Archives de Catégorie: Contes et légendes du XXIème siècle

La télécommande érectile

«  Fichue journée enfin terminée ! » murmura Aline.

Elle avait passé tout le jour au téléphone, à essayer de joindre les cadresses de ses clientes sans jamais réussir à parler à quelqu’un d’autre qu’aux secrétaires. Tous étaient incompétents pour répondre à ses questions mais particulièrement efficaces pour dresser un impénétrable barrage entre elle et les interlocutrices dont elle avait besoin pour faire avancer les dossiers. Une journée quasiment perdue : il faudrait tout recommencer le lendemain. Elle avait les nerfs en pelote, était épuisée, et elle sentait bien qu’elle aurait du mal à s’endormir si elle ne se détendait pas avec un bol d’hormones.

Elle caressa sa télécommande du pouce et posa un furtif regard concupiscent sur son secrétaire, Marc, avant de se raviser aussitôt. Les contacts inter-genres non professionnels étaient interdits dans l’entreprise, et Marc était aussi compétent que bel homme. Si elle jetait son dévolu sur lui et que quelqu’un les surprenait, il serait immédiatement viré et ça serait une fichue galère de retrouver un subalterne aussi qualifié. Elle se résolut donc à aller inspecter ce qu’il y avait de disponible dans la rue, entre son bureau et chez elle. A défaut, il lui resterait toujours ses gadgets, mais elle avait envie de chair. Elle ramassa son sac, prit l’ascenseur et sortit.

Elle n’avait que peu de chemin à parcourir et elle voulait se coucher tôt : elle n’allait pas pouvoir être trop exigeante. Au pire, elle se rabattrait sur un violeur de type 1, de toute façon, presque tous les mecs qui n’étaient pas ainsi classifiés étaient déjà verrouillés HUSF. Elle marcha donc le smartphone à la main en scannant tous les visages masculins un peu attractifs. Et comme d’habitude, les plus jolis et non-classifiés étaient effectivement verrouillés Homme d’Une Seule Femme. Elle croisa plusieurs violeurs de type 3 et 4 et s’en écarta vite : on ne peut jamais se fier à des types qui ne savent pas se tenir au point de s’être collé à une femme dans le métro ou, pire, d’avoir donné un baiser non sollicité. Les agresseurs verbaux de type 1 et 2 restaient à peu près tolérables, mais elle était sortie tard du boulot et beaucoup avaient déjà été accaparés par d’autres pour la soirée. Ceux qui restaient disponibles n’étaient pas très attractifs. Aline avait envie de chair, soit, mais pas au point d’opter pour une peau ridée ou flasque ou un corps qui ne l’exciterait pas visuellement.

Il lui restait cinquante mètres à parcourir et Aline commençait à se résoudre à l’idée de se débrouiller seule avec son godemichet, quand l’application annonça que le charmant visage qui surmontait un corps solide qu’elle scannait était de type 1, non classifié HUSF et, comble du bonheur, avait des mensurations génitales tout à fait respectables sans être démesurées. Elle verrouilla son choix avec sa télécommande. Le caleçon de réservation du mâle se serra immédiatement et l’homme n’avait d’autre choix que de s’immobiliser en attendant d’être cueilli par celle qui l’avait ainsi réservé. Aline se dirigea vers lui, le prit par le bras et desserra le caleçon en appuyant de nouveau sur sa télécommande. L’homme soupira. C’était déjà la troisième fois aujourd’hui qu’on le verrouillait et qu’on l’emmenait baiser. Il était épuisé, il voulait juste rentrer chez lui et dormir. Mais il savait qu’il n’était d’aucune utilité de protester. Sa maîtresse du moment le ferait grimper dans la classification des indésirables et il ne pourrait plus accéder aux emplois qu’il ne désespérait pas d’atteindre malgré son genre masculin. Il se résigna.

Aline le guida jusqu’à son appartement, lui fit signe du menton de se déshabiller tandis qu’elle faisait de même avant de s’installer, assise, sur le bord du lit et enfin, elle actionna le module d’érection automatique, toujours avec la même télécommande. L’homme soupira encore, mais il tenta, malgré la fatigue et le peu d’attirance qu’il avait pour Aline de mettre du cœur à l’ouvrage. Après tout, maints hommes avant lui avaient accédé à des postes inespérés de cette façon, peut-être qu’un jour, son tour viendrait.


Il était une fois le Royaume de Frounch (Légende du XXIe siècle)

Le Royaume de Frounch était petit comme une grenouille, mais son bon roi n’avait de cesse de parcourir le monde pour en vanter la grandeur. C’était une vieille tradition frounchienne : il n’avait gagné que les guerres menées contre des populations désarmées, perdu toutes les autres quand il n’était pas aidé de ses voisins, mais le Royaume de Frounch se percevait lui-même tel un magnifique bœuf de trait bien nourri. Les autres contrées n’en prenaient pas ombrage : elles laissaient le bon roi vitupérer en agitant les bras tout en riant sous cape : après tout, les occasions de s’amuser ne sont pas si nombreuses en ce bas monde. En fait, si le Royaume de Frounch s’imaginait puissant, c’est surtout qu’il était un des rares à posséder une arme monstrueuse capable de détruire l’ensemble de la planète, et c’était son seul point réel de grandeur, si l’on veut bien admettre que la grandeur réside dans la capacité à détruire.

Si le bon roi du Royaume de Frounch parcourait ainsi le monde, c’est que son pays n’avait plus assez d’exploiteurs pour abuser de tous ses travailleurs. Et c’était vital d’en trouver de nouveaux, car les Frounchiens plaçaient leur dignité dans le fait d’être exploités. Un Frounchien sans exploiteur n’était rien. Le bon roi le savait bien, il tentait donc de convaincre chaque prébendier de venir œuvrer au Royaume de Frounch. Et pour ce faire, il mit en place tout ce qu’il fallait pour que chaque Frounchien puisse être exploité donc digne sans que cela ne coûte un écu aux importateurs de chaînes. Il déplaça chaque taxe sur les Frounchiens eux-mêmes, il supprima toutes les règles régissant la longueur et le poids des chaînes et il mena une chasse efficace à tous les indignes Frounchiens qui refusaient de les porter. D’ailleurs, il fut bien aidé en cela par les Frounchiens enchaînés eux-mêmes qui n’hésitaient pas à dénoncer leurs indignes compatriotes qui survivaient comme ils pouvaient loin des exploiteurs : c’était une autre longue et belle tradition nationale, le Frounchien était l’un des meilleurs délateurs de la planète.

Les efforts du bon roi commençaient à payer. Quelques grosses compagnies ouvraient ça et là des hangars où enchaîner la population qui s’en réjouissait. Comme on construisait en même temps des prisons destinées aux plus indignes et à ceux qui n’étaient rien, il n’y avait guère de contestation, et tout aurait pu aller pour le mieux au Royaume de Frounch, jusqu’à ce que la belle routine bien huilée vint à être perturbée par un événement que le pays ne pouvait surmonter : l’hiver arriva. Pire encore : il neigea. La capitale du royaume de Frounch traversa une crise insurpassable : il tomba quelques centimètres de poudreuse. Ce fut une catastrophe.

La télévision montra des images insoutenables : au moins deux centimètres de neige recouvraient les aéroports. Quelques flocons bloquèrent entièrement les routes. Vite, les automobilistes coincés là virent leurs batteries de téléphone se vider, et on assista au spectacle affligeant de hordes d’individus tournant en rond, ne sachant plus où ils étaient, ce qu’ils devaient faire et même pour certains qui ils étaient. Quand la température chuta, comme cela arrive souvent l’hiver, sous la barre des – 5°C, les rails de chemin de fer commencèrent à se briser. En quelques heures, le pays s’immobilisa et à certains endroits ce fut même le chaos.

Quand les exploiteurs internationaux s’aperçurent qu’ils risquaient, au Royaume de Frounch, de ne plus pouvoir faire circuler pour les vendre les objets inutiles et bizarres qu’ils faisaient fabriquer aux dignes enchaînés, ils trouvèrent quelques prétextes polis pour aller s’installer ailleurs, pour le plus grand désespoir des survivants qui avaient tournés en rond. Dans tous les pays habitués aux hivers rigoureux, on passa longtemps en boucles les images de la télévision frounchienne qui obtinrent même des prix internationaux pour les immenses fous rires qu’elles provoquèrent. L’empereur d’un de ces pays, qui avait un temps envisagé d’envahir le Royaume de Frounch, finit par se dire qu’il serait extrêmement facile de le faire pour peu qu’il tombe quelques flocons, mais qu’il ne gagnerait pas grand-chose à se retrouver maître d’une population si fragile : même si les Frounchiens n’en surent jamais rien, ce fut là la meilleure chose qu’entraîna cet hiver calamiteux.

Depuis, nombre de pays ont grand plaisir à recevoir le bon roi du Royaume de Frounch : s’ils lui déroulent le tapis rouge, c’est parce qu’ils savent bien que ses éructations vantant la grandeur de son pays provoquent systématiquement un surcroît de bonne humeur dans les populations de leurs propres royaumes, et que c’est excellent pour la cote de popularité.


Le Grand Secret (Conte du XXIe siècle)

Jamais secret n’avait été si bien gardé. On pourrait remonter loin dans l’histoire du monde entier sans pouvoir mettre la main sur pareil exemple. Pourtant, rares étaient ceux qui n’avaient pas été mis au parfum : avec la plus belle ironie, les services secrets n’avaient pas eu vent de l’affaire. Mais la caste de ceux qui n’avaient rien vu venir comprenait aussi la plupart des politiciens, tous les dirigeants de grosses entreprises, quelques hauts gradés de la police et de l’armée, une majorité de hauts fonctionnaires, les dirigeants des principaux médias et quelques autres personnages importants du pays. Tous les autres avaient gardé le silence, d’ailleurs ils ignoraient que leurs voisins, leurs amis et mêmes leurs familles faisaient de même. Pendant les quelques semaines où tout se préparait, chacun continua de vivre comme si de rien n’était, espérant en son for intérieur qu’ils seraient nombreux, mais sans se faire grande illusion pour autant. Au jour J, ils furent tous aussi surpris que ravis de l’ampleur sans précédent du phénomène.

Tout était parti d’une sorte de blague. Un citoyen quelconque, comme tant d’autres, ne supportait plus son travail abscons, mal payé et souvent même humiliant. Il était au bout du rouleau, voulait redonner du sens à sa vie, faire ce qu’il aimait : il voulait vivre, tout simplement. Il était si épuisé, si démoralisé par sa vie quotidienne, si déprimé par cette injonction permanente à mal faire les choses au nom du profit qu’il décida que les conséquences de sa décision ne pourraient jamais être aussi graves que l’état dans lequel il se trouvait : il décida de démissionner, et ça aurait pu en rester là. Mais à l’instant où il prit cette décision, regardant autour de lui, il vit bien que ses collègues étaient tous aussi déprimés que lui. Alors, il leur écrivit un mail – qu’on dit fort amusant, mais personne n’a jamais retrouvé la trace de cette œuvre fondatrice – mail dans lequel il expliquait les raisons de son départ et où il enjoignait son entourage professionnel à se joindre à lui. Il disait en substance que s’ils quittaient tous la structure qui les employait, cette structure mortifère changerait ou disparaîtrait à jamais. Il rédigea ensuite sa lettre de démission qui devait prendre effet deux mois plus tard et l’envoya le lendemain en recommandé avec avis de réception.

Il ne comprit pas pourquoi, un mois plus tard, sa direction vint le supplier de revenir sur sa décision. Cette même direction le méprisait depuis des années, et voilà que son départ approchant, elle se mettait à le flatter, lui proposait une augmentation et même une meilleure répartition de ses horaires de travail, lui faisait des yeux doux et lui offrit une boîte de chocolats, comme si quelques douceurs pouvaient rayer de sa mémoire des années d’amertume. Mais sa décision était prise, il voulait reprendre sa vie en main loin de ce genre d’hypocrisies et il tint bon, refusant catégoriquement de revenir sur sa démission. Un vent de panique soufflait dans les bureaux de la direction où le téléphone ne cessait de sonner.

Ce qu’ignorait notre citoyen quelconque, c’est que son mail, qui devait vraiment être fort amusant tout bien réfléchi, était sorti de l’intranet de sa structure. Voyageant de boite mail en boite mail, il fit le tour du pays dans le plus grand secret.

Et un beau matin, le premier matin de sa liberté retrouvée, il fut surpris quand, après une grasse matinée, il ne trouva personne dans la rue et les commerces fermés. Peu de voitures circulaient, au point qu’on entendait les oiseaux chanter, les transports en commun ne fonctionnaient pas et il n’y avait même pas un agent de police à l’horizon pour lui expliquer ce qui se tramait.

Ça n’est que le soir, quand une immense fête s’organisa dans toutes les rues et sur toutes les places du pays qu’il comprit : tout le monde avait démissionné. A part les membres des services secrets, les dirigeants des grandes entreprises et des principaux médias et quelques hauts gradés, personne n’était allé travaillé. A part ses collègues et lui, personne n’avait respecté les préavis réglementaires, mais chacun avait décidé de rester au lit.

La première réaction des gens importants fut de faire intervenir la police, mais les policiers dormaient. Ils voulurent alors menacer la population via la télévision et la radio mais ne trouvèrent pas de techniciens et aucun d’eux ne savait comment procéder. Ce fut un sacré bazar, d’autant que l’événement fit grand bruit dans les autres pays bientôt gagnés par l’épidémie de démissions.

Évidemment, ça fit quelques dégâts. Les hôpitaux comme les autres services d’urgences ne tournaient plus et ce fut un vrai problème. Il y eut des débordements, à commencer par les prisons. Mais à tout prendre et vu avec du recul, ces quelques sacrifices, aussi horribles furent-ils, étaient nécessaires. Car aujourd’hui, tout va beaucoup mieux.


Monsieur Grigeot

Monsieur Grigeot s’était installé dans le quartier quelques mois auparavant et il s’y était vite intégré. C’est que Monsieur Grigeot était d’une courtoisie rare.
Il avait emménagé dans une maison pavillonnaire au printemps. Il lui fallut quelques jours pour ranger ses meubles et ses cartons. Dès qu’il eut fini, il traversa la pelouse, puis longea l’allée qui menait à la porte de son voisin de droite. Il sonna et quand la porte s’ouvrit, il ôta son chapeau et se présenta à sa voisine :

« Bien le bonjour, chère Madame ! Je suis Monsieur Grigeot, votre nouveau voisin de gauche. J’ose espérer que vous me pardonnerez ma goujaterie : je n’ai malheureusement pas trouvé le temps de venir me présenter plus tôt. »

Sa voisine le pardonna bien plus volontiers qu’elle ne s’attendait pas à ce que le nouvel arrivant se présentât. Ces choses-là se perdent, n’est-ce pas ? Elle lui souhaita la bienvenue dans le quartier, ils discutèrent de tout et de rien quelques minutes, puis Monsieur Grigeot prit congé, remit son chapeau et longea le trottoir jusqu’à l’allée qui menait à la maison de son voisin de gauche. Il sonna et quand la porte s’ouvrit, il ôta son couvre-chef et se présenta main tendue à son voisin :

« Bien le bonjour, cher Monsieur ! Je suis Monsieur Grigeot, votre nouveau voisin de droite. J’espère ne pas vous déranger séant : je souhaitais juste vous présenter mes salutations en tant que nouvel arrivant. »
Son voisin accueillit volontiers ces bien agréables salutations et proposa à Monsieur Grigeot d’entrer prendre un verre, ce qu’il ne refusa pas. Ils burent une bière et papotèrent gaiement. Le voisin parla de sa femme et de ses enfants qu’il lui présenterait au plus vite, Monsieur Grigeot expliqua qu’il était bien triste – mais ainsi va la vie – de n’avoir ni femme ni enfant à présenter, et le verre fini, le brave homme rentra chez lui.

En quelques semaines, il devint la coqueluche du quartier. Ses costumes démodés et son vocabulaire suranné charmaient toutes les femmes. Les hommes pour leur part aimaient sa modestie, mais aussi sa cave personnelle bien garnie qu’il partageait volontiers.

Il avait un mot aimable pour chacun et l’oreille ouverte aux petites misères quotidiennes de tous. Il fuyait les ragots : il ne voulait ni en entendre ni en proférer. Il avait aussi vite pris l’initiative d’organiser des repas de quartier qui rencontrèrent un vif succès. Il est bien rare, dans les quartiers pavillonnaires, qu’on connaisse son voisin, mais grâce à Monsieur Grigeot, la vie quotidienne gagnât en convivialité.

Monsieur Grigeot n’était pas non plus avare de petits cadeaux. S’il venait à apprendre que quelqu’un fêtait son anniversaire, il faisait livrer des fleurs ou des chocolats pour les dames et pour les hommes des bouteilles de vin haut-de-gamme. Les enfants n’étaient pas en reste : il leur offrait bien trop souvent des bonbons au goût des mamans, et de petits jouets pour leurs anniversaires. Quant à la boulangère, il ne manqua jamais de lui porter chaque matin une petite fleur en papier qu’il confectionnait lui-même.

Quand le quartier fut secoué par un drame, c’est aussi auprès de Monsieur Grigeot qu’on se tourna pour trouver réconfort : le fils de ses voisins de gauche disparut sans laisser de trace. C’était un petit garçon de six ans, gentil et bien élevé. Tous les habitants du quartier furent interrogés par la police, on sonda l’étang tout proche et on fouilla la forêt attenante : sans succès. Comme on peut l’imaginer, les parents étaient effondrés, et Monsieur Grigeot vint souvent chez eux avec tantôt une bouteille de cognac, tantôt une bouteille d’armagnac. Et pendant les semaines que durèrent leur impossible deuil, il prêta souvent son épaule aux larmes tant de la mère que du père.

Quelques mois passèrent encore, et un deuxième enfant du quartier disparut. Cette fois, la police en était convaincue : il ne pouvait s’agir ni d’une coïncidence ni d’un accident. Ils interrogèrent de nouveau tout le monde, mais plutôt que de lancer des recherches hasardeuses, ils fouillèrent méticuleusement chaque maison du voisinage, de la cave au grenier.

Quand la presse titra « Le Monstre Grigeot », la boulangère soupira qu’elle avait perdu le plus gentil client qu’elle eût jamais eu.


Le génie des soupentes

Aussi loin que remontait sa mémoire, il en avait toujours été certain : il était destiné à devenir un génie. Tout petit déjà, il attendait avec impatience d’être assez grand pour donner à voir au monde l’étendue de ses capacités intellectuelles. Il le savait du plus profond de son âme et du tréfonds de ses tripes : après lui, le monde ne serait plus jamais pareil.

Il avait patienté toute son enfance, nourrissant sa quête prochaine des récits de la vie de ses géniaux prédécesseurs. L’attente avait perduré toute son adolescence durant laquelle il délaissait volontiers sa scolarité pour laisser divaguer sa pensée vers son indéniable talent qui bientôt éclorait. Du fond de la classe, il rêvassait le nez en l’air, visualisant déjà les innombrables reconnaissances que lui apporteraient la gloire.

Enfin vint l’âge adulte et l’indépendance. Il loua une grande chambre sous les toits. Pour la rendre digne de son génie, il la meubla comme il se doit pour le grand homme en devenir qu’il était. Il couvrit les murs d’étagères remplies de tous les livres qu’il put trouver. Dans un coin de soupente, il disposa un petit lit en bois muni d’un de ces vieux sommier à gros ressorts couvert d’un épais matelas de laine qui sentait la poussière. Au moindre mouvement, le bois craquait et les ressorts couinaient d’une vieille souffrance qui appelait à une retraite méritée.

Au centre de la pièce, il installa un immense bureau à tiroirs en vieux chêne sombre et au vernis craquelé. Les pieds de ce meuble étaient tout sculptés et le plateau était recouvert d’un sous-main en cuir lie de vin. Entre le parquet vermoulu et le bureau, il prit soin de disposer un tapis épais. Et pour que tout fut parfait, il acheta un fauteuil voltaire en cuir brun cloutés de cuivre.

Le décor était presque parfait pour nourrir son génial esprit, mais il manquait un petit quelque chose qu’il eut du mal à définir. L’étincelle apparut quand, un jour qu’il se baladait, il passa devant une vieille échoppe en liquidation des stocks avant fermeture pour cause de retraite du propriétaire : il s’agissait d’une vieille droguerie comme on n’en fait plus. Le vieil homme se débarrassait d’un antique matériel de laboratoire : des fioles de toutes les sortes, des entonnoirs de toutes les tailles, des décanteurs, des cristallisoirs et des colonnes de chromatographie, des éprouvettes graduées et des tubes à essai, des pipettes, des ballons, des bouchons et des Béchers. Et aussi des serpentins en verre et en cuivre. Il acheta le stock et installa joliment tout ce matériel dans sa chambre maintenant surchargée de tous ces livres et objets de verre.

Il pouvait désormais se laisser aller à son génie inné.

Il s’installa à son antique bureau. Il ouvrit un cahier à couverture en cuir et papier épais. Il dévissa le flacon d’encre violette dans lequel il trempa sa plume, une vrai plume d’oie immaculée. Puis il resta ainsi : la dite plume suspendue au dessus du papier, attendant patiemment que son génie fulgurant produise une incontrôlable éruption. Quand elle surviendrait, il serait fin prêt à la coucher sur le papier.

Il resta comme ça tout le jour. L’encre violette sécha sur la plume. Quand une crampe tirailla son avant bras, il le reposa devant son beau cahier et attendit encore. La lumière, déjà rare dans sa sombre chambre, déclina. Il alluma plusieurs grosses bougies, de celles qui font de magnifiques coulures en se consumant, et reprit son poste de génie en attente de l’éclair soudain qui ne manquerait pas de changer bientôt la face du monde.

La nuit passa, seulement troublée par le passage d’un mince croissant de lune au dessus de la lucarne qui surplombait son bureau. Au petit matin, quand la lumière du soleil revint, il souffla les chandelles sans quitter sa place et un nouveau jour passa.

Inquiète de ne pas voir son nouveau locataire, la concierge de l’immeuble monta lui rendre visite une semaine plus tard. Elle le trouva raide mort, assis sur son lourd fauteuil, la tête sur son cahier. Le médecin qui examina le corps conclut à une mort par épuisement. La page devant lui était restée vierge.


La demoiselle des landes.

Un chemin serpentait entre les bruyères. Il ne subsistait du soleil que ses derniers flamboiements. Le paysage s’enflammait de rouge et déjà la lune était haute. Un rapace planait doucement, très haut dans le ciel.

La demoiselle avançait d’un pas rapide, l’esprit tout entier tendu vers son but. Son visage semblait détendu mais ses traits étaient  durs. Son regard semblait plongé dans une dimension lointaine. Elle s’approchait d’un bosquet de pins. Elle lança un regard au circaète qui continuait à tourner en altitude, rejoint maintenant par deux de ses congénères. Elle s’arrêta, respira profondément, calmement, et reprit sa marche d’un pas moins rapide et le regard fouillant le couvert du bois.

Il régnait sous les arbres une étrange ambiance. Tous les oiseaux s’étaient tus. On n’entendait que le craquement du tapis d’épines sous ses pieds. L’obscurité grandissait. Soudain une série de petits cris aigus tombèrent du ciel. La demoiselle s’arrêta et scruta. Elle perçu un craquement proche. Un homme sortit de derrière un arbre à quelques pas devant elle.

Il la fouilla des yeux, des pieds à la tête, se frotta les mains et afficha un sourire avide et un regard concupiscent. Il sortit un couteau de sa poche et en déplia la lame. Elle leva la tête vers la cime des arbres et poussa un long sifflement. L’homme fit un pas et s’arrêta. Tous les oiseaux s’étaient mis à pousser des cris tels que l’homme lâcha sa lame et se boucha les oreilles. La demoiselle ne bougea pas d’un cheveu. Soudain l’obscurité se fit plus dense. Des oiseaux arrivèrent par milliers de toutes les directions et s’agrippèrent à l’homme. En quelques secondes, il fut recouvert de passereaux, de mésanges huppée, d’alouettes, de coucous et même de minuscules ortolans. Deux chouettes effraient le poussèrent aux épaules et il tomba. Les serres des dames blanches s’enfoncèrent dans sa chair et il hurla. Il fut parfaitement immobilisé par les oiseaux quand un circaète vint se poser au sol, derrière sa tête. L’oiseau regarda la demoiselle. Elle acquiesça. Le rapace planta son bec dans chaque œil du malheureux qui hurla de plus belle.

« Merci Jean le Blanc. » murmura la demoiselle.

Tous les oiseaux repartirent en même temps d’où ils étaient venus. Le circaète s’envola le dernier. La demoiselle reprit son chemin sans même un regard pour l’homme au sol qui vociférait comme un damné.


Le boucher

Enfant, il était petit. C’est normal, pour un enfant, me direz-vous. Oui, mais lui il était vraiment petit, malingre et toujours tout blanc, même après un été au soleil. Même ses yeux étaient pâles : d’un bleu si clair qu’on aurait dit de l’eau. Son père, qui était un grand gaillard, bûcheron à la peau tannée de son état, s’en inquiétait beaucoup. Frêle comme il était, il serait difficile de faire un homme de ce petit garçon.

Aussi, quand il eut douze ans, son père l’envoya apprendre le métier de boucher chez l’un de ses vieux copains : l’activité physique ne pouvait que lui faire du bien et tous les bouchers finissent par prendre un teint rougeaud propre à leur profession. Il ne doutait pas qu’ainsi son rejeton s’étofferait un peu et que les joues rouges lui donnerait l’air en meilleure santé que sa peau toute pâle.

C’est ainsi qu’un jour le jeune garçon fit son baluchon, embrassa les joues mouillées de sa mère et partit en apprentissage. Son nouveau patron, comme on peut s’y attendre pour un boucher, n’était pas tendre. Pour autant, il n’était pas ingrat. Il payait correctement son jeune apprenti, rallongeant la paie quand celui-ci avait particulièrement bien travaillé. Mais s’il faisait les choses de travers, il n’hésitait pas à lui coller son pied aux fesses.

Le garçon devint un jeune homme et comme son père l’avait souhaité, il acquit force et rougeur. Consciencieux, il était aussi un bon boucher : excellent désosseur, très bon découpeur, il apprêtait la viande aussi bien que son maître, peut-être même mieux. Par contre, il fuyait autant qu’il pouvait quand il fallait abattre une bête. Le travail ne lui plaisait pas particulièrement, mais ne le dégoûtait pas non plus. La seule chose qui le rebutait était l’odeur lourde du sang.

Quand enfin son maître lui annonça que son apprentissage était fini et qu’il pouvait désormais se chercher un travail, la guerre éclata et le jeune homme fut appelé sous les drapeaux.

Dans les premiers temps de la guerre et en tant que simple troufion, il fut envoyé au front. Mais il répugnait autant à abattre l’ennemi qu’à tuer les bêtes de boucheries, aussi manquait-il d’ardeur au combat. Dans son camp comme dans l’autre, les blessés étaient nombreux et un jour, le médecin du camp le convoqua.

« On me dit que vous étiez boucher, dans le civil. Est-ce vrai ? lui demanda le docteur.
– Oui. Je venais juste de terminer mon apprentissage.
– Vous savez donc découper des os ?
– Oui, et aussi apprêter la viande.
–  Nous avons un grand nombre de personnes à amputer, chaque jour, et nous manquons d’infirmiers. Sauriez-vous couper une jambe proprement ? »

Le jeune homme, comme on l’imagine, hésita. Découper un genou de bœuf mort, ça n’est pas la même chose que de découper celui d’un homme encore bien vivant. Devant son hésitation, le médecin reprit :

« Pour les détails, bien sûr, je vous montrerai. Je vous apprendrai aussi à cautériser les plaies. Dans tous les cas, croyez-moi, ça reste de la boucherie ! »

Et c’est ainsi que le jeune homme quitta le front pour l’arrière et découpa des bras et des jambes écrasés par des obus sur des hommes inconscients ou préalablement saoulés. Le médecin n’avait pas menti, cette tâche ressemblait beaucoup à ce qu’il faisait lors de son apprentissage et puis cela lui permettait parfois de sauver des vies plutôt que d’aller en achever. Il ne s’habitua là pas plus à l’odeur du sang.

La guerre dura plusieurs années, et il était tout à fait un homme quand elle prit fin. Il aurait voulu profiter de cette ère nouvelle pour changer de métier, mais comme il ne savait rien faire d’autre que de découper des os et de la chair, il trouva un emploi à l’abattoir municipal où on lui concéda de ne pas s’atteler à l’abattage des bêtes.

Il n’était ni vraiment heureux ni vraiment malheureux. Mais l’odeur métallique du sang ne le quittait plus. Il avait beau se baigner, se frotter et se parfumer, elle le poursuivait. Elle imprégnait sa peau, ses vêtements, ses draps. Elle était logée dans ses narines et lui laissait une impression nauséeuse permanente. Résigné, il pensait que cela durerait toujours et de fait cela dura longtemps.

Pourtant, un matin où il se rendait au marché, il passa devant l’étal d’un fleuriste. D’abord, ce fut le parfum entêtant des roses qui s’imposa et chassa la lourde odeur de sang de son nez. Il s’arrêta au milieu de l’allée et resta là les yeux fermés à renifler l’air. Derrière les roses, il y avait l’odeur sucrée de l’éphémère magnolia, puis celle plus fraîche du chèvrefeuille.

Il rouvrit les yeux et alla sentir les fleurs une à une. Le lys lui plut beaucoup et les œillets aussi. Les jacinthes lui rappelèrent les sous-bois de son enfance et il se pâma presque en sentant le muguet. Il ne savait plus où donner du nez. Le sourire jusqu’aux oreilles, il allait de botte en bouquet. Les gens qui le regardaient riaient bien de voir ce gros bonhomme tout rougeaud papillonner ainsi, au sens propre du terme. Pour le boucher, ce fut une révélation.

Depuis des années il mettait de l’argent de côté pour ouvrir sa propre boucherie, mais s’il démissionna le lendemain de l’abattoir, ce fut pour s’installer comme fleuriste. Son nez si délicat fit vite de lui un compositeur de bouquets réputé. Il ne choisissait pas les fleurs selon leurs couleurs, mais selon leurs odeurs. D’ailleurs, il réalisait ses bouquets les yeux fermés. Et il semblait y avoir de la magie, dans ses compositions. Que son client fut un amoureux qui voulait séduire sa belle ou une famille éplorée qui venait acheter un dernier bouquet pour un proche défunt, il réalisait toujours le mélange idéal, si bien qu’il fit rapidement fortune. Et en quelques mois, il redevint aussi pâle que quand il était enfant.


L’Anniversaire de la Grand-mère

Sa grand-mère fêtait ses quatre-vingts ans, et il avait décidé pour l’occasion de lui organiser une journée mémorable.

Comme beaucoup de personnes de son âge, elle n’était pas très portée sur les choses du monde moderne. La multiplication des chaînes de télévision la faisait râler, d’autant qu’il fallait maintenant deux télécommandes différentes et que ça l’embrouillait, elle ne comprenait absolument pas quel intérêt les jeunes pouvaient trouver à l’Internet et elle pestait sans cesse contre le nombre de voitures qu’il y avait désormais sur les routes. Son petit-fils partageait son avis sur ce dernier point. Quoiqu’elle fut un peu vieux jeu et qu’elle quittait rarement son tablier en nylon, cette grand-mère était loin d’être fermée d’esprit. Elle comprenait bien que le monde changeait et qu’il fallait se faire à l’idée que ses petits-enfants ne pouvaient plus vivre comme elle avait vécu à leur âge. Alors quand son petit fils lui proposa de lui faire découvrir un de ces endroits que les jeunes de maintenant fréquentent, elle avait accepté de bon cœur de partager un peu de modernité avec lui.

 

Ils avaient donc pris la route en fin d’après-midi et était arrivé au lieu dit à l’heure du dîner. Il y avait beaucoup de voitures sur le parking et ils eurent un peu de peine à trouver une place. Ils étaient ensuite entré dans une boutique qui ressemblait à l’une de ces cafétérias que l’on voyait dans les séries américaine. Tout au fond, il y avait un long comptoir muni de plusieurs caisses enregistreuses devant lesquelles des groupes de jeunes gens attendaient leur tour. Ceux qui avaient été servi se dirigeaient vers la salle munie de tables et de chaises ou repartaient immédiatement vers le parking avec leurs consommations soigneusement emballées.

Au dessus du comptoir figurait la liste de tout ce que l’on pouvait acheter, avec un court descriptif et un tarif.

Des haut-parleurs diffusaient une radio à la mode qui couvrait à peine le bruit des conversations, les rires des jeunes gens et les bips des caisses enregistreuses. Derrière le comptoir, les employés s’activaient pour servir les clients le plus vite possible. Chacun d’eux avaient un micro-casque. Ils énuméraient à voix hautes la liste de ce que les clients souhaitaient acheter et derrière eux, d’autres employés préparaient la commande. Tous étaient d’une efficacité redoutable.

Les jeunes gens qui patientaient dans les files d’attente avaient un regard amusé pour la grand-mère. Certains vinrent même lui dire que ça leur faisait plaisir de voir une dame de son âge dans un tel endroit. La vieille dame trouva ces jeunes bien sympathiques.

Comme elle ne savait pas du tout quoi choisir parmi les produits proposés, elle laissa son petit-fils passer la commande. Quand enfin ils eurent obtenu ce qu’ils étaient venu chercher, le jeune homme lui demanda si elle préférait consommer sur place ou aller déguster tout ça à la maison.

« Comme je n’ai pas l’habitude lui répondit sa grand-mère, j’aimerais autant que nous le fumions à la maison. Je ne sais pas comment je vais réagir. »

Son petit-fils acquiesça. Ils quittèrent le coffee shop et prirent immédiatement la route du retour, tandis que la vieille dame cachait le cannabis dans son soutien-gorge pour passer la frontière en toute quiétude.

 


Vlad Oreste

Maria avait vécu sa grossesse en toute quiétude et arriva au jour de l’accouchement avec les joues roses et sans fatigue excessive. Il s’écoula moins de deux heures entre les premières contractions et l’expulsion du bébé. Le petit garçon naquit en pleine santé, mais les médecins s’inquiétèrent : ils avaient retrouvé des morceaux du placenta dans sa bouche mais la mère n’expulsa jamais le reste. Quoique tous les examens nécessaires furent exécutés avec minutie, on ne trouva nulle part la délivre. Après quelques pleurs, l’enfant s’endormit très vite.

Il avait un minuscule ronflement.

Le lendemain, le bébé refusa obstinément le sein. Inquiète, la mère finit par essayer de lui donner un biberon, mais il n’en voulut pas plus. Youssef, son père, essaya à son tour de lui donner la tétine sans mieux y parvenir. Toutes les infirmières et sages-femmes, tous les médecins se relayaient auprès de l’enfant, l’examinant, le palpant, tentant eux-mêmes de lui tendre le biberon, rien n’y fit. Le jour suivant, il s’opposa encore à toute nutrition et la valse des soignants reprit. Le troisième jour, il resta toujours sans manger. Pourtant, son poids restait stable, il était vif et il ne pleurait pas.

Le quatrième jour, il rejeta encore tout ce qu’on essayait de porter à sa bouche, serrant la mâchoire à l’approche du téton et tournant la tête à celle du biberon, mais il commença à se plaindre. Il s’agita, puis entonna des vocalises de protestations. A la fin du jour, il hurlait franchement et cela dura toute la nuit. Au petit matin, épuisé, il s’endormit après avoir de nouveau refusé le lait.

L’étrange comportement du petit garçon occupa toutes les discussions de tous les employés de l’hôpital. On rassembla, dans une salle de réunion, des pédiatres, des nutritionnistes, des psychiatres, des psychologues, des gastro-entérologues et tout un tas d’autres spécialistes. Tous se repassaient les analyses du bébé, le dossier médical des parents, revenaient à celui de l’enfant mais personne n’y découvrit rien d’anormal. Le seul symptôme qu’il présentait était une très légère anémie qui allait croissante depuis sa naissance, mais cela pouvait fort bien s’expliquer par son jeûne. Ils décidèrent de l’alimenter par transfusion, mais le bébé si faible soit-il arrachait systématiquement le petit cathéter qu’on lui mettait dans le bras.

A l’aube du sixième jour Maria s’éveilla les yeux rougis. Elle tenait encore à la main un mouchoir détrempé par les larmes de la nuit. Le père de l’enfant somnolait sur un fauteuil. La mort imminente de l’enfant tant désiré paraissait inéluctable. Ils étaient désemparés devant leur impuissance à le faire vivre.

Elle avança la main pour caresser la tête de son fils. Il ouvrit les yeux. Son sourire découvrit quatre minuscules dents, deux en haut et deux en bas. Non sans surprise, elle lui caressa la joue. Avec une vivacité improbable pour son âge, le petit garçon tourna la tête et mordit sa mère avec une force surprenante.

Elle poussa un cri qui réveilla Youssef et retira vivement sa main. Elle saignait. Le bébé devint écarlate et se mit à hurler. Le père se tenait derrière elle et regardait tour à tour, horrifié, le doigt sanguinolent de son épouse et le visage du petit dans son berceau. Maria était livide. Quelques jours auparavant, une vieille femme de ménage avait longuement regardé son fils.

« Ptet qu’il faut juste le nourrir avec aut’ chose…» avait-elle marmonné avant de hausser les épaules et de quitter la pièce en poussant son chariot devant elle.

Maria approcha son doigt meurtri de la bouche de son fils. Instantanément, il se tut et s’en saisit de ses deux petites mains. Il l’approcha de ses lèvres et téta le sang de sa mère. Quand il repoussa le doigt, sa mère le prit sur son épaule et il fit son rot. Elle le coucha dans son berceau et il s’endormit aussitôt, souriant.

Maria se jeta dans les bras de Youssef et pleura longuement.


L’Ogre du Royaume d’Afughal

La plupart des royaumes ont leur roi, leur forgeron et leur tavernier, d’autres ont une sorcière ou un loup-garou, mais le royaume d’Afughal devait se débrouiller avec son ogre.

Peut-être l’ignorez-vous, mais les ogres vivent très vieux, si vieux qu’aux yeux des hommes, ils paraissent immortels. Bien sûr, il y eut de nombreuses campagnes militaires pour se débarrasser de lui, mais elles faisaient tellement plus de morts que l’ogre lui-même qu’on avait fini par s’accommoder de sa présence et de son régime alimentaire. Il dévorait un ou deux enfants par semaine, mais le royaume était grand, sa population nombreuse, si bien que cela passait presque inaperçu. Et puis cela évitait que les enfants ne fassent l’école buissonnière.

Un jour, pourtant, un nouveau monarque accéda au trône : le roi Abuhlal. Il avait en tête de moderniser le royaume d’Afughal et commença donc par examiner attentivement les doléances que les gens du peuple faisaient régulièrement parvenir au château. Ainsi commença-t-il par baisser légèrement les impôts. Il s’agissait certes d’une diminution symbolique, mais le peuple apprécia et loua son bon roi. Ensuite, il s’attaqua aux problèmes de voirie dans la capitale. C’était une ville relativement importante dans laquelle le contenu des pots de chambre était jeté par la fenêtre, ce qui n’allait pas sans quelques conflits de voisinage et de nombreux problèmes d’hygiène. Ce fut un énorme chantier que d’installer des égouts dans une cité aussi ancienne. Dans un premier temps, le peuple fut ravi à l’annonce du commencement des travaux car cela donna du travail à tout le monde. Puis, quand le chantier commença, tout le monde pesta beaucoup contre le bruit et les désagréments de circulation que cela créa. Enfin, quand plusieurs mois plus tard les travaux furent achevés, le peuple de la capitale organisa une grande fête en l’honneur d’Abuhlal car chacun appréciait de ne plus devoir marcher le nez en l’air pour éviter les chutes intempestives de matières et liquides nauséabonds.

Abuhlal aurait pu s’arrêter là, car il avait rallié le peuple à sa cause et les lettres de doléance se faisaient rares. Seulement, il était orgueilleux et voulait qu’on parle encore de lui pendant des siècles. Toutes les missives de plainte qu’il recevait encore venaient de familles éplorées par la disparition d’un enfant dans l’estomac de l’ogre du royaume. S’il mettait fin à cet état de fait, personne n’oublierait jamais son nom. Il envisagea d’abord de lever une armée pour aller tuer l’ogre, mais son conseiller aux affaires intérieures lui rappela que l’ogre était invincible. Il suggéra qu’ils pouvaient au moins le repousser sur les terres du royaume voisin, mais le conseiller aux affaires extérieures répliqua qu’en ce cas, il était probable que les voisins leur déclarent la guerre, ce qui n’était pas souhaitable car ils étaient beaucoup plus forts.

Abuhlal n’en démordait pas, il fallait que l’ogre cesse de manger les enfants du royaume. Déguisé en simple bourgeois, il arpenta les rues de la capitale car il réfléchissait mieux en marchant.

Ce faisant, il s’égara dans le quartier le plus pauvre, aux abords du fleuve, et fut atterré d’y croiser tant de malades, de mendiants, de personnes qui avaient perdu un membre ou un œil et de vieillards qui restaient assis sur un banc à regarder passer les gens. Tous ces gens étaient globalement improductifs : ils ne rapportaient rien au royaume, aussi leur disparition serait-elle une bonne chose pour tous. Il rentra au château, réunit sa garde personnelle et se rendit derechef, drapeau blanc en tête, à l’antre de l’ogre.

L’ogre venait de terminer un petit garçon de six ans, cuit à la broche et accompagné d’une sauce au vin. Il était repu, de bonne humeur, et s’apprêtait à entamer sa sieste de trois jours quand il aperçut au loin l’escorte royale qui se dirigeait vers lui. Le vieil ogre n’avait pas vu de roi depuis la dernière guerre menée contre lui quelques siècles plus tôt, et il les trouvait toujours amusants. Aussi prépara-t-il du thé pour accueillir l’escouade.

Le roi demanda à être reçu, et l’ogre le pria d’entrer dans sa grotte avec ses ministres et soldats.

« Ai-je la garantie, demanda Abuhlal, que tu ne mangeras aucun de nous ?

– Je viens de terminer mon repas, le roi. Je n’ai plus faim et de toutes façons, je n’aime pas la viande grasse. »

Le roi ne releva pas l’injure : il n’était pas en position de pouvoir se permettre d’esclandre face à une créature qui pouvait les anéantir du bout du doigt.

« Que me veux-tu, le roi?

– Je souhaiterais passer un accord avec toi. Les mères du royaume n’apprécient guère le contenu de tes repas. Et moi-même, je trouve fort dommage que notre pays se retrouve privé de ceux qui seront peut-être ses meilleurs éléments à l’avenir. Aussi, je viens te proposer de te fournir tes repas futurs si tu acceptes de ne plus manger nos enfants.

– Et dis-moi donc, le roi? Avec quoi comptes-tu me remplir la panse?

– Et bien… Le royaume compte nombre d’improductifs. Aucun n’est gras, selon ton goût, mais il y a tout de même plus de viande que sur les enfants.

– C’est que j’aime beaucoup moins la chair adulte. Elle est moins tendre, moins goûteuse, et il faut beaucoup la battre pour l’assouplir, et beaucoup l’arroser de sauce pour la rendre meilleure.

– Bien sûr, bien sûr… Nous pourrions peut-être compenser la qualité par la quantité, et aussi te fournir chaque semaine une barrique de vin et autant de beurre? »

L’ogre réfléchit. Certes, la viande d’adulte était fade. Mais il raffolait du beurre et ne crachait pas dans le vin. Et puis, pour tout dire, il se faisait vieux et les enfants, au fil du temps, avaient inventé bien des techniques pour lui échapper, si bien qu’il devait développer beaucoup d’efforts pour ne pas toujours manger à sa faim. D’ailleurs, celui qu’il avait dévoré aujourd’hui était le premier qu’il avait réussi à attraper en dix jours.

« Combien de tes pauvres me donneras-tu?

– Et bien, nous pourrions t’en livrer quatre par mois.

– Disons cinq.

– Fort bien ! Disons cinq!

– Sans oublier le beurre, le vin… et je voudrais aussi une barrique de miel chaque mois.

– Cela me semble raisonnable et je te l’accorde!

– Bien sûr, si vous cessiez les livraisons, je recommencerais à chasser les enfants!

– C’est entendu, mais n’aie crainte: le royaume ne manque pas d’improductifs, et il s’en crée chaque jour de nouveaux! Évidemment, si tu dévorais encore un enfant, nos livraisons cesseraient immédiatement.

– Tope-là! s’écria l’ogre ravi.»

Dans les jours qui suivirent, Abuhlal annonça que désormais, le royaume prendrait en charge les vieux, les handicapés et les mendiants. Il annonça la construction d’une grande maison où ils seraient hébergés et nourris. Bien sûr, dès son ouverture, nombreux furent ceux qui s’y précipitèrent. De nouveaux contrats furent passé avec les viticulteurs, les crémiers et les apiculteurs et vite l’ogre reçut ses livraisons sans que personne ne se doute de rien.

Abuhlal fit un long discours depuis son balcon où il expliqua qu’il avait convaincu l’ogre de ne plus manger d’enfant, et tous se réjouirent tant que personne ne se posa de question.

Au début, l’ogre fut ravi. La viande n’était pas bonne, mais le vin, le beurre et le miel étaient excellents. Mais très vite, il se rendit compte qu’un régime uniquement composé de viande d’adultes ne le nourrissait guère. Il perdait du poids à vue d’œil et avait faim en permanence, comme s’il n’avait pas mangé du tout. Il en parla au roi qui, inquiet, lui fit livrer d’abord six, puis sept, puis huit improductifs par mois sans que cela ne change rien. Il ne fallut que peu de temps avant que l’ogre reprenne sa chasse à l’enfant. Il était si affamé qu’il en mangea quatre d’un coup le premier jour.

Cela se sut. Le roi cessa ses livraisons, mais se retrouvait avec une maison des pauvres surpeuplée. Des enfants continuaient à disparaître en grand nombre, et le peuple grondait: s’il tolérait les abus des rois, il n’en supportait pas les mensonges.

Quand enfin Abuhlal, craignant pour ses finances, fit fermer la maison des pauvres, le peuple se rebella, le renversa et mit le cousin du roi déchu sur le trône.

A ce jour, l’ogre court toujours après les enfants malgré ses rhumatismes et plus aucun roi ne s’est plus risqué à tenter de l’en empêcher.