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Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

Pour l’immense majorité des gens – à 80 % d’urbains plus les ruraux qui n’élèvent pas d’animaux et qui ne fréquentent pas ceux qui élèvent des animaux, ça fait une immense majorité – le boucher, c’est le monsieur – parfois la dame mais c’est très rare – qui découpe des steaks derrière un comptoir. Mais à la campagne, le boucher, c’est le monsieur qui vient avec sa camionnette, ses couteaux à l’aiguisage qui rend tout le monde jaloux, son hachoir à viande, sa scie, des seaux, son matador et son palan et qui fait chez vous ce que le boucher de ville fait dans son arrière boutique, et même un peu plus. Qui est donc Monsieur le boucher de campagne ?

Ça n’est pas lui.

Alors bien sûr, je ne connais pas tous les Messieurs les bouchers de campagne, je vais donc vous parler de Michel, même si en réalité, je ne me permettrai pas d’utiliser le vrai prénom des gens à qui je n’ai pas demandé l’autorisation de parler d’eux. Et Michel, c’est pas le genre de gars à traîner dans les tuyaux d’Internet, je ne suis pas certaine qu’il comprendrait l’utilité de parler de lui et de son métier.

J’ai rencontré Michel dans une ferme où j’avais réservé un demi-cochon : c’est lui qui procédait à l’abattage, à la découpe et à la transformation. On s’est revu au fil des demi-cochons, et puis, ma vache a eu son premier veau, il a donc fallu s’attacher les services d’un boucher. J’imagine que d’aucuns s’imaginent qu’on pourrait très bien tout faire soi-même et qu’on n’a pas besoin d’un boucher, mais ceux là n’ont de toute évidence jamais vu débiter plus gros qu’un poulet ou éventuellement un agneau. Pour débiter un broutard de trois cents kilos, Michel, sa parfaite connaissance de l’anatomie et son matériel professionnel ont besoin d’une journée complète. Il me faudrait au moins une semaine, je saccagerais tout et je ne saurais absolument pas quel morceau doit être saisi et lequel doit être braisé. Je ne suis même pas certaine d’avoir assez de force pour scier la colonne vertébrale en deux. Donc, j’ai demandé à Michel s’il voulait bien venir défaire mon veau – oui, c’est comme ça qu’on dit, « défaire une bête » – et si Michel était moyennement chaud d’aller chez une néo-rurale dont il ne pouvait pas être sûr qu’elle ne ferait pas n’importe quoi, il a accepté quand même, très certainement parce que mon voisin éleveur serait là aussi. Et quoi que mes façons de procéder en particulier à l’abattage ne sont pas les siennes, il s’y est plié de bonne grâce et a bien voulu admettre que ma méthode zéro stress était efficace. Il n’a donc pas hésité à revenir pour le deuxième veau. Et puis il a pris sa retraite, tout en continuant à l’occasion d’aller œuvrer chez un nombre restreint de vieux clients fidèles. Je ne suis absolument pas une vieille cliente fidèle, juste une nouvelle cliente bizarre. Pourtant, il m’a informée qu’il viendrait débiter le troisième broutard et ça m’a grandement soulagée : les bouchers de campagne se font rares.

Existe aussi en français.

Michel est un boucher de vocation. Il est de bon ton dans certains milieux de mépriser cette profession, souvent en n’ayant pas la moindre idée des savoir-faire qu’elle implique d’ailleurs, mais ça n’était sans doute pas le cas quand Michel était petit et de toute façon, il avait décidé qu’il serait boucher le jour où sa grand-mère l’a laissé abattre, plumer et vider un poulet. A vrai dire, je n’avais pas moi-même imaginé qu’on put avoir la vocation de boucher, mais je suis rassurée de savoir qu’il y a des gens qui ont parfaitement trouvé leur place dans le monde, et que cette place participe à la longue chaîne au bout de laquelle vous mangez.

Toute sa carrière, il est donc allé de ferme en ferme, surtout pour des cochons, mais parfois aussi pour débiter des génisses. C’est aussi lui qu’on appelait pour les fêtes pleines de monde où l’on proposait un cochon grillé, ou pour préparer les repas de mariages et autres festivités familiales ou communales. Pas une seule seconde il ne s’est imaginé faire un autre métier. Et le voir travailler est un spectacle fascinant. Pour commencer, si j’essayais d’aiguiser mes couteaux comme il le fait, j’aurais déjà trois doigts en moins alors que lui a tous les siens. Franchement : j’ai pratiqué la jonglerie et c’est plus facile d’apprendre à jongler en croisant les bras qu’à aiguiser un couteau à cette vitesse là et avec autant d’économie de mouvements. Ensuite, il y a le désossage, et comme pour le dépeçage, je vous garantis que Michel ne gaspillera pas l’équivalent d’un steak en retirant la peau ou en décollant la viande des os. Si vous n’avez jamais essayé de faire la même chose, ça vous semblera peut-être anecdotique mais alors foutredieu ce que ça ne l’est pas ! Enfin il y a encore la découpe en elle-même, et là aussi, ça peut avoir l’air facile – tout à l’air facile quand c’est fait par quelqu’un qui a une parfaite maîtrise des gestes ! – mais ça n’a rien de simple de savoir exactement où mettre sa lame pour trancher proprement entre deux parties qui semblaient pourtant n’en faire qu’une. Non, vraiment : boucher est un vrai métier, très technique et ceux qui s’imaginent pouvoir faire sans eux sont sacrément mal embarqués.

En dehors du fait qu’il soit un super boucher de campagne, Michel est aussi un humain tout à fait sympathique. Son activité nomade lui permet de colporter les nouvelles, et en ces temps de pandémie où les activités sociales ont disparu, toute personne colportant les nouvelles est un rouage qui permet de maintenir encore un peu en vie le tissu social. C’est aussi quelqu’un de très respectueux de ses clients. Il est d’une ponctualité redoutable – on se demande, au village, s’il n’attend pas aux entrées de fermes pour arriver pile à l’heure, et si ça n’est pas ça, alors c’est qu’il a une sorte de pouvoir magique – et jamais il ne repartira de chez nous en laissant du bazar.

Ma salle à manger, hier.

Alors avec tout ça, qui est Monsieur le boucher de campagne ? L’un des rouages fondamentaux de la vie rurale. On m’objectera que tout le monde ne mange pas de viande et je rappellerai simplement que je parle ici de la vie rurale. Si on s’intègre à ce monde rural, on se fournira sûrement en cochon à la ferme (à moins que ça ne soit l’inverse), ce qui est impossible sans boucher. On pourra se débrouiller avec les volailles, mais si on élève des grosses bêtes et qu’on veut les respecter en ne saccageant pas la viande qu’elles nous fournissent, il est indispensable d’avoir le numéro de téléphone d’un boucher de campagne. A vrai dire, c’est tellement indispensable que j’ai bien veillé à m’attacher les éventuels services d’un second boucher de campagne par la plus vile des corruptions. Oui, je corromps souvent à coup de bouteilles de gnôle, je suis un être immoral.


Méditation sur une carcasse

Alors certes, je n’ai pas pris la peine d’illustrer avec des photos, mais si j’avais mis une photo de carcasse, il y aurait encore eu des récriminations.

Et voilà : le troisième veau de mon jardin a été abattu hier. Tout s’est passé aussi bien que ce genre de choses puisse se passer. Nulle longue agonie. Un abattage net, sans stress. Saucisse – c’était son nom – a été vidé et dépecé, sa carcasse, demi-fendue, repose sous un hangar en attendant la venue du boucher demain, et, préparant sa venue avec des gestes presque devenus mécaniques, je pensais à mon moi d’il y a dix ans qui n’aurait pas pu s’imaginer le travail que tout cela représentait.

Évidemment, il y a eu tous les soins apportés à la vache en amont auxquels il faut ajouter le temps passé quotidiennement, depuis neuf mois, à l’alimentation, la surveillance et les soins apportés au veau. Il a eu une diarrhée petit, il a fallu lui faire des piqûres, et je vous mets au défi d’attraper un veau laissé libre dans une pâture. Il a fallu faire des heures de boulot en échange de foin pour l’hiver. Je pense qu’on peut compter une heure de boulot par jour, sans aucune exception possible. Ça, c’est la partie facile.

Pour l’abattage, il a fallu solliciter de l’aide. Allez donc suspendre un bestiaux de 350 kg sans un tracteur ! Bien évidemment, il n’y a eu aucune difficulté pour en trouver, néanmoins, ça engage. C’est un service qu’il conviendra de rendre (et c’est absolument normal, et même fondamental).

Enfin, demain, le boucher viendra. Il faut donc transformer la salle à manger en boucherie. Il faut installer une table supplémentaire et des draps blancs sur tous les supports. Non, les bouchers ne sont pas des sadiques qui font rien qu’à nous embêter à nous faire faire des lessives compliquées : on ne débite pas une carcasse dans la crasse, le blanc est une garantie. Il conviendra donc d’ajouter le temps de lavage des draps blancs pleins de sang. Bien sûr, la maison doit être impeccablement propre. Alors que j’ai deux chiens. Qui traînent dans les fossés humides et vivent dans la maison.

La découpe va prendre la journée. Le boucher arrivera à six heures, et c’est un boucher très ponctuel. Il faudra donc avoir petit-déjeuné, installé l’éclairage dans le hangar, les bassines d’eau, les torchons, la balance, les sacs pour emballer la viande. Le congélateur a évidemment déjà été dégivré, javellisé et rebranché.

Un boucher étant un bonhomme comme les autres : il mange. Et un des trucs les plus inconvenants qu’on puisse faire à la campagne, c’est de ne pas nourrir correctement quelqu’un qui vient travailler chez vous. Et à vrai dire, ça devrait être inconvenant partout. Il faut donc préparer un goûter de dix heures et un repas de Noël pour le midi prêt à réchauffer. Tout au long de la journée, il faudra emballer la viande – au moins 200 kg poids de carcasse selon le boucher, mais on ne le saura que demain, je n’ai pas de peson de cette taille là – et la mettre au fur et à mesure au congélateur. Il faudra ensuite porter à ceux à qui ils ont été promis la cervelle et les rognons et évidemment, re-nettoyer la maison, les draps et les torchons.

Et encore : cette fois-ci, je renonce à mon grand regret à essayer de tanner la peau : je n’ai plus assez de force pour manipuler quelque chose d’aussi lourd. Oui, une peau, c’est très lourd, on ne s’en rend vraiment compte que le jour où on doit en porter une.

Je suis sûre que plein de gens trouveraient tout ça fort dégoûtant.

Quelques minutes avant qu’on ne l’abatte, je regardais le broutard insouciant en me demandant si quand même, je ne ressentais pas un vague quelque chose de culpabilité, si, au fond, tout cela était bien moral. Je décevrai sans doute mon moi végétarien d’il y a vingt ans : si tout ça est un vrai travail, des savoir-faire acquis, non sans fierté d’ailleurs, à aucun moment je n’éprouve le moindre regret, le moindre dégoût ou la moindre culpabilité tout simplement parce que ça a du sens. J’ai une assurance-vie : la nourriture en stock. Et de l’avis des éleveurs alentours autant que du boucher, faire les choses plus proprement et avec moins de stress, ça va être difficile.

Mais peut-être que mon moi de dans dix ans trouvera ça naïf et aura encore appris.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? épisode 1

Cette année, je fête mes dix ans de bottes en caoutchouc, et puisque la mode est aux séries, je vous propose, tout au long de cette année, et avec une régularité aléatoire, une série de textes sur la ruralité, comment on s’y intègre, comment on la vit, comment elle nous change.

Chaque expérience est unique, il n’y a pas de mode d’emploi universel pour qu’elle réussisse, mais peut-être réussirons-nous à dégager quelques constantes.

Aujourd’hui, nous allons donc aborder la question des échanges à la campagne.

Mais retournons quelques instants, si vous le voulez bien, à la fin du siècle dernier, dans un quartier populaire d’une grande ville du Nord. Nous sommes au temps des luttes contre la mondialisation, et nous sommes une bande de copains bien décidés à modifier la marche du monde. Idéalistes mais pas complètement cons, on se demande ce qu’on peut faire autour de nous, et autour de nous, il y a ce quartier populaire. On tentera diverses expériences plus ou moins foireuses, d’autres qui furent de franches réussites. Les repas de quartier restent parmi mes meilleurs souvenirs. Mais sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, la mode des milieux dits alternatifs était aux SEL : système d’échanges locaux.

Ça n’a pas l’air comme ça, mais on s’est quand même bien amusé, dans ce quartier.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette bête-là, il s’agit en substance d’une usine à gaz censée favoriser les échanges entre les gens sans en passer par l’argent. Chaque objet, service ou savoir est évalué en points, on marque des points quand on prête un truc ou qu’on rend un service, on les dépense pour obtenir un cours de langue ou un fer à repasser, et l’idéal est de tendre vers zéro. L’idée n’a rien de stupide, mais la réalité, c’est qu’on se retrouve vite à de toute façon échanger en cercle restreint avec les copains exactement comme on l’aurait fait sans le SEL.

Rechaussons nos bottes en caoutchouc.

S’il y a bien un truc qui m’a immédiatement frappée en arrivant à la campagne, c’est que si on y regarde bien, il y a sans arrêt tout un tas d’échanges informels et néanmoins codifiés. J’en ai pris la mesure dès le premier automne de mon installation. Mon voisin, éleveur de vaches, vint demander un jour si je ne pouvais pas venir prêter main forte pour la fermeture des silos. Je n’avais absolument pas la moindre foutue idée d’en quoi consistait une fermeture de silos, raison pour laquelle j’acceptai immédiatement.

Ça, c’était une sorte de bizutage d’intronisation dans un réseau d’échanges sur lequel vous ne trouverez jamais aucun écrit.

Bizutage parce que depuis, chaque année, je me retrouve sur au moins une fermeture de silos, et je peux vous garantir que c’est pas la meilleure journée de l’année. Il faut manipuler des tas de trucs lourds et sales, comme des vieux pneus qui prennent la pluie depuis 1985 au moins. C’est dur, une fois sur deux ça se fait sous la pluie, mais il y a une constante : plus il y a de monde, plus ça va vite, donc l’aide à ce moment là est toujours appréciée. J’ai appris après coup que d’autres néo-ruraux avaient subi avant moi le même bizutage et qu’ils n’étaient jamais revenus ensuite. C’était dit sans méchanceté ni animosité aucune, mais c’était un message tout de même.

Quant au réseau d’échanges, il ne s’étend que peu au-delà des limites du village, mais il n’en est pas moins actif. A titre personnel, il m’a permis de bénéficier d’une remise en état complète de ma pâture dès que j’ai évoqué l’idée d’avoir une vache, de bois de chauffe à tarif préférentiel, de foin et de paille, et d’un très grand nombre de petits services qui simplifient grandement la vie. En échange, je n’avais pas forcément grand-chose à proposer. Quand les gens ont besoin d’un courrier compliqué, ils viennent me voir, mais j’avais des mains toutes neuves. Maintenant que j’ai appris à m’occuper d’un troupeau de vaches, forcément, c’est beaucoup plus facile.

Ça n’a pas l’air non plus comme ça, mais on s’amuse bien aussi dans le bocage breton.

Ces échanges se font le plus naturellement du monde. Chacun sait qu’un jour il pourrait avoir besoin de l’autre, peu de gens refusent donc de rendre service, beaucoup n’attendent même pas forcément qu’on le demande. Il serait malvenu de rendre service sans jamais rien demander. C’est grossier. En faisant ça, on maintient les gens en dette et les gens fiers n’aiment pas avoir une ardoise. Évidemment, on ne peut pas toujours demander sans rien offrir, même si je connais des exceptions à la règle : pour les gens vraiment trop perchés, vieux ou malades, on rend service par une sorte de charité. Ces réseaux d’échanges n’excluent nullement les professionnels : si vous avez besoin d’un couvreur, d’un plombier ou d’un mécanicien, vous commencez par en chercher un au plus proche de votre réseau. L’idée que l’argent doit rester au pays est largement répandue. Faire bosser le neveu du voisin, c’est aussi une manière de participer aux échanges locaux.

Alors ? Est-ce que nous étions une bande de jeunes cons ?

Je ne le pense pas du tout. Nous étions des jeunes qui avaient l’instinct de ce qui pouvait fonctionner : des échanges, non pas par affinité de pensée, mais au contraire par diversité de savoir-faire sur un territoire restreint. Ça existe à la campagne pour la simple raison qu’il est très compliqué d’y vivre sans – sauf si on a beaucoup d’argent, évidemment – et que résoudre une situation en dégainant une carte bleue y est beaucoup moins répandu. Quand une bête part en goguette, tout l’argent du monde ne la ramènera pas dans sa pâture. Les voisins, si.

Est-ce qu’on peut vivre à la campagne et passer à côté de ces échanges ? C’est même le plus courant chez les nouveaux arrivants. La campagne se dortoirise, on échange peu en dormant. Et pourtant, ces réseaux d’échanges trouvent tout de même de nouveaux bras et de nouvelles perceuses à emprunter-parce-que-la-mienne-vient-de-cramer. Vous me voyez venir ?

Les échanges entre humains à la campagne ne crèvent pas complètement, parce que pas mal des jeunes cons de la fin du dernier millénaire ont débarqué dans les campagnes avec, au fond de leur valise, cette vieille idée qu’on vit tous mieux quand on prend conscience qu’on vit tous ensemble, qu’on le veuille ou non.


Gnôle et autonomie

Il n’aura échappé à personne que les questions d’autonomie rencontrent depuis un petit moment un certain succès d’audience. On voit ainsi fleurir une multitude de blogs, pages facebook, forums et chaînes youtube traitant de ces questions avec plus ou moins de sérieux et plus ou moins de politique autour. Du jardinier amateur éclairé au survivaliste armé, il y en a pour tous les goûts. Et il faut bien le dire, parmi tous ces gens, certains, peu nombreux, montrent les fruits d’un travail qu’on imagine acharné, d’autres, plus nombreux, causent beaucoup mais ne montrent pas grand-chose, ce qui ne les empêche nullement de jouer le rôle de grands-maîtres 2.0 en autonomie. Il en est ainsi, par exemple, de la chaîne Youtube « Ma Ferme autonome » qui a largement dépassé les bornes de l’abus de Tipee et de racontage de calembredaines dans sa dernière vidéo intitulée « Comment faire de l’alcool maison ».


Et c’est là que je me suis vraiment énervée…

Le youtubeur explique doctement que la distillation étant interdite en France, il s’est fait offrir un billet d’avion par son public pour aller distiller trois litres de gnôle dans un pays lointain. Non seulement c’est une hérésie climatique, mais en plus, ça comporte un mensonge : la distillation n’est absolument pas interdite en France. Elle est certes réservée aux possesseurs de verger, et il est obligatoire de passer par un professionnel afin que personne ne devienne aveugle, et de payer la taxe à l’état – plus chère que le coût du travail du distillateur.

« Ah mais alors on n’est pas autonome ! » répliqueront les autonomistes du dimanche. Certes pas entièrement, mais Ma Ferme autonome n’a pas construit un avion avec ses petites mains ni installé un derrick dans son jardin, autant que je sache. En fait, il n’a même pas payé lui même son voyage, ne venez pas me parler d’autonomie.

C’est très révélateur, au fond, de ce mouvement plus ou moins survivaliste qui n’est en réalité que consommateur. Parce que de toute évidence, une large partie de ce qu’implique la distillation leur échappe totalement.

Pour commencer, la distillation est l’aboutissement d’un long processus.

Chez moi, on distille tous les deux ans, 20 litres de gnôle à 50° (on peut préférer 25 litres à 40°, c’est aussi dans les clous des 1000 unités/an/verger de la législation). Et tout est fait en autonomie. On ramasse 800 à 1000 kg de pommes à la main, on presse à la force des bras, on remplit les barriques au seau, on attend, on déplace la barrique jusqu’à l’alambic et on embouteille plus tard. C’est plusieurs longues journées de travail effectif à plusieurs. Ça nécessite un peu de matériel : des seaux, des sacs, un broyeur, un pressoir, des barriques, des récipients de plusieurs centaines de litres – les abreuvoirs sont parfaits pour ça – mais ni passeport ni avion et pas beaucoup de pétrole.

J’entends les râleurs sans imagination.

« Oui mais d’abord tout le monde n’a pas un verger ».

C’est vrai. Mais tout le monde ne peut pas non plus faire de longs voyages pour quelques litres d’alcool. Mais surtout, il y a un nombre incalculable de vergers laissés à l’abandon par leurs propriétaires, personnes âgées ou résidences secondaires, et un peu de discussion et la promesse de quelques bouteilles donnent facilement accès tant aux fruits qu’à l’autorisation de bouillir au nom du propriétaire.

« Oui mais il faut payer les taxes et le distillateur, c’est pas autonome. »

Certes. Mais penser l’autonomie tout seul dans son coin comme si le monde extérieur était inexistant est à mon humble avis voué à l’échec. Passer par un professionnel, c’est participer à une économie très locale. C’est apprendre beaucoup de professionnels tous très passionnés par leur métier, donc passionnants. C’est se rendre à un point de rendez-vous où les discussions avec les anciens iront bon train, un lieu où il sera extrêmement facile d’agrandir un réseau. Enfin, si une bouteille de gnôle artisanale revient plus ou moins à 10€/l en passant par un professionnel, sa valeur sur le marché du troc dépasse d’infiniment loin sa valeur monétaire. Pour donner un exemple concret, cette année, une de mes bouteilles a servi non seulement à payer la découpe d’un demi-cochon à un boucher professionnel mais m’a surtout permis de m’attacher les services du dit boucher sur le long terme. Ce qui n’est pas du tout anodin quand on produit toute sa viande ou presque, y compris de broutard. Là encore, on pourrait découper sans passer par un pro, mais d’abord ça risquerait de gaspiller de la viande ce qui n’est pas envisageable et ça permet aussi de se maintenir dans un réseau très rural d’échanges de services et savoir-faire indispensables car absolument personne ne peut savoir tout faire.

Je cite ici cette chaîne en particulier et ce sujet parce que ça m’a vraiment agacée de voir encore des gens causer de choses dont ils ignorent quasiment tout en prétendant néanmoins l’expliquer aux autres, mais on retrouve la même chose sur d’autres chaînes de jardinage ou d’élevage.

J’ai beaucoup utilisé des chaînes youtube pour apprendre à faire une large part de ce dont j’avais besoin pour l’élevage des bêtes, pour la transformation et la conservation des produits, ou encore pour le bricolage. Eh bien ça m’attriste de l’avouer, mais je crois bien que toutes ces chaînes avec du concret (et non pas des petits bourgeois français qui causent sans s’abîmer les mains) sont des chaînes américaines.

Abandonnez ces gens qui causent. Si vous aussi vous voulez produire pour vous même, penchez-vous plutôt sur les homesteads américains. Ce sont souvent des gens pragmatiques, leur survie dépendant pour de vrai de leur production.


Parlons crottes

Non seulement les routes de l’enfer sont pavées de bonnes intentions, mais en plus, souvent, les solutions individuelles sont en réalité des calamités collectives.

Ainsi, face aux problèmes grandissant de qualité de l’eau potable, il est fort courant qu’on signale que le fait de pisser et chier dans l’eau est un non-sens. C’est effectivement une vraie question à se poser, mais quand on soulève celle des alternatives, on nous répond communément « toilettes sèches ». Fort bien.

Imaginons donc qu’on installe dès aujourd’hui des toilettes sèches dans tous les logements parisiens, et nous nous contenterons ici d’évoquer Paris intra-muros et ses deux millions d’habitants et 32 millions de touristes annuels. Un humain produit en moyenne 73 kilos de matière fécale par an. Les habitants de Paris produisent donc à eux seuls 146 millions de kilos de merde par an, soit 146 000 tonnes. Ou 400 tonnes par jour. On ne va pas tenir compte du poids de la litière ni de l’urine pour se simplifier les calculs. On va aussi supposer que chaque touriste ne passe en moyenne qu’une journée, soit le temps de déposer ses 200 grammes d’étrons quotidiens dans la capitale française, soit 6400 tonnes supplémentaires. Nous voilà donc avec, à la louche, 152 400 tonnes de crottes à évacuer chaque année et pas mal de questions :

– combien de camions faudra-t-il faire circuler pour les évacuer ? Quel en serait le bilan carbone ?

– Comment convaincre les gens de descendre leurs crottes chaque jour quand on a déjà tant de mal à leur faire ramasser les déjections de leurs chiens ?

– Combien de temps cela va-t-il rester sur les trottoirs avant le passage des camions ?

– Qu’est-ce qui va se passer d’un point de vue sanitaire quand on aura 418 tonnes de merde humaine sur les trottoirs une nuit de canicule ?

– Qu’est-ce qu’on fait en cas de grève des ramasseurs de crottes ?

Et surtout : une fois évacuée, que fait-on de toute cette merde ?

Parce que le fumier, c’est bien gentil, mais ça ne se fait déjà pas en trois jours avec de la merde d’herbivores, mais avec des déjections d’omnivores qui boivent de l’alcool, prennent des drogues, des médicaments, des pilules contraceptives, des conservateurs alimentaires, ça devient extrêmement compliqué ! On ne peut absolument pas aller étaler ça en l’état sur les champs ! Nous voilà, rien que pour Paris, avec plus de 150 000 tonnes annuelles de merde, et on ne sait pas du tout quoi en faire.

Et je ne vous parle là que de la crotte seule. Si on aborde la question de la litière, les choses se compliquent encore. Où trouver toute la sciure nécessaire ? On rase la forêt de Fontainebleau avant de s’attaquer à celle de Compiègne ? On me dira de prendre de la paille. L’année dernière, la météo a été mauvaise pour les céréales à paille, si bien que les éleveurs français ont dû importer de la paille espagnole pour faire face à leurs besoins. Remarquez, si on a rasé les forêts, on peut peut-être y faire pousser des céréales, mais si la question de base était écologique, je ne vois pas du tout où nous avons progressé en cessant de chier dans l’eau.

Nous nous sommes amusés ici à ne faire ces quelques calculs que pour la seule ville de Paris. A l’échelle du monde, Paris est une petite ville. Je vous laisse calculer les tonnes de merde à gérer pour des villes telles que Tokyo (38 millions d’habitants), Mexico (23 millions d’habitants) ou Moscou (15 millions d’habitants).

Alors certes, chier dans l’eau n’est sans doute pas la solution idéale, surtout du point de vue des 4 milliards d’humains qui n’ont pas accès aux toilettes et pour qui le choléra reste donc souvent une réalité tangible. Chez nous, une grande part des eaux usées sont traitées en stations d’épuration avant de retourner au cycle normal de l’eau. Mais les toilettes sèches ne sont pas une solution en dehors de cas très particuliers de gens vivant à la campagne, ayant accès à une ressource pouvant faire office de litière et disposant de suffisamment d’espace pour laisser ce fumier se décomposer longtemps avant de pouvoir envisager de l’utiliser à des fins de maraîchage. Pour qu’il y ait une vraie alternative applicable au plus grand nombre, il faut d’abord que la question de l’eau des toilettes deviennent un sujet de recherche et de développement technique. Mais dans l’attente, il n’est pas très utile de culpabiliser les milliards de personnes qui se trouvent à l’abri du choléra et autres joyeusetés du fait d’une gestion de salubrité publique moins stupide qu’il n’y paraît.


Le Moyen-Âge des premiers secours

Il y a parfois … non, en fait souvent … des trucs qui me donnent des envies de distribution de paire de baffes.

Par exemple : regardez n’importe quel site russe, américain ou israélien donnant des informations sur les premiers secours, qu’il soit officiel, militaire ou « survivaliste », tous vous expliqueront qu’un kit de secours doit impérativement comporter ce qu’on appelle un « garrot tourniquet » au même titre qu’on doit y trouver une couverture de survie, des bandages ou des gants. Regardez les mêmes sites en France, et vous verrez des garrots tout pourris bricolés au mieux avec une ceinture ou un bandage, au pire, et c’est une catastrophe, avec un élastique ou un lacet. On ne trouve des garrots tourniquets que chez certains survivalistes : ceux qui s’informent chez les Russes, les Américains ou les Israéliens. Et on n’apprend même pas à se servir de vrais garrots dans les formations de premiers secours officielles.

Malgré les attentats après lesquels on pouvait espérer une prise de conscience de la nécessité d’avoir un maximum de gens formés dignement, y compris au traitement d’urgence de blessures de guerre, car les attentats provoquent des blessures de guerre (ainsi que certains accidents de bagnole au demeurant), la France en est encore au Moyen-Âge des premiers secours.

Alors oui : poser un garrot est risqué. Mais vachement moins que de laisser une artère pisser sans rien faire. Et un vrai garrot met infiniment moins en danger qu’un putain d’élastique, bordel !

Vous voulez un conseil pragmatique ? Apprenez à vous en poser un vrai tout seul, y compris avec une seule main. Franchement, ça me semble infiniment plus raisonnable que de laisser faire le premier niquedouille mal informé qui passe …


Rapport d’adoption

Je me suis rendue dans la ferme toute proche où se trouvait le veau à adopter. J’y ai été accueillie par un vieux chien adorable. C’est toujours bon signe : si le chien est gentil, c’est que les humains qui vont avec ne sont pas des brutes. Et le fait est que l’éleveuse est une dame adorable. Elle était contente que son petit mâle aille sous une vache et non pas dans une ferme d’engraissement et ravie d’apprendre que, dans quelques mois, il ne sera pas emmené à l’abattoir mais abattu à la ferme, proprement, sans transport, sans stress. Elle aimerait que toutes ses bêtes connaissent un destin analogue, c’est malheureusement l’exception. Comme par dessus le marché je l’ai forcée à prendre le double du prix qu’elle en demandait parce que je refuse catégoriquement de jouer le jeu dégueulasse du moins disant qui met les éleveurs sur la paille, elle sait que son veau n’est pas tombé chez des sauvages qui ne connaissent rien au monde agricole. C’est fort peu de choses, ça ne changera pas sa vie, mais si on fait tous un petit effort pour soutenir nos éleveurs, ça ira mieux pour tout le monde.

On a donc mis le veau dans le coffre – sans plage arrière, évidemment – et je suis montée dans le coffre avec lui pour être certaine qu’il ne fasse pas l’andouille. Heureusement qu’il n’y avait pas loin : pour faciliter l’adoption, il n’avait pas été nourri et a donc passé tout le trajet à essayer de me manger. Un jeu de fringues de plus qui tient debout tout seul, collé à la bave : la routine.

Dès qu’elle l’a vu, Jacqueline a adopté le veau. Même pas besoin de le renifler, rien, elle a tout de suite meuglé : « c’est MON veau ! ». Et ‘fallait voir à ne pas contester l’histoire. Elle a immédiatement entrepris de le nettoyer – il n’était pourtant pas sale – jusqu’à ce qu’il soit bien gluant, puis l’a nourri, ce qui a été un chouïa compliqué car ce veau n’avait jamais tété à la mamelle. Mais les affaires de ventre, ça se règle toujours vite.

En fait, c’est dans l’autre sens que les choses sont compliquées : si Jacqueline a adopté Prospero – oui, il s’appelle Prospero – au premier regard, Prospero n’a pas eu bien l’air de comprendre que désormais, Jacqueline est sa mère. Pour lui, une maman, ça a deux pattes et une totote en plastique.
Et puis, il ne connaissait que la case à veau. Alors ce grand espace qui s’offrait à lui, ça lui a donné rudement envie de galoper partout. Et il ne s’en est pas privé. J’ai donc passé l’après-midi à galoper partout aussi. Tout ça, ça a été rudement fatigant : ça fait beaucoup d’aventures pour un petit veau. Il s’est couché à l’ombre, et il s’est endormi. J’en ai profité pour lui mettre un petit licol et pour l’attacher à un arbre. Il va rester attaché ainsi quelques jours, pour laisser le temps à Jacqueline de lui expliquer les choses. Je lui fais entièrement confiance : elle ne le lâche pas d’un sabot et a déjà commencé à lui apprendre à réagir à ses appels. Dès que possible, il sera libre de ses mouvements. Mais pas tant qu’il force les clôtures pour aller se planquer dans la pâture du voisin ou dans l’ancien chemin creux.

Hier soir, je suis bien évidemment aller jeter un dernier coup d’œil dans la pâture avant d’aller au lit. (Si vous voulez tester le phénomène de sur-vigilance sans en passer par les gosses, essayez les veaux, c’est hyper-efficace.)

Prospero était couché dans un coin, bien endormi. Et je peux vous dire que quiconque aurait voulu s’en approcher aurait eu d’abord à s’expliquer avec les cornes de Jacqueline, qu’elle commence à avoir fort longues. Elle s’était mise en travers de façon à le rendre inaccessible, faisant barrière contre le vent et radiateur en même temps, et elle ne dormait pas du tout. Elle avait la tête bien droite et surveillait très sérieusement les alentours. Y’a pas à tortiller, c’est vraiment une super-maman de compétition.

Ce matin, je suis allée voir si Prospero avait trouvé la mamelle tout seul – ça peut parfois prendre quelques jours – mais il avait déjà pris le petit-dej’. Et il était encore tout gluant de s’être fait lécher de tous les côtés. Une bonne chose de faite. J’ai pu vérifier qu’il n’a pas la diarrhée, c’est extrêmement important car c’est la première cause de mortalité chez les veaux. Ensuite, j’ai bossé dans la pâture – il y avait un souci avec la clôture électrifiée mais c’est réglé – et Jacqueline me suivait partout en protestant : « Comment veux-tu que je lui explique qu’il doit me suivre quand je fais « mooh » s’il est attaché ? Fais quelque chose, enfin ! ».

Je ne vais quand même pas lâcher Prospero immédiatement. Il va encore rester 24 heures à l’attache, le temps de bien comprendre que la cabane est sa maison (et non pas je ne sais quel fourré inaccessible) et que Jacqueline est sa mère, qu’elle rapplique dès qu’il bouge une oreille et qu’il peut donc lui faire entièrement confiance.

Ensuite, je pourrai enfin retrouver une activité normale. Et aussi des nuits qui ressemblent à quelque chose. Et ouvrir la saison de fabrication du beurre, parce que veau ou pas, Jacqueline pisse du lait à ne plus savoir qu’en faire.


La pire journée de l’année

Hier soir, en rentrant du boulot, je suis allée voir Jacqueline. Elle commençait à présenter un peu de glaire au niveau de la vulve, pas de contraction, un peu de nervosité mais sans plus. Elle allait vêler dans la nuit, au plus tard le matin selon toute évidence. Une dernière visite de surveillance m’a confirmée l’évaluation. Évidemment, j’ai peu et mal dormi, mais ça ne servait à rien de passer la nuit à côté d’elle. Aux premières lueurs, à 5h30, j’étais debout pour aller surveiller.

Elle était très nerveuse, piétinait beaucoup. Une contraction toutes les vingt minutes environ, on avait encore le temps. J’y suis retournée vers 7h. Une contraction toutes les 7/8 minutes, ça se précisait, mais pas de quoi s’affoler, j’avais le temps d’aller prendre un café. J’y suis retournée après le café. Deux sabots assez balaises et un petit nez commençaient à poindre. Jacqueline gémissait pas mal, les contractions étaient rapprochées, cette fois, c’était le moment de rester à côté. La tête est sortie, je pouvais voir la langue du veau bouger, ça se présentait bien. Normalement, à ce stade ça va très vite. Sauf que Jacqueline avait beau pousser en gémissant très fort, pas moyen de faire passer les épaules. Et puis j’ai vu qu’un truc n’allait pas. Je ne saurais pas vous expliquer quoi exactement. Le veau m’a semblé s’étouffer, ou quelque chose comme ça. Ça m’a rappelé un vêlage qui s’était mal passé, celui de Favela je crois. J’ai vite enfilé les gants, et à la première contraction, j’ai aidé Jacqueline en tirant doucement sur les pattes – il ne s’agit pas non plus de faire mal à la vache.

Il est sorti. Un veau énorme. Un mâle. Mort.

Je lui ai vite dégagé les voies aériennes, je l’ai frotté vigoureusement, un peu comme on pratiquerait un massage cardiaque. J’ai fait tout ce que je pouvais, tout ce que j’ai appris. J’ai même tenté le bouche-à-museau. Mais ça n’a pas suffit. Il devait s’appeler Prosper. Mais je n’ai pas réussi à le réanimer.

Jacqueline l’a léché. Je l’ai laissée faire. D’abord parce que le léchage donne les hormones nécessaires à l’expulsion de la délivre, ensuite parce qu’il faut qu’elle prenne conscience qu’il est mort. Elle lui a mordu les oreilles et elle a vu qu’il ne réagissait pas. Il n’y a plus rien à faire, et je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point j’ai les boules.

Je suis allée voir le patron pour lui raconter tout ça. J’avais besoin de savoir si j’ai merdé quelque part ou si c’est juste la faute à pas de bol. Je pense que je suis intervenue avec trente secondes de retard. Mais je ne suis pas du tout certaine qu’il y avait une quelconque façon de le savoir. C’est allé très vite et je n’ai pourtant pas manqué de vigilance. Le patron dit que le seul truc que j’aurais pu faire en plus, c’était de le suspendre tête en bas, histoire d’éventuellement lui vider les poumons, mais rien ne dit que ça aurait changé quoi que ce soit. Il pense que le cordon a dû s’arracher trop tôt, sans doute coupé par une patte.

Je le sais, c’est aussi ça, élever des bêtes. Mais on a beau le savoir, ça n’aide pas beaucoup.

Cela dit, l’histoire se termine tout de même sur une note positive. Jacqueline a délivré et a mangé sa délivre, comme le prouve la photo. Ça me fera toujours le même effet beurk, mais au moins, je n’ai pas à m’inquiéter d’un risque de métrite, ou autre galère liée au fait qu’une vache ne délivre pas. Elle se tient bien debout et a même déjà brouté : je peux donc ne pas m’inquiéter pour elle, c’est déjà une bonne chose. Mais ça ne suffisait pas. J’ai passé deux coups de téléphone, et j’ai trouvé, dans le village d’à côté, un petit mâle de la même race, né il y a huit jours et qui allait partir à l’engraissement. C’est son jour de chance : il va avoir une mère adoptive. Ça va être un sacré bazar de le faire adopter par Jacqueline, mais comme elle est très maternelle, je suis sûre qu’on va y arriver. L’éleveuse attend d’avoir ses papiers, le veau arrivera dans quelques jours. D’ici là, je vais pratiquer la traite à la main pour maintenir une bonne lactation et vider la mamelle du colostrum, et j’en garderai un peu pour badigeonner le veau inconnu : l’odeur devrait favoriser l’adoption.


Poches de vachère

Quand on vit en ville, on a souvent un sac à main, ou un sac à dos si on a l’esprit pratique, et on y transporte un bazar plus ou moins utile. Quand on est vachère, le sac à main est impraticable, le sac à dos est à peine mieux, on a donc des vêtements avec des poches. Plein de poches. Des grandes poches. J’ai lu dans la presse que les filles des villes n’étaient pas contentes du tout car les fabricants de vêtements féminins mettent des toutes petites poches de rien du tout sur leurs fringues. Nous n’avons absolument pas ce souci à la campagne. Nous achetons des vêtements solides et pratiques dans les magasins de trucs et de machins agricoles. Ils n’y sont pas beaucoup plus chers mais ils y sont infiniment plus résistants et pratiques. On peut opter pour des cottes de travail (mais c’est vraiment pas pratique pour aller aux toilettes), des pantalons, des vestes avec ou sans manche, et comme il n’y a jamais cinquante huit modèles exposés, en plus on gagne du temps. Et à part pour les cottes de travail, ils sont suffisamment neutres pour être utilisés en toutes circonstances sans avoir l’air de sortir directement de l’étable, sauf si on a oublié de les passer en machine, auquel cas, ils sentent la vache.

Personnellement, j’ai une préférence pour les vestes sans manche : c’est ce qu’il y a de plus pratique pour bosser. Et comme il y a vraiment plein de poches de toutes les tailles, je peux y transporter le bazar indispensable au boulot. Et en fait, ce bazar, je ne l’emmène pas qu’au boulot, la plupart du temps, j’ai au minimum ça sur moi. Avec en plus le bazar du dedans de la voiture, en particulier une sorte d’infirmerie mobile, mais ça, j’en parlerai un autre jour.

Donc voilà. Dans mes poches, il y a ce qui me semble être le matériel absolument indispensable à tout être civilisé vivant néanmoins à la campagne.

En tout premier lieu, il y a l’incontournable couteau. Des tas de gens vous feront des démonstrations complexes sur les avantages de telle ou telle (coûteuse) marque de couteaux, perso, soyons clair, je m’en cogne. Je ne demande pas grand-chose à un couteau : qu’il coupe, qu’il s’ouvre et se ferme facilement et qu’il puisse s’aiguiser. Mon couteau préféré est donc un bon vieil Opinel. Qui en plus ne coûte vraiment pas cher. Comme j’en perds au moins deux par an, ça m’évite de pleurer à chaque fois.

Ensuite vient la loupiote. Oui, le bidule plus petit que mon petit doigt est une loupiote, et même une loupiote qui éclaire vachement bien. Je lui préfère parfois la lampe frontale, mais ça prend plus de place dans les poches et j’en ai surtout l’usage en hiver, quand il fait nuit plus tôt. Le reste du temps, cette petite lampe est largement suffisante.

Il y a ensuite les indispensables stylos, mouchoirs, carnet et briquet. Il y a souvent des trucs à noter pour transmettre une info au patron, ou juste pour ne pas oublier soi-même, autant avoir de quoi le faire sur soi. Les mouchoirs, outre leur fonction première, permettent de retrouver un peu de visibilité quand une vache a décidé de vous éclabousser les lunettes. Quant au briquet, il ne sert pas qu’à s’allumer une clope : il y a des tas de situations ou pouvoir cramer un bout de ficelle ou allumer un chalumeau sera nécessaire.

Vient ensuite le multitool et sa barrette d’embouts pour pouvoir visser ou dévisser à peu près tout sans devoir courir partout à la recherche de la boite à outils qui est forcément restée dans le tracteur que le patron a pris pour aller à l’autre bout du village. Il est aussi utile pour couper une clôture, aplatir un bout de fil de fer ou je ne sais quel petit bricolage qui nous agacerait très fort si on ne pouvait pas le faire tout de suite juste parce qu’on n’a pas l’outil à la con à portée de main.

Ce bout de ficelle est fort petit justement parce que j’en ai eu besoin il y a peu, il faut que je le remplace par un autre. On a toujours besoin d’un bout de ficelle, tout le monde sait ça.

Les gants en nitrile sont indispensables et pas seulement quand on est vachère. Si on est rudement content de les avoir quand il s’agit d’attraper un veau encore gluant, de tripoter un truc franchement dégoûtant, ou de se couvrir une petite blessure pour pouvoir traire sans mettre la dite blessure dans l’eau ou dans la bouse, dans la vie de tous les jours, ça peut aussi être très utile. En particulier si on doit intervenir, par exemple, sur un accident de voiture avec du sang partout. Perso, je veux bien aller sauver des gens, mais pas à n’importe quel prix. C’est léger, ça ne prend pas de place, ça ne coûte rien, autant en avoir toujours une paire dans une petite poche.

Enfin, si j’ai tendance à oublier le dernier élément, c’est une grosse erreur. Le téléphone est pratique pas seulement pour contacter le patron en cas de problème ou de questionnement, il est surtout indispensable pour appeler des secours en cas de blessure. On oublie parfois qu’on a un boulot très accidentogène, et que la plupart du temps on bosse sans personne alentour.

A ce petit kit de fond de poches de base, j’ajoute souvent un flacon de liquide physiologique parce qu’un morceau de foin ou de paille dans l’œil, c’est franchement pénible, et un comprimé de paracétamol parce que personne ne bosse correctement avec un mal de tronche. On arrive aussi à l’époque où un tire-tique va rejoindre l’une des poches.

Ce contenu de poches était surtout prévu pour le travail, mais je me suis vite aperçu qu’il était tout aussi utile au jardin, et à vrai dire, à peu près tout le temps. Il arrive donc que je transfère tout ça dans un sac à main quand je vais à la ville.