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L’Ogre du Royaume d’Afughal

La plupart des royaumes ont leur roi, leur forgeron et leur tavernier, d’autres ont une sorcière ou un loup-garou, mais le royaume d’Afughal devait se débrouiller avec son ogre.

Peut-être l’ignorez-vous, mais les ogres vivent très vieux, si vieux qu’aux yeux des hommes, ils paraissent immortels. Bien sûr, il y eut de nombreuses campagnes militaires pour se débarrasser de lui, mais elles faisaient tellement plus de morts que l’ogre lui-même qu’on avait fini par s’accommoder de sa présence et de son régime alimentaire. Il dévorait un ou deux enfants par semaine, mais le royaume était grand, sa population nombreuse, si bien que cela passait presque inaperçu. Et puis cela évitait que les enfants ne fassent l’école buissonnière.

Un jour, pourtant, un nouveau monarque accéda au trône : le roi Abuhlal. Il avait en tête de moderniser le royaume d’Afughal et commença donc par examiner attentivement les doléances que les gens du peuple faisaient régulièrement parvenir au château. Ainsi commença-t-il par baisser légèrement les impôts. Il s’agissait certes d’une diminution symbolique, mais le peuple apprécia et loua son bon roi. Ensuite, il s’attaqua aux problèmes de voirie dans la capitale. C’était une ville relativement importante dans laquelle le contenu des pots de chambre était jeté par la fenêtre, ce qui n’allait pas sans quelques conflits de voisinage et de nombreux problèmes d’hygiène. Ce fut un énorme chantier que d’installer des égouts dans une cité aussi ancienne. Dans un premier temps, le peuple fut ravi à l’annonce du commencement des travaux car cela donna du travail à tout le monde. Puis, quand le chantier commença, tout le monde pesta beaucoup contre le bruit et les désagréments de circulation que cela créa. Enfin, quand plusieurs mois plus tard les travaux furent achevés, le peuple de la capitale organisa une grande fête en l’honneur d’Abuhlal car chacun appréciait de ne plus devoir marcher le nez en l’air pour éviter les chutes intempestives de matières et liquides nauséabonds.

Abuhlal aurait pu s’arrêter là, car il avait rallié le peuple à sa cause et les lettres de doléance se faisaient rares. Seulement, il était orgueilleux et voulait qu’on parle encore de lui pendant des siècles. Toutes les missives de plainte qu’il recevait encore venaient de familles éplorées par la disparition d’un enfant dans l’estomac de l’ogre du royaume. S’il mettait fin à cet état de fait, personne n’oublierait jamais son nom. Il envisagea d’abord de lever une armée pour aller tuer l’ogre, mais son conseiller aux affaires intérieures lui rappela que l’ogre était invincible. Il suggéra qu’ils pouvaient au moins le repousser sur les terres du royaume voisin, mais le conseiller aux affaires extérieures répliqua qu’en ce cas, il était probable que les voisins leur déclarent la guerre, ce qui n’était pas souhaitable car ils étaient beaucoup plus forts.

Abuhlal n’en démordait pas, il fallait que l’ogre cesse de manger les enfants du royaume. Déguisé en simple bourgeois, il arpenta les rues de la capitale car il réfléchissait mieux en marchant.

Ce faisant, il s’égara dans le quartier le plus pauvre, aux abords du fleuve, et fut atterré d’y croiser tant de malades, de mendiants, de personnes qui avaient perdu un membre ou un œil et de vieillards qui restaient assis sur un banc à regarder passer les gens. Tous ces gens étaient globalement improductifs : ils ne rapportaient rien au royaume, aussi leur disparition serait-elle une bonne chose pour tous. Il rentra au château, réunit sa garde personnelle et se rendit derechef, drapeau blanc en tête, à l’antre de l’ogre.

L’ogre venait de terminer un petit garçon de six ans, cuit à la broche et accompagné d’une sauce au vin. Il était repu, de bonne humeur, et s’apprêtait à entamer sa sieste de trois jours quand il aperçut au loin l’escorte royale qui se dirigeait vers lui. Le vieil ogre n’avait pas vu de roi depuis la dernière guerre menée contre lui quelques siècles plus tôt, et il les trouvait toujours amusants. Aussi prépara-t-il du thé pour accueillir l’escouade.

Le roi demanda à être reçu, et l’ogre le pria d’entrer dans sa grotte avec ses ministres et soldats.

« Ai-je la garantie, demanda Abuhlal, que tu ne mangeras aucun de nous ?

– Je viens de terminer mon repas, le roi. Je n’ai plus faim et de toutes façons, je n’aime pas la viande grasse. »

Le roi ne releva pas l’injure : il n’était pas en position de pouvoir se permettre d’esclandre face à une créature qui pouvait les anéantir du bout du doigt.

« Que me veux-tu, le roi?

– Je souhaiterais passer un accord avec toi. Les mères du royaume n’apprécient guère le contenu de tes repas. Et moi-même, je trouve fort dommage que notre pays se retrouve privé de ceux qui seront peut-être ses meilleurs éléments à l’avenir. Aussi, je viens te proposer de te fournir tes repas futurs si tu acceptes de ne plus manger nos enfants.

– Et dis-moi donc, le roi? Avec quoi comptes-tu me remplir la panse?

– Et bien… Le royaume compte nombre d’improductifs. Aucun n’est gras, selon ton goût, mais il y a tout de même plus de viande que sur les enfants.

– C’est que j’aime beaucoup moins la chair adulte. Elle est moins tendre, moins goûteuse, et il faut beaucoup la battre pour l’assouplir, et beaucoup l’arroser de sauce pour la rendre meilleure.

– Bien sûr, bien sûr… Nous pourrions peut-être compenser la qualité par la quantité, et aussi te fournir chaque semaine une barrique de vin et autant de beurre? »

L’ogre réfléchit. Certes, la viande d’adulte était fade. Mais il raffolait du beurre et ne crachait pas dans le vin. Et puis, pour tout dire, il se faisait vieux et les enfants, au fil du temps, avaient inventé bien des techniques pour lui échapper, si bien qu’il devait développer beaucoup d’efforts pour ne pas toujours manger à sa faim. D’ailleurs, celui qu’il avait dévoré aujourd’hui était le premier qu’il avait réussi à attraper en dix jours.

« Combien de tes pauvres me donneras-tu?

– Et bien, nous pourrions t’en livrer quatre par mois.

– Disons cinq.

– Fort bien ! Disons cinq!

– Sans oublier le beurre, le vin… et je voudrais aussi une barrique de miel chaque mois.

– Cela me semble raisonnable et je te l’accorde!

– Bien sûr, si vous cessiez les livraisons, je recommencerais à chasser les enfants!

– C’est entendu, mais n’aie crainte: le royaume ne manque pas d’improductifs, et il s’en crée chaque jour de nouveaux! Évidemment, si tu dévorais encore un enfant, nos livraisons cesseraient immédiatement.

– Tope-là! s’écria l’ogre ravi.»

Dans les jours qui suivirent, Abuhlal annonça que désormais, le royaume prendrait en charge les vieux, les handicapés et les mendiants. Il annonça la construction d’une grande maison où ils seraient hébergés et nourris. Bien sûr, dès son ouverture, nombreux furent ceux qui s’y précipitèrent. De nouveaux contrats furent passé avec les viticulteurs, les crémiers et les apiculteurs et vite l’ogre reçut ses livraisons sans que personne ne se doute de rien.

Abuhlal fit un long discours depuis son balcon où il expliqua qu’il avait convaincu l’ogre de ne plus manger d’enfant, et tous se réjouirent tant que personne ne se posa de question.

Au début, l’ogre fut ravi. La viande n’était pas bonne, mais le vin, le beurre et le miel étaient excellents. Mais très vite, il se rendit compte qu’un régime uniquement composé de viande d’adultes ne le nourrissait guère. Il perdait du poids à vue d’œil et avait faim en permanence, comme s’il n’avait pas mangé du tout. Il en parla au roi qui, inquiet, lui fit livrer d’abord six, puis sept, puis huit improductifs par mois sans que cela ne change rien. Il ne fallut que peu de temps avant que l’ogre reprenne sa chasse à l’enfant. Il était si affamé qu’il en mangea quatre d’un coup le premier jour.

Cela se sut. Le roi cessa ses livraisons, mais se retrouvait avec une maison des pauvres surpeuplée. Des enfants continuaient à disparaître en grand nombre, et le peuple grondait: s’il tolérait les abus des rois, il n’en supportait pas les mensonges.

Quand enfin Abuhlal, craignant pour ses finances, fit fermer la maison des pauvres, le peuple se rebella, le renversa et mit le cousin du roi déchu sur le trône.

A ce jour, l’ogre court toujours après les enfants malgré ses rhumatismes et plus aucun roi ne s’est plus risqué à tenter de l’en empêcher.