Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.
Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.
Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :
« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »
Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.
En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.
Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.