Archives de Catégorie: médias

Gnôle et autonomie

Il n’aura échappé à personne que les questions d’autonomie rencontrent depuis un petit moment un certain succès d’audience. On voit ainsi fleurir une multitude de blogs, pages facebook, forums et chaînes youtube traitant de ces questions avec plus ou moins de sérieux et plus ou moins de politique autour. Du jardinier amateur éclairé au survivaliste armé, il y en a pour tous les goûts. Et il faut bien le dire, parmi tous ces gens, certains, peu nombreux, montrent les fruits d’un travail qu’on imagine acharné, d’autres, plus nombreux, causent beaucoup mais ne montrent pas grand-chose, ce qui ne les empêche nullement de jouer le rôle de grands-maîtres 2.0 en autonomie. Il en est ainsi, par exemple, de la chaîne Youtube « Ma Ferme autonome » qui a largement dépassé les bornes de l’abus de Tipee et de racontage de calembredaines dans sa dernière vidéo intitulée « Comment faire de l’alcool maison ».


Et c’est là que je me suis vraiment énervée…

Le youtubeur explique doctement que la distillation étant interdite en France, il s’est fait offrir un billet d’avion par son public pour aller distiller trois litres de gnôle dans un pays lointain. Non seulement c’est une hérésie climatique, mais en plus, ça comporte un mensonge : la distillation n’est absolument pas interdite en France. Elle est certes réservée aux possesseurs de verger, et il est obligatoire de passer par un professionnel afin que personne ne devienne aveugle, et de payer la taxe à l’état – plus chère que le coût du travail du distillateur.

« Ah mais alors on n’est pas autonome ! » répliqueront les autonomistes du dimanche. Certes pas entièrement, mais Ma Ferme autonome n’a pas construit un avion avec ses petites mains ni installé un derrick dans son jardin, autant que je sache. En fait, il n’a même pas payé lui même son voyage, ne venez pas me parler d’autonomie.

C’est très révélateur, au fond, de ce mouvement plus ou moins survivaliste qui n’est en réalité que consommateur. Parce que de toute évidence, une large partie de ce qu’implique la distillation leur échappe totalement.

Pour commencer, la distillation est l’aboutissement d’un long processus.

Chez moi, on distille tous les deux ans, 20 litres de gnôle à 50° (on peut préférer 25 litres à 40°, c’est aussi dans les clous des 1000 unités/an/verger de la législation). Et tout est fait en autonomie. On ramasse 800 à 1000 kg de pommes à la main, on presse à la force des bras, on remplit les barriques au seau, on attend, on déplace la barrique jusqu’à l’alambic et on embouteille plus tard. C’est plusieurs longues journées de travail effectif à plusieurs. Ça nécessite un peu de matériel : des seaux, des sacs, un broyeur, un pressoir, des barriques, des récipients de plusieurs centaines de litres – les abreuvoirs sont parfaits pour ça – mais ni passeport ni avion et pas beaucoup de pétrole.

J’entends les râleurs sans imagination.

« Oui mais d’abord tout le monde n’a pas un verger ».

C’est vrai. Mais tout le monde ne peut pas non plus faire de longs voyages pour quelques litres d’alcool. Mais surtout, il y a un nombre incalculable de vergers laissés à l’abandon par leurs propriétaires, personnes âgées ou résidences secondaires, et un peu de discussion et la promesse de quelques bouteilles donnent facilement accès tant aux fruits qu’à l’autorisation de bouillir au nom du propriétaire.

« Oui mais il faut payer les taxes et le distillateur, c’est pas autonome. »

Certes. Mais penser l’autonomie tout seul dans son coin comme si le monde extérieur était inexistant est à mon humble avis voué à l’échec. Passer par un professionnel, c’est participer à une économie très locale. C’est apprendre beaucoup de professionnels tous très passionnés par leur métier, donc passionnants. C’est se rendre à un point de rendez-vous où les discussions avec les anciens iront bon train, un lieu où il sera extrêmement facile d’agrandir un réseau. Enfin, si une bouteille de gnôle artisanale revient plus ou moins à 10€/l en passant par un professionnel, sa valeur sur le marché du troc dépasse d’infiniment loin sa valeur monétaire. Pour donner un exemple concret, cette année, une de mes bouteilles a servi non seulement à payer la découpe d’un demi-cochon à un boucher professionnel mais m’a surtout permis de m’attacher les services du dit boucher sur le long terme. Ce qui n’est pas du tout anodin quand on produit toute sa viande ou presque, y compris de broutard. Là encore, on pourrait découper sans passer par un pro, mais d’abord ça risquerait de gaspiller de la viande ce qui n’est pas envisageable et ça permet aussi de se maintenir dans un réseau très rural d’échanges de services et savoir-faire indispensables car absolument personne ne peut savoir tout faire.

Je cite ici cette chaîne en particulier et ce sujet parce que ça m’a vraiment agacée de voir encore des gens causer de choses dont ils ignorent quasiment tout en prétendant néanmoins l’expliquer aux autres, mais on retrouve la même chose sur d’autres chaînes de jardinage ou d’élevage.

J’ai beaucoup utilisé des chaînes youtube pour apprendre à faire une large part de ce dont j’avais besoin pour l’élevage des bêtes, pour la transformation et la conservation des produits, ou encore pour le bricolage. Eh bien ça m’attriste de l’avouer, mais je crois bien que toutes ces chaînes avec du concret (et non pas des petits bourgeois français qui causent sans s’abîmer les mains) sont des chaînes américaines.

Abandonnez ces gens qui causent. Si vous aussi vous voulez produire pour vous même, penchez-vous plutôt sur les homesteads américains. Ce sont souvent des gens pragmatiques, leur survie dépendant pour de vrai de leur production.


Arte, ou les mensonges élevés au rang de culture

Ayant hier décidé de glandouiller devant la télé, je me choisis deux « documentaires » d’Arte sur leur machin de replay.

Un premier sur l’histoire de Mary Shelley et de Frankenstein. Et c’est parti pour les carabistouilles. Arte nous vend le mythe romantique de la création du Docteur Frankenstein : Mary Shelley aurait fait un rêve éveillé dont est issu son roman. Évidemment, celui qui ne connaît pas la vraie histoire gobera ça tout cru. La réalité, c’est que Mary Shelley a plagié « Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant », l’histoire d’un inventeur nommé Frankésteïn qui souhaite créer un homme artificiel, publié en 1790 par François-Félix Nogaret. On aurait pu croire au hasard, mais quand le nom du savant est le même, ‘faudrait pas non plus trop pour nous prendre pour des cons, et c’est pourtant ce que fait allègrement Arte.

Deuxième documentaire choisi : un biographie de l’auteur allemand Ernst Jünger. Le « documentaire » est formel : après-guerre, Jünger a cessé d’écrire des choses politiques. Pardon du vocabulaire, mais à un moment ça suffit : mon cul ! En 1951, Ernst Jünger publie « Le traité du rebelle ou le recours au forêt » dans lequel il appelle les peuples opprimés à entrer en résistance, dans lequel il développe l’idée que le vote n’est qu’un questionnaire guidé dont rien de bon ne peut sortir. Jünger ne s’est jamais caché d’être un élitiste, et à son sens, l’élite ferait mieux d’aller se planquer dans les forêts pour y chercher l’autonomie. C’est pas politique, ça peut-être ? Eh bien en 55 minutes de « documentaire », Arte trouve le moyen de passer en revue tous les écrits guerriers de jeunesse du grand auteur allemand sans dire un seul mot de son Traité du rebelle. Ça reviendrait à parler de La Boétie sans évoquer son Discours sur la servitude volontaire !
C’est systématiquement comme ça, avec les « documentaires » d’Arte : tant qu’on en regarde qui parlent de choses qu’on ne connaît pas ou peu, on a l’impression d’apprendre des choses, mais dès qu’on visionne une de leurs cochonneries sur un sujet qu’on maîtrise un peu, on se rend compte qu’en réalité on se fait enfler et remplir le cerveau de grosses bêtises.
Arte ne vaut absolument pas mieux que n’importe quelle autre chaîne. Veillez à prendre avec beaucoup de pincettes ce qu’elle vous raconte, c’est plein de raccourcis, de bêtises, de mythes à la place des faits, bref : de mensonges.


Arte et les hackers russes : l’investigation de surface

« Les nouveaux mercenaires russes » est un documentaire proposé en replay sur le site d’Arte. Le synopsis nous promet des « rencontres avec des hackers russes » et « une investigation fouillée et concrète, qui dévoile la réalité derrière les fantasmes. » Voilà une belle promesse journalistique.

La vidéo s’ouvre sur une musique angoissante. S’il y a bien un procédé que je déteste quand on parle de journalisme, c’est l’utilisation de musique angoissante : ça montre immédiatement le parti pris. A un moment, il faut se décider : on tourne un documentaire ou Les dents de la mer ? On veut nous informer ou nous faire peur ? Personnellement, si je veux regarder un documentaire, c’est pour m’informer. Si je veux jouer à me faire peur, ce ne sont pas les fictions qui manquent . Et puis ça continue sur la forme : on a une mise en scène digne d’un étudiant de première année sans imagination du début des années 2000. Mise en scène d’échanges de SMS, recherches Google à l’écran : le niveau zéro de la mise en forme quand on parle d’Internet. Mais ne soyons pas trop sévère, après tout, la forme n’est pas ce qu’il y a de plus important.

Sauf que le fond ne vaut guère mieux. Pendant plus d’une heure, en guise de preuve on ne nous montre que des intimes convictions. Je me suis toujours demandée combien d’innocents avaient été condamnés sur la base d’intimes convictions sans preuve. Pire, le documentaire ne parle de preuve que dans les deux dernières minutes, sans jamais nous en dire plus que « promis on les a !». La seule preuve qu’on nous assène concernant telle ou telle attaque de hackers russes, c’est une trace laissée par les hackers eux-mêmes montrant un ours. Non mais franchement, les gars… Certes les Russes eux-mêmes adorent l’image de leur ours national, mais si je voulais jouer à pointer la responsabilité vers la Russie, moi aussi, je mettrais un ours ! Ça n’est pas une preuve, ça !

Quand aux rencontres avec des hackers russes, il s’agit essentiellement de rencontres réalisées dans le cadre d’un très officiel festival du hacking à Moscou, un festival public où n’importe qui peut se rendre à visage découvert. Ce type d’événement existe dans quasiment tous les pays et n’a absolument rien de secret. Et le fait qu’on y croise le conseiller cyber de Poutine n’a rien de très étonnant en soi. La seule chose étonnante, c’est que le dit conseiller de Poutine comprend très bien le français.

Voilà donc un documentaire qui ne sert au final qu’à deux choses : participer à construire l’image des grands méchants russes en s’appuyant au final sur bien peu de choses, et sans doute faire rudement plaisir à la Russie en sur-évaluant très certainement le danger réel et ça, c’est super bon pour sa com’. Si personne ne doute que le gouvernement russe fait appel à des cybermercenaires, il n’y a rien de délirant à envisager que leur nombre et leur efficacité n’est pas forcément aussi vaste qu’on nous le vend, mais que Poutine aime bien qu’on le croit. En outre, il faudrait pouvoir comparer avec d’autres pays qui ne doivent pas être en reste sur ce drôle de champ de bataille, mais ça n’est pas avec ce documentaire qu’on pourra le faire.

Donc voilà : une heure trente pour ne rien apprendre, sauf peut-être qu’Arte propose toujours moins de journalisme et toujours plus de partis pris. C’est au moins une bonne nouvelle pour les compositeurs de musique qui fait peur.


Élections européennes et foutoir français.

J’écoute la RTBF – la radio de service public belge. Comme les élections européennes approchent, il y a beaucoup de vrais débats à ce sujet. Les représentants des partis présentent leur programme, le compare avec celui des autres partis, font de vraies propositions, ont le temps d’expliquer en détail pourquoi ils sont d’accord avec la proposition d’untel et pas avec celle de tel autre… Une campagne électorale, donc. Mais une campagne qui reste dans son sujet. Et les intervenants ne s’invectivent pas. Mieux, ils se parlent même poliment, sans crier.

En France, ça hurle, ça parle du nombril français, on ne voit pas beaucoup de programmes électoraux, ce qui nous sert de débat se limite au mieux à « europhiles vs eurosceptiques ».

Me voilà donc désormais bien plus au fait des programmes des partis belges alors que les partis français n’en ont pas. Ou les gardent secrets, allez comprendre. Un vote devant être éclairé, puis-je voter en Belgique ? Parce que là, ça serait vraiment le plus logique.


Trump, Macron et l’arrogance française

Ça n’est ni une nouveauté ni un mystère, nous, Français, sommes un peuple arrogant. Et après tout, personne, même pas un peuple, n’est tenu à être parfait. Nous sommes si arrogants que lorsque Trump a commencé ses trumperies, nous nous sommes gaussés. « Ah ! Ces Américains, tout de même ! Qu’ils sont cons avec leur président qui parle de vérités alternatives, qui communique par tweets, qui n’hésite pas à injurier le monde entier et qui sort des accords de Paris ! »

Certes. Mais rangeons notre arrogance quelques minutes si vous le voulez-bien. Que ça nous plaise ou pas, Trump conserve dans son pays une côte de popularité qui ressemble à peu près à quelque chose – plus de 40 % si on en croît les derniers sondages. Il est assez difficile de remettre en cause sa légitimité à gouverner son pays avec une côte de popularité qui se maintient et qui est même en hausse après la publication (partielle) du rapport Mueller sur ses liens supposés avec la Russie, et ce alors même (ou parce que?) l’ensemble des médias hors Fox News le combattent chaque jour.

Regardons maintenant la situation chez nous. Spoiler : notre arrogance va en prendre un coup dans la tronche.

Lors des élections, nous avons eu un journal qui n’a pas hésité à titrer « Votez ce que vous voulez mais votez Macron ». Depuis, on ne voit pas beaucoup de remises en cause de l’action de notre président dans les mass médias, et à peine plus dans les autres types de médias. Nous avons un président dont la côte de popularité monte, descend, remonte, redescend tout en restant à 26 % la plupart du temps. Nous avons un gouvernement qui invente une attaque d’hôpital, une attaque de commissariat et les médias relaient sans broncher jusqu’à l’AFP. Pire encore : lorsqu’il a été avéré qu’il s’agissait de vérités alternatives, on a encore entendu des journalistes (?) continuer à soutenir le mensonge, parfois de façon véhémente. Alors qu’aux États-Unis nombre d’intellectuels sont vent debout contre leur présidentielle moumoute, nombre des nôtres n’hésitent pas un instant à multiplier les tribunes contre le mouvement dit des Gilets Jaunes : ce qui vient directement du peuple – quoi que peuple puisse signifier – ne leur plaît guère. Nous avons un ministre de l’écologie qui a démissionné quand il a compris qu’il était pieds et poings liés, remplacé par le premier opportuniste qui passait par là et qui a pris grand-soin de ne pas contester la prolongation de la durée de vie de nos vieilles centrales nucléaires ( prolongation signée cette semaine en catimini ), aucune action concrète n’est menée pour le climat, l’écologie n’occupe d’ailleurs qu’une place mineure même dans les discours, c’est dire son absence des actions gouvernementales. Certes, nous ne sommes pas sortis des accords de Paris, mais nos rejets de CO² n’en repartent pas moins à la hausse. Non que j’apprécie Trump, mais force est de constater qu’il est bien moins hypocrite que Macron sur ce point. En outre, si Trump injurie le monde entier, Macron, lui, profite régulièrement de ses voyages à l’étranger pour injurier le peuple qu’il est censé représenter. Je n’ai jamais entendu Trump injurier les Américains. Enfin, si les Américains ont un problème bien réel de racisme dans leur police, chez nous, non seulement l’immense majorité des personnes qui meurent (évidemment par hasard ou par pas de chance et dans l’indifférence) dans les commissariats sont noires ou d’origine maghrébines, mais en plus le pouvoir fait charger, frapper, éborgner, j’en passe et des plus sanglantes, quiconque proteste par sa police.

Non content de communiquer par tweets lui aussi, notre président de plus en plus prompt à se prendre pour l’Empereur, les utilise également pour ré-écrire l’histoire, transformant le 1er mai en sa version pétainiste. Et comme si ça ne suffisait pas, la même semaine, le service public audiovisuel français diffusait une émission censément historique sur la Révolution Française, émission présentée non par des historiens républicains mais bien par des amuseurs publics royalistes. Mais rions de Fox News.

Il me semblait que Macron était une sorte de Trump avec du vocabulaire. A y regarder de plus près, Trump est moins hypocrite, moins injurieux et violent pour le peuple qu’il représente, plus populaire dans son pays.

Il est plus que temps que nous ravalions notre arrogance afin de constater l’évidence : la France est dans une situation politique, démocratique et médiatique infiniment plus grave que ne le sont les États-Unis, sans même avoir à aborder par ailleurs la question des contre-pouvoirs rares et en voie d’extinction chez nous.

 


La prophétie autoréalisatrice du 1er mai

En 1948, le sociologue américain Robert K. Merton, un gars qui avait oublié d’être con et qui est considéré comme le premier sociologue des sciences, énonça le théorème suivant : « C’est, au début, une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie. »

On appelle ça la prophétie autoréalisatrice. L’archétype de cette prophétie, c’est Macbeth. Macbeth n’envisage pas particulièrement de devenir roi, mais trois sorcières lui prédisent un tel avenir. Entendant cela, Lady Macbeth pousse son époux à zigouiller le roi pour que cela advienne, alors qu’elle n’aurait sans doute pas eu l’idée sans la prophétie des sorcières.

Dans le cadre de l’éducation, ça donne ce qu’on a appelé l’effet Pygmalion : grosso modo, si un enseignant passe son temps à répéter à un élève qu’il est excellent, il y a de forte chance que le dit élève se remue pour coller à cette image, et malheureusement, ça marche au moins aussi bien dans l’autre sens.

Dans le cadre du 1er mai, ça donne qu’à force de répéter en boucle pendant des jours et sur toutes les chaînes info (?) que les Black Blocs et je ne sais qui d’autre vont tout casser, même s’ils n’avaient pas particulièrement prévu de le faire, ils vont se sentir obligés de le faire puisqu’on a mis en place tout le dispositif permettant d’attiser l’hostilité. Personne n’aime décevoir. On a vu bien des guerres commencer par une prophétie autoréalisatrice. C’est un phénomène connu et fort pratique : à chaque vitrine brisée, on peut resserrer la vis de la répression et de la surveillance généralisée. Car cette fameuse prophétie autoréalisatrice peut être un excellent levier de manipulation des masses.


Zadig, répare en creusant.

Devant la perspective d’un long voyage en train, j’ai craint qu’un roman de Dostoïevski n’y suffise pas et je suis donc passée par la boutique presse de la gare. Comme j’avais entendu parler de ce gros trimestriel nouvellement paru, j’ai voulu savoir ce que contenait Zadig, d’autant que la presse sans publicité ni actionnaire, ça se fait rare.

Alors certes, ça coûte 19€, mais ça n’est pas du vol. C’est très épais, avec un papier et une impression de bonne qualité, le contenu est relativement dense, ça vaut largement ce que ça coûte : on n’a rien sans rien. Mais j’ai tiqué dès les premières pages. La chronique de Leïla Slimani ressemble plus à un pamphlet néo-bourgeois qu’à un papier bienveillant. L’interview, un peu plus loin, de Mona Ozouf, n’est pas moins réactionnaire, les penseurs de droite n’ayant plus de longue date le monopole du genre. L’historienne rêve d’une République telle qu’elle n’existera plus jamais, celle de la deuxième partie du XXe siècle, il est fort dommage que ce qu’il nous reste d’intellectuels restent à ce point ancré dans le passé, surtout quand il s’agit d’une historienne qui sait mieux que personne que le monde ne cesse jamais de changer et qu’il faut bien s’adapter.

Il y a d’autres papiers et dossiers beaucoup plus intéressants. Les portraits de Français vivant dans des zones traditionnellement oubliées des médias Parisiens sont fort joliment écrits, et, en particulier, le dossier sur l’évolution de la démographie française est solidement étayé donc très instructif.

Malheureusement, Zadig ne m’a pas du tout convaincue justement parce qu’on y retrouve tous les travers habituels de la presse parisienne ( je rappelle à toute fin utile que « parisien » n’est pas une IGP dans ce contexte) : quelques intellectuels confortablement installés découvrent la vie des Français moyens et des pauvres comme ils pourraient peut-être un jour découvrir l’eau chaude et visent un public qui lui ressemble : la petite bourgeoisie. Ceux de la « France d’en bas » n’y découvriront que le regard plus condescendant que bienveillant que portent sur eux les faiseurs de presse. C’est dommage de creuser ainsi les écarts, surtout quand on prétend par ailleurs « Réparer la France ».

Le bulletin d’abonnement n’aura donc servi que de marque-page, et j’attends encore le magazine qui saura nous regarder sans cette insupportable odeur de supériorité des métropoles.


Prise de conscience

Hier, dans la télé, au sujet de la marche pour le climat, une « journaliste » abattait sa carte « prise de conscience ». J’ai beaucoup ri.

Depuis que je suis gamine, j’entends parler de « prise de conscience ». Après Tchernobyl, on étalait de la « prise de conscience » partout. Je me souviens très bien de documentaires sur l’Amazonie qui comptaient la disparition de la forêt en surface de stades de football après lesquels ça déblatérait de la « prise de conscience ». Je me souviens du bordel de Seattle en 1999, cette grande « prise de conscience » altermondialiste. Je me souviens de la « prise de conscience » « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Chirac en 2002. Je me souviens de la « prise de conscience » du sommet de Copenhague de 2009 après lequel on allait voir ce qu’on allait voir. Et il a encore fallu subir la « prise de conscience » de la sauterie de Paris, il n’y a pas si longtemps.
Et encore ce ne sont là que les « prises de conscience » qui me viennent sans trop y penser, il y en a eu bien d’autres.

J’avais à peine 9 ans quand j’ai pris conscience du monde dans lequel j’allais devoir vivre. Un monde pollué, irrespirable, radioactif, sans couche d’ozone – la seule chose qu’on a su changer parce que ça ne coûtait pas trop aux industriels. Un monde avec un enjeu énorme : la sauvegarde de la vie sur terre. Je n’ai absolument pas grandi chez les écolos, c’est juste que Tchernobyl venait de sauter. J’en avais tellement pris conscience que j’ai construit toute ma vie en fonction du poids de pollution que pèse mon existence, sans manquer d’essuyer les quolibets que réservent aux illuminés ceux qui ne manquent pas de disserter sur la « prise de conscience ».

Et depuis ? Depuis plus de trente ans, on continue à étaler du béton et du bitume partout. Le nombre de bagnoles a quasiment doublé. Les gens se sont mis à prendre l’avion plus souvent que je ne prends le bus. Ils passaient le week-end au Touquet, voilà qu’ils le passent à Marrakech, ils passaient l’été à Cannes, voilà qu’ils vont à Taipei. Tout est devenu plastique, on s’est même mis à faire pousser du maïs et des patates pour faire des nouvelles sortes de plastique. « Vert », nous dit-on. Les fringues sont devenues jetables. En fait, tout est devenu jetable, même les maisons. Les lignes de train et les gares se sont raréfiées. Les énergies renouvelables sont à la traîne. La démographie galope. Le développement des nouvelles technologies nous a fait balancer toujours plus de carbone pour nous attaquer aux terres rares, et tout ça pour fabriquer des trucs et des bidules pas du tout recyclables.
Mais tout va bien, me dit-on : la « prise de conscience » est là. Pour preuve : j’entends les puissants tartiner de la « prise de conscience » qui ne coûte rien à ahaner.


De la disparition programmée des mamans avant tout

Une entreprise de VTC bien connue se fait allumer pour sa dernière campagne de pub car elle présente une jeune femme « chauffeur mais maman avant tout ».

Il y a encore quelques années, la publicité visait essentiellement la célèbre « ménagère de moins de cinquante ans » et le fait est que les femmes y étaient systématiquement soit une mère soit une potiche, et c’était vraiment pénible. Il était plus que temps de remédier à la chose. Pour vérifier les changements, j’ai pris sur moi et visionné plusieurs tunnels de publicités dans la télévision, et force est de constater que tout cela a bien changé. J’ai vu, pendant ces tunnels de pubs, des potiches mâles musculeux pour vendre des fringues, des parfums et autres pshit à dessous de bras – le corps de l’homme est aussi devenu un objet et je ne suis pas certaine que ça soit une avancée – j’ai vu des chips et des bonbons qui parlent, une femme qui fait de la moto, des désespérés des deux sexes qui rivalisent de bêtise pour vendre le grand marché du célibat que sont les sites de rencontres, pas mal de gosses capricieux, quelques potiches femelles à parfum, des pères pour vendre des bagnoles, et en fait en plusieurs tunnels de pubs, les seules mamans vues étaient en famille traditionnelle complète.

Pas une seule femme-maman archétypale à l’horizon. C’est donc bien un fait : les représentations, au moins dans la publicité, ont beaucoup changé ces dernières années et c’est une très bonne chose.
Oui mais voilà : une entreprise, dans une publicité, a représenté une « maman avant tout ». C’est mal.
Nous sommes passés d’une volonté légitime que cesse la représentation systématique des femmes dans un rôle de mère à la quasi interdiction de représenter des femmes qui s’épanouissent avant tout dans leur rôle de mère. Le nouvel ordre moral nous fait peu à peu glisser vers le mépris de telles femmes. Car il en existe. Oui, n’en déplaise à certaines, il existe des femmes qui s’éclatent dans leur rôle de mère et qui ne veulent rien d’autre. Devrait-on les faire disparaître totalement du paysage médiatique ? Valent-elles moins que les autres ? Sont-elles devenues méprisables ?
C’est en tout cas la sensation que me donne ces lynchages désormais systématiques de toute forme de communication présentant des femmes-mamans. Le glissement a été rapide et est insidieux. Ces campagnes ne s’attaquent pas qu’aux femmes-mamans. Les musulmanes qui choisissent le voile ne manquent pas de se faire cracher dessus par les mêmes militantes. Les femmes qui choisissent de louer leur vagin plutôt que leurs bras pour gagner des sous subissent les mêmes foudres. Maintenant, les femmes-mamans doivent disparaître.

Où s’arrêtera-t-on ? Les femmes ont-elles encore le droit d’apprécier les activités qui leur ont longtemps été réservées ? Ont-elles encore le droit de coudre, de cuisiner, de tricoter ? Ou au nom de la libération, doivent-elles toutes se mettre à souder ou à maçonner ?

Les femmes doivent être libres de leurs choix et de leur corps, mais uniquement dans le cadre pré-défini qu’on leur impose peu à peu sous couvert de les libérer. Méfiez-vous toujours de celles et ceux qui prétendent vous libérer. La plupart d’entre-eux veulent juste vous imposer leur propre vision du monde.


Voleurs de leur propre liberté de Vidosav Stefanovic

Dans 99 % des cas, je choisis mes livres en fonction de critères mouvants : je connais déjà l’auteur, j’ai envie de découvrir la littérature d’un pays en particulier, le thème du livre m’intéresse. Le 1% restant est constitué de livres que je trouve par hasard, et c’est le cas de Voleur de leur propre liberté. Je ne connaissais pas Vidosav Stefanovic, je ne me suis jamais particulièrement intéressée à la Serbie, et quelques mois d’histoire d’une télévision locale dans une ville serbe – Kragujevac – dont je n’avais jamais entendu parler n’est pas forcément le genre de choses auxquelles je m’intéresse. Mais parfois, on se dit « bah ! Pourquoi pas ! » Et paf, une baffe.

Car si l’auteur nous raconte en effet son histoire de tentative de création d’une télévision locale libre sous Milosevic, la réalité est plutôt qu’il tend un miroir à la lâcheté de chacun de nous quand il est question de notre liberté. C’est que Vidosav Stevanovic maîtrise bien le sujet. Poursuivi, persécuté, calomnié, jugé et exilé à cause de ses écrits, c’est tout à fait par hasard qu’il s’est trouvé un jour de l’hiver 1996 dans sa ville natale alors que la population manifestait contre la censure de Milosevic et qu’on lui confie la reprise en main de la télévision locale. Et comme il a l’air d’être une sacrée tête de nœud, il ne fait aucun compromis : pas de censure, pas de revanchisme, pas de collusion avec les politiciens, pas de langue de bois. La liberté et la vérité, rien d’autre. Forcément, ça s’est très mal passé pour lui. L’expérience a duré six mois, six mois durant lesquels il a écrit ce livre qui est son journal.

La baffe ne vient pas tant de toutes celles qu’il a du encaisser pendant cette période, mais du fait qu’en nous décrivant le peu d’exigences du peuple Serbe en matière de liberté et de vérité, il nous montre en réalité un problème universel. Nous nous résignons tous, même au pire. Face au recul des libertés, à la corruption, aux crises économiques, à la perte voire à la disparition de la vérité dans les médias, nous nous résignons. Et pire encore, une fois résignés, nous acceptons la création de boucs émissaires et nous participons activement à la déliquescence de nos sociétés par notre mépris, nos calomnies, notre inaction, notre repli sur nous-mêmes. Nous acceptons le plus passivement du monde la mutation de nos médias en spectacles juste bons à vider les cerveaux. Nous apprenons à nous débrouiller face au manque d’argent plutôt que de nous révolter de la gestion qui en est faite par les politiciens. Nous sommes, tous, les voleurs de notre propre liberté.

Stefanovic nous décrit un peuple Serbe résigné et méprisable, putride, même, dans son nationalisme. On commence par le trouver bien dur, et si l’on n’est pas trop intellectuellement malhonnête avec nous-mêmes, on finit par se reconnaître sur bien des points, par comprendre que le problème vient bien plus du peuple que des Serbes.

Ce journal a presque vingt ans, mais aujourd’hui, c’est chez nous, en Europe de l’ouest, qu’il est plus qu’urgent de le découvrir : il y a des baffes salutaires.

Maintenant que c’est fait, M. Stefanovic va rejoindre la liste des auteurs dont je ne choisis pas les romans par hasard.