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Mémoires d’un paysan bas-breton : pour se distancer des folkloristes.

« J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais jamais ailleurs que dans des romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine. (…) Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable. »

Voilà donc la note d’intention de Jean-Marie Déguignet (1834-1905) à la première page de ses Mémoires. Et on ne peut pas lui donner tort sur le constat : rares sont les documents relatant la vie des paysans, qui en son temps ne savaient que rarement écrire, plus rares encore ceux des paysans bretons qui ne savaient pas même parler le français. Les Mémoires d’un paysan bas-breton constituent donc un document unique, très éloigné de tout ce que les folkloristes de la région ont pu produire.

La vie de Déguignet est digne d’un roman d’aventures. Mendiant dès qu’il est en âge de marcher, il n’a qu’une obsession : apprendre le français, ce qu’il fait seul, sans aucune aide, à une époque où l’école est encore réservée aux classes possédantes. Adolescent, il est vacher dans la ferme d’un des rares agronomes de la région. Mais Déguignet veut découvrir un monde dont il ignore et la forme et la taille, il veut aussi perfectionner son français, il opte donc pour la seule option qui s’offre à lui : il s’engage dans l’armée du Second Empire, où il passera quatorze années. Il combattra ainsi en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Il apprendra donc aussi l’italien et l’espagnol et regrettera de ne pas avoir eu le temps d’apprendre l’arabe. « J’aurais bien vite appris l’arabe, écrit-il, d’autant plus facilement que l’accent arabe est le même que l’accent breton ». Il observera les cultures des pays dans lesquels il se trouve et tentera de les décrire sans porter de jugement, hormis sur tout ce qui relève de la présence catholique, ou pire, jésuite, dans ces pays. Il perd la foi à Jérusalem devant le spectacle navrant du commerce du pèlerinage. De retour de l’armée, il se marie contre sa volonté et devient cultivateur. Sachant lire, il s’abonne à des revues agronomiques, les autres paysans verront le diable dans ses méthodes nouvelles. Jeté à la rue par les nobles à qui appartiennent ses terres avec sa femme déjà alcoolique et ses quatre enfants, le voilà dans le troquet où sa femme finit de se tuer à l’alcool, vendeur d’assurance, débitant de tabac et puis, de nouveau, misérable survivant dans des taudis de Quimper où il écrira ses Mémoires et réflexions en 1400 pages de cahiers d’écolier – tout n’est pas édité, des coupes ont été faites.

Et ce document passionnant, aucun Breton, surtout pas bretonnant et/ou régionaliste, ne vous le mettra entre les mains. C’est qu’à l’époque de Déguignet, les folkloristes Parisiens et régionalistes n’ayant écrit qu’en français publient beaucoup, et ce sont leurs documents qui sont restés dans la mémoire collective. « Les conteurs se sont moqués des savants. Pour un verre d’eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination. » Aucun d’eux n’écrira sur l’incroyable misère qui règne alors en Bretagne. Aucun d’eux ne relatera le poids épouvantable que représente la religion catholique, le pouvoir démesuré dont disposent encore les nobles. Au XIXe siècle, la Bretagne est toujours monarchiste et le peuple bien trop pauvre et ignorant pour envisager d’être autre chose. Déguignet a voyagé et beaucoup lu. Athée, bouffeur de curés, républicain anarchisant, il est rejeté dans son pays natal, maintenu à la marge par les tonsurés qui veillent à ce que leurs ouailles ne fréquentent pas ce fils du diable. L’auteur en garde une grande rancœur, on en aurait à moins. On dira de lui qu’il sombra dans un délire de persécution. On sent bien dans ses lignes que ça n’est pas tout à fait faux, mais il avait des causes réelles de se sentir persécutés par les ensoutanés.

S’il faut lire Mémoires d’un paysan bas-breton, c’est bien pour avoir autre chose que la vision romantisée que les folkloristes ont donné de la Bretagne. C’est le contrepoint indispensable aux récits d’Anatole le Braz – avec lequel l’auteur était fâché mais sans lequel les écrits de Déguignet seraient restés inconnus. C’est aussi un contrepoint aux récits de guerre faits par des nobles et des généraux. On parle fort peu, par exemple, des exactions de la France au Mexique : il est toujours bon de rappeler ce dont nous avons été capables. Il faut lire, enfin, Déguignet, pour bien prendre la mesure du niveau d’ignominie dont était capable le clergé breton.


9 mai, Jour de la célébration

Le rapport à l’histoire est rudement différent d’un pays à l’autre. En France, on a vu des Champs-Élysées quasiment vides en dehors de quelques rangées de flics, un président équipé d’un gilet pare-balle déposant une gerbe loin des rares badauds venus assister à la cérémonie du 8 mai et parmi ces badauds, certains ne savent pas vraiment ce qu’on commémore. Spectacle quelque peu pathétique.

Je viens de jeter un œil aux cérémonies du « Jour de la célébration » russe : chez eux, ça se déroule aujourd’hui 9 mai. Alors déjà, 13600 soldats de toutes les sortes défilent sur la Place Rouge. Pour comparaison, le 14 juillet chez nous, c’est un peu plus de 4000 militaires sur les Champs-Élysées. Je ne suis pas une grande fan des défilés militaires, mais c’est tout de même vachement impressionnant, cette dizaine de milliers d’uniformes bien rangés.

Évidemment, Poutine fait son discours devant les militaires. S’il porte un gilet pare-balle – c’est sans doute le cas – il doit être de meilleure facture, parce qu’il ne se voit pas sous le costard.

Il y a ensuite ce que les Russes appellent le défilé du Régiment Immortel. C’est moins bien rangé. Le peuple descend dans la rue avec les portraits des personnes de leur famille tuées au combat pendant la guerre. Il est trop tôt encore pour avoir les chiffres de cette année, mais en général, il y a entre 500 000 et 850 000 personnes selon les années – et les sources – qui défilent à Moscou et à peine moins à Saint-Pétersbourg. Bien sûr, dans les villages paumés il y a bien moins de monde. Mais il y a tout de même ces défilés. Pourtant, l’espérance de vie est moindre chez eux que chez nous : les anciens combattants encore en vie ne doivent pas y être très nombreux.

Il est évident que ces grands défilés militaires font aussi usage de propagande. Notre 14 juillet ne sert pas moins à exposer qui a la plus grosse (armée), ça n’est pas pour rien que Trump l’a tant aimé. Mais je n’ai jamais vu, chez nous, de telles foules d’anonymes se déplacer pour célébrer la victoire sur le nazisme. Il faut dire qu’on n’a pas vraiment gagné et que nos résistances respectives à l’envahisseur n’ont pas eu exactement la même gueule. Les sièges de Stalingrad et Leningrad, c’est tout de même autre chose qu’un général en fuite à Londres. Il faut dire aussi que le régime communiste a longtemps et savamment nourrit cette mémoire. Mais au final, le résultat est sans appel : les Russes se souviennent bien mieux que nous. Et ne sont pas dans la même dynamique de détestation d’eux-mêmes. Il y a fort à parier que face à une réitération de la situation de 1940, le résultat serait exactement le même : les Français rendraient les armes en quelques jours, et je ne voudrais pas avoir à me frotter à la fierté russe.

Je me demande s’il y a chez eux des gens qui regardent nos ersatz de cérémonies mémorielles. Si c’est le cas, ils doivent bien rigoler. Ou avoir pitié, allez savoir.


Blitzkrieg et police nationale

D’un côté, nous avons une candidate au parlement européen qui parle de « blitzkrieg » pour désigner sa campagne. Pour rappel, le blitzkrieg, c’est environ 66 000 morts et 133 700 blessés en Pologne, 1 500 morts en Norvège, 2 890 morts et 6 889 blessés au Pays Bas, 7 500 morts et 15 850 blessés en Belgique, 3 500 morts et 13 600 blessés Britanniques, 58 829 morts et 123 000 blessés Français. Une paille. Oh, bien sûr, elle a ajouté le terme « positif » derrière. J’en déduis que si on parle de faire une « Shoah joyeuse », ça ne pose pas de souci, l’adjectif compense, non ? Après tout, si Nathalie Loiseau ignorait avoir intégré de plein gré un groupuscule d’extrême-droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle méconnaisse le sens de certains mots.

De l’autre, nous avons un ministre de la police qui ré-écrit l’histoire. Castaner nous parle de l’infime poignée de flics qui ont pris le Maquis. Il oublie la prestation de serment au Palais de Chaillot, Drancy et le Vel d’hiv, René Bousquet et le riant Joseph Darnand. Il oublie la chasse aux Résistants, aux communistes, les mineurs fusillés, l’arrestation des jeunes gens qui refusaient le STO. En fait, il oublie carrément que l’appellation même de « Police Française » date du régime de Vichy. Que la création des CRS date de la même époque, même s’ils s’appelaient alors autrement. On oublie tout, on ré-écrit l’histoire pour ne surtout pas avoir à la questionner. On fait de quelques exceptions la norme. La France n’a jamais fait aucun travail de mémoire sur la façon dont les choses ses sont passées pendant la guerre. On oublie volontiers que ce sont les élus nationaux qui ont donné le pouvoir à Pétain. L’ignorance, c’est la force.

C’est ainsi qu’on se retrouve avec une caste dirigeante au mieux sans mémoire, au pire d’un cynisme abject. Quoi qu’en réalité, je doute qu’il s’agisse d’un problème de mémoire. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un problème de valeurs. Tout se vaut. Un tweet vaut un programme. Un discours a valeur d’acte. Un mensonge est égal à une erreur de vocabulaire. Et ainsi tout passe. Ça amuse les réseaux sociaux, au mieux ça engendre une vague et ponctuelle indignation, et le lendemain, ils peuvent recommencer. Qu’entendrons-nous demain ?


La neige et les chiens – Vidosav Stevanovic

Ah ! Le romantisme de la guerre ! Les amoureux qui se rencontrent, chacun issu d’un camp différent mais qui s’aiment quand même, le commandant au grand cœur prêt à tout pour sauver la vie de ses hommes, les soldats qui protègent les civils vaille que vaille, les enfants qui s’en tirent miraculeusement en sautant dans le dernier train en partance vers un pays en paix… Bullshit.

Vidosav Stevanovic n’est pas un romantique. Et il l’était encore moins au moment où il a écrit La neige et les chiens : la guerre en Yougoslavie faisait encore rage, il avait réussi à la fuir mais pas sans la regarder en face. Et ici, il nous la restitue dans toute sa réalité, dans toute sa crudité. Cette guerre là ou une autre, c’est du pareil au même : c’est sale, ça pue, il n’y a aucune place pour le romantisme. Les civils se font dégommer et leurs cadavres pourrissent sur place, parfois après qu’on ait pris soin de voler leurs organes car les armes coûtent cher. On viole, on torture, on s’amuse à faire rôtir des enfants vivants et il arrive même qu’on en bouffe un morceau. On détruit tout, méticuleusement, au nom du nationalisme, de la religion, de n’importe quelle idéologie foireuse, l’essentiel, c’est de détruire. Ceux qui arrivent à fuir ne sont pas moins détruits, pour toujours. Ils portent irrémédiablement en eux les germes de la prochaine guerre. Et ne vous leurrez pas : si Vidosav Stevanovic use parfois de surréalisme, ça n’est certainement pas pour nous alléger le fardeau de la réalité, encore moins pour nous aider à prendre de la distance, mais au contraire pour mieux nous en imprégner, de cette réalité de la guerre. Hollywood ment autant qu’une large part de la littérature qui prétend en parler. Il nous montre même comment même les photographies des reporters de guerre ne sont que des loupes sur un instant qui occultent tout le reste. Il n’y a aucun répit, dans la guerre.

La neige et les chiens est peut-être ce que j’ai lu de plus dur. Pas dans le style, qui est parfaitement accessible à tous, mais bien pour son contenu. Évidemment, je me rends bien compte que je ne vais pas inciter grand monde à découvrir ce roman qui en est à peine un en présentant les choses ainsi. Je sais bien que beaucoup de lecteurs préféreront le romantisme qui biaise tout. Mais peut-être qu’il passera par là quelqu’un qui ne veut pas se mentir, qui veut regarder le monde en face. Si vous êtes celui-là, personne d’autre que Vidosav Stevanovic ne saura mieux répondre à vos attentes.


Aurore Boréale de Drago Jancar

Le 1e janvier 1938, un voyageur de commerce descend du train dans une petite ville slovène, c’est là qu’il a donné rendez-vous, pour affaire, à l’un de ses collègues. Mais le temps passe et le collègue n’arrive pas, il ne répond pas non plus aux télégrammes. Et voilà notre homme coincé dans cette petite ville, englué, dégringolant peu à peu, passant de la fréquentation de la petite bourgeoisie locale à la fréquentation des bouges des quartiers mal famés, buvant une mauvaise piquette avec des personnages peu recommandables.

En fait, je pourrais vous raconter toute l’intrigue sans vous gâcher le plaisir de la lecture, car en cette année 1938, en Slovénie, tout est inéluctable. Et c’est là tout le talent de Drago Jancar : on sait très bien où il nous emmène, on devine immédiatement qu’il va peu à peu détruire son personnage dans un environnement qui ne deviendra pas moins fou, mais c’est cette inéluctabilité qui rend le roman passionnant. C’est d’une efficacité redoutable. Il y a là Franz Kafka qui aurait télescopé Thomas Mann avec une concision déroutante et il y a quelques échappées vers l’avenir pour dire toute l’horreur qui viendra. L’auteur nous enjoint à ne s’attacher à aucun des personnages : ceux qui ne souffriront pas feront souffrir, ceux qui ne mourront pas tueront.

Drago Jancar fait partie de ces auteurs dont on se demande pourquoi ils sont si peu connus et si peu traduits en France alors qu’ils devraient être incontournables.


Voleurs de leur propre liberté de Vidosav Stefanovic

Dans 99 % des cas, je choisis mes livres en fonction de critères mouvants : je connais déjà l’auteur, j’ai envie de découvrir la littérature d’un pays en particulier, le thème du livre m’intéresse. Le 1% restant est constitué de livres que je trouve par hasard, et c’est le cas de Voleur de leur propre liberté. Je ne connaissais pas Vidosav Stefanovic, je ne me suis jamais particulièrement intéressée à la Serbie, et quelques mois d’histoire d’une télévision locale dans une ville serbe – Kragujevac – dont je n’avais jamais entendu parler n’est pas forcément le genre de choses auxquelles je m’intéresse. Mais parfois, on se dit « bah ! Pourquoi pas ! » Et paf, une baffe.

Car si l’auteur nous raconte en effet son histoire de tentative de création d’une télévision locale libre sous Milosevic, la réalité est plutôt qu’il tend un miroir à la lâcheté de chacun de nous quand il est question de notre liberté. C’est que Vidosav Stevanovic maîtrise bien le sujet. Poursuivi, persécuté, calomnié, jugé et exilé à cause de ses écrits, c’est tout à fait par hasard qu’il s’est trouvé un jour de l’hiver 1996 dans sa ville natale alors que la population manifestait contre la censure de Milosevic et qu’on lui confie la reprise en main de la télévision locale. Et comme il a l’air d’être une sacrée tête de nœud, il ne fait aucun compromis : pas de censure, pas de revanchisme, pas de collusion avec les politiciens, pas de langue de bois. La liberté et la vérité, rien d’autre. Forcément, ça s’est très mal passé pour lui. L’expérience a duré six mois, six mois durant lesquels il a écrit ce livre qui est son journal.

La baffe ne vient pas tant de toutes celles qu’il a du encaisser pendant cette période, mais du fait qu’en nous décrivant le peu d’exigences du peuple Serbe en matière de liberté et de vérité, il nous montre en réalité un problème universel. Nous nous résignons tous, même au pire. Face au recul des libertés, à la corruption, aux crises économiques, à la perte voire à la disparition de la vérité dans les médias, nous nous résignons. Et pire encore, une fois résignés, nous acceptons la création de boucs émissaires et nous participons activement à la déliquescence de nos sociétés par notre mépris, nos calomnies, notre inaction, notre repli sur nous-mêmes. Nous acceptons le plus passivement du monde la mutation de nos médias en spectacles juste bons à vider les cerveaux. Nous apprenons à nous débrouiller face au manque d’argent plutôt que de nous révolter de la gestion qui en est faite par les politiciens. Nous sommes, tous, les voleurs de notre propre liberté.

Stefanovic nous décrit un peuple Serbe résigné et méprisable, putride, même, dans son nationalisme. On commence par le trouver bien dur, et si l’on n’est pas trop intellectuellement malhonnête avec nous-mêmes, on finit par se reconnaître sur bien des points, par comprendre que le problème vient bien plus du peuple que des Serbes.

Ce journal a presque vingt ans, mais aujourd’hui, c’est chez nous, en Europe de l’ouest, qu’il est plus qu’urgent de le découvrir : il y a des baffes salutaires.

Maintenant que c’est fait, M. Stefanovic va rejoindre la liste des auteurs dont je ne choisis pas les romans par hasard.


Les communautés familiales agricoles, un grand bout d’histoire paysanne.

Aux alentours du XIe siècle, les paysans se sont pris le servage en pleine tronche. En outre, le seigneur du château le plus proche s’attribuait tous les biens des serfs qui n’avaient pas d’enfants à leur mort en empêchant toute autre forme de transmission. On appelait ça le droit de mortaille. Mais le droit coutumier comportait une exception : les seigneurs ne pouvaient rien récupérer du tout si les biens avaient été mis en commun avec d’autres membres de la famille. Les seigneurs décrétèrent que la mise en commun ne valait que si toute la famille se chauffait au même feu et mangeait au même pot. C’est ainsi que sont nées les communautés familiales agricoles, aussi nommées communautés taisibles. Non qu’on s’y taisait, c’est juste que les contrats étaient tacites.

Il y en a eu un peu partout et de plusieurs sortes, mais les plus grandes et les plus nombreuses se situaient en Auvergne, dans le Bourbonnais, dans le Nivernais, dans le Berry et en Corse. Dans ces contrées, la notion de famille, sans sortir du lien du sang, pouvait s’étendre à pas mal de branches. Les communautés étaient donc importantes, et vaste la salle de la cheminée qui accueillait la grande table commune.

Si vous habitez un lieu comportant les suffixes « ière » ou « rie » collé à quelque chose qui ressemble à un nom propre, comme La Bernarderie ou la Richardière, il y a de fortes chances pour que vous viviez sur le lieu d’implantation de l’une de ces anciennes communautés.

Comment fonctionnaient ces communautés ? D’une certaine façon, c’est fort simple : en presque complète autarcie, le « presque » représentant essentiellement le sel et le fer qu’on devait acheter ailleurs. Pour le reste, tout était produit par les membres de ladite communauté. On cultivait des céréales – la patate n’était pas encore arrivée chez nous – on élevait des bêtes, on faisait pousser du lin et du chanvre qu’on tissait pour les vêtements d’été, et on filait la laine pour ceux d’hiver – tous grattaient à peu près également – on cousait, on fabriquait les sabots, les paniers, les outils… Certains de ces travaux étaient réalisés le jour, d’autres à la veillée. Chaque homme avait deux métiers, l’un commun à tous – cultivateur – et un autre pour l’hiver, de forgeron à sabotier.

Chaque communauté avait un maître, qui dirigeait les hommes et s’occupait des affaires d’argent, et une maîtresse, qui ne pouvait pas être l’épouse ni la sœur du maître pour éviter les régimes trop dictatoriaux, et qui dirigeait les femmes. Le maître devait impérativement savoir signer, mais s’il savait lire, c’était encore mieux. Il était en effet le seul à signer tous les documents relatifs à la communauté – baux, ventes, contrats de mariages… Il était le seul a vraiment connaître la situation financière de la communauté, c’était lui qui s’occupait des ventes à l’extérieur, des rares achats et aussi des mariages, car tous les mariages étaient arrangés, dans le meilleur des cas avec une autre communauté, mais parfois à l’intérieur de la même communauté familiale. Le maître ne tirait en théorie pas de bénéfice pécuniaire de sa situation. Il restait maître jusqu’à sa mort, mais formait son successeur avant d’en arriver là.

La maîtresse, elle, ne sortait jamais du domaine. Elle avait toutes les clefs, et étaient la seule dans ce cas. Elle attribuait les tâches aux autres femmes, tandis qu’elle s’occupait de la cuisine, du pain, du beurre, du fromage et de l’éducation de tous les enfants qui ne retrouvaient leur mère naturelle que lors de la veillée. Elle était nommée par l’ensemble des autres femmes.

Les enfants commençaient en général à travailler après leur communion, vers l’âge de treize ans. Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient inactifs avant, seulement qu’ils pouvaient choisir leurs activités. Les vieillards qui ne pouvaient plus travailler étaient pris en charge par la communauté jusqu’à leur mort.

Tous les membres d’une même communauté portaient les mêmes vêtements de la même forme et de la même couleur, avec seulement, évidemment, une distinction entre le vêtement des hommes et celui des femmes. Pour le reste, si vous croisiez telle ou tel, à sa coiffe ou à son gilet, vous saviez de quelle communauté il provenait.

Ces communautés regroupaient en général entre vingt et soixante membres. Si tout le monde mangeait au même pot et à la même table, ça n’était jamais tous en même temps.

On n’entrait dans ces communautés que par mariage. On en sortait également par mariage, pour rejoindre une autre communauté. Les femmes n’avaient aucun autre choix. Les hommes pouvaient se rebeller, par exemple en refusant le mariage qu’avait choisi pour eux le maître. Ils recevaient alors une petite somme avant d’être définitivement bannis. Et ils ne pouvaient rien réclamer de l’héritage de leurs parents puisque tout était mis en commun.

Les communautés taisibles ont commencé à disparaître avec l’apparition du Code Civil, sous Napoléon, qui ne reconnaissait rien de ce qui n’était pas dûment et officiellement contractualisé, d’autant que les idées plus individualistes des Lumières étaient déjà passées par ces communautés où beaucoup de gens savaient lire, du moins à cette époque. Néanmoins, la dernière communauté taisible connue n’a cessé d’exister qu’en 1930. Elle se situait dans la région de Thiers, et comptait encore quarante membres, qui se divisèrent équitablement le patrimoine foncier acquis au fil des siècles.

Et si ça vous intéresse d’en apprendre plus, vous pouvez vous pencher sur cette vidéo réalisée en 1986 : https://www.youtube.com/watch?v=zFEYyfqjTlE


Abraham Hannibal, l’esclave qui devint noble

Abram Pétrovitch Gannibal dit Abraham Hannibal est sans doute né aux abords du lac Tchad à la fin du XVIIe siècle, mais comme il a été capturé pour être mis en esclavage, on n’en est pas très sûr.
Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’il fut acheté pour le compte de Pierre le Grand. C’est qu’à l’époque, il était très à la mode d’avoir des enfants noirs dans les cours européennes. Mais le Tsar avait une autre idée : alors que tout le monde était d’accord pour penser que les noirs étaient des êtres inférieurs, Pierre le Grand s’était mis en tête de démontrer que l’acquis est supérieur à l’inné. Persuadé qu’avec la bonne éducation, n’importe qui peut s’élever dans la société, le Tsar devint le parrain de Abraham Hannibal et l’envoya en France pour étudier. Abraham Hannibal apprit plusieurs langues, montra de grandes dispositions pour les mathématiques et la géométrie, obtint le brevet d’ingénieur du roi et devint copain avec Voltaire et Montesquieu. Ses études terminées, il retourna en Russie où il devint le secrétaire personnel de Pierre le Grand et le superviseur des chantiers de forteresses militaires.

Quand Pierre le Grand mourut, il fut exilé en Sibérie, mais pas bien longtemps : l’impératrice Elizabeth 1e le fit rappeler à la cour, l’éleva au grade de major-général, en fit aussi le gouverneur de Tallinn (l’actuelle capitale de l’Estonie) et plutôt que de chipoter finit par carrément l’anoblir en lui donnant un domaine seigneurial de plusieurs centaines de serfs – ben oui, à l’époque, on évaluait la richesse d’un domaine seigneurial à son nombre de serfs.

Abraham Hannibal s’est marié deux fois : une première fois avec une Grecque qui donna naissance à un enfant beaucoup trop blanc pour être le sien, il reconnu quand même l’enfant mais se débarrassa de l’épouse infidèle, puis avec Christina Regina Siöberg, descendante de familles nobles scandinaves. De cette seconde épouse il eut dix enfants. Son fils aîné, Ivan, devint officier de marine – général en chef, le deuxième grade le plus élevé de Russie. Un autre de ses fils, Ossip, devint également militaire, mais est plus connu pour être le grand-père du grand poète et dramaturge Alexandre Pouchkine.

Car, oui, l’arrière grand-père de Pouchkine était bien l’ancien esclave Abraham Hannibal, et il est difficile de trouver meilleure preuve que Pierre le Grand avait bien raison quant à l’inné et à l’acquis.


Vie et destin – Vassili Grossman

Par où commencer pour vous résumer les 1200 pages très denses de ce roman qui en est à peine un ? Eh bien commençons par là : si c’est un roman, on est très vite happé par son réalisme cru, et on en comprend aisément la cause en découvrant la biographie de Vassili Grossman. Issu d’une famille bourgeoise juive, il était à la base ingénieur chimiste. Il a travaillé dans une mine, ignore comment il a pu être épargné par les premières purges soviétiques contrairement à d’autres membres de sa famille, il a dû se battre pour éviter le goulag à son épouse et quand la guerre a éclaté, il est devenu correspondant de guerre à Stalingrad.

Vie et destin relate la vie d’une famille Russe juive à travers la guerre, du siège de Stalingrad aux camps de concentration nazis, de l’Académie des Sciences soviétiques aux camps d’internement russes, de Moscou aux petites villes de province. Et on comprend tout de suite mieux le réalisme du récit. Il nous décrit le quotidien des habitants de Stalingrad assiégée, la famine, la peur instillée par le régime de Staline dans tout le pays et le poids d’une administration centrale toute puissante. Loin de se contenter de descriptions, les chapitres plus ou moins romanesques sont entrecoupés de réflexions profondes sur des sujets variés et, pour certains, intemporels. Jusqu’à la lecture de Grossman, je n’avais jamais vraiment compris pourquoi faire la différence entre racisme et antisémitisme. En quelques pages, il m’a fait comprendre l’évidence, que je vous laisserai découvrir car personne ne l’a jamais aussi bien expliqué que lui. En outre, ses propos sur la surveillance de masse du régime de Staline sont terriblement d’actualité. Ses réflexions sur le collectivisme devraient calmer plus d’un utopiste de notre époque. Et mettant en parallèle les réalités du nazisme et du communisme, il creuse la question des idéologies qui promettent des lendemains qui chantent, tranchant sans naïveté : elles ne peuvent mener qu’à des purges et des massacres.

Vassili Grossman a terminé la rédaction de Vie et destin en 1962. Le KGB lui est tombé dessus, son manuscrit a été saisi ainsi que les rouleaux encreurs de sa machine à écrire. Cette œuvre aurait pu disparaître à jamais. Heureusement pour nous, car c’est un document précieux, Andreï Sakharov en a fait sortir une copie du pays. Il sera publié à l’ouest au début des années 80, et en Russie seulement après la chute du mur.

Vie et destin m’apparaît comme un ouvrage qu’on doit lire. Il est indispensable, riche, dense. Mais je ne vais pas vous mentir : ça n’est pas une mince affaire que de s’y attaquer. Outre sa longueur, le nombre des personnages ne simplifie pas la lecture. Et ça n’est rien encore en comparaison du fond. Mais c’est ainsi : il faut souvent se donner un peu de peine pour accéder au meilleur. Entre Histoire, histoire des idées, philosophie, politique et sociologie, Vie et destin est désormais rangé dans ma bibliothèque sur l’étagère des indispensables chefs d’œuvre, de ces livres qui appartiennent ou devraient appartenir au patrimoine mondial de l’humanité.

Une petite note, pour conclure, au sujet du Livre de poche qui publie cet ouvrage : quand on est responsable de la publication d’une telle œuvre, il est absolument honteux d’y laisser traîner autant de fautes. C’est inqualifiable de maltraiter ainsi un chef d’œuvre. Je ne les ai pas comptées, mais j’ai maudit au moins vingt fois cet éditeur pour son travail lamentable. Si vous l’achetez, sachez qu’il est aussi publié par Pocket : peut-être, mais je n’ai pas vérifié, ont-ils fait un travail plus respectueux à ce niveau que le Livre de poche.


Henry V de Kenneth Branagh

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Si vous le voulez bien, prenons un peu de distance avec la médiocrité ambiante et mettons nous un peu de Shakespeare dans les yeux et les oreilles : ça n’a jamais fait de mal à personne.

Henry V n’est pas la pièce la plus connue de l’auteur, et son adaptation cinématographique n’est pas non plus la mieux distribuée. Et pour cause : Kenneth Branagh n’avait pas trente ans quand il l’a réalisée. Il voulait proposer une adaptation accessible à tous les publics, mais ça ne se bousculait pas pour l’y aider. En fait, Henry V n’aurait jamais traversé la Manche sans l’intervention d’un certain Gérard Depardieu : séduit par le film, il mit la main à la poche pour le faire distribuer en France et effectua lui-même le doublage de la voix de Branagh dans la version française. Si Depardieu n’a pas toujours bonne presse, nul ne peut lui reprocher son amour sincère des lettres. Mais revenons à l’œuvre elle-même.

Henry V est à Shakespeare et à l’Angleterre ce que le Cuirassé Potemkine est à Einsenstein et à la Russie : une pièce dont on devine aisément qu’elle vise à participer à la constitution d’une unité nationale. Ce qui n’ôte rien à sa qualité. Shakespeare questionnait la légitimité et la responsabilité liées à l’exercice du pouvoir, Branagh le met en scène efficacement malgré des moyens limités.

C’est un très beau film, que je recommande chaudement dans sa version originale : je ne doute pas un instant de la qualité du doublage réalisé par Depardieu, mais le phrasé élisabéthain possède une beauté qui ne peut laisser insensible, même les oreilles non-anglophones.