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Il est où le patron ? ou le féminisme contre-productif

On m’a offert cette BD qui parle des femmes en agriculture et j’étais super-contente parce qu’il y a peu de BD qui parlent de l’agriculture, et encore moins des femmes du milieu. Et puis je l’ai lue et j’étais tout de suite vachement moins contente.

En réalité, c’est surtout une BD qui parle des hommes qui sont dans leur intégralité des salauds dont l’unique but sur terre est d’empêcher les femmes d’exister et d’apprendre. Et j’insiste autant que la BD : l’intégralité. Tous les personnages masculins sont d’horribles machos qui ne comprennent rien à rien, qui retirent les outils des mains des femmes pour qu’elles n’apprennent pas à s’en servir, qui ne se réservent que les tâches supposées valorisantes, qui n’interviennent jamais sur les mises bas parce que « c’est un travail de femme », qui ne savent pas débarrasser une table, qui ne s’occupent jamais des enfants et qui font sans arrêt d’insupportables remarques sexistes. Tous. Et la seule solution, d’après cette BD, c’est de faire sécession et de ne plus travailler qu’en non-mixité.

Des boulots, j’en ai fait plein, de plusieurs sortes. En bureau, dans le social, dans la grande distribution, liste non-exhaustive, et partout, j’ai dû me bagarrer en tant que femme. C’est sans doute d’ailleurs ce qui a participé à ce que je ne trouve jamais tout à fait ma place dans ces milieux. Et puis j’ai atterri en élevage. Et c’est là que je suis restée le plus longtemps, parce que j’adorais ça et aussi parce qu’enfin j’ai pu cesser de me bagarrer. Certes, à l’occasion, j’ai pu voir des individus archaïques qui faisaient des remarques déplaisantes. Je les rembarrais et on ne les y reprenait plus. D’autant qu’en général les patrons en rajoutaient une couche : un bon patron n’aime pas qu’on fasse chier sa salariée et quasi tous les éleveurs pour qui j’ai bossé auraient été horrifiés qu’on dise d’eux qu’ils étaient de mauvais patrons. C’était une question d’honneur pour eux. Dans l’ensemble, j’ai surtout eu des patrons mâles qui m’ont collé dans les mains des outils dont je ne savais absolument pas me servir et qui insistaient : tant pis si je faisais des conneries, c’est comme ça qu’on apprend. Et avec mes deux mains gauches, des conneries, j’en ai fait. Plein. Et le lendemain on me recollait le même outil dans les mains. En se moquant un peu, mais pas parce que je suis une femme, juste parce que je faisais des conneries. J’ai vu des grands-pères apprendre à leurs petites-filles à labourer, je vois encore un paquet de pères aller chercher les mômes à l’école, quitte à y aller en tracteur, et des maris débarrasser la table après le casse-croûte. Quant aux vêlages sur lesquels il fallait intervenir, c’était souvent les hommes qui le faisaient. La BD ne parle que d’éleveurs et éleveuses de chèvres et de moutons, l’écart peut venir de là sur ce point : c’est une réalité, les bovins sont de bien plus grosses bestioles, et s’il faut intervenir vite, si on n’a pas le temps d’aller chercher la vêleuse (un outil qui aide à démultiplier la force) alors oui, effectivement, j’ai beau être costaude, je n’avais pas forcément assez de force, pas plus que mes patronnes, et mieux valait qu’un mâle plus balaise s’en charge.

Je pourrais lister sur des pages les exemples d’une féminisation de l’élevage qui avance bien. Les vétérinaires rurales ici sont toutes des femmes. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre. J’ai bossé pour un groupement d’employeurs agricole dirigé par une femme qui a imposé par statut la parité dans le conseil d’administration. Jamais entendu de récrimination à ce sujet. Récemment, j’ai vu un agriculteur qui a poussé la presse locale à faire un article sur une (très) jeune femme mécanicienne agricole parce qu’il trouvait ça important de montrer que ça change. Salaud.

Alors oui, en effet, les agriculteurs du coin ont une tendance marquée au paternalisme. C’est même pour ça qu’ils aiment bien nous apprendre à nous servir de ceci ou cela. Sauf qu’ils font exactement la même chose avec leurs jeunes salariés masculins. Le plus macho des patrons que j’ai eu s’est pavané le jour où il a dû se faire remplacer suite à une opération : il était fier de dire partout qu’il avait laissé son exploitation entre les mains d’une jeune femme. Si sa réaction est quelque peu discutable, on voit qu’au fond il avait bien compris qu’il était temps de laisser la place aux femmes.

Je ne doute pas une seconde qu’il y ait des femmes en agriculture qui ont pu en chier plus que moi : il y a des abrutis partout, c’est même sans doute la seule chose bien répartie sur la planète. Il est très possible qu’une femme qui souhaite s’installer seule se confronte à des vieux relents sexistes moisis. Ça n’a rien de spécifique à l’agriculture, j’ai vu la même chose dans des formations organisées par une Chambre des Métiers. Que les choses n’avancent pas assez vite, c’est un fait, mais ça n’a absolument rien à voir avec le monde agricole spécifiquement. Que tous les hommes soient des salauds incapables de réfléchir à ces questions, non. Juste non. Ou alors, c’est que j’ai passé ces dix dernières années sur une autre planète. Et certes la Bretagne a ses spécificités, mais je ne crois pas qu’elle soit particulièrement plus progressiste que la moyenne, et jusqu’à preuve du contraire, elle est bien sur terre.

Pour conclure, si vous voulez dégoûter à jamais les femmes de l’agriculture, offrez-leur cette BD. Comme ça c’est sûr, ça restera un milieu d’hommes. Mais si vous êtes une femme qui veut se lancer dans le milieu : juste, allez-y. Rembarrez et fuyez les cons là comme ailleurs et rassurez-vous : des alliés, vous y en trouverez de tous les genres.


La Salamandre – bienvenue à bord

Si on m’avait dit « tu devrais lire des romans maritimes », j’aurais commencé par répondre « ah bon, ça existe ? » et j’aurais probablement ajouté « mwé bof, je sais pas, c’est pas mon truc la mer ». J’aurais donc dit deux bêtises de suite. Parce que oui, le roman maritime est un genre à part entière, et n’en déplaise aux bourgeois de la culture, la littérature de genre n’est pas de la sous-littérature, d’ailleurs Hugo lui même s’y est essayé, ensuite, c’est tellement pas mon truc que je viens de m’enfiler trois romans maritimes de suite. Bon, je triche un peu, c’est surtout qu’on m’a mis dans les mains un recueil des œuvres maritimes d’Eugène Sue – environ un kilo et demi – l’importateur du genre en français, et que je n’arrive plus à m’arrêter.

L’avantage avec Eugène Sue, c’est qu’il a suffisamment été marin lui-même pour ne pas raconter n’importe quoi. Et ce qui rend encore plus intéressant ses écrits, c’est que sa détestation des puissants et des bourgeois alliée à son humour sarcastique rendent l’ensemble fascinant au-delà des seules questions maritimes.

La Salamandre est donc un roman maritime publié en 1832 dans lequel Eugène Sue va dresser un portrait aussi précis que vivant de la marine de guerre et en profiter pour se moquer allègrement de la Restauration et du retour des nobles inutiles qu’elle a engendré. La Salamandre est le nom de la frégate dont on va suivre l’équipage, tous durs et braves marins bretons, sauf un qu’on nommera donc Parisien. On va beaucoup parler de la hiérarchie et de la discipline absolument indispensables pour que tout le monde rentre vivant au port, des beuveries à terre – et quelle beuverie épique va-t-il nous décrire ! – de l’abnégation des officiers les plus compétents. Sauf que voilà : à la Restauration, les nobles qui avaient fui le pays reviennent en France, et certains seront promus essentiellement par népotisme et en dehors de toute considération pour leurs compétences – ou leur absence de compétence. C’est ainsi que la pauvre Salamandre va se retrouver affublée d’un marquis pour commandant, absolument incapable de tout. Le roman aurait d’ailleurs pu être sous-titré « le triomphe de la stupidité ».

Évidemment, je pourrais vous raconter l’histoire, mais comme j’essaie de vous convaincre de découvrir cette œuvre riche et palpitante, je n’en dirai rien de plus, si ce n’est qu’il ne faut pas se laisser décourager par les premières pages : si Sue est un excellent auteur, ses introductions ne sont pas à la hauteur de ses conclusions. Mais La Salamandre tient autant du pamphlet que du roman maritime et ses conclusions n’ont absolument rien de démodé, ce qui est triste pour nous mais permet au moins de rendre l’œuvre intemporelle. Elle contient absolument tout ce qu’on peut attendre d’un roman : du fond, de la forme, de l’humour, de la colère, de l’aventure, de la réflexion. C’est vraiment trépidant, on le dévore et on arrive au bout un peu essoufflé par tant d’aventures.

La Salamandre ferait vraiment un film incroyable, mais comme personne ne le fera, il ne reste qu’à le lire.


Sécheresse, pas vraiment une dystopie.

Il y a sans doute quelque chose d’un peu masochiste à lire Sécheresse maintenant que le réchauffement climatique la provoque partout pour de vrai, mais il y a surtout quelque chose de fascinant au fait que J. G. Ballard se soit dit en 1964, à une époque où personne ne parlait du dit réchauffement et où l’écologie balbutiait, qu’il allait écrire un livre post-apo sur le sujet.

Même si vous ne connaissez pas J. G. Ballard, en fait vous le connaissez un peu : c’est Christian Bale, ou du moins c’est le jeune garçon incarné par Christian Bale dans l’Empire du Soleil, film tiré de son autobiographie. Il a aussi écrit le roman dont Cronenberg a tiré Crash. Sécheresse est publié dans une collection « science-fiction », mais on ne sait pas trop pourquoi. Ou alors il faut aussi publier La Route de Mc Carthy dans le même genre de collection. Anticipation, à la limite, mais ça n’est pas la même chose.

Comme à l’époque de son écriture, donc, on ne parlait pas encore de réchauffement climatique, Ballard invente une autre cause à la sécheresse mondiale : une cause fictive dont on se dit « ah ben oui, ça aurait aussi pu être ça », parce que le monsieur était écologiquement lucide : il savait bien que nous ne pourrions pas jouer aux consommateurs indéfiniment sans conséquence sur l’environnement. Et ça n’est pourtant pas le cœur du roman. A l’inverse d’une grande part des œuvres post-apo, il n’explore pas non plus les mécanismes de la survie, et c’est sans doute ce qui en fait un roman singulier. C’est même tout l’inverse : c’est le renoncement qui est le moteur, ou de fait l’absence de moteur, de son personnage principal. Dès lors, ceux qui cherchent un héros surpuissant à qui il arrive tout un tas d’aventures dont il se sort toujours parce que c’est à ça qu’on a envie de s’identifier vont être déçus. Ballard est beaucoup plus réaliste quant à la psychologie humaine : son personnage principal se laisse porter par les événements qui le dépassent, spectateur impuissant d’un monde effondré.

L’écriture est sans fioriture mais sans simplisme : efficace. A dire vrai, c’est la première fois depuis bien longtemps qu’un roman est venu me hanter jusque dans mon sommeil, et un mauvais livre ne saurait pas faire ça. Dès lors, je ne sais pas si c’est une lecture adéquate pour les gens déjà éco-anxieux, mais ça serait quand même dommage de passer à côté d’un ouvrage prophétique et autrement plus profond que les autobiographies bourgeoises contemporaines qui occupent tout l’espace médiatique sans avoir grand-chose à apporter aux lecteurs : Ballard, au moins, a vraiment quelque chose à dire de l’humanité.


Monsieur Palomar, un tout petit très grand livre.

Monsieur Palomar est certain qu’on peut découvrir les mystères de l’univers dans les détails qui nous entourent. Alors à chaque chapitre, Monsieur Palomar observe et Italo Calvino nous déroule le fil de sa pensée avec toute la poésie et toute la tendresse teintées d’humour dont il est capable, et il est capable d’énormément.

Monsieur Palomar observe les vagues sans réussir à en tirer de conclusions définitives, il n’est pas homme à trancher définitivement. Il croise une femme nue sur la plage et souhaiterait lui signifier son respect d’un simple regard, mais Monsieur Palomar n’est vraiment pas doué dans les interactions avec ses congénères. Il passe beaucoup de temps à observer les étoiles, à écouter le chant du merle, à observer les toits de Rome, mais ses observations lui laissent souvent plus de questions encore. A la boucherie, il questionne notre rapport à la mort des animaux, et c’est beau et d’une rare pertinence.

Monsieur Palomar n’est pas un roman, même pas un recueil de nouvelles, c’est un superbe objet littéraire, ciselé avec art et parfait à découvrir en ces temps déprimants : c’est une bulle de douce intelligence qui ferme momentanément la porte à la laideur extérieure. C’est du grand Italo Calvino que je range dans ma bibliothèque à côté de Jorn Riel : les deux auteurs n’ont absolument rien de semblable, si ce n’est qu’ils font du bien avec beaucoup d’intelligence et qu’on les relit de loin en loin parce qu’on ne s’en lasse jamais.


La Maison de mes Pères, récit arctique

Si on me demandait de nommer mon écrivain préféré, je serais bien en peine de répondre, ou la réponse changerait en fonction de mon humeur, ou je ferais une très longue liste. Par contre, si on me demandait qui est l’auteur que j’ai le plus relu, je n’aurais pas la moindre hésitation : ce sont les racontars arctiques de Jørn Riel auxquels je reviens le plus souvent, parce qu’il y a là-dedans tout l’humour et la tendresse qu’il est possible de trouver dans un livre.

Je pensais avoir lu tous les récits arctiques de l’écrivain danois, et voilà qu’au hasard d’un fond de caisse dans une bourse aux livres, je découvre Un Récit qui donne un beau visage, dont j’ignorais l’existence. Et pour cause : il n’a pas été réédité depuis plus de vingt ans. Il s’agit du premier tome d’une trilogie nommée La Maison de mes pères, le deuxième étant Le Piège à renards du Seigneur et le troisième La Fête du premier de tout. Trois courts ouvrages, donc, dans lesquels je ne comprends absolument pas comment Jørn Riel arrive à raconter autant de choses en si peu de pages.

Quoi que la trilogie soit indépendante de la série des racontars, on en retrouve certaines caractéristiques, avec beaucoup de choses en plus.

Le narrateur est Agojaraq, un jeune homme métis qui nous raconte l’histoire de sa famille, c’est à dire de ses cinq pères trappeurs et de sa nourrice autochtone. On apprend en effet dès les premières pages que sa mère, autochtone également, a habité un certain temps avec les cinq trappeurs, venus des continents européen et américain, hommes pas tous moralement recommandables selon les normes occidentales. Agojaraq est né sans qu’il fut possible de déterminer lequel des cinq était son géniteur, tous devinrent donc pères. Sa mère quitta les lieux pour d’autres aventures sans emmener son fils, et l’on apprendra un peu plus tard comment ces hommes quelques peu balourds avec un bébé intégrèrent une vieille femme autochtone à leur famille. Et c’est sur la base de cette histoire de famille particulière que Jørn Riel construit la famille la plus saine et la plus épanouissante de toute l’histoire de la littérature.

L’auteur a une tendresse infinie pour ses personnages. S’appuyant sur sa propre expérience des grands froids, il nous raconte un univers beaucoup trop rude pour qu’on puisse se laisser aller à juger son prochain. La Maison de mes pères est une histoire de respect, de tolérance, parfaitement dépourvue de niaiserie. C’est drôle, tendre, parfois triste ou mélancolique, satirique quand il s’agit de parler du monde occidental et de ses normes, de son racisme, de sa propension à toujours se croire supérieur en tout. C’est un long voyage qui passe bien trop vite, écrit si simplement que c’est accessible à tous, mais avec une technique qui fait de chaque phrase un petit bijou en elle-même. C’est une œuvre qu’on termine en sachant qu’on y reviendra, parce que ça fait un bien fou.

Malheureusement, c’est introuvable en neuf, mais de drôles de gens en vendent en ligne des exemplaires d’occasion, et pour les possesseurs de liseuse, la version électronique se trouve très facilement. Ça serait vraiment dommage de se priver d’une trilogie aussi savoureuse et riche. Et si vraiment vous n’arrivez pas à vous la procurez, n’hésitez pas à vous rabattre sur les racontars arctiques.


Les Âmes Mortes : attention, humour russe.

Les Âmes Mortes est tout à la fois le roman russe le plus réjouissant et le plus frustrant que j’ai pu lire. Réjouissant, j’y reviendrai plus loin, mais pour ce qui est de la frustration, jugez plutôt : alors que Nicolas Gogol avait déjà publié la première partie de son roman, il mit des années à écrire la suite. Il en fit plusieurs, aucune ne le satisfaisait vraiment, et à la fin de sa vie, il les jeta au feu ! C’est ainsi que Les Âmes Mortes est pire qu’un roman inachevé : c’est un roman détruit. Si la première partie est entière, il ne reste pour la suite que des fragments. Il y a donc plein de trous et pas de fin. Et pourtant, ça reste une œuvre à découvrir.

Si on pense « roman russe », l’humour n’est sans doute pas la première chose qui nous viendra à l’esprit. Certes, Tolstoï sème de-ci de-là des traits cyniques particulièrement goûtus, mais comme comique, il ne valait pas grand-chose. C’est très différent avec Gogol. Voilà l’histoire : Tchitchikov est l’anti-héros du récit. Escroc sans envergure, il lui vient une idée particulièrement tordue : il décide de racheter à peu de frais les âmes mortes aux propriétaires terriens. Il nous faut un peu de contexte pour comprendre la chose. Nous sommes alors dans la première partie du XIXe siècle. Le servage n’est pas encore aboli, et les propriétaires terriens possèdent aussi les travailleurs. Or, le système très administratif de la Russie tsariste impose une taxe par tête. Le montant de la taxe est recalculé à chaque recensement, si bien que quand un paysan ou un artisan meurt, la taxe reste due jusqu’au recensement suivant. Et comme les serfs peuvent être mis en gage pour obtenir un crédit à bas taux, Tchitchikov flaire la bonne affaire : en rachetant les âmes mortes, il pourra aisément monter une arnaque au crédit. Voilà donc notre anti-héros arpentant la campagne russe à la rencontre des propriétaires terriens et leur proposant, en toute amitié, de les débarrasser de leurs coûteuses âmes mortes. Voilà surtout le prétexte idéal pour décrire la Russie et ses notables, leurs abus, leur futilité, leur malhonnêteté. Et c’est évidemment là que ça devient réjouissant : les âmes mortes ne sont peut-être pas celles qu’achètent Tchitchikov.

Outre les descriptions drôlatiques de nobles et hauts-fonctionnaires particulièrement écœurants, c’est aussi l’occasion de découvrir la Russie tsariste et ses travers et, avec le recul, de tout ce qui n’a pas changé depuis. Ainsi, si on pourrait facilement croire que la corruption endémique et l’arbitraire de la justice datent de l’ère Poutine ou de l’ère soviétique, Gogol ne nous laissera aucun doute sur leur existence multiséculaire. Mais tous les défauts du pays n’en laissent pas moins transparaître l’amour de Gogol pour la Russie, même s’il est à noter qu’il est né dans l’actuelle Ukraine.

Alors certes, c’est frustrant de commencer un roman en sachant qu’il n’a pas de fin. Mais la première partie se suffisant à elle-même, ça n’est pas non plus insurmontable. En outre, Nicolas Gogol est considéré comme le père de la littérature russe. Si son maître et ami Pouchkine fixa en quelque sorte la langue, c’est bien Gogol qui fut le premier vrai romancier de langue russe. Les Âmes Mortes est tout à la fois une satire, un bon roman et un document historique. Pas si mal pour une œuvre inachevée.


Jour de printemps

« Les quelques centaines de milliers d’êtres humains qui s’étaient rassemblés sur cet espace étroit avaient beau mutiler la terre sur laquelle ils s’entassaient ; ils avaient beau écraser ce sol sous des blocs de pierre afin que rien n’y pût germer, arracher toute l’herbe qui commençait à poindre, enfumer l’air de pétrole et de charbon, tailler les arbres, chasser les bêtes et les oiseaux, le printemps était toujours le printemps, même dans la ville. Le soleil était chaud. Vivifiée, l’herbe poussait et verdoyait partout où elle n’avait pas été raclée, non seulement sur les pelouses des boulevards, mais encore entre les pavés des rues ; les bouleaux, peupliers, merisiers déployaient leurs feuilles parfumées et gluantes, les tilleuls gonflaient leurs bourgeons prêts à éclater ; les corneilles, les moineaux, les pigeons, suivant la coutume du printemps, construisaient gaiement leurs nids, et les mouches, réchauffées par le soleil, bourdonnaient sur les murs. Tout était en liesse : plantes, oiseaux, insectes, enfants. Mais les hommes, les grands, les adultes, ne cessaient de se tromper et de se tourmenter les uns les autres. Ce qu’ils considéraient comme important, ce n’était pas cette matinée de printemps, ni cette beauté de l’univers que Dieu accorde à tous les êtres pour leur bonheur – beauté qui invitait à la paix, à l’union, à l’amour : non, pour eux, ce qui était important et sacré, c’était ce qu’ils avaient eux-mêmes imaginé pour dominer leur prochain. »

Résurrection, Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1899)


Mémoires d’un paysan bas-breton : pour se distancer des folkloristes.

« J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais jamais ailleurs que dans des romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine. (…) Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable. »

Voilà donc la note d’intention de Jean-Marie Déguignet (1834-1905) à la première page de ses Mémoires. Et on ne peut pas lui donner tort sur le constat : rares sont les documents relatant la vie des paysans, qui en son temps ne savaient que rarement écrire, plus rares encore ceux des paysans bretons qui ne savaient pas même parler le français. Les Mémoires d’un paysan bas-breton constituent donc un document unique, très éloigné de tout ce que les folkloristes de la région ont pu produire.

La vie de Déguignet est digne d’un roman d’aventures. Mendiant dès qu’il est en âge de marcher, il n’a qu’une obsession : apprendre le français, ce qu’il fait seul, sans aucune aide, à une époque où l’école est encore réservée aux classes possédantes. Adolescent, il est vacher dans la ferme d’un des rares agronomes de la région. Mais Déguignet veut découvrir un monde dont il ignore et la forme et la taille, il veut aussi perfectionner son français, il opte donc pour la seule option qui s’offre à lui : il s’engage dans l’armée du Second Empire, où il passera quatorze années. Il combattra ainsi en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Il apprendra donc aussi l’italien et l’espagnol et regrettera de ne pas avoir eu le temps d’apprendre l’arabe. « J’aurais bien vite appris l’arabe, écrit-il, d’autant plus facilement que l’accent arabe est le même que l’accent breton ». Il observera les cultures des pays dans lesquels il se trouve et tentera de les décrire sans porter de jugement, hormis sur tout ce qui relève de la présence catholique, ou pire, jésuite, dans ces pays. Il perd la foi à Jérusalem devant le spectacle navrant du commerce du pèlerinage. De retour de l’armée, il se marie contre sa volonté et devient cultivateur. Sachant lire, il s’abonne à des revues agronomiques, les autres paysans verront le diable dans ses méthodes nouvelles. Jeté à la rue par les nobles à qui appartiennent ses terres avec sa femme déjà alcoolique et ses quatre enfants, le voilà dans le troquet où sa femme finit de se tuer à l’alcool, vendeur d’assurance, débitant de tabac et puis, de nouveau, misérable survivant dans des taudis de Quimper où il écrira ses Mémoires et réflexions en 1400 pages de cahiers d’écolier – tout n’est pas édité, des coupes ont été faites.

Et ce document passionnant, aucun Breton, surtout pas bretonnant et/ou régionaliste, ne vous le mettra entre les mains. C’est qu’à l’époque de Déguignet, les folkloristes Parisiens et régionalistes n’ayant écrit qu’en français publient beaucoup, et ce sont leurs documents qui sont restés dans la mémoire collective. « Les conteurs se sont moqués des savants. Pour un verre d’eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination. » Aucun d’eux n’écrira sur l’incroyable misère qui règne alors en Bretagne. Aucun d’eux ne relatera le poids épouvantable que représente la religion catholique, le pouvoir démesuré dont disposent encore les nobles. Au XIXe siècle, la Bretagne est toujours monarchiste et le peuple bien trop pauvre et ignorant pour envisager d’être autre chose. Déguignet a voyagé et beaucoup lu. Athée, bouffeur de curés, républicain anarchisant, il est rejeté dans son pays natal, maintenu à la marge par les tonsurés qui veillent à ce que leurs ouailles ne fréquentent pas ce fils du diable. L’auteur en garde une grande rancœur, on en aurait à moins. On dira de lui qu’il sombra dans un délire de persécution. On sent bien dans ses lignes que ça n’est pas tout à fait faux, mais il avait des causes réelles de se sentir persécutés par les ensoutanés.

S’il faut lire Mémoires d’un paysan bas-breton, c’est bien pour avoir autre chose que la vision romantisée que les folkloristes ont donné de la Bretagne. C’est le contrepoint indispensable aux récits d’Anatole le Braz – avec lequel l’auteur était fâché mais sans lequel les écrits de Déguignet seraient restés inconnus. C’est aussi un contrepoint aux récits de guerre faits par des nobles et des généraux. On parle fort peu, par exemple, des exactions de la France au Mexique : il est toujours bon de rappeler ce dont nous avons été capables. Il faut lire, enfin, Déguignet, pour bien prendre la mesure du niveau d’ignominie dont était capable le clergé breton.


Orgueil et Préjugés

Il y aurait quelque chose de parfaitement saugrenu à rédiger une critique d’un roman vieux de plus de deux siècles : le temps a fait son œuvre d’écrémage, il est évident que c’est un grand roman. Si on peut discuter du goût qu’on en a, il serait rudement prétentieux d’aller contre deux cents ans de générations de lecteurs !

On peut par contre tout à fait parler un peu du contenu d’Orgueil et Préjugés, à l’attention des trois du fond qui comme moi ont un peu de retard dans leur pile de classiques non encore ouverts.

C’est indéniable : ce roman relève du mélo, mais ça n’est pas un gros mot. Évidemment, si vous êtes absolument insensible à Sur la route de Madison, la lecture pourrait ne pas vous être très agréable. Et c’est triste. Mais on peut tout de même trouver bien des strates dans cette œuvre qui pourraient tout aussi bien vous faire apparaître le mélo comme simple support.

On y trouve ce qu’on trouve dans une multitude de romans de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe, de l’Angleterre à la Russie : le quotidien des familles aristocrates. C’est fou à quel point ces gens là, de par le monde, ne faisaient rien. Mais alors : vraiment rien. C’est sans doute de cet ennui que découlent aussi bien, dans une opposition quasi-parfaite, Les Liaisons Dangereuses et Orgueil et Préjugés. Dans le premier, nous sommes face à de petits aristocrates sans honneur alors que dans le second, il est brandi en étendard. On retrouvera aussi des traits communs avec L’Idiot, de Dostoïevski, roman plus tardif. Je suis presque sûre que Fiodor avait lu Jane.

Le niveau de langue est tout à fait accessible, bien plus que les deux romans pris ci-dessus en points de comparaison. Il me semble tout à fait abordable au niveau grand adolescent, et si vous doutez de pouvoir inciter le ou la vôtre à s’y plonger, commencez peut-être par leur proposer un visionnage préalable d’une adaptation un peu particulière.

Là, je suis sûre que vous pensez que je me moque de vous. Pas du tout. Il ne faut pas être sectaire. J’avais regardé ce film pour rire et en fait c’est plutôt bien foutu, et zombies mis à part, plutôt fidèle à l’esprit de l’œuvre. Je pense donc que ça constitue une porte d’entrée tout à fait respectable vers le roman.

Pour terminer de vous convaincre, il est important de préciser que Jane Austen ne manque absolument pas d’humour ni d’ironie. N’allez donc pas imaginer un classique chiant et larmoyant, ça n’est pas du tout ça. Un roman parfait pour les soirées d’hiver qui commence.


Le Voleur et les chiens

Naguib Mahfouz est de ces auteurs dont on peut choisir n’importe quel livre au hasard avec la certitude de n’être jamais déçu, en tout cas pour ce qui est de la qualité d’écriture. Pour le reste, tout dépendra des appétences de chacun, et Mahfouz pourra nous faire vivre auprès de la famille dont il nous narre la saga, traverser deux générations dans un quartier populaire du Caire ou assister à la vie d’un pharaon renégat. La seule certitude, c’est que le récit se déroulera en Égypte.

Le Voleur et les chiens commence par une porte de prison qui libère un vent de vengeance. Nous sommes ici dans la pure tradition de la tragédie, c’est triste, sale et plein de souffrances. Il y a eu trahisons, alors on vole, on renie et on assassine. Et c’est Saïd, le voleur devenu assassin, qui sera le centre de notre attention. A quoi pense un homme déchu et traqué ?

C’est un livre très court, intemporel, très facile d’accès mais absolument pas simpliste. Un roman parfait pour les amateurs de bas fonds et de psychologie complexe.