Shah. On ira jusqu’à se retrouver face aux intégristes religieux de l’époque, qui n’ont pas beaucoup changés depuis.

Non seulement c’est littérairement absolument parfait, mais encore, on apprend énormément de choses sur l’histoire des deux pays concernés. Pour chaque chapitre lu, on se couche moins bête. On regarde ce monde à travers le regard de Griboïedov, l’homme dont on nous annonce le destin tragique dès le titre, poète désabusé et un rien cynique. La Mort du Vazir-Moukhtar est à ranger sur l’étagère réservée aux chef-d’œuvres, à lire et à relire.


Vie et destin – Vassili Grossman

Par où commencer pour vous résumer les 1200 pages très denses de ce roman qui en est à peine un ? Eh bien commençons par là : si c’est un roman, on est très vite happé par son réalisme cru, et on en comprend aisément la cause en découvrant la biographie de Vassili Grossman. Issu d’une famille bourgeoise juive, il était à la base ingénieur chimiste. Il a travaillé dans une mine, ignore comment il a pu être épargné par les premières purges soviétiques contrairement à d’autres membres de sa famille, il a dû se battre pour éviter le goulag à son épouse et quand la guerre a éclaté, il est devenu correspondant de guerre à Stalingrad.

Vie et destin relate la vie d’une famille Russe juive à travers la guerre, du siège de Stalingrad aux camps de concentration nazis, de l’Académie des Sciences soviétiques aux camps d’internement russes, de Moscou aux petites villes de province. Et on comprend tout de suite mieux le réalisme du récit. Il nous décrit le quotidien des habitants de Stalingrad assiégée, la famine, la peur instillée par le régime de Staline dans tout le pays et le poids d’une administration centrale toute puissante. Loin de se contenter de descriptions, les chapitres plus ou moins romanesques sont entrecoupés de réflexions profondes sur des sujets variés et, pour certains, intemporels. Jusqu’à la lecture de Grossman, je n’avais jamais vraiment compris pourquoi faire la différence entre racisme et antisémitisme. En quelques pages, il m’a fait comprendre l’évidence, que je vous laisserai découvrir car personne ne l’a jamais aussi bien expliqué que lui. En outre, ses propos sur la surveillance de masse du régime de Staline sont terriblement d’actualité. Ses réflexions sur le collectivisme devraient calmer plus d’un utopiste de notre époque. Et mettant en parallèle les réalités du nazisme et du communisme, il creuse la question des idéologies qui promettent des lendemains qui chantent, tranchant sans naïveté : elles ne peuvent mener qu’à des purges et des massacres.

Vassili Grossman a terminé la rédaction de Vie et destin en 1962. Le KGB lui est tombé dessus, son manuscrit a été saisi ainsi que les rouleaux encreurs de sa machine à écrire. Cette œuvre aurait pu disparaître à jamais. Heureusement pour nous, car c’est un document précieux, Andreï Sakharov en a fait sortir une copie du pays. Il sera publié à l’ouest au début des années 80, et en Russie seulement après la chute du mur.

Vie et destin m’apparaît comme un ouvrage qu’on doit lire. Il est indispensable, riche, dense. Mais je ne vais pas vous mentir : ça n’est pas une mince affaire que de s’y attaquer. Outre sa longueur, le nombre des personnages ne simplifie pas la lecture. Et ça n’est rien encore en comparaison du fond. Mais c’est ainsi : il faut souvent se donner un peu de peine pour accéder au meilleur. Entre Histoire, histoire des idées, philosophie, politique et sociologie, Vie et destin est désormais rangé dans ma bibliothèque sur l’étagère des indispensables chefs d’œuvre, de ces livres qui appartiennent ou devraient appartenir au patrimoine mondial de l’humanité.

Une petite note, pour conclure, au sujet du Livre de poche qui publie cet ouvrage : quand on est responsable de la publication d’une telle œuvre, il est absolument honteux d’y laisser traîner autant de fautes. C’est inqualifiable de maltraiter ainsi un chef d’œuvre. Je ne les ai pas comptées, mais j’ai maudit au moins vingt fois cet éditeur pour son travail lamentable. Si vous l’achetez, sachez qu’il est aussi publié par Pocket : peut-être, mais je n’ai pas vérifié, ont-ils fait un travail plus respectueux à ce niveau que le Livre de poche.


Nous savons.

Je suis d’une génération qui, découvrant les images des camps de concentration de l’époque où nos grands-parents étaient jeunes, se demandait en vrac comment l’humanité avait pu en arriver là, comment des gens avaient pu y participer, comment d’autres avaient pu fermer les yeux devant pareil massacre.

On se jurait tous à nous-mêmes que nous, nous aurions fait autrement, nous n’aurions jamais laissé se produire pareille ignominie : face à l’innommable, nous serions vent debout, nous lutterions et nous remuerions ciel et terre pour sauver ces gens, quels qu’ils puissent être, de l’horreur absolue.

Nous primes plus tard le tournant du XXIe siècle, laissant le précédent devenir un peu flou. Il ne nous restait, et encore pas à tous, qu’une colère vague, une indignation du clavier et un engagement nonchalant. Nous n’avons pas vraiment oublié, mais tout cela était loin. Et puis, ils sont loin, aussi, ces bambins émaciés. Ils ne sont pas comme nous. Et puis nous ne pouvons pas. Des frigos à remplir, des crédits à payer et puis le beurre qui manque, le prix du dernier smartphone, et le temps passé devant cette abondance de choix dans le moindre rayon de supermarché, et puis sur la télé, le film va commencer.

Moins d’un siècle après l’horreur, nous sommes devenus bien pires que nos grands-parents, qui eux, pour la plupart, ne savaient vraiment pas. Nous, nous savons que cet enfant a été photographié en Syrie, près de Damas, le 21 octobre de cette année.