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Il est où le patron ? ou le féminisme contre-productif

On m’a offert cette BD qui parle des femmes en agriculture et j’étais super-contente parce qu’il y a peu de BD qui parlent de l’agriculture, et encore moins des femmes du milieu. Et puis je l’ai lue et j’étais tout de suite vachement moins contente.

En réalité, c’est surtout une BD qui parle des hommes qui sont dans leur intégralité des salauds dont l’unique but sur terre est d’empêcher les femmes d’exister et d’apprendre. Et j’insiste autant que la BD : l’intégralité. Tous les personnages masculins sont d’horribles machos qui ne comprennent rien à rien, qui retirent les outils des mains des femmes pour qu’elles n’apprennent pas à s’en servir, qui ne se réservent que les tâches supposées valorisantes, qui n’interviennent jamais sur les mises bas parce que « c’est un travail de femme », qui ne savent pas débarrasser une table, qui ne s’occupent jamais des enfants et qui font sans arrêt d’insupportables remarques sexistes. Tous. Et la seule solution, d’après cette BD, c’est de faire sécession et de ne plus travailler qu’en non-mixité.

Des boulots, j’en ai fait plein, de plusieurs sortes. En bureau, dans le social, dans la grande distribution, liste non-exhaustive, et partout, j’ai dû me bagarrer en tant que femme. C’est sans doute d’ailleurs ce qui a participé à ce que je ne trouve jamais tout à fait ma place dans ces milieux. Et puis j’ai atterri en élevage. Et c’est là que je suis restée le plus longtemps, parce que j’adorais ça et aussi parce qu’enfin j’ai pu cesser de me bagarrer. Certes, à l’occasion, j’ai pu voir des individus archaïques qui faisaient des remarques déplaisantes. Je les rembarrais et on ne les y reprenait plus. D’autant qu’en général les patrons en rajoutaient une couche : un bon patron n’aime pas qu’on fasse chier sa salariée et quasi tous les éleveurs pour qui j’ai bossé auraient été horrifiés qu’on dise d’eux qu’ils étaient de mauvais patrons. C’était une question d’honneur pour eux. Dans l’ensemble, j’ai surtout eu des patrons mâles qui m’ont collé dans les mains des outils dont je ne savais absolument pas me servir et qui insistaient : tant pis si je faisais des conneries, c’est comme ça qu’on apprend. Et avec mes deux mains gauches, des conneries, j’en ai fait. Plein. Et le lendemain on me recollait le même outil dans les mains. En se moquant un peu, mais pas parce que je suis une femme, juste parce que je faisais des conneries. J’ai vu des grands-pères apprendre à leurs petites-filles à labourer, je vois encore un paquet de pères aller chercher les mômes à l’école, quitte à y aller en tracteur, et des maris débarrasser la table après le casse-croûte. Quant aux vêlages sur lesquels il fallait intervenir, c’était souvent les hommes qui le faisaient. La BD ne parle que d’éleveurs et éleveuses de chèvres et de moutons, l’écart peut venir de là sur ce point : c’est une réalité, les bovins sont de bien plus grosses bestioles, et s’il faut intervenir vite, si on n’a pas le temps d’aller chercher la vêleuse (un outil qui aide à démultiplier la force) alors oui, effectivement, j’ai beau être costaude, je n’avais pas forcément assez de force, pas plus que mes patronnes, et mieux valait qu’un mâle plus balaise s’en charge.

Je pourrais lister sur des pages les exemples d’une féminisation de l’élevage qui avance bien. Les vétérinaires rurales ici sont toutes des femmes. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre. J’ai bossé pour un groupement d’employeurs agricole dirigé par une femme qui a imposé par statut la parité dans le conseil d’administration. Jamais entendu de récrimination à ce sujet. Récemment, j’ai vu un agriculteur qui a poussé la presse locale à faire un article sur une (très) jeune femme mécanicienne agricole parce qu’il trouvait ça important de montrer que ça change. Salaud.

Alors oui, en effet, les agriculteurs du coin ont une tendance marquée au paternalisme. C’est même pour ça qu’ils aiment bien nous apprendre à nous servir de ceci ou cela. Sauf qu’ils font exactement la même chose avec leurs jeunes salariés masculins. Le plus macho des patrons que j’ai eu s’est pavané le jour où il a dû se faire remplacer suite à une opération : il était fier de dire partout qu’il avait laissé son exploitation entre les mains d’une jeune femme. Si sa réaction est quelque peu discutable, on voit qu’au fond il avait bien compris qu’il était temps de laisser la place aux femmes.

Je ne doute pas une seconde qu’il y ait des femmes en agriculture qui ont pu en chier plus que moi : il y a des abrutis partout, c’est même sans doute la seule chose bien répartie sur la planète. Il est très possible qu’une femme qui souhaite s’installer seule se confronte à des vieux relents sexistes moisis. Ça n’a rien de spécifique à l’agriculture, j’ai vu la même chose dans des formations organisées par une Chambre des Métiers. Que les choses n’avancent pas assez vite, c’est un fait, mais ça n’a absolument rien à voir avec le monde agricole spécifiquement. Que tous les hommes soient des salauds incapables de réfléchir à ces questions, non. Juste non. Ou alors, c’est que j’ai passé ces dix dernières années sur une autre planète. Et certes la Bretagne a ses spécificités, mais je ne crois pas qu’elle soit particulièrement plus progressiste que la moyenne, et jusqu’à preuve du contraire, elle est bien sur terre.

Pour conclure, si vous voulez dégoûter à jamais les femmes de l’agriculture, offrez-leur cette BD. Comme ça c’est sûr, ça restera un milieu d’hommes. Mais si vous êtes une femme qui veut se lancer dans le milieu : juste, allez-y. Rembarrez et fuyez les cons là comme ailleurs et rassurez-vous : des alliés, vous y en trouverez de tous les genres.


L’agriculture à la loupe

Il y a mille choses qui m’inquiètent concernant l’avenir de notre agriculture, et pouvoir observer la manière dont sont structurées les exploitations ajoute des sujets d’inquiétudes supplémentaires.

J’vous explique.

Il existe plusieurs statuts possibles pour une exploitation agricole : l’exploitation micro-agricole (ça c’est que des bio débarqués de la ville), équivalent de la micro-entreprise, l’exploitation individuelle, l’EARL, qui est l’équivalent agricole de la SARL, la SCEA, ça peut aussi être, quoique rare, une SA ou une SARL et le GAEC. C’est ce dernier acronyme qui m’inquiète.

Le GAEC, ça veut dire « Groupement agricole d’exploitation en commun » et c’est ce qui explique une bonne part de l’augmentation de la taille des exploitations. Je vous épargne les détails parce qu’on s’en fout, mais en substance, il s’agit de structures co-gérées par plusieurs agriculteurs ou agricultrices qui mettent les moyens en commun : terres, cheptel, machines, outils de production. En soit, ça n’est pas déconnant, ça permet entre autres des économies d’échelle. Le souci, c’est que 100% des GAEC que j’ai vus jusqu’ici sont des GAEC familiaux, et 80% impliquent les parents, les enfants et éventuellement les conjoints des enfants. En soi, ça n’est pas un souci. Sauf que…

Sauf qu’à un moment, les parents prennent leur retraite. Ils doivent donc vendre leurs parts à un repreneur. Il faudra donc bien à un moment que des gens extérieurs à la famille s’installent dans une ferme gérée par une famille. Or personne n’a envie de se retrouver seul au milieu d’une fratrie conjoints compris parce que c’est un incommensurable nid à emmerdes. Donc les GAEC ne survivront pas au départ en retraite de la génération la plus âgée, et aussi la plus nombreuse dans le milieu. Et personne ne peut prédire ce que deviendront les terres et le reste dans ce contexte. La disparition pure et simple de l’exploitation et la vente à la découpe des terres est le plus probable. Ce qui engendre le point d’inquiétude suivant.

Le nombre d’élevages est en recul. Les rares jeunes qui s’installent ne veulent plus trimer dans les élevages laitiers qui sont de loin les plus contraignants et les moins rentables. Les animalistes s’en réjouissent mais c’est seulement parce qu’ils se contrefoutent de ce que ça implique. Déjà, comme la consommation de produits laitiers et de viande, elles, ne bougent pas beaucoup, ça implique plus d’importations. Fuck le bilan carbone. Ensuite, les terres qui ne sont plus utilisées pour l’élevage passent en culture de céréales. Qui nécessitent beaucoup plus d’intrants, c’est à dire de fongicides, pesticides et autres trucs en -ides, plus de travail des sols que les pâtures donc de pétrole, re-fuck le bilan carbone, et d’autant plus d’engrais de synthèse, qui nécessitent à la fabrication une blinde de gaz et de la potasse d’importation rerefuck le bilan carbone, qu’il n’y a plus de fumier. Et que les terres à pâtures sont de base pourries pour les céréales sans intervention chimique. Tout ça implique donc une plus grande pollution des sols et des eaux de surface. Qui finissent au robinet après avoir ravagés les rivières.

Dernier point observé : la plupart des agriculteurs ne sont propriétaires que d’une partie de leurs terres, ils louent le reste qui appartient généralement à d’anciens agriculteurs partis en retraite. Certes les locataires sont prioritaires pour le rachat quand le propriétaire décède, mais ils n’ont pas forcément les fonds. Et les banques ne prêtent qu’aux riches, ou que si les acheteurs s’engagent à réaliser des « investissements » conséquents, c’est à dire que les banques ne prêtent qu’à ceux qui feront plusieurs prêts parce que c’est là-dessus qu’elles s’engraissent. Les banques font de l’élevage d’éleveurs. Un éleveur qui fait faillite peut potentiellement lui rapporter en matos et structure à revendre. Comme aux États-Unis au moment de la grande dépression, on en est toujours là. On peut compter sur des investisseurs pour se tenir en embuscade.

Il existe des tas de solutions pour remédier à ce bazar, mais aucun politicien pour le faire. Ils préfèrent globalement les investisseurs aux agriculteurs. Il y a longtemps que je pense qu’il va faire faim, mais à mettre le nez encore plus près des réalités agricoles, je ne peux qu’en conclure que ça va arriver plus vite que je ne l’imaginais, et que les conséquences du modèle actuel ne se limitent même pas à la seule faim.


Chez Yvette

Mon boulot d’en ce moment consiste à arpenter les exploitations agricoles pour faire du recueil de données chiffrées à visée statistique. Je vais donc de ferme en ferme, je pose des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets et c’est super-rigolo. Pas tant les hectares, les tracteurs et le reste, mais ce qu’il y a autour. Parce que dans les fermes, les gens aiment bien causer, et c’est chouette parce que moi j’aime bien écouter. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Yvette*. Et Yvette, à elle toute seule, va faire chuter toutes les moyennes des statistiques nationales.

J’avais donc pris rendez-vous avec Yvette par téléphone. Et elle m’avait déjà expliqué qu’elle a 88 ans. Rien qu’avec ça, elle va tout dérégler les moyennes. J’arrive donc, non sans peine, devant sa petite maison – il a quand même fallu que je passe par un chemin forestier au milieu duquel j’ai dû m’arrêter pour enlever une grosse branche de la route, puis que je m’arrête encore dans un hameau pour demander mon chemin parce que le GPS avait renoncé à trouver la maison d’Yvette. Je frappe à la porte et j’entends une voix claire annoncer :

« C’est ouvert, entre donc ! »

Yvette ne m’a même pas encore vue qu’elle me tutoie déjà. L’embêtant, c’est que je vais être obligée de la vouvoyer : je sais que ça ne se fait pas du tout, par ici, de vouvoyer les gens, même âgés, mais le contexte professionnel a tendance, lui, à ne pas trop connaître les règles locales. J’entre donc dans une toute petite pièce où il fait environ 32°C. Un énorme poêle à bois ronronne, et la fenêtre entrouverte ne change pas grand-chose à la surchauffe. Sur la table, il y a deux bols, de la confiture, du beurre, du sucre et des crêpes sont gardées au chaud sur le poêle. Et assise à table, il y a donc Yvette, qui a l’air dix ans plus jeune qu’elle ne l’est. Que je vienne pour des questions administratives et qu’on ne me connaisse pas dans cette maison n’y changera rien : j’aurais l’obligation d’avaler deux crêpes tartinées de confiture et deux grands bols de café.

J’aurais pu remplir le questionnaire en cinq minutes : ça aurait été très impoli dans ce contexte. Yvette n’a que quelques vaches qu’elle élève pour avoir un complément de revenu. Elle a aussi un vieux tracteur. « De 1954 ». Non seulement il lui suffit, mais elle ne comprend absolument pas « pourquoi les jeunes de maintenant dépensent des fortunes dans ces gros engins ». Et puis très vite, Yvette a débordé des questions d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Des déchets, elle n’en produit pas : ses vaches ne mangent que de l’herbe. Et du labour, elle n’en fait pas : elle n’a que des pâtures. Voilà, le questionnaire était rempli. Mais Yvette n’avait pas fini de raconter.

Quand Yvette a repris la ferme de ses parents, elle avait douze vaches. Des pies noirs, race presque disparue maintenant, remplacée « par des grosses vaches qui font du lait qui manque de gras et qui ne tiennent pas sur leurs pattes ». Elle faisait toute la traite à la main. Le laitier ne venait pas jusque la ferme parce qu’il fallait traverser la rivière et qu’à l’époque, il n’y avait pas de pont. Tous les matins, elle descendait donc les bidons de lait à vendre au village, en passant sur une longue et large planche dont elle avait toujours peur de tomber, mais heureusement, ça n’est jamais arrivé. Ensuite, elle remontait à la ferme, elle écrémait le reste du lait, puis elle barattait le beurre à la main. L’hiver, ça allait, mais l’été, c’était compliqué parce qu’il faisait trop chaud. Il fallait donc remonter de l’eau fraîche de la rivière pour le refroidir et l’empêcher de fondre. Tous les trois jours, elle descendait avec le beurre en plus du lait pour le vendre à l’épicerie du village. Toujours en passant par dessus la rivière qui lui faisait si peur. D’ailleurs, plus tard, la rivière lui a provoqué la pire peur de sa vie, lors de la pire journée de sa vie. Elle avait couché sa fille alors à peine âgée de deux ans pour la sieste, mais quand elle est allée dans la chambre pour réveiller la petite, elle n’était plus dans son lit. Son mari et elle ont donc arpenté la rivière en tout sens, et après plusieurs heures, ils ont fini par se dire que l’enfant avait été emportée par les flots. Mais c’est à ce moment là que quelqu’un est venu les chercher : la petite fille était en train de pleurer sur la place du village. Elle s’était levée de sa sieste et avait suivi le chien jusque là. De cette journée, Yvette en fait encore des cauchemars.

Yvette est veuve depuis ses 70 ans. Un an après la mort de son mari, elle a réalisé qu’elle n’était jamais allée nulle part, sauf à Jersey où elle avait travaillé deux étés. « Avec des Anglais. Je ne comprenais rien à l’anglais et moi je ne parlais que breton. Alors forcément, on ne se comprenait pas, mais on rigolait bien quand même ». A 71 ans, Yvette a donc décidé de voyager. Elle est d’abord allée passer une semaine à Paris. Même qu’elle est montée sur la tour Eiffel. Et puis, elle est allée voir le château de Versailles. C’est très grand, et elle aurait bien aimé passer plus de temps dans les jardins. L’année d’après, elle est allée dans les Alpes. Puis dans les Pays Basques. Puis deux fois en Alsace parce que c’est très joli et qu’on y mange rudement bien. Maintenant, elle voyage un peu moins, parce que c’est quand même un peu fatigant de sauter d’un train à l’autre. Mais elle aimerait bien aller en Italie, il paraît qu’on y mange très bien.

Yvette est très entourée par sa famille, en fait le hameau héberge ses filles, fils, petits-enfants et quelques neveux. Sauf une maison où vit entre autre un adolescent qui apprend le breton à l’école. Alors deux fois par semaine, ce jeune homme rend visite à Yvette pour travailler son accent « celui qu’on leur apprend à l’école ne ressemble à rien » en mangeant des crêpes.

J’aurais aimé rester plus longtemps, non seulement parce qu’Yvette était incroyablement gentille, que ses crêpes étaient délicieuses, mais aussi parce qu’elle a une excellente mémoire d’une époque disparue. Malheureusement, mon travail ne consiste qu’à poser des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Alors que, vous en conviendrez, chez Yvette, ça n’était vraiment pas le plus intéressant.

* Je sais bien que tout le monde, maintenant, voudrait aller manger des crêpes chez Yvette, mais évidemment, Yvette ne s’appelle pas vraiment Yvette. Je n’arrive pas à m’en tenir strictement au devoir de réserve, alors je triche un peu en anonymisant.


Tempête

22h30


22h30 Oui, bon, ça souffle, mais on a vu pire.
0H00 OK, je ne suis pas certaine d’avoir déjà vu pire, même pas les orages en montagne.
3H30 Wow putain. La toiture ne va jamais tenir. La cabane de la vache doit déjà être par terre. Pourvu qu’il n’y ait plus personne en mer. Pourvu qu’il n’y ait personne dehors. Pourvu que les îliens aillent bien, ça doit être terrible, chez eux !

En général, quand il y a une grosse tempête nocturne, ça ne m’empêche même pas de dormir. La maison est solide, en presque trois siècles, elle en a vu d’autres, et de toute façon, il n’y a pas grand-chose qui puisse m’empêcher de dormir. Mais là… Je n’avais jamais vu une tempête pareille et j’aurais très bien survécu à l’idée de ne jamais en voir. La charpente émettait des craquements douloureux. Dehors, les arbres s’agitaient de façon tout à fait surréaliste. J’entendais une des vaches de mon voisin pousser des cris, ce qui n’était pas sans m’inquiéter, mais il était absolument impossible de sortir, c’était beaucoup trop dangereux. Même les chiens étaient en panique. Il y a eu une première coupure d’électricité vers 2h30, et puis à 4h00, plus rien. Vers 6h00, le vent s’est calmé et j’ai pu dormir un peu.

En me levant, j’ai regardé par la fenêtre en m’attendant au pire. Si la veille, je ne voyais pas ce que le terme de « bombe météorologique » signifiait, le premier coup d’œil dehors l’a vite éclairci : la clôture en bois a été arrachée, le toit du hangar semblait avoir pris une bombe laissant un grand trou béant, le grand eucalyptus qui a toujours résisté à tout avec souplesse avait perdu plusieurs branches, un gros conifère pourtant à l’abri du vent gisait au sol. Évidemment, je me suis précipitée dehors pour aller voir les bêtes, envisageant le pire. C’est presque un miracle : la cabane de la vache et l’abri des chèvres ont tenu. Les animaux avaient la même tête que les humains : celle de qui a passé une sale nuit, mais personne n’était blessé. Par contre, un premier coup d’œil permettait de prendre la mesure des dégâts sur les arbres. Rien que chez moi : deux pommiers, deux châtaigniers, deux vieux rhododendrons – pourtant parfaitement à l’abri du vent croyais-je – et un vieux sureau déracinés, plusieurs autres arbres plus ou moins cassés. Certains s’en remettront, d’autres devront être abattus. Ça, c’est le bilan sur un hectare de surface : c’est comme ça partout.

Dans la matinée, il a fallu parer au plus pressé. Tronçonner l’arbre qui empêchait de sortir la voiture, ramasser ce qui pouvait être dangereux, vérifier chez le voisin que toutes ses bêtes allaient bien – et c’est le cas malgré un vieux bâtiment à demi effondré – on a retrouvé une des tôles à plusieurs dizaines de mètres. Ensuite, il fallait appeler les gens alentours pour s’assurer que tout le monde allait bien, sauf que le réseau était en carafe. A ce moment là, on entendait déjà des tronçonneuse de tous les côtés. Mon voisin agriculteur a commencé par dégager les routes et chemins encombrés d’arbres. Le maire faisait le tour de toutes les routes du village pour savoir où intervenir. Tout le monde était un peu groggy, certes par manque de sommeil, mais surtout parce que le carnage est profondément déprimant. A ce moment là, je pensais qu’on n’aurait pas d’électricité avant une bonne semaine.

L’après-midi, le vent était tombé, les routes dégagées : il était temps d’aller voir si tout le monde allait bien et si personne n’avait besoin de rien, eau, bouffe, médocs, piles, essence… Pas la peine que tout le monde prenne sa bagnole, une par secteur, ça suffit. D’autant qu’au-dessus des routes, il y avait encore beaucoup de branches qui menaçaient de tomber. Perso, il me fallait de l’essence pour le groupe électrogène, ma voisine avait besoin de piles… En route pour le bourg le plus proche qui, lui, avait toujours de l’électricité. Sur quinze bornes parcourues, ça n’était que carnage partout. Les arbres ont vraiment pris cher, beaucoup sont déracinés, encore plus sont cassés. Des lignes électriques et des câbles de téléphone gisaient au sol partout. Des poteaux ont été brisés net. Heureusement, la plupart des toitures ont tenu. Quelques bâtiments agricoles sont plus ou moins salement endommagés. Outre ces dégâts, ce qui donne une bonne idée de la violence du phénomène, c’est la charpie de bois et de feuilles qui recouvre tout, jusqu’aux vitres.

On a finalement été rebranché au réseau plus vite que je ne le pensais vu l’étendue des dégâts. Maintenant qu’on est certain que tout le monde va bien et qu’il ne reste plus qu’à tronçonner vient tout de même le temps du bilan.

Si les alertes ont bien fonctionné, elles sont venues 24h trop tard : l’alerte à vigilance rouge balancée sur les téléphone, c’est bien. A 18h30 un jour férié, quelques heures avant l’arrivée du pire, alors que ça fait 24h que les météorologues préviennent que ça va cogner fort, ça ne laisse pas le temps aux gens d’anticiper quoi que ce soit. Pour ma part, je n’ai pas attendu que la préfecture se remue pour me préparer, mais beaucoup de gens n’avaient ni piles ni bougies. Pire, avec le réseau de téléphone par terre, impossible pour les gens malades de prendre ou d’annuler des rendez-vous. Mais ça n’est pas nouveau qu’on soit mauvais en anticipation des risques en France.

Mention spéciale aux radios publiques d’information : locales ou nationales, elles sont d’une parfaite inutilité. Vous vous réveillez au milieu du chaos, sans téléphone, sans électricité, sans internet. Vous allumez donc la radio à piles pour savoir si les routes sont dégagées, comment avancent les travaux sur les réseaux, si les stations d’épuration fonctionnent normalement et donc si l’eau est potable. Vous avez droit à l’interview d’une chanteuse à la con au sujet de son dernier album sur la radio nationale et à l’interview de Bernadette qui a – comme tout le monde – passé une sale nuit et a un arbre tombé dans son jardin sur les radios locales. Aucune info pratique, rien d’utile. « Écoutez la radio » figure sur tous les sites de prévention des risques. J’ai testé pour vous : les seuls sur qui vous pouvez compter pour être informé, ce sont vos élus locaux. Et on en vient donc aux points positifs.

Parmi les gens qu’on remercie très vite, il y a donc les élus locaux – vu la tête qu’il a, je pense que m’sieur mon maire n’a pas dormi du tout depuis la tempête. Il y a aussi les agriculteurs qui n’ont pas mis deux heures à dégager les routes. Vu des villes, il est toujours de bon ton de leur cracher dessus, vu d’ici, on a tous l’air con sans eux. Personne ne leur a rien demandé, ils ont fait ce qu’il y avait à faire par eux-mêmes. Et puis on pense aussi à tous les techniciens d’Enedis. Ils ne doivent pas non plus dormir beaucoup en ce moment. On croise les camionnettes bleues partout, ils s’arrêtent à peine la nuit. Si les salaires étaient indexés sur l’utilité sociale, ils seraient riches. Et puis globalement, dans ce genre de situation, l’entraide fonctionne bien. En tout cas, à l’échelle de mon village, aucune personne isolée n’a été laissée sans visite.

Maintenant on se prépare à la deuxième tournée puisqu’on annonce une nouvelle tempête pour ce week-end : sur un réseau fragilisé, on s’attend à de nouvelles coupures. Mais maintenant que j’ai expérimenté une situation critique, je ne peux que confirmer ce que je radote depuis des années : soyez équipés pour encaisser les chocs. Éclairage, chauffage, nourriture, eau… Si vous comptez sur l’état pour subvenir à vos besoin en cas de problème, vous allez juste rester dans votre galère. Equipez-vous et soyez copains avec les voisins, il n’y a que comme ça qu’on encaisse.

Et si chez vous tout est électrique, y compris les volets, à vrai dire, comme j’ai mauvais esprit, le seul truc qui me vienne en tête, c’est : mouarf.


« Faire propre », ce mantra destructeur

Les oiseaux font un boucan de tous les diables, on croise toute sorte d’insectes volants – qui parfois viennent se suicider dans un œil ou une bouche ouverte, c’est le défilé des caparaçonnés au sol, les têtards grouillent dans les mares, ici et là, quelques fleurs sauvages offrent leurs touches de couleurs aux yeux et leur pollen aux butineurs, les ronces reprennent de la vigueur, la floraison des prunelliers et des merisiers touche à sa fin : on n’attend plus que les hirondelles.

Un petit talus avec une haie

Alors que l’époque est aux naissances ou à la préparation de leur arrivée, un agriculteur proche a décrété que ça ne faisait pas propre et a décidé de remédier à ce dégoûtant spectacle en ratiboisant les talus et en hachant finement tout ce qui s’y trouve jusqu’à plusieurs centimètres de profondeur par endroits.

Les talus sont à la fois un habitat et un réservoir de nourriture pour un paquet d’êtres vivants, végétaux et animaux. Les bestioles à carapace en ont absolument besoin, certains oiseaux nichent dans les parties les plus denses de leur végétation, on y butine, les petits mammifères s’y installent volontiers et d’autres plus gros viennent les y manger.

Un beau talus bien foutraque

A chaque fois qu’on maltraite un talus, on détruit des milliers de vies. En ce moment même, alentours, des dizaines de talus sont en train de connaître un triste sort.

Et c’est pas le pire.

« Pour faire propre. »

Ça n’a pas l’air comme ça, mais le talus en bordure de bois et tout ce qui y vivait ont pris cher.

J’aimerais dire que c’est un truc de vieux qui tend à disparaître, mais le responsable du massacre est trentenaire.

Outre l’irrespect absolu de la biodiversité qu’il constitue, ce saccage est aussi une hérésie climatique. Connaissant un peu le tracteur utilisé, on peut compter 12l/h pour réaliser ce type de travaux. L’agriculteur en question a l’air parti pour faire tous ses talus, ça lui prendra probablement une quinzaine d’heures, soit environ 180 litres. Ça n’est pas un calcul très précis, je vous l’accorde, mais les échelles ne sont pas déconnantes. Si c’est le cas, nul doute que des agriculteurs le referont le en commentaire ( pour ceux que ça amuserait, le tracteur fait 90 cv). Il semble que le pétrole ne soit pas encore assez cher pour qu’on en gaspille encore de la sorte.

Et tout ça pour « faire propre ».

Là, y’avait des fleurs.

Quand il n’y a pas de vie, c’est propre.

A ce rythme, la planète sera bientôt très propre.

Addendum : Qu’on ne vienne pas me faire dire ce que je n’ai pas dit : fort heureusement, tous les agriculteurs ne saccagent pas ainsi les talus. Le précédent exploitant de cette ferme, par exemple, n’en faisait qu’un entretien minimal et ciblé, concrètement, il y coupait son bois sans tuer les arbres, sauf s’ils devenaient dangereux. Dans une autre exploitation, un peu plus loin, d’autres ont replanté des haies denses pleines de fruitiers et n’y touchent plus. Certains, encore, confient leurs talus à l’expertise de biologistes étudiant justement la biodiversité.

En outre, les agriculteurs n’ont pas le monopole de ce type de carnages : les communes les pratiquent largement le long des routes, non tant pour des questions de visibilité pour les conducteurs qui pourraient à la limite être défendables, non, toujours selon cette insupportable bêtise : « faire propre ».

Je remets un petit talus avec un bébé-haie, sinon, c’est déprimant.

Un chasseur, douze génisses et quelques champignons

o tempora, o mores

Comme on le fait chaque jour, je devais rendre visite aux génisses. C’est qu’elles sont sur une pâture éloignée de l’exploitation, il faut donc aller vérifier que l’abreuvoir est propre et qu’il se remplit bien, que la batterie de la clôture fonctionne, que tout le monde est en bonne santé et qu’il y a assez à manger. On reste toujours un petit moment au milieu des bêtes car il est bien sûr important qu’elles gardent un contact avec les humains : elles restent presque un an dehors avant de connaître le bâtiment, il ne faudrait pas qu’elles s’ensauvagent trop !

De loin, je remarque que les douze génisses entourent une silhouette qui me tourne le dos. Un homme vêtu d’une vieille capote militaire – qui a sans doute réellement un jour vu la guerre – et un pantalon de la même époque beaucoup trop grand pour lui. Il tenait, sous son bras gauche, un fusil de chasse cassé, et sous son bras droit, la tête de la génisse à qui il faisait un câlin. Les autres bêtes semblaient attendre leur tour, sauf la plus petite qui mangeait le bord de la capuche rejetée en arrière du monsieur.

Comme je m’approchai, la silhouette me fit face et me dit :

« Ben dites donc, elles ne sont pas sauvages, celles-ci ! Elles sont gentilles ! 

– C’est parce qu’on a un programme d’entraînement pour en faire des pots de colle ! »

J’avais face à moi un homme assez ridé pour être approximativement mérovingien mais assez vif pour être un vieillard magnifique , muni d’un fusil qu’il avait probablement hérité de son arrière grand-père. Il avait de petits yeux bleus très clairs, très doux et même rieurs.

Nous primes quelques minutes pour échanger, comme il convient de faire lorsqu’on croise un inconnu au milieu d’une pâture. Il m’expliqua qu’il se livrait à la chasse au lièvre, mais qu’il n’avait vu que des oiseaux, des chevreuils et des lapins – « c’est notre plaisir, de voir des animaux », dit-il dans un sourire – raison pour laquelle il était presque bredouille – presque car il retournait à sa voiture chercher son panier à champignons. Il avait vu des bolets dans un petit bois qu’il m’indiqua. Je lui fis remarquez que ça ne se donnait pas, un coin à champignons, ce à quoi il répondit que c’était des bêtises que tout ça, qu’il y en avait bien assez pour tout le monde.

Il tapota encore quelques joues et flancs de génisses avant de retourner à ses affaires, et moi aux miennes. Ça m’avait mise de bonne humeur de croiser un être si doux et gentil. Ça met toujours de bonne humeur de rencontrer des gens agréables.

Et puis, le soir, je jetais un œil au réseau social twitter où, après les énièmes propos abjects du patron officiel des chasseurs, chacun y allait de son vomi haineux à l’égard de l’ensemble des chasseurs.

Je me suis demandée si les gens du dedans des réseaux sociaux se rendent bien compte qu’il y a un vaste monde au-dehors, s’ils réalisent que dans la vraie vie, tout est toujours beaucoup plus complexe que le manichéisme de mauvais cinéma, que quelque soit le domaine, les pratiques sont comme les individus : nombreuses, multiples, et qu’on ne peut jamais avoir une approche intelligente d’un phénomène si on ne veut le considérer qu’au travers une minuscule lorgnette bordée de tous les biais imaginables.


Pourquoi ?

Il m’a fallu du temps pour comprendre pourquoi cette petite fille me suivait absolument partout dès que l’occasion se présentait.

Je ne suis pas à l’aise avec les enfants, et encore moins avec l’idée que les enfants ont des parents, qui sont fatalement des adultes, et les adultes ont une propension à être pénibles fortement marquée. Il m’est arrivée par le passé d’échapper de peu à un assassinat parce que j’avais vidé un poulet devant un petit garçon, lequel avait pourtant trouvé fort intéressante l’analyse des entrailles. Une autre fois, des parents me sont tombés dessus à bras raccourcis parce que quand leur progéniture m’avait demandé – après m’en avoir longuement narré les grandes lignes – ce que je pensais de l’histoire de Jésus, je lui avais répondu sincèrement et sans penser à mal que c’était un joli conte, mais seulement un conte.

Je ne suis donc pas à l’aise avec les enfants parce que ce sont d’infatigables mitraillettes à « pourquoi ? », qu’ayant moi-même été grandement frustrée par ces idiots d’adultes qui n’essaient pas de répondre aux « pourquoi ? », j’essaie de le faire, en tout cas quand je connais tout ou partie de la réponse, que c’est un souci parce que certains « pourquoi ? » amènent parfois des réponses qui déplaisent à leurs adultes de parents, mais j’ai fini par comprendre que c’est exactement pour ça que cette petite fille me suit partout dès que l’occasion se présente : parce que j’essaie de répondre à ses « pourquoi ? « .

En une après-midi, la petite fille m’a donc mitraillée de toutes les questions imaginables et possibles sur les vaches, les veaux et les taureaux – jusqu’aux extrêmes limites de mes connaissances anatomiques, mais aussi sur les lombrics, les renards et les sangliers ; elle a encore voulu savoir si le port du soutien-gorge est obligatoire pour les filles – et patatras, pour sûr la mère va me tomber dessus à cause de cette question et si c’était vrai que la chasse c’est que pour les garçons – là c’est moi qui vais tomber sur son chasseur de père – et quelques centaines d’autres questions.

Et puis, la petite fille s’est mise à me parler de ses aspirations. Elle aime bien monter à cheval, mais elle aimerait faire un autre truc qu’elle a vu à la télévision et qui a l’air trop marrant. Elle ne savait pas si je connaissais. C’est un jeu où on monte sur le dos d’un taureau super-énervé et où il faut tenir le plus longtemps possible.

Je vois très bien.

Mais j’étais pas prête.


Fin de chapitre

Ça n’est pas tant que la vie soit quelque chose de mal organisé, c’est plutôt que l’organisation est quelque chose qui tient rarement longtemps face à la vie. Dans les grandes lignes, j’avais à peu près organisé correctement les choses dès le moment où j’ai rencontré et aimé le monde agricole : mettre un pied dedans, apprendre, apprendre à faire et apprendre assez pour en faire mon unique source de revenu. Le genre de plans qui fonctionne toujours sur le papier si on est patient – parce que ça n’est pas un monde où on devient compétent en un an, loin de là – et jusqu’ici, ça fonctionnait bien. J’ai commencé par ne faire que la traite où je suis devenue très efficace, et petit à petit, grâce aux agriculteurs jamais avares de transmission de savoirs et de savoir-faire, je commençais à bien me débrouiller en conduite d’élevage. Et ayant grandi en ville fort loin des vaches, je n’en suis pas peu fière. J’arrivais au bout du plan, et forcément : patatras, l’élément perturbateur de plans me tombe dessus.

Le médecin a été très clair : si je continue, je finirai par perdre l’usage de ma main. J’aime beaucoup les vaches, j’adore travailler en élevage, plus que tout ce que j’ai pu faire par le passé, mais j’ai besoin de ma main. J’ai trop tiré dessus, maintenant on ne peut que limiter les pertes et surtout arrêter d’aggraver les choses. Le diagnostic tombe en même temps qu’une autre nouvelle : mon patron va (enfin) prendre sa retraite, et dans tous les cas, il me faut trouver donc un autre boulot de toute façon.

Donc j’ai plusieurs possibilités devant moi : soit je n’écoute pas le médecin mais alors il ne faudra pas que je pleure ensuite, soit je l’écoute et je passe à tout à fait autre chose, mais vivre loin des éleveurs et des bêtes me semble être une fort mauvaise idée quand on sait que c’est le seul domaine professionnel où je me sens vraiment bien, soit je trouve une solution un peu au milieu et j’aime bien les milieux, c’est en général là qu’on trouve les points d’équilibre.

Alors je réfléchis un peu et je me demande :

– qu’est-ce que je sais faire ?

– en quoi ce que je sais faire pourrait être utile au monde agricole sans achever ma main ?

Et en fait, l’équation est relativement simple à résoudre. Je sais écrire. On me l’a assez répété, les éleveurs eux-mêmes me l’ont dit assez souvent, pas la peine de tortiller de la fausse modestie dans tous les sens. Je sais écrire des portraits avec tout mon cœur, je sais écrire un quotidien professionnel avec toutes mes tripes et je sais analyser tout ce que je vois et entends avec toute ma tête. Parallèlement, les consommateurs, très majoritairement éloignés des campagnes et de leurs réalités, ne peuvent plus voir tout ça, et il faut bien que quelqu’un le leur raconte. Je raconte l’élevage depuis des années par conviction. Il faut donc maintenant que je trouve une structure prête à me donner une plus grande tribune et un petit salaire pour le faire par profession.

Je sais qu’il y a parmi mes lecteurs des gens qui ont les bottes dans ce monde agricole. Si vous connaissez une structure qui cherche une rédactrice, un journal prêt à ouvrir ses colonnes à quelques portraits, un lobby quelconque qui sait que les tableaux de chiffres ne suffisent pas et qu’il faut réinjecter de l’humain dans la communication, s’il-vous-plaît, contactez-moi, ou proposez leur de me contacter. Je ne mettrai pas moins de cœur à l’ouvrage dans l’écriture que je n’en ai mis sur le terrain et je ne veux pas avoir à abandonner un univers auquel j’estime devoir beaucoup pour une bête question d’argent. Je n’ai pas forcément besoin d’un cdi et d’un plein temps, mais j’ai vraiment besoin de me rendre utile là où ça a du sens.

Bien à vous.


Le bord du gouffre

C’est terrible de savoir que quelqu’un va craquer et d’être absolument impuissante à l’empêcher de quelque façon que ce soit. C’est ce que je vois tous les matins : mon patron ponctuel va craquer, c’est une évidence. C’est le cercle vicieux habituel : pour être plus rentable, il a fortement agrandi son troupeau. Pour pouvoir gérer ce grand troupeau, il a investi dans tout un tas de trucs et de machins. Loin d’alléger le boulot, il faut bosser plus pour rembourser les trucs et les machins. Mais le temps n’est pas extensible. Il est sans cesse en train de courir, il fait tout vite, n’a jamais le temps de poser quelques minutes pour boire un café, souffler ou papoter comme ça se fait dans les petits élevages. A la vitesse où il va avec le tracteur ou le Manitou, il va finir par avoir ou provoquer un accident. Mais même en galopant comme ça, il n’a quand même pas le temps. Alors il veut embaucher sur le long terme. Mais pour payer quelqu’un il faut faire entrer plus d’argent. Donc agrandir le troupeau. Mais s’il agrandit encore le troupeau, il faudra de nouveau investir dans des trucs et des machins.

Il est crevé. Il n’est pas vieux, mais il est tellement cerné, tellement usé que je suis incapable de deviner son âge.

C’est une personne très sympathique, pas le genre de patron à passer ses nerfs sur le salarié ni sur les vaches. Je l’entends pester contre lui-même et contre le temps qui file vite, trop vite. Il n’est pas du tout idiot, c’est juste qu’il a la tête dans le guidon, si bien qu’il n’a aucune possibilité de prendre un peu de recul. Alors il s’épuise, il s’use et de toute évidence, il court à en perdre haleine vers son point de rupture. Je le vois, mais je ne peux rien faire. Je peux juste faire mon boulot le mieux possible pour le soulager un chouïa, mais c’est loin d’être suffisant. Il est pris dans l’engrenage de ce monde où il faut être toujours plus gros, toujours plus rapide, jusqu’à ce que tout s’effondre. C’est comme ça dans les écoles, les hôpitaux, les élevages, les administrations, les boites privées : partout. Le monde court vers le burn-out généralisé.

Levez le pied, les gens. Vraiment. Ralentissez. Posez-vous un peu et prenez aussi le temps parfois de ne rien faire. Parce que ça n’est pas en craquant les uns après les autres qu’on maintiendra quoi que ce soit debout.


Agression bovine

C’était une sale journée, hier, au boulot. Il a fallu euthanasier Maëlys, une jeune laitière. Elle était en bonne santé, jusqu’à ce que la grosse Flûte fasse – encore – une de ses crises d’autorité. Flûte est l’aînée du troupeau, et depuis quelques mois, elle a développé un vrai gros sale caractère à l’égard de ses congénères. La dernière fois, elle avait mis un tel coup de tête dans la mamelle d’une de ses comparses que cette dernière en a eu un gros hématome douloureux qui a été long à se résorber. Et encore, cette vache a eu de la chance : Flûte, comme les autres, est écornée, sinon, ça aurait été un carnage sanglant. Cette fois, elle a cogné Maëlys tellement fort qu’elle a réussi à lui casser une patte arrière, en pleine pâture. En plus de quarante ans de métier, le patron n’avait jamais vu ça. En intérieur, ça peut arriver parce qu’une vache peut en coincer une autre, par exemple contre un mur. Mais dehors, ça n’arrive jamais. Je vous laisse imaginer la puissance de l’impact.

Malheureusement, on ne sait pas réparer les pattes des vaches, et surtout pas les postérieures. Le patron a déjà réparé une patte de veau. A vrai dire, contre l’avis du véto, d’ailleurs. Lui, il voulait euthanasier le veau. Le patron a fichu le véto dehors en le traitant de sauvage, puis a fabriqué une petite attelle pour le veau, et ça a fort bien fonctionné. Le veau est devenu une vache qui a eu une vie normale de vache avec ses courses dans les pâtures et ses veaux. Mais pour une vache de plus de cinq cents kilos, on ne sait pas faire. En plus, c’était une fracture avec un gros déplacement. Alors voilà : il a fallu euthanasier la pauvre Maëlys, d’autant qu’il est interdit, en France – ça n’est pas le cas partout – de mener à l’abattoir une vache qui ne tient pas sur ses pattes. Maëlys est vraiment morte pour rien, sans qu’on puisse rien faire, et c’est la configuration la plus triste et la plus énervante.

Quant à Flûte, son sort est scellé. Mise à l’isolement, elle sera sous peu envoyée à l’abattoir. Qu’il y ait des conflits de hiérarchie dans un troupeau, c’est absolument normal. Mais quand une vache met ainsi la santé et la vie des autres en danger, ça n’est plus possible de la garder.

Les vaches ont une réputation d’animal gentil. Il n’y a pas d’animaux gentils. Ni méchants, d’ailleurs. Il y a des réactions animales, c’est tout. Il faut faire avec. Pensez-y avant de traverser une pâture occupée par des vaches : s’il prend l’idée à l’une d’elles de vous cogner, n’oubliez pas que votre squelette est infiniment moins résistant que celui de Maëlys.