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Mémoires d’un paysan bas-breton : pour se distancer des folkloristes.

« J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais jamais ailleurs que dans des romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine. (…) Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable. »

Voilà donc la note d’intention de Jean-Marie Déguignet (1834-1905) à la première page de ses Mémoires. Et on ne peut pas lui donner tort sur le constat : rares sont les documents relatant la vie des paysans, qui en son temps ne savaient que rarement écrire, plus rares encore ceux des paysans bretons qui ne savaient pas même parler le français. Les Mémoires d’un paysan bas-breton constituent donc un document unique, très éloigné de tout ce que les folkloristes de la région ont pu produire.

La vie de Déguignet est digne d’un roman d’aventures. Mendiant dès qu’il est en âge de marcher, il n’a qu’une obsession : apprendre le français, ce qu’il fait seul, sans aucune aide, à une époque où l’école est encore réservée aux classes possédantes. Adolescent, il est vacher dans la ferme d’un des rares agronomes de la région. Mais Déguignet veut découvrir un monde dont il ignore et la forme et la taille, il veut aussi perfectionner son français, il opte donc pour la seule option qui s’offre à lui : il s’engage dans l’armée du Second Empire, où il passera quatorze années. Il combattra ainsi en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Il apprendra donc aussi l’italien et l’espagnol et regrettera de ne pas avoir eu le temps d’apprendre l’arabe. « J’aurais bien vite appris l’arabe, écrit-il, d’autant plus facilement que l’accent arabe est le même que l’accent breton ». Il observera les cultures des pays dans lesquels il se trouve et tentera de les décrire sans porter de jugement, hormis sur tout ce qui relève de la présence catholique, ou pire, jésuite, dans ces pays. Il perd la foi à Jérusalem devant le spectacle navrant du commerce du pèlerinage. De retour de l’armée, il se marie contre sa volonté et devient cultivateur. Sachant lire, il s’abonne à des revues agronomiques, les autres paysans verront le diable dans ses méthodes nouvelles. Jeté à la rue par les nobles à qui appartiennent ses terres avec sa femme déjà alcoolique et ses quatre enfants, le voilà dans le troquet où sa femme finit de se tuer à l’alcool, vendeur d’assurance, débitant de tabac et puis, de nouveau, misérable survivant dans des taudis de Quimper où il écrira ses Mémoires et réflexions en 1400 pages de cahiers d’écolier – tout n’est pas édité, des coupes ont été faites.

Et ce document passionnant, aucun Breton, surtout pas bretonnant et/ou régionaliste, ne vous le mettra entre les mains. C’est qu’à l’époque de Déguignet, les folkloristes Parisiens et régionalistes n’ayant écrit qu’en français publient beaucoup, et ce sont leurs documents qui sont restés dans la mémoire collective. « Les conteurs se sont moqués des savants. Pour un verre d’eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination. » Aucun d’eux n’écrira sur l’incroyable misère qui règne alors en Bretagne. Aucun d’eux ne relatera le poids épouvantable que représente la religion catholique, le pouvoir démesuré dont disposent encore les nobles. Au XIXe siècle, la Bretagne est toujours monarchiste et le peuple bien trop pauvre et ignorant pour envisager d’être autre chose. Déguignet a voyagé et beaucoup lu. Athée, bouffeur de curés, républicain anarchisant, il est rejeté dans son pays natal, maintenu à la marge par les tonsurés qui veillent à ce que leurs ouailles ne fréquentent pas ce fils du diable. L’auteur en garde une grande rancœur, on en aurait à moins. On dira de lui qu’il sombra dans un délire de persécution. On sent bien dans ses lignes que ça n’est pas tout à fait faux, mais il avait des causes réelles de se sentir persécutés par les ensoutanés.

S’il faut lire Mémoires d’un paysan bas-breton, c’est bien pour avoir autre chose que la vision romantisée que les folkloristes ont donné de la Bretagne. C’est le contrepoint indispensable aux récits d’Anatole le Braz – avec lequel l’auteur était fâché mais sans lequel les écrits de Déguignet seraient restés inconnus. C’est aussi un contrepoint aux récits de guerre faits par des nobles et des généraux. On parle fort peu, par exemple, des exactions de la France au Mexique : il est toujours bon de rappeler ce dont nous avons été capables. Il faut lire, enfin, Déguignet, pour bien prendre la mesure du niveau d’ignominie dont était capable le clergé breton.


Journaliste militant

Un journaliste a été arrêté parce qu’il avait tweeté la localisation de not’bon roi. Et voilà que sur les réseaux sociaux, une foule se lève pour crier haro sur le dit journaliste qualifié de « militant » comme s’il s’agissait d’une injure.
Je me demande combien de gens ont pris le temps de lire quelques écrits de Albert Londres, dont personne ne penserait à contester qu’il fut un grand journaliste. De toute évidence : pas grand monde.

Albert Londres ne négligeait pas de s’enquiller de la gnôle avec les pires mafieux des bas fonds allemands, à traîner dans les fumeries d’opium en Chine et à s’accoquiner de tout un tas d’individus fort peu recommandables, même selon les normes de l’époque. Il utilisa son travail de journaliste et sa notoriété pour militer pour la fermeture des bagnes. Il a bruyamment pris parti pour un forçat condamné à tort et il milita tant et si bien que l’homme fut réhabilité. Il a milité pour un traitement humain des personnes internées en psychiatrie. Il a milité pour qu’on cesse de contraindre des femmes à la prostitution. Il milita pour qu’on cesse d’exploiter les Africains comme les derniers des bourrins sur la construction des lignes de chemin de fer dans les colonies africaines. Albert Londres a été l’un des inventeurs du concept même de journalisme moderne. C’était un grand, un très grand reporter à une époque où il ne suffisait pas de sauter dans un avion pour aller voir ce qu’il se passe en Chine ou de déblatérer sur un plateau pour être considéré comme journaliste. Et pardonnez le vocabulaire, mais c’était un putain de militant qui a participé à construire un monde un peu moins pire.
Alors, vraiment, ces gens qui braillent « bouh méchant militant », s’il vous plaît : fermez-là. Mais vraiment. Fermez-là et allez vous construire un début de culture générale qui vous permettra d’appréhender les enjeux avec un chouïa plus de hauteur. Parce que là, on a juste envie de vous coller des coups de tête.


La Mort du Vazir-Moukhtar de Iouri Tynianov

La Mort du Vazir-Moukhtar, pour un amateur de littérature en général et de romans historiques en particulier, c’est un peu comme se retrouver enfermé dans la meilleure pâtisserie de la ville pour un gourmand invétéré : on s’approche de très près du bonheur.

Ce roman se base sur des faits historiques avérés. Nous sommes à la fin des années vingt du XIXe siècle. L’Iran et la Russie viennent de terminer une guerre, gagnée par la Russie. Et le Vazir-Moukhtar, c’est Alexandre Griboïedov, ambassadeur et dramaturge envoyé par la Russie pour récupérer non seulement le tribut dû par l’Iran, mais aussi pour ramener au pays tous les soldats qui ont fait défection pour s’installer en Perse. Et c’est parti pour sept cents pages denses de réflexions personnelles, de géopolitique, d’histoire, de religion, de littérature – on croise même Pouchkine dans les salons et théâtres – , de descriptions de vie quotidienne, y compris du servage, de regard sans concession sur les gradés de l’armée, de beaucoup de lâcheté pour bien peu de courage. On traverse la Russie à dos de cheval, puis on découvre l’Iran, où l’on prendra grand soin de démonter point par point les fantasmes sur les harems du Shah. On ira jusqu’à se retrouver face aux intégristes religieux de l’époque, qui n’ont pas beaucoup changés depuis.

Non seulement c’est littérairement absolument parfait, mais encore, on apprend énormément de choses sur l’histoire des deux pays concernés. Pour chaque chapitre lu, on se couche moins bête. On regarde ce monde à travers le regard de Griboïedov, l’homme dont on nous annonce le destin tragique dès le titre, poète désabusé et un rien cynique. La Mort du Vazir-Moukhtar est à ranger sur l’étagère réservée aux chef-d’œuvres, à lire et à relire.


Vie et destin – Vassili Grossman

Par où commencer pour vous résumer les 1200 pages très denses de ce roman qui en est à peine un ? Eh bien commençons par là : si c’est un roman, on est très vite happé par son réalisme cru, et on en comprend aisément la cause en découvrant la biographie de Vassili Grossman. Issu d’une famille bourgeoise juive, il était à la base ingénieur chimiste. Il a travaillé dans une mine, ignore comment il a pu être épargné par les premières purges soviétiques contrairement à d’autres membres de sa famille, il a dû se battre pour éviter le goulag à son épouse et quand la guerre a éclaté, il est devenu correspondant de guerre à Stalingrad.

Vie et destin relate la vie d’une famille Russe juive à travers la guerre, du siège de Stalingrad aux camps de concentration nazis, de l’Académie des Sciences soviétiques aux camps d’internement russes, de Moscou aux petites villes de province. Et on comprend tout de suite mieux le réalisme du récit. Il nous décrit le quotidien des habitants de Stalingrad assiégée, la famine, la peur instillée par le régime de Staline dans tout le pays et le poids d’une administration centrale toute puissante. Loin de se contenter de descriptions, les chapitres plus ou moins romanesques sont entrecoupés de réflexions profondes sur des sujets variés et, pour certains, intemporels. Jusqu’à la lecture de Grossman, je n’avais jamais vraiment compris pourquoi faire la différence entre racisme et antisémitisme. En quelques pages, il m’a fait comprendre l’évidence, que je vous laisserai découvrir car personne ne l’a jamais aussi bien expliqué que lui. En outre, ses propos sur la surveillance de masse du régime de Staline sont terriblement d’actualité. Ses réflexions sur le collectivisme devraient calmer plus d’un utopiste de notre époque. Et mettant en parallèle les réalités du nazisme et du communisme, il creuse la question des idéologies qui promettent des lendemains qui chantent, tranchant sans naïveté : elles ne peuvent mener qu’à des purges et des massacres.

Vassili Grossman a terminé la rédaction de Vie et destin en 1962. Le KGB lui est tombé dessus, son manuscrit a été saisi ainsi que les rouleaux encreurs de sa machine à écrire. Cette œuvre aurait pu disparaître à jamais. Heureusement pour nous, car c’est un document précieux, Andreï Sakharov en a fait sortir une copie du pays. Il sera publié à l’ouest au début des années 80, et en Russie seulement après la chute du mur.

Vie et destin m’apparaît comme un ouvrage qu’on doit lire. Il est indispensable, riche, dense. Mais je ne vais pas vous mentir : ça n’est pas une mince affaire que de s’y attaquer. Outre sa longueur, le nombre des personnages ne simplifie pas la lecture. Et ça n’est rien encore en comparaison du fond. Mais c’est ainsi : il faut souvent se donner un peu de peine pour accéder au meilleur. Entre Histoire, histoire des idées, philosophie, politique et sociologie, Vie et destin est désormais rangé dans ma bibliothèque sur l’étagère des indispensables chefs d’œuvre, de ces livres qui appartiennent ou devraient appartenir au patrimoine mondial de l’humanité.

Une petite note, pour conclure, au sujet du Livre de poche qui publie cet ouvrage : quand on est responsable de la publication d’une telle œuvre, il est absolument honteux d’y laisser traîner autant de fautes. C’est inqualifiable de maltraiter ainsi un chef d’œuvre. Je ne les ai pas comptées, mais j’ai maudit au moins vingt fois cet éditeur pour son travail lamentable. Si vous l’achetez, sachez qu’il est aussi publié par Pocket : peut-être, mais je n’ai pas vérifié, ont-ils fait un travail plus respectueux à ce niveau que le Livre de poche.


Le goût du lait

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Je crois que je devais avoir six ou sept ans quand le camion de la ferme a cessé de passer dans notre quartier pour vendre ses produits, pourtant, je m’en souviens bien. C’était un Citroën, ceux en tôle ondulée. Il passait une fois par semaine, s’arrêtait sur la petite place où nous vivions – à l’époque, c’était encore une pelouse où se réunissait un club canin tous les dimanches, maintenant c’est un crottoire en terre battue – il klaxonnait, ouvrait sa porte latérale et on allait lui acheter sa production.
Il vendait des légumes, qui étaient posés en tas, à même le sol de la camionnette, et il vendait du beurre et du lait. Le beurre n’était pas découpé en briquette : c’était une grosse motte très jaune l’été et plus pâle l’hiver, dans laquelle on découpait des livres et des demi-livres à la spatule. Le lait était gardé dans un immense pot à lait, et le monsieur nous remplissait notre réplique miniature à la louche. Je n’ai pas souvenir que le lait été réfrigéré. Par contre, je n’ai jamais oublié son odeur quand on le faisait bouillir. J’adorai rester juchée sur une chaise pour regarder la peau se former sur le dessus de la casserole. On récupérait ce gras, et on le mangeait sur une tartine. Le lait chaud, on le buvait le matin ou le dimanche soir.

Mais un jour, la camionnette a cessé de venir, et on a acheté du lait en brique. Tout le monde avait l’air de trouver ça plus pratique, mais très vite, j’ai oublié le goût du lait. Il aura fallu bien des années avant que je ne retrouve cette saveur forte et grasse. C’est d’ailleurs à la première gorgée de lait depuis que m’est revenu le souvenir de la camionnette.


Les Chroniques agricoles : joies et tristesses

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Je suis triste. Vraiment triste : je viens d’apprendre que l’une de mes vaches préférées est gravement malade. Hier, déjà, je me doutais qu’elle n’allait pas bien : elle marchait en queue de troupeau alors que d’habitude elle évolue plutôt dans le tiers de tête, elle est passée première à la traite alors que d’habitude elle passe avec le troisième groupe, elle n’avait presque pas de lait et en plus elle avait les trayons froids. Évidemment, je l’ai signalé à l’éleveur, mais il avait déjà appelé le véto pour aujourd’hui. Vous imaginez bien que si je vois qu’une vache n’est pas en forme, son éleveur l’a forcément vu avant moi.

Alors aujourd’hui, je suis allée aux nouvelles, mais elles ne sont pas bonnes du tout. Elle a une infection dans les intestins, je n’ai pas retenu le nom de la bactérie coupable, qui provoque une occlusion. C’est inopérable. Le véto voulait euthanasier, mais, comme je vous l’ai déjà dit, l’éleveur n’euthanasie que s’il est sûr qu’il n’y a aucune chance de sauver la bête malade. Alors elle a un gros traitement. Si elle passe le week-end, ça pourra aller. Peut-être. Sinon, le véto reviendra lundi pour la piqûre finale.

La plupart du temps, bosser avec des animaux, c’est vraiment chouette. Mais travailler avec du vivant, c’est forcément aussi côtoyer la mort.

Je vais quand même essayer d’espérer que je retrouverai Jamila la semaine prochaine …


Vivre, ensemble.

Kermesse de village, Bruegel

Dans la banlieue sud du village, nous sommes une demi-douzaine de foyers, natifs ou « pièces rapportées », qui partageons des tas de choses. Du foin, des bras, du café, des balades de chiens … On ne se croise jamais sans au moins échanger quelques phrases. On prend et on donne des nouvelles des uns aux autres, à deux ou à quatre pattes. C’est un contact quasi-quotidien et pourtant très diffus. Ponctuellement, on peut prendre l’apéro ou casser la croûte ensemble, et c’est toujours un moment d’amusement. Ça n’a jamais eu lieu, mais je ne doute pasque si on mettait tout ce monde là dans une grande pièce, ça serait une soirée avec son lot de fous rires.

Ça n’a rien d’une quelconque communauté hippie. Aucun de nous n’a vraiment choisi d’avoir les autres pour « voisins ». Des catholiques très pratiquants doivent composer avec des bouffeurs de curés, et inversement. Politiquement, on a un spectre qui s’étend de la vieille droite sociale à l’extrême-gauche anarchiste en passant par des cases qui ne portent pas de nom. Des écologistes côtoient l’agriculture conventionnelle. Les patriarches doivent faire avec ma présence.

Et ça marche. Personne ne crie en agitant les bras. On râle parfois un peu et puis ça passe. Et la clef est très simple : chacun a pris le temps de sonder l’autre, par petites touches, de façon à savoir où sont les pierres d’achoppement. Et ainsi, on peut les éviter. A quoi bon s’engueuler sur des idées quand il y a des patates à ramasser, un cheval à soigner, un veau à faire naître, une lettre à écrire ou un problème de connexion Internet à résoudre ?

Et puis, qui préfère vivre dans un environnement hostile plutôt que convivial ?

Personne ne sacrifie rien et tout le monde y gagne.

Quand je suis fatiguée du spectacle affligeant du personnel politique et des médias, j’emmène le chien en balade en sachant que là, dehors, il y a des gens qui ne parlent jamais de « vivre ensemble ».


Une boutique de rêve

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Bien des années après avoir quitté cette petite ville de Provence, je me souvenais encore de cette petite boutique de livres d’occasion située dans une ruelle tortueuse. Rien, nulle part, n’en indiquait la direction. On arrivait là en se promenant dans cette vieille cité, au hasard des traverses où les sommets des hautes et étroites bâtisses semblaient s’être rapprochés au fil du temps. Le soleil n’atteignait jamais les pavés, et on venait chercher là un peu de fraîcheur – toute relative – lors des chaudes journées d’été.

On pénétrait dans cette échoppe par une porte vitrée gravée de lettres gothiques dorées. Une cloche tintait et on découvrait alors un incroyable labyrinthe de piles bancales de vieux ouvrages et d’autres plus récents dans une toute petite pièce surchargée en son centre d’étagères. On ne pouvait circuler entre elles que de profil, en veillant à ne pas même effleurer les amoncellements de livres posés à même le sol. Il y avait là les livres d’histoire, entreposés jusqu’aux poutres sombres et massives du plafond. À gauche de cette pièce, en face de la porte, montait un escalier de bois vermoulu qui grinçait à chaque pas. Contre le mur, tout le long de cet escalier, sur des étagères bancales, on trouvait les récits de science-fiction, et sur la mezzanine pas moins encombrée que la pièce du bas, les livres de littérature générale. Dans toute l’échoppe flottait une odeur de poussière.

Le bureau surchargé de vieux papiers du bouquiniste était au fond de la boutique, au rez-de-chaussée. C’était un meuble massif en acajou recouvert d’un sous main en cuir brun sur lequel trônait une lampe de juriste qui diffusait sa lueur glauque dans cette sombre boutique sans autre éclairage. Le bouquiniste lui-même avait l’air aussi âgé que sa boutique. Il portait de petites lunettes aux verres épais cerclés de métal sur un nez qu’il avait proéminent et sous des sourcils broussailleux. Il ne levait le nez de sa lecture en cours qu’à contrecœur et juste le temps d’encaisser le prix des livres qu’on achetait. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix : dans le meilleur des cas, il se contentait de grommeler à l’entrée d’un client. Quel que soit le livre qu’on cherchait, on le trouvait toujours chez lui, pas toujours en bon état et systématiquement poussiéreux. Mais il fallait le chercher soi-même dans le classement foutraque de la boutique : le propriétaire ne répondait jamais aux questions qu’on pouvait lui poser, trop absorbé qu’il était par ses propres lectures.

Quelques années après avoir quitté cette petite ville, le hasard m’y mena de nouveau. Je décidai donc de retourner dans cette bouquinerie bien fournie. J’arpentai les rues et les traverses un long moment sans jamais retrouver la boutique ni rien qui lui ressembla, alors qu’aucune rénovation n’avait été réalisée entre-temps dans ce vieux centre bourg. Je retrouvai bien l’étroite ruelle en question, mais de la boutique : nul signe. Après un long moment à errer ainsi, je questionnai une vieille dame qui passait par là. Elle me soutint que jamais à sa connaissance il n’y avait eu de bouquiniste dans ce quartier où elle était née. Je la laissai partir et interrogeai un autre passant qui me fit la même réponse.

Je me questionnais longtemps à ce sujet. Ne croyant guère aux boutiques magiques qui disparaissent, je dus me rendre à l’évidence : j’avais rêvé l’existence de cette bouquinerie avec une telle force que son souvenir c’était installée dans ma mémoire comme n’importe quel lieu bien réel.


Art et gueules cassées

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C’était il y a maintenant plus de dix ans, mais ça m’a marquée pour le restant de mes jours.
Le Conseil Général des Bouches-du-Rhône proposait une exposition gratuite de l’excellent photographe iranien Reza, et je n’aurais raté ça pour rien au monde. D’autant que comme je travaillais alors la nuit, j’avais toute la journée pour ce genre d’activité.
Histoire de joindre d’utile à l’agréable, et parce que je n’étais pas vraiment capable de dresser une barrière entre le travail et le reste de ma vie, je proposai aux usagers de la structure d’accueil pour personnes toxicomanes où je bossai, en accord avec le chef qui avait oublié d’être con, de m’accompagner. En espérant qu’ils ne profitent pas des toilettes du CG pour s’injecter ou de choisir le milieu de l’expo pour s’entre-taper dessus comme cela arrivait parfois, surtout entre les russes et les musulmans qui ne pouvaient mutuellement pas s’encadrer – la guerre en Tchétchénie sévissait encore.

Trois d’entre-eux acceptèrent. A vrai dire, je ne suis pas du tout certaine qu’ils comprirent exactement ce que je leur proposai, mais l’inénarrable Valery, le très remuant jeune Anton et le complètement à la ramasse Omar acceptèrent de me suivre parce qu’ils acceptaient toujours tout ce que je leur proposai. Par sympathie, peut-être ; pour échapper quelques heures de temps en temps à leur quotidien de galère, c’est certain.

Valery et Anton étaient russes et parlaient un français aléatoire. Omar, lui, maîtrisait la langue quand il était en état de la parler, ce qui arrivait rarement.
Nous voilà donc emmenant notre cour des miracles quotidienne dans un énorme bâtiment moderne et plutôt classe, dans une exposition où il n’y avait pas foule, mais où ceux qui déambulaient entre les immenses photographies étaient propres sur eux, pour ne pas dire guindés. Nous fîmes fi des habituels regards de travers, même si ça me faisait toujours monter le rouge de la colère aux oreilles.

Alors que ces propres-sur-eux passaient devant chaque photographie en les regardant à peine mais en s’ébaubissant bruyamment, mes trois gueules cassées et moi-même nous arrêtions longuement devant chaque œuvre, silencieusement, presque religieusement.
Il faut vous dire, si vous ne connaissez pas Reza, que ses portraits ne sont pas seulement beaux. Ils sont terriblement émouvants, ils portent en eux toute la souffrance du monde et toute la beauté des âmes damnées.

Plus nous avancions, plus mes trois protégés étaient silencieux. Le bon peuple bien habillé n’a pas eu à subir le moindre débordement de leur part. Aucun d’eux n’a pensé à aller profiter des toilettes propres. Chacun s’arrêtait longuement devant chaque image. Et puis ce qui devait arriver arriva : chacun d’eux trouva le portrait qui lui parlait le plus, et pleura devant.
Valery pleura devant le portrait d’un homme russe qui avait les portraits de Lénine et de Staline tatoués sur le torse. Quand il se repris, il m’expliqua, la voix tremblante et le français toujours aussi improbable, que c’était une pratique courante sous le régime communiste pour éviter d’être fusillé. Anton pleura devant le portrait d’un mineur chinois. Ne me demandez pas pourquoi : lui si volubile d’habitude s’est muré dans le silence. Quant à Omar, c’est l’image d’une petite fille qui vendait ses jouets dans les rues de Sarajevo qui l’arrêta. Aucun d’eux n’était en capacité de lire les notices des photos. Ils n’en avaient de toute façon nullement besoin.

Les réfugiés, migrants, drogués, délinquants et clochards auprès de qui je travaillais alors m’ont appris bien des choses. Ce jour-là, ils m’ont transmis une notion essentielle : il n’y a aucune condition requise pour être sensible à l’art. Il suffit d’être humain.


« J’ai changé » – Être et avoir été

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Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu la petite phrase « tu as changé » s’abattre comme un couperet venant mettre un terme à toute argumentation, une condamnation ferme sans rédemption possible. On pourrait croire que c’est une sentence qui s’abat l’âge avançant, mais d’aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu des gens pour considérer tout changement comme inacceptable. Pendant des années, ça a même constitué le carburant principal de mon moteur à déménager. Quand commençaient à tomber les « tu as changé », je savais qu’il était temps de partir car ailleurs, on ne savait pas comment j’étais, on ne pouvait que m’accueillir comme je suis.

Oui, maintes fois j’ai changé. J’ai changé d’opinion et de façon de vivre. Il me semble d’ailleurs que c’est cela, vivre : changer. On promène nos préjugés sur les chemins de la réalité, et c’est ainsi qu’ils se dissolvent – ou se renforcent. Mais ce ne sont alors plus vraiment des préjugés. On balade nos certitudes sur les routes de l’inconnu, et c’est ainsi qu’on mesure sur quels vides elles s’appuient. Si on est un peu curieux, on comble ces vides, on consolide nos certitudes ou on les annihile, parfois à tout jamais.

J’ai cru en des tas de choses. J’ai cru croire en Dieu. J’ai cru que les pauvres étaient gentils par nature. J’ai cru que les riches étaient mauvais par devenir. J’ai cru que les agriculteurs étaient tous des salauds égoïstes. J’ai cru que l’élevage d’animaux était forcément immonde. J’ai cru que les bretons étaient pénibles, avec leurs particularités régionales. J’ai cru que le vote ne servait à rien. J’ai cru que la police ne servait qu’à nous enquiquiner. J’ai cru que l’autogestion était possible. J’ai cru que l’Europe était une mauvaise idée. J’ai cru que la Roumanie était bucolique. J’ai cru que Marseille était invivable. J’ai cru que manger des animaux était atroce. J’ai cru que les médicaments étaient mauvais. J’ai même cru que je valais mieux que la moyenne des humains. J’ai cru en beaucoup de choses qui avaient valeur de certitudes. Mais j’ai aussi cru bon de quand même chercher à vérifier ce que je croyais.

J’ai vu des pauvres s’entre-tuer. J’ai vu des riches pleins de bonté. J’ai vu des agriculteurs pollueurs mais moins que généreux. J’ai vu des agriculteurs bio à qui je ne confierais pas mon chien. J’ai vu des éleveurs pleurer pour une vache malade. J’ai rencontré la culture bretonne et je l’ai adoptée plus encore qu’elle ne m’a accueillie. J’ai eu besoin de la police et elle s’est montrée à la hauteur. J’ai été candidate à une élection et ça m’a énormément appris. J’ai appris aussi à connaître l’Europe et je l’ai aimée. J’ai vu la Roumanie post-industrielle qui n’a rien de bucolique. J’ai vu beaucoup de tentatives d’autogestion se dissoudre dans le charisme ou la tyrannie d’un seul ou d’un petit groupe. J’ai aimé vivre à Marseille autant que ça m’a épuisée. J’élève des poulets que je tue moi-même et je les trouve délicieux. J’ai survécu à une pneumonie sans séquelle grâce aux antibiotiques. L’hypothèse de Dieu était une voie sans issue. Après tout ça, je sais que je ne vaux ni mieux ni moins bien qu’un autre et que mes certitudes d’aujourd’hui ont encore le temps de devenir des croyances d’hier.

Oui, j’ai changé. Et à tout prendre, je préférerais qu’on m’alerte le jour où je ne changerai plus. Le couperet de « tu n’as pas changé » me vexerait sans nul doute, mais j’aurais une vraie raison de m’y arrêter pour y remédier. Ou alors, c’est qu’il sera grand-temps, pour le dernier changement, de disperser mes cendres aux quatre vents.