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Le génie des soupentes

Aussi loin que remontait sa mémoire, il en avait toujours été certain : il était destiné à devenir un génie. Tout petit déjà, il attendait avec impatience d’être assez grand pour donner à voir au monde l’étendue de ses capacités intellectuelles. Il le savait du plus profond de son âme et du tréfonds de ses tripes : après lui, le monde ne serait plus jamais pareil.

Il avait patienté toute son enfance, nourrissant sa quête prochaine des récits de la vie de ses géniaux prédécesseurs. L’attente avait perduré toute son adolescence durant laquelle il délaissait volontiers sa scolarité pour laisser divaguer sa pensée vers son indéniable talent qui bientôt éclorait. Du fond de la classe, il rêvassait le nez en l’air, visualisant déjà les innombrables reconnaissances que lui apporteraient la gloire.

Enfin vint l’âge adulte et l’indépendance. Il loua une grande chambre sous les toits. Pour la rendre digne de son génie, il la meubla comme il se doit pour le grand homme en devenir qu’il était. Il couvrit les murs d’étagères remplies de tous les livres qu’il put trouver. Dans un coin de soupente, il disposa un petit lit en bois muni d’un de ces vieux sommier à gros ressorts couvert d’un épais matelas de laine qui sentait la poussière. Au moindre mouvement, le bois craquait et les ressorts couinaient d’une vieille souffrance qui appelait à une retraite méritée.

Au centre de la pièce, il installa un immense bureau à tiroirs en vieux chêne sombre et au vernis craquelé. Les pieds de ce meuble étaient tout sculptés et le plateau était recouvert d’un sous-main en cuir lie de vin. Entre le parquet vermoulu et le bureau, il prit soin de disposer un tapis épais. Et pour que tout fut parfait, il acheta un fauteuil voltaire en cuir brun cloutés de cuivre.

Le décor était presque parfait pour nourrir son génial esprit, mais il manquait un petit quelque chose qu’il eut du mal à définir. L’étincelle apparut quand, un jour qu’il se baladait, il passa devant une vieille échoppe en liquidation des stocks avant fermeture pour cause de retraite du propriétaire : il s’agissait d’une vieille droguerie comme on n’en fait plus. Le vieil homme se débarrassait d’un antique matériel de laboratoire : des fioles de toutes les sortes, des entonnoirs de toutes les tailles, des décanteurs, des cristallisoirs et des colonnes de chromatographie, des éprouvettes graduées et des tubes à essai, des pipettes, des ballons, des bouchons et des Béchers. Et aussi des serpentins en verre et en cuivre. Il acheta le stock et installa joliment tout ce matériel dans sa chambre maintenant surchargée de tous ces livres et objets de verre.

Il pouvait désormais se laisser aller à son génie inné.

Il s’installa à son antique bureau. Il ouvrit un cahier à couverture en cuir et papier épais. Il dévissa le flacon d’encre violette dans lequel il trempa sa plume, une vrai plume d’oie immaculée. Puis il resta ainsi : la dite plume suspendue au dessus du papier, attendant patiemment que son génie fulgurant produise une incontrôlable éruption. Quand elle surviendrait, il serait fin prêt à la coucher sur le papier.

Il resta comme ça tout le jour. L’encre violette sécha sur la plume. Quand une crampe tirailla son avant bras, il le reposa devant son beau cahier et attendit encore. La lumière, déjà rare dans sa sombre chambre, déclina. Il alluma plusieurs grosses bougies, de celles qui font de magnifiques coulures en se consumant, et reprit son poste de génie en attente de l’éclair soudain qui ne manquerait pas de changer bientôt la face du monde.

La nuit passa, seulement troublée par le passage d’un mince croissant de lune au dessus de la lucarne qui surplombait son bureau. Au petit matin, quand la lumière du soleil revint, il souffla les chandelles sans quitter sa place et un nouveau jour passa.

Inquiète de ne pas voir son nouveau locataire, la concierge de l’immeuble monta lui rendre visite une semaine plus tard. Elle le trouva raide mort, assis sur son lourd fauteuil, la tête sur son cahier. Le médecin qui examina le corps conclut à une mort par épuisement. La page devant lui était restée vierge.