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L’agriculture à la loupe

Il y a mille choses qui m’inquiètent concernant l’avenir de notre agriculture, et pouvoir observer la manière dont sont structurées les exploitations ajoute des sujets d’inquiétudes supplémentaires.

J’vous explique.

Il existe plusieurs statuts possibles pour une exploitation agricole : l’exploitation micro-agricole (ça c’est que des bio débarqués de la ville), équivalent de la micro-entreprise, l’exploitation individuelle, l’EARL, qui est l’équivalent agricole de la SARL, la SCEA, ça peut aussi être, quoique rare, une SA ou une SARL et le GAEC. C’est ce dernier acronyme qui m’inquiète.

Le GAEC, ça veut dire « Groupement agricole d’exploitation en commun » et c’est ce qui explique une bonne part de l’augmentation de la taille des exploitations. Je vous épargne les détails parce qu’on s’en fout, mais en substance, il s’agit de structures co-gérées par plusieurs agriculteurs ou agricultrices qui mettent les moyens en commun : terres, cheptel, machines, outils de production. En soit, ça n’est pas déconnant, ça permet entre autres des économies d’échelle. Le souci, c’est que 100% des GAEC que j’ai vus jusqu’ici sont des GAEC familiaux, et 80% impliquent les parents, les enfants et éventuellement les conjoints des enfants. En soi, ça n’est pas un souci. Sauf que…

Sauf qu’à un moment, les parents prennent leur retraite. Ils doivent donc vendre leurs parts à un repreneur. Il faudra donc bien à un moment que des gens extérieurs à la famille s’installent dans une ferme gérée par une famille. Or personne n’a envie de se retrouver seul au milieu d’une fratrie conjoints compris parce que c’est un incommensurable nid à emmerdes. Donc les GAEC ne survivront pas au départ en retraite de la génération la plus âgée, et aussi la plus nombreuse dans le milieu. Et personne ne peut prédire ce que deviendront les terres et le reste dans ce contexte. La disparition pure et simple de l’exploitation et la vente à la découpe des terres est le plus probable. Ce qui engendre le point d’inquiétude suivant.

Le nombre d’élevages est en recul. Les rares jeunes qui s’installent ne veulent plus trimer dans les élevages laitiers qui sont de loin les plus contraignants et les moins rentables. Les animalistes s’en réjouissent mais c’est seulement parce qu’ils se contrefoutent de ce que ça implique. Déjà, comme la consommation de produits laitiers et de viande, elles, ne bougent pas beaucoup, ça implique plus d’importations. Fuck le bilan carbone. Ensuite, les terres qui ne sont plus utilisées pour l’élevage passent en culture de céréales. Qui nécessitent beaucoup plus d’intrants, c’est à dire de fongicides, pesticides et autres trucs en -ides, plus de travail des sols que les pâtures donc de pétrole, re-fuck le bilan carbone, et d’autant plus d’engrais de synthèse, qui nécessitent à la fabrication une blinde de gaz et de la potasse d’importation rerefuck le bilan carbone, qu’il n’y a plus de fumier. Et que les terres à pâtures sont de base pourries pour les céréales sans intervention chimique. Tout ça implique donc une plus grande pollution des sols et des eaux de surface. Qui finissent au robinet après avoir ravagés les rivières.

Dernier point observé : la plupart des agriculteurs ne sont propriétaires que d’une partie de leurs terres, ils louent le reste qui appartient généralement à d’anciens agriculteurs partis en retraite. Certes les locataires sont prioritaires pour le rachat quand le propriétaire décède, mais ils n’ont pas forcément les fonds. Et les banques ne prêtent qu’aux riches, ou que si les acheteurs s’engagent à réaliser des « investissements » conséquents, c’est à dire que les banques ne prêtent qu’à ceux qui feront plusieurs prêts parce que c’est là-dessus qu’elles s’engraissent. Les banques font de l’élevage d’éleveurs. Un éleveur qui fait faillite peut potentiellement lui rapporter en matos et structure à revendre. Comme aux États-Unis au moment de la grande dépression, on en est toujours là. On peut compter sur des investisseurs pour se tenir en embuscade.

Il existe des tas de solutions pour remédier à ce bazar, mais aucun politicien pour le faire. Ils préfèrent globalement les investisseurs aux agriculteurs. Il y a longtemps que je pense qu’il va faire faim, mais à mettre le nez encore plus près des réalités agricoles, je ne peux qu’en conclure que ça va arriver plus vite que je ne l’imaginais, et que les conséquences du modèle actuel ne se limitent même pas à la seule faim.


Chez Yvette

Mon boulot d’en ce moment consiste à arpenter les exploitations agricoles pour faire du recueil de données chiffrées à visée statistique. Je vais donc de ferme en ferme, je pose des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets et c’est super-rigolo. Pas tant les hectares, les tracteurs et le reste, mais ce qu’il y a autour. Parce que dans les fermes, les gens aiment bien causer, et c’est chouette parce que moi j’aime bien écouter. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Yvette*. Et Yvette, à elle toute seule, va faire chuter toutes les moyennes des statistiques nationales.

J’avais donc pris rendez-vous avec Yvette par téléphone. Et elle m’avait déjà expliqué qu’elle a 88 ans. Rien qu’avec ça, elle va tout dérégler les moyennes. J’arrive donc, non sans peine, devant sa petite maison – il a quand même fallu que je passe par un chemin forestier au milieu duquel j’ai dû m’arrêter pour enlever une grosse branche de la route, puis que je m’arrête encore dans un hameau pour demander mon chemin parce que le GPS avait renoncé à trouver la maison d’Yvette. Je frappe à la porte et j’entends une voix claire annoncer :

« C’est ouvert, entre donc ! »

Yvette ne m’a même pas encore vue qu’elle me tutoie déjà. L’embêtant, c’est que je vais être obligée de la vouvoyer : je sais que ça ne se fait pas du tout, par ici, de vouvoyer les gens, même âgés, mais le contexte professionnel a tendance, lui, à ne pas trop connaître les règles locales. J’entre donc dans une toute petite pièce où il fait environ 32°C. Un énorme poêle à bois ronronne, et la fenêtre entrouverte ne change pas grand-chose à la surchauffe. Sur la table, il y a deux bols, de la confiture, du beurre, du sucre et des crêpes sont gardées au chaud sur le poêle. Et assise à table, il y a donc Yvette, qui a l’air dix ans plus jeune qu’elle ne l’est. Que je vienne pour des questions administratives et qu’on ne me connaisse pas dans cette maison n’y changera rien : j’aurais l’obligation d’avaler deux crêpes tartinées de confiture et deux grands bols de café.

J’aurais pu remplir le questionnaire en cinq minutes : ça aurait été très impoli dans ce contexte. Yvette n’a que quelques vaches qu’elle élève pour avoir un complément de revenu. Elle a aussi un vieux tracteur. « De 1954 ». Non seulement il lui suffit, mais elle ne comprend absolument pas « pourquoi les jeunes de maintenant dépensent des fortunes dans ces gros engins ». Et puis très vite, Yvette a débordé des questions d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Des déchets, elle n’en produit pas : ses vaches ne mangent que de l’herbe. Et du labour, elle n’en fait pas : elle n’a que des pâtures. Voilà, le questionnaire était rempli. Mais Yvette n’avait pas fini de raconter.

Quand Yvette a repris la ferme de ses parents, elle avait douze vaches. Des pies noirs, race presque disparue maintenant, remplacée « par des grosses vaches qui font du lait qui manque de gras et qui ne tiennent pas sur leurs pattes ». Elle faisait toute la traite à la main. Le laitier ne venait pas jusque la ferme parce qu’il fallait traverser la rivière et qu’à l’époque, il n’y avait pas de pont. Tous les matins, elle descendait donc les bidons de lait à vendre au village, en passant sur une longue et large planche dont elle avait toujours peur de tomber, mais heureusement, ça n’est jamais arrivé. Ensuite, elle remontait à la ferme, elle écrémait le reste du lait, puis elle barattait le beurre à la main. L’hiver, ça allait, mais l’été, c’était compliqué parce qu’il faisait trop chaud. Il fallait donc remonter de l’eau fraîche de la rivière pour le refroidir et l’empêcher de fondre. Tous les trois jours, elle descendait avec le beurre en plus du lait pour le vendre à l’épicerie du village. Toujours en passant par dessus la rivière qui lui faisait si peur. D’ailleurs, plus tard, la rivière lui a provoqué la pire peur de sa vie, lors de la pire journée de sa vie. Elle avait couché sa fille alors à peine âgée de deux ans pour la sieste, mais quand elle est allée dans la chambre pour réveiller la petite, elle n’était plus dans son lit. Son mari et elle ont donc arpenté la rivière en tout sens, et après plusieurs heures, ils ont fini par se dire que l’enfant avait été emportée par les flots. Mais c’est à ce moment là que quelqu’un est venu les chercher : la petite fille était en train de pleurer sur la place du village. Elle s’était levée de sa sieste et avait suivi le chien jusque là. De cette journée, Yvette en fait encore des cauchemars.

Yvette est veuve depuis ses 70 ans. Un an après la mort de son mari, elle a réalisé qu’elle n’était jamais allée nulle part, sauf à Jersey où elle avait travaillé deux étés. « Avec des Anglais. Je ne comprenais rien à l’anglais et moi je ne parlais que breton. Alors forcément, on ne se comprenait pas, mais on rigolait bien quand même ». A 71 ans, Yvette a donc décidé de voyager. Elle est d’abord allée passer une semaine à Paris. Même qu’elle est montée sur la tour Eiffel. Et puis, elle est allée voir le château de Versailles. C’est très grand, et elle aurait bien aimé passer plus de temps dans les jardins. L’année d’après, elle est allée dans les Alpes. Puis dans les Pays Basques. Puis deux fois en Alsace parce que c’est très joli et qu’on y mange rudement bien. Maintenant, elle voyage un peu moins, parce que c’est quand même un peu fatigant de sauter d’un train à l’autre. Mais elle aimerait bien aller en Italie, il paraît qu’on y mange très bien.

Yvette est très entourée par sa famille, en fait le hameau héberge ses filles, fils, petits-enfants et quelques neveux. Sauf une maison où vit entre autre un adolescent qui apprend le breton à l’école. Alors deux fois par semaine, ce jeune homme rend visite à Yvette pour travailler son accent « celui qu’on leur apprend à l’école ne ressemble à rien » en mangeant des crêpes.

J’aurais aimé rester plus longtemps, non seulement parce qu’Yvette était incroyablement gentille, que ses crêpes étaient délicieuses, mais aussi parce qu’elle a une excellente mémoire d’une époque disparue. Malheureusement, mon travail ne consiste qu’à poser des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Alors que, vous en conviendrez, chez Yvette, ça n’était vraiment pas le plus intéressant.

* Je sais bien que tout le monde, maintenant, voudrait aller manger des crêpes chez Yvette, mais évidemment, Yvette ne s’appelle pas vraiment Yvette. Je n’arrive pas à m’en tenir strictement au devoir de réserve, alors je triche un peu en anonymisant.


Et maintenant : un petit tour du côté du Brésil

La maison d’édition Anacanoa a eu une idée de génie : traduire (entre autres, allez voir, son catalogue est vraiment intéressant) la littérature populaire et rurale du Brésil. Vaste Monde est une œuvre de cette nature.

Maria Valéria Rezende nous conte dans un langage truculent, avec une suite de portraits, la vie d’un village brésilien. On y croise des paysans pauvres, un adolescent amoureux, un curé allemand progressiste, des prostituées sur un piquet de grève, des politiciens véreux, des tueurs à gage, un escroc, un vieux qui perd la mémoire, un cirque complet, quelques Tziganes et des femmes, beaucoup de femmes, au caractère bien trempé. On boit beaucoup – parfois même trop – de cachaça, on s’aime, on s’entre-tue, on galère, on survit, mais pas toujours.

Parfois violent, souvent tendre, on sent la tradition orale derrière ces nouvelles : Vaste Monde constituerait un support idéal pour un spectacle conté.

Facile d’accès, c’est une porte ouverte vers un pays qu’on connaît souvent mal ici, avec pourtant ce petit quelque chose qu’on trouve sans doute dans toutes les ruralités du monde. Si vous êtes en panne d’idée lecture, Vaste Monde est d’autant plus un bon choix que les bouquins de cette maison d’édition sont aussi de beaux objets, avec de belles couvertures, de chouettes illustrations, et un papier très agréable au toucher comme on n’en trouve plus beaucoup.


Résurrection, de Tolstoï : un pamphlet plus qu’un roman

Résurrection est le dernier roman de Tolstoï, et si on a tous entendu parler de Guerre et Paix et de Anna Karénine, celui-là semble sinon oublié en tout cas beaucoup moins mis en avant. Et quand on fouille un peu, on se rend vite compte qu’il s’est fait sévèrement censurer puis globalement défoncer par les critiques, et pas qu’en Russie pour ce qui est des critiques cinglantes. Voilà qui est intrigant : on peut ne pas apprécier les écrits de Tolstoï pour tout un tas de raisons, mais de là à imaginer qu’il ait pu produire un mauvais roman, ça semble hautement improbable. Une seule solution pour comprendre : le lire.

Et on comprend très vite que Résurrection a dû en chatouiller plus d’un, et qu’il n’y a aucune chance qu’il fasse l’unanimité de nos jours. L’histoire en elle-même est plutôt simple. Attention, je vais spoiler, mais pour un roman vieux de plus de cent vingt ans, c’est autorisé.

Nekhlioudov est un noble prétentieux, qui s’intéresse essentiellement à son nombril et à son plaisir, sans aucun égard pour personne. Un jour il est convoqué pour servir de juré au procès de Katioucha, jeune prostituée accusée à tort d’avoir empoisonné un bourgeois. Sauf que Katioucha est une femme qu’il a aimé adolescent avant d’abuser d’elle adulte, qu’elle est condamnée malgré son innocence parce qu’en plus d’être imbu de lui-même Nekhlioudov est lâche, et que tout ça commence à réveiller un truc dont il ne s’était pas servi depuis longtemps : sa conscience. Il réalise que Katioucha est devenue prostituée à cause de lui et des autres hommes qui l’ont violée ensuite – plutôt que de subir, autant choisir et en tirer profit – et voilà qu’il décide d’essayer de la tirer de là, quitte à la suivre en déportation, quitte à l’épouser – ce que Katioucha ne veut pas, il y a des limites à tout. Voilà pour les grandes lignes du récit. Et ça n’est évidemment pas ça qui a énervé les critiques bourgeoises.

Tolstoï a vaguement déguisé un pamphlet en roman, et s’il était un promoteur de la non-violence, cette dernière n’incluait visiblement pas la violence des attaques écrites contre la domination des puissants. Non, vraiment, ça ne rigole pas. Il découpe les juges en rondelles, les parsème de miettes de flics et de matons, il écrabouille du procureur, mélange avec des morceaux de hauts-fonctionnaires et autres politiciens et écrase le tout sur la tronche des propriétaires terriens et des prêtres préalablement piétinés. Parce que Résurrection résume toute la pensée de Tolstoï et que Tolstoï était devenu anarchiste. Pour lui la propriété terrienne est la mère de tous les maux, aucun homme ne devrait s’arroger le droit d’en juger d’autres, toute condamnation ne fait qu’aggraver le mal, lequel mal n’est de toute façon que le fruit des conditions de vie des plus pauvres : si on ne veut plus de crime, alors il faut répartir le travail et les richesses équitablement et instruire tout le monde correctement.

Forcément, les bourgeois qui écrivaient des critiques, ça ne leur a pas plu. Mais comme Tolstoï n’aimait pas ceux qui se prenaient pour une élite, ça n’a pas beaucoup dû l’empêcher de dormir.

Ce qui peut paraître le plus surprenant, c’est qu’une bonne partie de son argumentation s’appuie sur une foi que Tolstoï avait solide : une foi chrétienne s’appuyant sur les évangiles, mais refusant tout temple, toute religion imposée, tout rite obligatoire. Enlevez les évangiles, enlevez toute référence à dieu et … ça ne change rien. L’édifice argumentaire est solide, il tient très bien sans aucune croyance. Il peut donc être lu et apprécié par les mécréants, sans doute beaucoup plus que par les croyants attachés à une église d’ailleurs.

Si vous êtes de ceux qui sont déjà révoltés par l’existence des prisons et qui pensent que la fonction première des institutions judiciaires est de maintenir un ordre bourgeois : lisez Résurrection, Tolstoï ne pourra qu’étendre la force de vos convictions et la qualité de votre argumentaire. Si vous n’êtes pas de ceux-là : lisez Tolstoï, il vous expliquera parfaitement en quoi vous êtes une partie du problème. Ou alors vous ferez comme ces critiques mesquins qui s’en sont pris à lui. Mais on se souvient de Tolstoï, pas de ses critiques, c’est bien qu’il y a un truc.

Notons tout de même que Tolstoï n’est pas moins critique à l’égard des socialistes, pas encore au pouvoir et massivement déportés en tant que révolutionnaires : s’il partage avec eux un constat, non seulement il abhorre la violence de leurs méthodes, mais surtout, il se méfie pour le moins de tous ceux qui pensent savoir pour le peuple, de tous ceux qui souhaitent imposer leur vérité à tous. Je ne me suis pas encore penchée sur le rapport que les communistes entretenaient aux écrits de Tolstoï, mais les écrits du grand auteur russe devaient les gêner aux entournures. Et l’histoire lui a donné raison.

Dans les éditions françaises, les parties du texte censurées de Résurrection dès sa publication apparaissent entre crochets et on comprend sans peine pourquoi ces parties-là étaient censurées, ce sont les plus cinglantes. Je me demande si elles ont été remises dans les impressions russes actuelles. Parce que si les communistes ne devaient pas être très à l’aise avec ce texte, Poutine aujourd’hui doit le détester profondément.


Mémoires d’un paysan bas-breton : pour se distancer des folkloristes.

« J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais jamais ailleurs que dans des romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine. (…) Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable. »

Voilà donc la note d’intention de Jean-Marie Déguignet (1834-1905) à la première page de ses Mémoires. Et on ne peut pas lui donner tort sur le constat : rares sont les documents relatant la vie des paysans, qui en son temps ne savaient que rarement écrire, plus rares encore ceux des paysans bretons qui ne savaient pas même parler le français. Les Mémoires d’un paysan bas-breton constituent donc un document unique, très éloigné de tout ce que les folkloristes de la région ont pu produire.

La vie de Déguignet est digne d’un roman d’aventures. Mendiant dès qu’il est en âge de marcher, il n’a qu’une obsession : apprendre le français, ce qu’il fait seul, sans aucune aide, à une époque où l’école est encore réservée aux classes possédantes. Adolescent, il est vacher dans la ferme d’un des rares agronomes de la région. Mais Déguignet veut découvrir un monde dont il ignore et la forme et la taille, il veut aussi perfectionner son français, il opte donc pour la seule option qui s’offre à lui : il s’engage dans l’armée du Second Empire, où il passera quatorze années. Il combattra ainsi en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Il apprendra donc aussi l’italien et l’espagnol et regrettera de ne pas avoir eu le temps d’apprendre l’arabe. « J’aurais bien vite appris l’arabe, écrit-il, d’autant plus facilement que l’accent arabe est le même que l’accent breton ». Il observera les cultures des pays dans lesquels il se trouve et tentera de les décrire sans porter de jugement, hormis sur tout ce qui relève de la présence catholique, ou pire, jésuite, dans ces pays. Il perd la foi à Jérusalem devant le spectacle navrant du commerce du pèlerinage. De retour de l’armée, il se marie contre sa volonté et devient cultivateur. Sachant lire, il s’abonne à des revues agronomiques, les autres paysans verront le diable dans ses méthodes nouvelles. Jeté à la rue par les nobles à qui appartiennent ses terres avec sa femme déjà alcoolique et ses quatre enfants, le voilà dans le troquet où sa femme finit de se tuer à l’alcool, vendeur d’assurance, débitant de tabac et puis, de nouveau, misérable survivant dans des taudis de Quimper où il écrira ses Mémoires et réflexions en 1400 pages de cahiers d’écolier – tout n’est pas édité, des coupes ont été faites.

Et ce document passionnant, aucun Breton, surtout pas bretonnant et/ou régionaliste, ne vous le mettra entre les mains. C’est qu’à l’époque de Déguignet, les folkloristes Parisiens et régionalistes n’ayant écrit qu’en français publient beaucoup, et ce sont leurs documents qui sont restés dans la mémoire collective. « Les conteurs se sont moqués des savants. Pour un verre d’eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination. » Aucun d’eux n’écrira sur l’incroyable misère qui règne alors en Bretagne. Aucun d’eux ne relatera le poids épouvantable que représente la religion catholique, le pouvoir démesuré dont disposent encore les nobles. Au XIXe siècle, la Bretagne est toujours monarchiste et le peuple bien trop pauvre et ignorant pour envisager d’être autre chose. Déguignet a voyagé et beaucoup lu. Athée, bouffeur de curés, républicain anarchisant, il est rejeté dans son pays natal, maintenu à la marge par les tonsurés qui veillent à ce que leurs ouailles ne fréquentent pas ce fils du diable. L’auteur en garde une grande rancœur, on en aurait à moins. On dira de lui qu’il sombra dans un délire de persécution. On sent bien dans ses lignes que ça n’est pas tout à fait faux, mais il avait des causes réelles de se sentir persécutés par les ensoutanés.

S’il faut lire Mémoires d’un paysan bas-breton, c’est bien pour avoir autre chose que la vision romantisée que les folkloristes ont donné de la Bretagne. C’est le contrepoint indispensable aux récits d’Anatole le Braz – avec lequel l’auteur était fâché mais sans lequel les écrits de Déguignet seraient restés inconnus. C’est aussi un contrepoint aux récits de guerre faits par des nobles et des généraux. On parle fort peu, par exemple, des exactions de la France au Mexique : il est toujours bon de rappeler ce dont nous avons été capables. Il faut lire, enfin, Déguignet, pour bien prendre la mesure du niveau d’ignominie dont était capable le clergé breton.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

Pour l’immense majorité des gens – à 80 % d’urbains plus les ruraux qui n’élèvent pas d’animaux et qui ne fréquentent pas ceux qui élèvent des animaux, ça fait une immense majorité – le boucher, c’est le monsieur – parfois la dame mais c’est très rare – qui découpe des steaks derrière un comptoir. Mais à la campagne, le boucher, c’est le monsieur qui vient avec sa camionnette, ses couteaux à l’aiguisage qui rend tout le monde jaloux, son hachoir à viande, sa scie, des seaux, son matador et son palan et qui fait chez vous ce que le boucher de ville fait dans son arrière boutique, et même un peu plus. Qui est donc Monsieur le boucher de campagne ?

Ça n’est pas lui.

Alors bien sûr, je ne connais pas tous les Messieurs les bouchers de campagne, je vais donc vous parler de Michel, même si en réalité, je ne me permettrai pas d’utiliser le vrai prénom des gens à qui je n’ai pas demandé l’autorisation de parler d’eux. Et Michel, c’est pas le genre de gars à traîner dans les tuyaux d’Internet, je ne suis pas certaine qu’il comprendrait l’utilité de parler de lui et de son métier.

J’ai rencontré Michel dans une ferme où j’avais réservé un demi-cochon : c’est lui qui procédait à l’abattage, à la découpe et à la transformation. On s’est revu au fil des demi-cochons, et puis, ma vache a eu son premier veau, il a donc fallu s’attacher les services d’un boucher. J’imagine que d’aucuns s’imaginent qu’on pourrait très bien tout faire soi-même et qu’on n’a pas besoin d’un boucher, mais ceux là n’ont de toute évidence jamais vu débiter plus gros qu’un poulet ou éventuellement un agneau. Pour débiter un broutard de trois cents kilos, Michel, sa parfaite connaissance de l’anatomie et son matériel professionnel ont besoin d’une journée complète. Il me faudrait au moins une semaine, je saccagerais tout et je ne saurais absolument pas quel morceau doit être saisi et lequel doit être braisé. Je ne suis même pas certaine d’avoir assez de force pour scier la colonne vertébrale en deux. Donc, j’ai demandé à Michel s’il voulait bien venir défaire mon veau – oui, c’est comme ça qu’on dit, « défaire une bête » – et si Michel était moyennement chaud d’aller chez une néo-rurale dont il ne pouvait pas être sûr qu’elle ne ferait pas n’importe quoi, il a accepté quand même, très certainement parce que mon voisin éleveur serait là aussi. Et quoi que mes façons de procéder en particulier à l’abattage ne sont pas les siennes, il s’y est plié de bonne grâce et a bien voulu admettre que ma méthode zéro stress était efficace. Il n’a donc pas hésité à revenir pour le deuxième veau. Et puis il a pris sa retraite, tout en continuant à l’occasion d’aller œuvrer chez un nombre restreint de vieux clients fidèles. Je ne suis absolument pas une vieille cliente fidèle, juste une nouvelle cliente bizarre. Pourtant, il m’a informée qu’il viendrait débiter le troisième broutard et ça m’a grandement soulagée : les bouchers de campagne se font rares.

Existe aussi en français.

Michel est un boucher de vocation. Il est de bon ton dans certains milieux de mépriser cette profession, souvent en n’ayant pas la moindre idée des savoir-faire qu’elle implique d’ailleurs, mais ça n’était sans doute pas le cas quand Michel était petit et de toute façon, il avait décidé qu’il serait boucher le jour où sa grand-mère l’a laissé abattre, plumer et vider un poulet. A vrai dire, je n’avais pas moi-même imaginé qu’on put avoir la vocation de boucher, mais je suis rassurée de savoir qu’il y a des gens qui ont parfaitement trouvé leur place dans le monde, et que cette place participe à la longue chaîne au bout de laquelle vous mangez.

Toute sa carrière, il est donc allé de ferme en ferme, surtout pour des cochons, mais parfois aussi pour débiter des génisses. C’est aussi lui qu’on appelait pour les fêtes pleines de monde où l’on proposait un cochon grillé, ou pour préparer les repas de mariages et autres festivités familiales ou communales. Pas une seule seconde il ne s’est imaginé faire un autre métier. Et le voir travailler est un spectacle fascinant. Pour commencer, si j’essayais d’aiguiser mes couteaux comme il le fait, j’aurais déjà trois doigts en moins alors que lui a tous les siens. Franchement : j’ai pratiqué la jonglerie et c’est plus facile d’apprendre à jongler en croisant les bras qu’à aiguiser un couteau à cette vitesse là et avec autant d’économie de mouvements. Ensuite, il y a le désossage, et comme pour le dépeçage, je vous garantis que Michel ne gaspillera pas l’équivalent d’un steak en retirant la peau ou en décollant la viande des os. Si vous n’avez jamais essayé de faire la même chose, ça vous semblera peut-être anecdotique mais alors foutredieu ce que ça ne l’est pas ! Enfin il y a encore la découpe en elle-même, et là aussi, ça peut avoir l’air facile – tout à l’air facile quand c’est fait par quelqu’un qui a une parfaite maîtrise des gestes ! – mais ça n’a rien de simple de savoir exactement où mettre sa lame pour trancher proprement entre deux parties qui semblaient pourtant n’en faire qu’une. Non, vraiment : boucher est un vrai métier, très technique et ceux qui s’imaginent pouvoir faire sans eux sont sacrément mal embarqués.

En dehors du fait qu’il soit un super boucher de campagne, Michel est aussi un humain tout à fait sympathique. Son activité nomade lui permet de colporter les nouvelles, et en ces temps de pandémie où les activités sociales ont disparu, toute personne colportant les nouvelles est un rouage qui permet de maintenir encore un peu en vie le tissu social. C’est aussi quelqu’un de très respectueux de ses clients. Il est d’une ponctualité redoutable – on se demande, au village, s’il n’attend pas aux entrées de fermes pour arriver pile à l’heure, et si ça n’est pas ça, alors c’est qu’il a une sorte de pouvoir magique – et jamais il ne repartira de chez nous en laissant du bazar.

Ma salle à manger, hier.

Alors avec tout ça, qui est Monsieur le boucher de campagne ? L’un des rouages fondamentaux de la vie rurale. On m’objectera que tout le monde ne mange pas de viande et je rappellerai simplement que je parle ici de la vie rurale. Si on s’intègre à ce monde rural, on se fournira sûrement en cochon à la ferme (à moins que ça ne soit l’inverse), ce qui est impossible sans boucher. On pourra se débrouiller avec les volailles, mais si on élève des grosses bêtes et qu’on veut les respecter en ne saccageant pas la viande qu’elles nous fournissent, il est indispensable d’avoir le numéro de téléphone d’un boucher de campagne. A vrai dire, c’est tellement indispensable que j’ai bien veillé à m’attacher les éventuels services d’un second boucher de campagne par la plus vile des corruptions. Oui, je corromps souvent à coup de bouteilles de gnôle, je suis un être immoral.


Méditation sur une carcasse

Alors certes, je n’ai pas pris la peine d’illustrer avec des photos, mais si j’avais mis une photo de carcasse, il y aurait encore eu des récriminations.

Et voilà : le troisième veau de mon jardin a été abattu hier. Tout s’est passé aussi bien que ce genre de choses puisse se passer. Nulle longue agonie. Un abattage net, sans stress. Saucisse – c’était son nom – a été vidé et dépecé, sa carcasse, demi-fendue, repose sous un hangar en attendant la venue du boucher demain, et, préparant sa venue avec des gestes presque devenus mécaniques, je pensais à mon moi d’il y a dix ans qui n’aurait pas pu s’imaginer le travail que tout cela représentait.

Évidemment, il y a eu tous les soins apportés à la vache en amont auxquels il faut ajouter le temps passé quotidiennement, depuis neuf mois, à l’alimentation, la surveillance et les soins apportés au veau. Il a eu une diarrhée petit, il a fallu lui faire des piqûres, et je vous mets au défi d’attraper un veau laissé libre dans une pâture. Il a fallu faire des heures de boulot en échange de foin pour l’hiver. Je pense qu’on peut compter une heure de boulot par jour, sans aucune exception possible. Ça, c’est la partie facile.

Pour l’abattage, il a fallu solliciter de l’aide. Allez donc suspendre un bestiaux de 350 kg sans un tracteur ! Bien évidemment, il n’y a eu aucune difficulté pour en trouver, néanmoins, ça engage. C’est un service qu’il conviendra de rendre (et c’est absolument normal, et même fondamental).

Enfin, demain, le boucher viendra. Il faut donc transformer la salle à manger en boucherie. Il faut installer une table supplémentaire et des draps blancs sur tous les supports. Non, les bouchers ne sont pas des sadiques qui font rien qu’à nous embêter à nous faire faire des lessives compliquées : on ne débite pas une carcasse dans la crasse, le blanc est une garantie. Il conviendra donc d’ajouter le temps de lavage des draps blancs pleins de sang. Bien sûr, la maison doit être impeccablement propre. Alors que j’ai deux chiens. Qui traînent dans les fossés humides et vivent dans la maison.

La découpe va prendre la journée. Le boucher arrivera à six heures, et c’est un boucher très ponctuel. Il faudra donc avoir petit-déjeuné, installé l’éclairage dans le hangar, les bassines d’eau, les torchons, la balance, les sacs pour emballer la viande. Le congélateur a évidemment déjà été dégivré, javellisé et rebranché.

Un boucher étant un bonhomme comme les autres : il mange. Et un des trucs les plus inconvenants qu’on puisse faire à la campagne, c’est de ne pas nourrir correctement quelqu’un qui vient travailler chez vous. Et à vrai dire, ça devrait être inconvenant partout. Il faut donc préparer un goûter de dix heures et un repas de Noël pour le midi prêt à réchauffer. Tout au long de la journée, il faudra emballer la viande – au moins 200 kg poids de carcasse selon le boucher, mais on ne le saura que demain, je n’ai pas de peson de cette taille là – et la mettre au fur et à mesure au congélateur. Il faudra ensuite porter à ceux à qui ils ont été promis la cervelle et les rognons et évidemment, re-nettoyer la maison, les draps et les torchons.

Et encore : cette fois-ci, je renonce à mon grand regret à essayer de tanner la peau : je n’ai plus assez de force pour manipuler quelque chose d’aussi lourd. Oui, une peau, c’est très lourd, on ne s’en rend vraiment compte que le jour où on doit en porter une.

Je suis sûre que plein de gens trouveraient tout ça fort dégoûtant.

Quelques minutes avant qu’on ne l’abatte, je regardais le broutard insouciant en me demandant si quand même, je ne ressentais pas un vague quelque chose de culpabilité, si, au fond, tout cela était bien moral. Je décevrai sans doute mon moi végétarien d’il y a vingt ans : si tout ça est un vrai travail, des savoir-faire acquis, non sans fierté d’ailleurs, à aucun moment je n’éprouve le moindre regret, le moindre dégoût ou la moindre culpabilité tout simplement parce que ça a du sens. J’ai une assurance-vie : la nourriture en stock. Et de l’avis des éleveurs alentours autant que du boucher, faire les choses plus proprement et avec moins de stress, ça va être difficile.

Mais peut-être que mon moi de dans dix ans trouvera ça naïf et aura encore appris.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 3 : la chasse

Bien. Jusqu’ici, on s’est bien amusé : on a partagé, on a fait la fête et il est grand temps d’aborder les questions qui fâchent. Enfin … qui fâchent sur les réseaux sociaux, surtout. Allons-y donc.

L’été est passé, si vous vous êtes bien débrouillés vous avez récolté vos premiers légumes et nous voilà mi-septembre avec ce moment tant attendu par certains, redouté par d’autres : l’ouverture de la chasse.

Quand je suis arrivée à la campagne, j’étais dans l’état d’esprit qu’on a la plupart du temps quand on vient d’un milieu où il n’y a pas de chasseurs. Ça se résume assez facilement par : « tous des assassins ». Tact et nuance. Il faut dire que mes rares rencontres avec les représentants de l’activité s’étaient presque toujours mal passées. Une peur panique des armes, une vision romantisée de la campagne, la confrontation avec des gens pas toujours avenants engendrent des engueulades dans les chemins… Le lot commun des balades en campagne. Il y a quand même eu cette fois, au pied de voies d’escalade, sous une petite neige, en plein janvier : on avait dormi sur place, et deux papys s’étaient pointés aux aurores. La veille, on avait mis trois heures à monter, forcément, ces deux là nous avaient forcés le respect, on leur avait offert le café et on avait bien rigolé. C’était mon unique souvenir d’interaction positive avec des chasseurs. Tous les autres sont liés à la peur, le plus pénible étant un jour d’ouverture de chasse dans le Vaucluse où j’ai entendu des plombs tomber sur le toit littéralement toute la journée. Autant vous dire que l’année de mon installation, je n’attendais pas le jour de l’ouverture avec impatience.

Mais le dit jour est venu quand même. Et il ne s’est rien passé. Pas un coup de feu, pas l’ombre de la queue d’un chien, pas une casquette orange à l’horizon : juste rien. Au cours de l’hiver, j’ai croisé quelques chasseurs, toujours courtois, j’ai entendu une petite dizaine de coups de feu au loin, et c’est tout. La deuxième année, ça a été un peu la même chose, sauf le jour où j’ai trouvé un type dans mon jardin. Je ne m’y attendais pas, j’ai eu très peur, mon chien n’était pas content du tout … J’ai engueulé le gars qui s’est sauvé. J’ai ouï dire que je lui avais fait très peur, comme ça on était à égalité, en tout cas je ne l’ai jamais revu. La troisième année fut notable en cela qu’une vieille chienne Beagle était venue sonner à ma porte parce qu’elle avait perdu sa meute. Elle m’a filé le numéro de son humain, un vieux monsieur très gentil, qui est venu la chercher tout de suite, en conséquence de quoi, il est revenu la quatrième année pour m’offrir une bouteille de vin. L’année dernière, je me suis engueulée avec le garde-chasse parce qu’il traversait la pâture de ma vache et que je n’avais pas envie d’être obligée de cacher le corps si elle l’encornait. Il est revenu peu après pour s’excuser et depuis de la bière a coulé dans les verres. Ah oui ! L’année d’avant, il y a aussi un type que tout le monde déteste qui a laissé son chien courir derrière les génisses d’un voisin qui n’a pas apprécié. Il a dû se faire engueuler très fort parce qu’on ne l’a jamais revu non plus, celui-là.

Et voilà. C’est l’entièreté des désagréments liés à la chasse que j’ai vécus en presque dix ans.

La première année, je me suis dit que c’était une question géographique, ou du moins de culture locale. Les chasseurs d’ici étaient plus polis que la moyenne, voilà tout. Mais je ne voyais pas du tout avec quoi je pouvais étayer une telle assertion. Il n’y a aucune raison objective à ce que les chasseurs Trégorrois soient mieux élevés que ceux du Cézallier. Enfin, en réalité, bien sûr, le Trégor étant le centre du monde civilisé … Mais pardon, je m’égare, revenons-en à la ruralité. Car c’est là que tient la différence : au fur et à mesure, l’air de rien et sans vraiment me demander mon avis, la ruralité m’a transformée.

J’étais certaine que les chasseurs étaient des assassins, le problème, c’est que petit Robert, le garde chasse, il n’a pas trop le profil d’un assassin. C’est un ouvrier à la retraite qui aime bien rendre service, les livres d’histoire et son petit chien. Ses jeux de mots sont toujours pourris et on est d’accord : produire des jeux de mots pourris, c’est un acte criminel, mais de là à envisager que petit Robert soit un assassin  parce qu’il va à la chasse avec ses potes ? Quand même pas. Et gros Robert, alors ? Lui, il chasse tout seul avec son chien. Enfin, il dit qu’il chasse, mais je le soupçonne de promener son fusil pour la forme, en fait. Lui aussi, on le retrouve à donner des coups de main à toutes les fêtes, et plein de fois je l’ai surpris à faire de loin des clins d’œil à son épouse. Je trouve que c’est trop mignon pour être à un truc d’assassin. Et puis il y a tous ceux que j’ai croisés en promenant mes chiens. J’habite à une centaine de mètres d’un point de rendez-vous, ça arrive donc régulièrement. On finit par se connaître, on cause et ils m’expliquent des trucs. C’est en les écoutant que je me suis rendu compte que je ne savais rien de la vie et des mœurs du sanglier. Non, vraiment, après les avoir regardés de près, je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’assassins chez les chasseurs, mais je ne suis pas certaine qu’il y en ait statistiquement plus que chez les lanceurs de javelot ou chez les experts-comptables, lesquels, avec du recul, me semblent finalement plus louches que les chasseurs, mais je n’ai pas creusé la question.

Alors on va me dire qu’ils tuent des animaux. En effet, on ne peut pas le nier. Mais après quelques années à les observer, j’en suis venue à la conclusion que c’est vraiment être passée à côté de l’essentiel de n’avoir regardé la chasse que sous l’angle de ce seul acte. Pire ! J’étais passée absolument à côté de ce que ce geste peut porter de dignité.

La chasse, c’est beaucoup plus que tuer. C’est une sociabilité, une connaissance du territoire et de sa faune, c’est une implication dans la vie locale rurale – par chez moi, les sentiers de rando bénéficient du débroussaillage bénévole de quelques-uns d’entre eux, par exemple. Et, oui, c’est aussi des actes de régulation quand les sangliers dévastent tout, et, non, on ne peut pas laisser les sangliers se débrouiller parce que nous sommes son seul prédateur. La chasse, si on veut bien y penser quelques secondes, c’est aussi un droit arraché durement aux mains de l’aristocratie.

« Oui mais ils tuent. »
Venant majoritairement de gens qui ont entièrement délégué l’acte de tuer en achetant de la viande sous vide, et même qui ont entièrement délégué l’acte de produire de la nourriture ? Soyons un peu sérieux. Reprocher l’acte de mort aux chasseurs est le non-argument le plus hypocrite qu’on puisse entendre à l’encontre de la chasse.

Mais ce rapport à la mort est sans doute ce qui peut le plus changer quand on s’insère dans le monde rural, ou plutôt quand il vous absorbe. En dehors de la ruralité, on ne la voit jamais en face, la mort, ou alors, elle est aseptisée, avec des draps blancs et du désinfectant. En milieu rural, on ne la cache pas parce qu’elle participe pleinement de la vie. On fait le cochon. On voit le renard tuer nos poules sous nos yeux – le renard est vraiment le roi des effrontés. La première fois que le monde rural m’a confrontée à la mort, c’était sous la forme d’un veau qu’une vache avait avorté. Il était parfaitement formé, mais mort. La faute à pas de bol. Alors oui, c’est vrai, très vite, on apprend à assumer la mort de nos bêtes. Si les chasseurs assument aussi la mort de ce qu’ils mangent, croire que c’est uniquement dans l’acte de tuer que se trouve le plaisir, c’est vraiment extrêmement simpliste.

Photo de presse. Oui, il faut tout ce monde là pour chasser un sanglier et autant pour le manger.

Alors oui, ils tuent. Moi aussi, je tue. Des poulets, essentiellement. Je n’aime pas beaucoup faire ça, mais j’aime encore moins penser à l’idée que des gens doivent le faire à la chaîne pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas assumer la production de ce qu’ils mangent.

Avec dix ans de recul, je sais que si je m’engueulais systématiquement avec les chasseurs, c’est probablement parce que je passais au milieu d’un territoire qui n’était pas le mien, en piétinant les usages et en étant de toute façon immédiatement désagréable. Maintenant que je connais les usages, même loin de chez moi, je ne m’engueule plus avec les chasseurs. Sauf quand ce sont manifestement des gros cons, mais ça, c’est pareil avec des fleuristes.

Est-ce que pour autant je donnerais un blanc-seing à toutes les formes de chasse – car, oui, il existe des tas de chasses différentes et peu comparables entre elles- ? Non. Je continue de penser que la chasse en enclos, c’est vraiment un truc de lâches (et je ne dis ça que parce que ma mère m’interdit d’écrire « de petites bites ») et que la chasse à la glu est un archaïsme qui doit disparaître. Et il y aurait sans doute des choses à rediscuter sur le sujet, mais encore faudrait-il le faire posément. Est-ce que je comprends la nécessité de certaines chasses et même le plaisir de traquer qui doit se loger quelque part dans nos instincts fondamentaux ? Évidemment.

J’ai eu il y a peu une discussion avec un habitant du voisinage, un jeune néorural à vélo électrique qui fait du yoga, installé depuis quelques années. Il n’était pas très content parce qu’un chien de chasse était venu courir derrière ses poules sur son terrain et c’est légitime de ne pas être content dans ce cas. Il a opté pour le dialogue, ne voulant pas passer pour « un anti-chasse primaire ». Il a ajouté : « je les comprends un peu les chasseurs. Moi c’est le yoga, eux c’est la chasse, mais les deux, c’est une part de méditation ». Et si je sais pertinemment que rien de ce trop long texte ne pourra convaincre un « anti-chasse primaire » , je sais que l’installation dans la ruralité, à ne pas confondre avec l’installation à la campagne, fera de toute façon son œuvre. Qu’on le veuille ou non.

Par contre, quand on a parcouru ce long chemin, on ne s’engueule plus trop avec les chasseurs, mais c’est avec les copains restés non-ruraux que la discussion devient compliquée.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 2 : la fête

Cette année, je fête mes dix ans de bottes en caoutchouc, et puisque la mode est aux séries, je vous propose, avec une régularité aléatoire, une série de textes sur la ruralité, comment on s’y intègre, comment on la vit, comment elle nous change.

Chaque expérience est unique, il n’y a pas de mode d’emploi universel pour qu’elle réussisse, mais peut-être réussirons-nous à dégager quelques constantes.

Et voilà. Vous êtes installé à la campagne et vous êtes content, mais à part vos voisins, vous ne connaissez personne. Et comme vous voilà dans un environnement où vous n’avez pas vraiment de repères, vous ne savez pas forcément comment procéder pour aller à la rencontre des autochtones. Si vous avez de la chance, vous n’aurez rien de spécial à faire, car Christiane se présentera à votre porte pour vous vendre des tickets pour le repas du comité des fêtes lors duquel se tiendra une tombola, après quoi il y aura un bal.

Alors, non, pas ce genre de bal.

Si vous me demandez ma conception de la fête, ça risque vite de ressembler à un bal tzigane autour du feu au fond des bois qui dégénère en soirée punk-hardcore vers deux ou trois heures du matin, avec des tas de gens aussi mal coiffés que leurs chiens. Si l’on veut définir un repas de comité des fêtes : ça ne ressemble pas du tout à ça. Seulement Christiane ne m’a qu’à moitié laissé le choix. J’ai comme tout le monde été confrontée à des commerciaux, pas un seul n’arrive à niveau de hauteur d’orteil de Christiane quand il s’agit de vendre des tickets pour le repas du comité des fêtes. Elle est absolument redoutable : elle ne dit rien de particulier, mais elle vous fait sentir par je ne sais quel regard magique que si vous n’achetez pas un ticket « et si vous ne pouvez pas venir, on fait aussi à emporter », vous allez brûler en enfer, au moins.

Donc, j’ai pris un ticket et je me suis présentée à la salle des fêtes à l’heure indiquée. Et je ne m’attendais absolument pas à ce que j’allais découvrir.

Déjà : la salle des fêtes. Elle est assez grande pour contenir environ les trois quarts des habitants du village. Vous trouvez ça démesuré ? Oui, moi aussi. Jusqu’à ce que j’y pénètre et que je découvre que les trois quarts des habitants du village étaient déjà dans la salle des fêtes et qu’on était en train de déplacer des gens pour que tous ceux qui avaient un ticket puissent s’asseoir avant de voir si on pouvait laisser s’installer les imprévoyants qui n’avaient pas acheté leur ticket en avance.

Plusieurs centaines de personnes discutaient bruyamment quand l’armée constitutive du comité des fêtes se mit en branle. L’apéro fut servit et dès qu’il fut bu le potage suivit. Des dames, dont Christiane, accompagnaient les plats pour qu’on ne s’endorme pas dessus. Chaque plat fut présenté deux fois, et pendant tout le repas, tout le monde causant avec tout le monde, je découvris qu’on venait de tout le canton pour cette fête là. Une fois la tombola effectuée – je gagnais un égouttoir à pâtes vert fluo du meilleur goût – le dessert pris et le café avalé, on nous fit lever et toute personne valide fut mise à contribution pour replier et entasser les tables et aligner les chaises contre le mur. Car maintenant, on allait danser.

Les jeunes qui ne viennent pas pour le repas étaient arrivés pour la buvette. Les anciens s’amusaient à saouler les plus naïfs, mais en gardant un œil sur les vrais ivrognes pour s’assurer qu’ils ne fassent pas de bêtises.

Je suis allée me coucher bien avant la plus vieille des danseuses, parce que je découvris que ça n’a rien d’une légende : les Bretons, tu leurs mets de la musique, ils s’attrapent tous par le petit doigt et les voilà partis jusqu’au bout de la nuit.

Évidemment non : la salle des fêtes n’est pas si grande.

Depuis cette première expérience, je suis devenue bénévole pour le comité des fêtes, mais n’allez surtout pas croire qu’on m’ait demandé mon avis, ça ne marche pas comme ça. On m’a dit « tu te mets là » et je n’ai pas osé contrarier. Ça n’était pas discutable.

Ce repas était celui des fêtes d’automne, mais il y a aussi une grosse fête des battages à l’ancienne organisée par le même comité des fêtes, ouverte aux touristes qui financent nos fêtes à nous, il faut bien qu’ils servent à quelque chose ! Il faut encore ajouter la fête des bénévoles en hiver – ma préférée parce que ça n’est « que » quelques dizaines de personnes. Mais, comme dans quasiment tous les villages de France, outre le comité des fêtes, il y a aussi l’amicale laïque, l’association des chasseurs et celle des anciens. Chaque asso organise son repas, et il est de bon ton que chaque asso soit représentée dans le repas des autres, ne serait-ce que pour pouvoir comparer et dire que nous c’est mieux. Et il arrive aussi qu’on soit invité par un membre en remerciement d’un service rendu (je vous conseille le service rendu aux chasseurs, on ne va pas se mentir : c’est la meilleure table).

Un autre moment fondamental dans l’année, en tout cas en Bretagne, ce sont les fêtes patronales. Vous pensez peut-être ne pas être concerné. En tout cas, moi je ne me pensais pas concernée. Et puis un jour, alors que je tirais des bières peinarde à la fête d’été, un ancien a commencé à m’engueuler :

« On ne te voit jamais aux fêtes patronales ! qu’il me dit

– Ben c’est que je ne suis pas catholique !

– Et ? Je ne vois pas le rapport ! »
Maintenant, je donne donc un coup de main aux fêtes patronales, que voulez-vous faire d’autre ?

Ne me demandez pas : je ne sais pas non plus à quoi ça correspond, mais ça a l’air important.

Il en va de même pour la fête de l’école : ne pas avoir d’enfant n’est pas en soit un motif recevable pour ne pas aller à la fête de l’école.

Je suppose qu’il y a des tas de manières différentes de rencontrer les gens en milieu rural, mais je doute qu’aucune soit plus efficace que d’aller aux fêtes, et mieux encore d’aller y donner un coup de main. Les comités des fêtes sont souvent maintenus à bout de bras par des personnes âgées qui sont toujours contentes de voir de nouveaux aidants, peu importe d’ailleurs d’où ils viennent. Mais surtout, ces fêtes sont des éléments structurants de la société locale. C’est là qu’on croise tout le monde : jeunes, vieux, élus, curé, vos voisins et ceux qui habitent plus loin, membres des autres associations, agriculteurs, artisans … C’est là que sont tous les gens dont vous aurez besoin un jour, et ils ont toujours besoin de bras pour organiser leurs fêtes. Croyez-moi : c’est un bon deal.

Et finalement, on peut trouver à s’amuser sur de la mauvaise musique des années 80 jouée avec conviction à l’accordéon et au bontempi, même avec des gens bien coiffés, bien que ça ne soit même pas obligatoire

NB : tout ceci relève du monde d’avant la pandémie. Il est encore bien trop tôt pour mesurer son impact sur ces formes particulières de sociabilité, d’autant que la même pandémie a engendré des changements parfois localement majeurs de la démographie.

Mais ça veut aussi dire autant de nouveaux bras potentiels pour remettre tout ça sur pied.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? épisode 1

Cette année, je fête mes dix ans de bottes en caoutchouc, et puisque la mode est aux séries, je vous propose, tout au long de cette année, et avec une régularité aléatoire, une série de textes sur la ruralité, comment on s’y intègre, comment on la vit, comment elle nous change.

Chaque expérience est unique, il n’y a pas de mode d’emploi universel pour qu’elle réussisse, mais peut-être réussirons-nous à dégager quelques constantes.

Aujourd’hui, nous allons donc aborder la question des échanges à la campagne.

Mais retournons quelques instants, si vous le voulez bien, à la fin du siècle dernier, dans un quartier populaire d’une grande ville du Nord. Nous sommes au temps des luttes contre la mondialisation, et nous sommes une bande de copains bien décidés à modifier la marche du monde. Idéalistes mais pas complètement cons, on se demande ce qu’on peut faire autour de nous, et autour de nous, il y a ce quartier populaire. On tentera diverses expériences plus ou moins foireuses, d’autres qui furent de franches réussites. Les repas de quartier restent parmi mes meilleurs souvenirs. Mais sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, la mode des milieux dits alternatifs était aux SEL : système d’échanges locaux.

Ça n’a pas l’air comme ça, mais on s’est quand même bien amusé, dans ce quartier.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette bête-là, il s’agit en substance d’une usine à gaz censée favoriser les échanges entre les gens sans en passer par l’argent. Chaque objet, service ou savoir est évalué en points, on marque des points quand on prête un truc ou qu’on rend un service, on les dépense pour obtenir un cours de langue ou un fer à repasser, et l’idéal est de tendre vers zéro. L’idée n’a rien de stupide, mais la réalité, c’est qu’on se retrouve vite à de toute façon échanger en cercle restreint avec les copains exactement comme on l’aurait fait sans le SEL.

Rechaussons nos bottes en caoutchouc.

S’il y a bien un truc qui m’a immédiatement frappée en arrivant à la campagne, c’est que si on y regarde bien, il y a sans arrêt tout un tas d’échanges informels et néanmoins codifiés. J’en ai pris la mesure dès le premier automne de mon installation. Mon voisin, éleveur de vaches, vint demander un jour si je ne pouvais pas venir prêter main forte pour la fermeture des silos. Je n’avais absolument pas la moindre foutue idée d’en quoi consistait une fermeture de silos, raison pour laquelle j’acceptai immédiatement.

Ça, c’était une sorte de bizutage d’intronisation dans un réseau d’échanges sur lequel vous ne trouverez jamais aucun écrit.

Bizutage parce que depuis, chaque année, je me retrouve sur au moins une fermeture de silos, et je peux vous garantir que c’est pas la meilleure journée de l’année. Il faut manipuler des tas de trucs lourds et sales, comme des vieux pneus qui prennent la pluie depuis 1985 au moins. C’est dur, une fois sur deux ça se fait sous la pluie, mais il y a une constante : plus il y a de monde, plus ça va vite, donc l’aide à ce moment là est toujours appréciée. J’ai appris après coup que d’autres néo-ruraux avaient subi avant moi le même bizutage et qu’ils n’étaient jamais revenus ensuite. C’était dit sans méchanceté ni animosité aucune, mais c’était un message tout de même.

Quant au réseau d’échanges, il ne s’étend que peu au-delà des limites du village, mais il n’en est pas moins actif. A titre personnel, il m’a permis de bénéficier d’une remise en état complète de ma pâture dès que j’ai évoqué l’idée d’avoir une vache, de bois de chauffe à tarif préférentiel, de foin et de paille, et d’un très grand nombre de petits services qui simplifient grandement la vie. En échange, je n’avais pas forcément grand-chose à proposer. Quand les gens ont besoin d’un courrier compliqué, ils viennent me voir, mais j’avais des mains toutes neuves. Maintenant que j’ai appris à m’occuper d’un troupeau de vaches, forcément, c’est beaucoup plus facile.

Ça n’a pas l’air non plus comme ça, mais on s’amuse bien aussi dans le bocage breton.

Ces échanges se font le plus naturellement du monde. Chacun sait qu’un jour il pourrait avoir besoin de l’autre, peu de gens refusent donc de rendre service, beaucoup n’attendent même pas forcément qu’on le demande. Il serait malvenu de rendre service sans jamais rien demander. C’est grossier. En faisant ça, on maintient les gens en dette et les gens fiers n’aiment pas avoir une ardoise. Évidemment, on ne peut pas toujours demander sans rien offrir, même si je connais des exceptions à la règle : pour les gens vraiment trop perchés, vieux ou malades, on rend service par une sorte de charité. Ces réseaux d’échanges n’excluent nullement les professionnels : si vous avez besoin d’un couvreur, d’un plombier ou d’un mécanicien, vous commencez par en chercher un au plus proche de votre réseau. L’idée que l’argent doit rester au pays est largement répandue. Faire bosser le neveu du voisin, c’est aussi une manière de participer aux échanges locaux.

Alors ? Est-ce que nous étions une bande de jeunes cons ?

Je ne le pense pas du tout. Nous étions des jeunes qui avaient l’instinct de ce qui pouvait fonctionner : des échanges, non pas par affinité de pensée, mais au contraire par diversité de savoir-faire sur un territoire restreint. Ça existe à la campagne pour la simple raison qu’il est très compliqué d’y vivre sans – sauf si on a beaucoup d’argent, évidemment – et que résoudre une situation en dégainant une carte bleue y est beaucoup moins répandu. Quand une bête part en goguette, tout l’argent du monde ne la ramènera pas dans sa pâture. Les voisins, si.

Est-ce qu’on peut vivre à la campagne et passer à côté de ces échanges ? C’est même le plus courant chez les nouveaux arrivants. La campagne se dortoirise, on échange peu en dormant. Et pourtant, ces réseaux d’échanges trouvent tout de même de nouveaux bras et de nouvelles perceuses à emprunter-parce-que-la-mienne-vient-de-cramer. Vous me voyez venir ?

Les échanges entre humains à la campagne ne crèvent pas complètement, parce que pas mal des jeunes cons de la fin du dernier millénaire ont débarqué dans les campagnes avec, au fond de leur valise, cette vieille idée qu’on vit tous mieux quand on prend conscience qu’on vit tous ensemble, qu’on le veuille ou non.