Archives de Catégorie: chroniques agricoles

L’agriculture à la loupe

Il y a mille choses qui m’inquiètent concernant l’avenir de notre agriculture, et pouvoir observer la manière dont sont structurées les exploitations ajoute des sujets d’inquiétudes supplémentaires.

J’vous explique.

Il existe plusieurs statuts possibles pour une exploitation agricole : l’exploitation micro-agricole (ça c’est que des bio débarqués de la ville), équivalent de la micro-entreprise, l’exploitation individuelle, l’EARL, qui est l’équivalent agricole de la SARL, la SCEA, ça peut aussi être, quoique rare, une SA ou une SARL et le GAEC. C’est ce dernier acronyme qui m’inquiète.

Le GAEC, ça veut dire « Groupement agricole d’exploitation en commun » et c’est ce qui explique une bonne part de l’augmentation de la taille des exploitations. Je vous épargne les détails parce qu’on s’en fout, mais en substance, il s’agit de structures co-gérées par plusieurs agriculteurs ou agricultrices qui mettent les moyens en commun : terres, cheptel, machines, outils de production. En soit, ça n’est pas déconnant, ça permet entre autres des économies d’échelle. Le souci, c’est que 100% des GAEC que j’ai vus jusqu’ici sont des GAEC familiaux, et 80% impliquent les parents, les enfants et éventuellement les conjoints des enfants. En soi, ça n’est pas un souci. Sauf que…

Sauf qu’à un moment, les parents prennent leur retraite. Ils doivent donc vendre leurs parts à un repreneur. Il faudra donc bien à un moment que des gens extérieurs à la famille s’installent dans une ferme gérée par une famille. Or personne n’a envie de se retrouver seul au milieu d’une fratrie conjoints compris parce que c’est un incommensurable nid à emmerdes. Donc les GAEC ne survivront pas au départ en retraite de la génération la plus âgée, et aussi la plus nombreuse dans le milieu. Et personne ne peut prédire ce que deviendront les terres et le reste dans ce contexte. La disparition pure et simple de l’exploitation et la vente à la découpe des terres est le plus probable. Ce qui engendre le point d’inquiétude suivant.

Le nombre d’élevages est en recul. Les rares jeunes qui s’installent ne veulent plus trimer dans les élevages laitiers qui sont de loin les plus contraignants et les moins rentables. Les animalistes s’en réjouissent mais c’est seulement parce qu’ils se contrefoutent de ce que ça implique. Déjà, comme la consommation de produits laitiers et de viande, elles, ne bougent pas beaucoup, ça implique plus d’importations. Fuck le bilan carbone. Ensuite, les terres qui ne sont plus utilisées pour l’élevage passent en culture de céréales. Qui nécessitent beaucoup plus d’intrants, c’est à dire de fongicides, pesticides et autres trucs en -ides, plus de travail des sols que les pâtures donc de pétrole, re-fuck le bilan carbone, et d’autant plus d’engrais de synthèse, qui nécessitent à la fabrication une blinde de gaz et de la potasse d’importation rerefuck le bilan carbone, qu’il n’y a plus de fumier. Et que les terres à pâtures sont de base pourries pour les céréales sans intervention chimique. Tout ça implique donc une plus grande pollution des sols et des eaux de surface. Qui finissent au robinet après avoir ravagés les rivières.

Dernier point observé : la plupart des agriculteurs ne sont propriétaires que d’une partie de leurs terres, ils louent le reste qui appartient généralement à d’anciens agriculteurs partis en retraite. Certes les locataires sont prioritaires pour le rachat quand le propriétaire décède, mais ils n’ont pas forcément les fonds. Et les banques ne prêtent qu’aux riches, ou que si les acheteurs s’engagent à réaliser des « investissements » conséquents, c’est à dire que les banques ne prêtent qu’à ceux qui feront plusieurs prêts parce que c’est là-dessus qu’elles s’engraissent. Les banques font de l’élevage d’éleveurs. Un éleveur qui fait faillite peut potentiellement lui rapporter en matos et structure à revendre. Comme aux États-Unis au moment de la grande dépression, on en est toujours là. On peut compter sur des investisseurs pour se tenir en embuscade.

Il existe des tas de solutions pour remédier à ce bazar, mais aucun politicien pour le faire. Ils préfèrent globalement les investisseurs aux agriculteurs. Il y a longtemps que je pense qu’il va faire faim, mais à mettre le nez encore plus près des réalités agricoles, je ne peux qu’en conclure que ça va arriver plus vite que je ne l’imaginais, et que les conséquences du modèle actuel ne se limitent même pas à la seule faim.


Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


Pourquoi ?

Il m’a fallu du temps pour comprendre pourquoi cette petite fille me suivait absolument partout dès que l’occasion se présentait.

Je ne suis pas à l’aise avec les enfants, et encore moins avec l’idée que les enfants ont des parents, qui sont fatalement des adultes, et les adultes ont une propension à être pénibles fortement marquée. Il m’est arrivée par le passé d’échapper de peu à un assassinat parce que j’avais vidé un poulet devant un petit garçon, lequel avait pourtant trouvé fort intéressante l’analyse des entrailles. Une autre fois, des parents me sont tombés dessus à bras raccourcis parce que quand leur progéniture m’avait demandé – après m’en avoir longuement narré les grandes lignes – ce que je pensais de l’histoire de Jésus, je lui avais répondu sincèrement et sans penser à mal que c’était un joli conte, mais seulement un conte.

Je ne suis donc pas à l’aise avec les enfants parce que ce sont d’infatigables mitraillettes à « pourquoi ? », qu’ayant moi-même été grandement frustrée par ces idiots d’adultes qui n’essaient pas de répondre aux « pourquoi ? », j’essaie de le faire, en tout cas quand je connais tout ou partie de la réponse, que c’est un souci parce que certains « pourquoi ? » amènent parfois des réponses qui déplaisent à leurs adultes de parents, mais j’ai fini par comprendre que c’est exactement pour ça que cette petite fille me suit partout dès que l’occasion se présente : parce que j’essaie de répondre à ses « pourquoi ? « .

En une après-midi, la petite fille m’a donc mitraillée de toutes les questions imaginables et possibles sur les vaches, les veaux et les taureaux – jusqu’aux extrêmes limites de mes connaissances anatomiques, mais aussi sur les lombrics, les renards et les sangliers ; elle a encore voulu savoir si le port du soutien-gorge est obligatoire pour les filles – et patatras, pour sûr la mère va me tomber dessus à cause de cette question et si c’était vrai que la chasse c’est que pour les garçons – là c’est moi qui vais tomber sur son chasseur de père – et quelques centaines d’autres questions.

Et puis, la petite fille s’est mise à me parler de ses aspirations. Elle aime bien monter à cheval, mais elle aimerait faire un autre truc qu’elle a vu à la télévision et qui a l’air trop marrant. Elle ne savait pas si je connaissais. C’est un jeu où on monte sur le dos d’un taureau super-énervé et où il faut tenir le plus longtemps possible.

Je vois très bien.

Mais j’étais pas prête.


Agression bovine

C’était une sale journée, hier, au boulot. Il a fallu euthanasier Maëlys, une jeune laitière. Elle était en bonne santé, jusqu’à ce que la grosse Flûte fasse – encore – une de ses crises d’autorité. Flûte est l’aînée du troupeau, et depuis quelques mois, elle a développé un vrai gros sale caractère à l’égard de ses congénères. La dernière fois, elle avait mis un tel coup de tête dans la mamelle d’une de ses comparses que cette dernière en a eu un gros hématome douloureux qui a été long à se résorber. Et encore, cette vache a eu de la chance : Flûte, comme les autres, est écornée, sinon, ça aurait été un carnage sanglant. Cette fois, elle a cogné Maëlys tellement fort qu’elle a réussi à lui casser une patte arrière, en pleine pâture. En plus de quarante ans de métier, le patron n’avait jamais vu ça. En intérieur, ça peut arriver parce qu’une vache peut en coincer une autre, par exemple contre un mur. Mais dehors, ça n’arrive jamais. Je vous laisse imaginer la puissance de l’impact.

Malheureusement, on ne sait pas réparer les pattes des vaches, et surtout pas les postérieures. Le patron a déjà réparé une patte de veau. A vrai dire, contre l’avis du véto, d’ailleurs. Lui, il voulait euthanasier le veau. Le patron a fichu le véto dehors en le traitant de sauvage, puis a fabriqué une petite attelle pour le veau, et ça a fort bien fonctionné. Le veau est devenu une vache qui a eu une vie normale de vache avec ses courses dans les pâtures et ses veaux. Mais pour une vache de plus de cinq cents kilos, on ne sait pas faire. En plus, c’était une fracture avec un gros déplacement. Alors voilà : il a fallu euthanasier la pauvre Maëlys, d’autant qu’il est interdit, en France – ça n’est pas le cas partout – de mener à l’abattoir une vache qui ne tient pas sur ses pattes. Maëlys est vraiment morte pour rien, sans qu’on puisse rien faire, et c’est la configuration la plus triste et la plus énervante.

Quant à Flûte, son sort est scellé. Mise à l’isolement, elle sera sous peu envoyée à l’abattoir. Qu’il y ait des conflits de hiérarchie dans un troupeau, c’est absolument normal. Mais quand une vache met ainsi la santé et la vie des autres en danger, ça n’est plus possible de la garder.

Les vaches ont une réputation d’animal gentil. Il n’y a pas d’animaux gentils. Ni méchants, d’ailleurs. Il y a des réactions animales, c’est tout. Il faut faire avec. Pensez-y avant de traverser une pâture occupée par des vaches : s’il prend l’idée à l’une d’elles de vous cogner, n’oubliez pas que votre squelette est infiniment moins résistant que celui de Maëlys.


La vache et le goupil

Ma vache fait tellement de lait que souvent, quand elle se couche, il s’en échappe un filet de sa mamelle. Le goupil, qui est loin d’être stupide, y a vu une opportunité. Il s’approche de la vache qui n’y voit nulle menace, il creuse un petit trou qu’il laisse se remplir et il lape le lait ainsi recueilli.

Entre voisins, quoi de plus normal que de s’entraider ?

J’ai une pensée amusée pour tous les suceurs de navets qui prétendent que l’humain est le seul à boire le lait d’une autre espèce.


Rapport d’adoption

Je me suis rendue dans la ferme toute proche où se trouvait le veau à adopter. J’y ai été accueillie par un vieux chien adorable. C’est toujours bon signe : si le chien est gentil, c’est que les humains qui vont avec ne sont pas des brutes. Et le fait est que l’éleveuse est une dame adorable. Elle était contente que son petit mâle aille sous une vache et non pas dans une ferme d’engraissement et ravie d’apprendre que, dans quelques mois, il ne sera pas emmené à l’abattoir mais abattu à la ferme, proprement, sans transport, sans stress. Elle aimerait que toutes ses bêtes connaissent un destin analogue, c’est malheureusement l’exception. Comme par dessus le marché je l’ai forcée à prendre le double du prix qu’elle en demandait parce que je refuse catégoriquement de jouer le jeu dégueulasse du moins disant qui met les éleveurs sur la paille, elle sait que son veau n’est pas tombé chez des sauvages qui ne connaissent rien au monde agricole. C’est fort peu de choses, ça ne changera pas sa vie, mais si on fait tous un petit effort pour soutenir nos éleveurs, ça ira mieux pour tout le monde.

On a donc mis le veau dans le coffre – sans plage arrière, évidemment – et je suis montée dans le coffre avec lui pour être certaine qu’il ne fasse pas l’andouille. Heureusement qu’il n’y avait pas loin : pour faciliter l’adoption, il n’avait pas été nourri et a donc passé tout le trajet à essayer de me manger. Un jeu de fringues de plus qui tient debout tout seul, collé à la bave : la routine.

Dès qu’elle l’a vu, Jacqueline a adopté le veau. Même pas besoin de le renifler, rien, elle a tout de suite meuglé : « c’est MON veau ! ». Et ‘fallait voir à ne pas contester l’histoire. Elle a immédiatement entrepris de le nettoyer – il n’était pourtant pas sale – jusqu’à ce qu’il soit bien gluant, puis l’a nourri, ce qui a été un chouïa compliqué car ce veau n’avait jamais tété à la mamelle. Mais les affaires de ventre, ça se règle toujours vite.

En fait, c’est dans l’autre sens que les choses sont compliquées : si Jacqueline a adopté Prospero – oui, il s’appelle Prospero – au premier regard, Prospero n’a pas eu bien l’air de comprendre que désormais, Jacqueline est sa mère. Pour lui, une maman, ça a deux pattes et une totote en plastique.
Et puis, il ne connaissait que la case à veau. Alors ce grand espace qui s’offrait à lui, ça lui a donné rudement envie de galoper partout. Et il ne s’en est pas privé. J’ai donc passé l’après-midi à galoper partout aussi. Tout ça, ça a été rudement fatigant : ça fait beaucoup d’aventures pour un petit veau. Il s’est couché à l’ombre, et il s’est endormi. J’en ai profité pour lui mettre un petit licol et pour l’attacher à un arbre. Il va rester attaché ainsi quelques jours, pour laisser le temps à Jacqueline de lui expliquer les choses. Je lui fais entièrement confiance : elle ne le lâche pas d’un sabot et a déjà commencé à lui apprendre à réagir à ses appels. Dès que possible, il sera libre de ses mouvements. Mais pas tant qu’il force les clôtures pour aller se planquer dans la pâture du voisin ou dans l’ancien chemin creux.

Hier soir, je suis bien évidemment aller jeter un dernier coup d’œil dans la pâture avant d’aller au lit. (Si vous voulez tester le phénomène de sur-vigilance sans en passer par les gosses, essayez les veaux, c’est hyper-efficace.)

Prospero était couché dans un coin, bien endormi. Et je peux vous dire que quiconque aurait voulu s’en approcher aurait eu d’abord à s’expliquer avec les cornes de Jacqueline, qu’elle commence à avoir fort longues. Elle s’était mise en travers de façon à le rendre inaccessible, faisant barrière contre le vent et radiateur en même temps, et elle ne dormait pas du tout. Elle avait la tête bien droite et surveillait très sérieusement les alentours. Y’a pas à tortiller, c’est vraiment une super-maman de compétition.

Ce matin, je suis allée voir si Prospero avait trouvé la mamelle tout seul – ça peut parfois prendre quelques jours – mais il avait déjà pris le petit-dej’. Et il était encore tout gluant de s’être fait lécher de tous les côtés. Une bonne chose de faite. J’ai pu vérifier qu’il n’a pas la diarrhée, c’est extrêmement important car c’est la première cause de mortalité chez les veaux. Ensuite, j’ai bossé dans la pâture – il y avait un souci avec la clôture électrifiée mais c’est réglé – et Jacqueline me suivait partout en protestant : « Comment veux-tu que je lui explique qu’il doit me suivre quand je fais « mooh » s’il est attaché ? Fais quelque chose, enfin ! ».

Je ne vais quand même pas lâcher Prospero immédiatement. Il va encore rester 24 heures à l’attache, le temps de bien comprendre que la cabane est sa maison (et non pas je ne sais quel fourré inaccessible) et que Jacqueline est sa mère, qu’elle rapplique dès qu’il bouge une oreille et qu’il peut donc lui faire entièrement confiance.

Ensuite, je pourrai enfin retrouver une activité normale. Et aussi des nuits qui ressemblent à quelque chose. Et ouvrir la saison de fabrication du beurre, parce que veau ou pas, Jacqueline pisse du lait à ne plus savoir qu’en faire.


La pire journée de l’année

Hier soir, en rentrant du boulot, je suis allée voir Jacqueline. Elle commençait à présenter un peu de glaire au niveau de la vulve, pas de contraction, un peu de nervosité mais sans plus. Elle allait vêler dans la nuit, au plus tard le matin selon toute évidence. Une dernière visite de surveillance m’a confirmée l’évaluation. Évidemment, j’ai peu et mal dormi, mais ça ne servait à rien de passer la nuit à côté d’elle. Aux premières lueurs, à 5h30, j’étais debout pour aller surveiller.

Elle était très nerveuse, piétinait beaucoup. Une contraction toutes les vingt minutes environ, on avait encore le temps. J’y suis retournée vers 7h. Une contraction toutes les 7/8 minutes, ça se précisait, mais pas de quoi s’affoler, j’avais le temps d’aller prendre un café. J’y suis retournée après le café. Deux sabots assez balaises et un petit nez commençaient à poindre. Jacqueline gémissait pas mal, les contractions étaient rapprochées, cette fois, c’était le moment de rester à côté. La tête est sortie, je pouvais voir la langue du veau bouger, ça se présentait bien. Normalement, à ce stade ça va très vite. Sauf que Jacqueline avait beau pousser en gémissant très fort, pas moyen de faire passer les épaules. Et puis j’ai vu qu’un truc n’allait pas. Je ne saurais pas vous expliquer quoi exactement. Le veau m’a semblé s’étouffer, ou quelque chose comme ça. Ça m’a rappelé un vêlage qui s’était mal passé, celui de Favela je crois. J’ai vite enfilé les gants, et à la première contraction, j’ai aidé Jacqueline en tirant doucement sur les pattes – il ne s’agit pas non plus de faire mal à la vache.

Il est sorti. Un veau énorme. Un mâle. Mort.

Je lui ai vite dégagé les voies aériennes, je l’ai frotté vigoureusement, un peu comme on pratiquerait un massage cardiaque. J’ai fait tout ce que je pouvais, tout ce que j’ai appris. J’ai même tenté le bouche-à-museau. Mais ça n’a pas suffit. Il devait s’appeler Prosper. Mais je n’ai pas réussi à le réanimer.

Jacqueline l’a léché. Je l’ai laissée faire. D’abord parce que le léchage donne les hormones nécessaires à l’expulsion de la délivre, ensuite parce qu’il faut qu’elle prenne conscience qu’il est mort. Elle lui a mordu les oreilles et elle a vu qu’il ne réagissait pas. Il n’y a plus rien à faire, et je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point j’ai les boules.

Je suis allée voir le patron pour lui raconter tout ça. J’avais besoin de savoir si j’ai merdé quelque part ou si c’est juste la faute à pas de bol. Je pense que je suis intervenue avec trente secondes de retard. Mais je ne suis pas du tout certaine qu’il y avait une quelconque façon de le savoir. C’est allé très vite et je n’ai pourtant pas manqué de vigilance. Le patron dit que le seul truc que j’aurais pu faire en plus, c’était de le suspendre tête en bas, histoire d’éventuellement lui vider les poumons, mais rien ne dit que ça aurait changé quoi que ce soit. Il pense que le cordon a dû s’arracher trop tôt, sans doute coupé par une patte.

Je le sais, c’est aussi ça, élever des bêtes. Mais on a beau le savoir, ça n’aide pas beaucoup.

Cela dit, l’histoire se termine tout de même sur une note positive. Jacqueline a délivré et a mangé sa délivre, comme le prouve la photo. Ça me fera toujours le même effet beurk, mais au moins, je n’ai pas à m’inquiéter d’un risque de métrite, ou autre galère liée au fait qu’une vache ne délivre pas. Elle se tient bien debout et a même déjà brouté : je peux donc ne pas m’inquiéter pour elle, c’est déjà une bonne chose. Mais ça ne suffisait pas. J’ai passé deux coups de téléphone, et j’ai trouvé, dans le village d’à côté, un petit mâle de la même race, né il y a huit jours et qui allait partir à l’engraissement. C’est son jour de chance : il va avoir une mère adoptive. Ça va être un sacré bazar de le faire adopter par Jacqueline, mais comme elle est très maternelle, je suis sûre qu’on va y arriver. L’éleveuse attend d’avoir ses papiers, le veau arrivera dans quelques jours. D’ici là, je vais pratiquer la traite à la main pour maintenir une bonne lactation et vider la mamelle du colostrum, et j’en garderai un peu pour badigeonner le veau inconnu : l’odeur devrait favoriser l’adoption.


Poches de vachère

Quand on vit en ville, on a souvent un sac à main, ou un sac à dos si on a l’esprit pratique, et on y transporte un bazar plus ou moins utile. Quand on est vachère, le sac à main est impraticable, le sac à dos est à peine mieux, on a donc des vêtements avec des poches. Plein de poches. Des grandes poches. J’ai lu dans la presse que les filles des villes n’étaient pas contentes du tout car les fabricants de vêtements féminins mettent des toutes petites poches de rien du tout sur leurs fringues. Nous n’avons absolument pas ce souci à la campagne. Nous achetons des vêtements solides et pratiques dans les magasins de trucs et de machins agricoles. Ils n’y sont pas beaucoup plus chers mais ils y sont infiniment plus résistants et pratiques. On peut opter pour des cottes de travail (mais c’est vraiment pas pratique pour aller aux toilettes), des pantalons, des vestes avec ou sans manche, et comme il n’y a jamais cinquante huit modèles exposés, en plus on gagne du temps. Et à part pour les cottes de travail, ils sont suffisamment neutres pour être utilisés en toutes circonstances sans avoir l’air de sortir directement de l’étable, sauf si on a oublié de les passer en machine, auquel cas, ils sentent la vache.

Personnellement, j’ai une préférence pour les vestes sans manche : c’est ce qu’il y a de plus pratique pour bosser. Et comme il y a vraiment plein de poches de toutes les tailles, je peux y transporter le bazar indispensable au boulot. Et en fait, ce bazar, je ne l’emmène pas qu’au boulot, la plupart du temps, j’ai au minimum ça sur moi. Avec en plus le bazar du dedans de la voiture, en particulier une sorte d’infirmerie mobile, mais ça, j’en parlerai un autre jour.

Donc voilà. Dans mes poches, il y a ce qui me semble être le matériel absolument indispensable à tout être civilisé vivant néanmoins à la campagne.

En tout premier lieu, il y a l’incontournable couteau. Des tas de gens vous feront des démonstrations complexes sur les avantages de telle ou telle (coûteuse) marque de couteaux, perso, soyons clair, je m’en cogne. Je ne demande pas grand-chose à un couteau : qu’il coupe, qu’il s’ouvre et se ferme facilement et qu’il puisse s’aiguiser. Mon couteau préféré est donc un bon vieil Opinel. Qui en plus ne coûte vraiment pas cher. Comme j’en perds au moins deux par an, ça m’évite de pleurer à chaque fois.

Ensuite vient la loupiote. Oui, le bidule plus petit que mon petit doigt est une loupiote, et même une loupiote qui éclaire vachement bien. Je lui préfère parfois la lampe frontale, mais ça prend plus de place dans les poches et j’en ai surtout l’usage en hiver, quand il fait nuit plus tôt. Le reste du temps, cette petite lampe est largement suffisante.

Il y a ensuite les indispensables stylos, mouchoirs, carnet et briquet. Il y a souvent des trucs à noter pour transmettre une info au patron, ou juste pour ne pas oublier soi-même, autant avoir de quoi le faire sur soi. Les mouchoirs, outre leur fonction première, permettent de retrouver un peu de visibilité quand une vache a décidé de vous éclabousser les lunettes. Quant au briquet, il ne sert pas qu’à s’allumer une clope : il y a des tas de situations ou pouvoir cramer un bout de ficelle ou allumer un chalumeau sera nécessaire.

Vient ensuite le multitool et sa barrette d’embouts pour pouvoir visser ou dévisser à peu près tout sans devoir courir partout à la recherche de la boite à outils qui est forcément restée dans le tracteur que le patron a pris pour aller à l’autre bout du village. Il est aussi utile pour couper une clôture, aplatir un bout de fil de fer ou je ne sais quel petit bricolage qui nous agacerait très fort si on ne pouvait pas le faire tout de suite juste parce qu’on n’a pas l’outil à la con à portée de main.

Ce bout de ficelle est fort petit justement parce que j’en ai eu besoin il y a peu, il faut que je le remplace par un autre. On a toujours besoin d’un bout de ficelle, tout le monde sait ça.

Les gants en nitrile sont indispensables et pas seulement quand on est vachère. Si on est rudement content de les avoir quand il s’agit d’attraper un veau encore gluant, de tripoter un truc franchement dégoûtant, ou de se couvrir une petite blessure pour pouvoir traire sans mettre la dite blessure dans l’eau ou dans la bouse, dans la vie de tous les jours, ça peut aussi être très utile. En particulier si on doit intervenir, par exemple, sur un accident de voiture avec du sang partout. Perso, je veux bien aller sauver des gens, mais pas à n’importe quel prix. C’est léger, ça ne prend pas de place, ça ne coûte rien, autant en avoir toujours une paire dans une petite poche.

Enfin, si j’ai tendance à oublier le dernier élément, c’est une grosse erreur. Le téléphone est pratique pas seulement pour contacter le patron en cas de problème ou de questionnement, il est surtout indispensable pour appeler des secours en cas de blessure. On oublie parfois qu’on a un boulot très accidentogène, et que la plupart du temps on bosse sans personne alentour.

A ce petit kit de fond de poches de base, j’ajoute souvent un flacon de liquide physiologique parce qu’un morceau de foin ou de paille dans l’œil, c’est franchement pénible, et un comprimé de paracétamol parce que personne ne bosse correctement avec un mal de tronche. On arrive aussi à l’époque où un tire-tique va rejoindre l’une des poches.

Ce contenu de poches était surtout prévu pour le travail, mais je me suis vite aperçu qu’il était tout aussi utile au jardin, et à vrai dire, à peu près tout le temps. Il arrive donc que je transfère tout ça dans un sac à main quand je vais à la ville.


Peur d’humain et peur de vache

Je doute qu’il existe une espèce animale qui méconnaisse la peur. C’est un phénomène certes désagréable mais absolument indispensable à la survie. Pour nous autres, humains, c’est assez simple parce qu’on peut facilement expliquer nos peurs aux autres. L’autre jour, par exemple, j’ai eu très peur. Alors que je baladais les chiens, j’ai aperçu de loin quelque chose qui m’a fait peur : Harry Potter – qui ne s’appelle pas Harry Potter, mais comme cette génisse a un Z de poils blancs sur son front noir on l’appelle quand même Harry Potter – était couchée, quasiment les pattes en l’air, la tête en arrière et ne bougeait absolument pas. Alors j’ai eu peur, parce que la dernière fois que j’ai vu un bovin dans cette position, il était mort. J’ai couru vite parce qu’on court plus vite quand on a peur, et ça n’est que lorsque je suis arrivée à sa hauteur que Harry Potter a relevé la tête et m’a regardée avec son air de dire : « Ben quoi ? Il fait beau, je peux me faire bronzer le bidon, quand même ! »
La peur de la mort, un grand classique humain qu’on peut facilement expliquer avec des mots si bien que les autres humains peuvent la comprendre.

Chez les bovins, ça peut s’avérer plus compliqué. Parfois, ils ont peur, on voit bien qu’ils ont peur, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne peuvent pas nous l’expliquer et c’est donc très compliqué de remédier au problème. Ainsi, hier, Lyre avait très peur. Elle était redescendue de la pâture le plus normalement du monde, ne présentait aucun souci particulier, elle est allée croûter un peu de maïs le temps que je prépare la salle de traite, et c’est quand je suis allée pousser le troupeau vers le parc d’attente que tout s’est compliqué. Déjà, Lyre était en queue de troupeau, ce qui n’arrive jamais. Et puis, arrivée au dernier virage, elle s’est mise à renifler la petite marche qu’elle doit franchir avant la dernière ligne droite, et là, ça a été une grosse panique. Impossible de la faire aller plus loin. Lyre a quatre ans, ça fait deux ans qu’elle passe par là tous les jours, mais hier, cet endroit en particulier la mettait dans une panique telle qu’elle aurait préféré me rentrer dedans que de faire un pas de plus. Bien sûr, il est très facile, quand on les connaît, de voir la peur chez une vache. Mais de là à comprendre pourquoi elle a soudain peur d’une toute petite marche de rien du tout qu’elle connaît par cœur, c’est une autre histoire.

Ne voulant pas en rajouter une couche, je n’ai pas trop insisté. Je lui ai fait faire le tour, et en passant par un autre endroit – qui présente pourtant une marche de la même hauteur – je n’ai eu aucun problème à la pousser dans le parc d’attente. Il n’y a pas eu de problème particulier pendant la traite elle-même. Mais je restais avec ma question : pourquoi a-t-elle soudain peur à cet endroit ?

Après la traite, j’ai croisé le patron. Je lui ai demandé s’il y avait eu un souci avec Lyre. Il a réfléchi quelques secondes et s’est vite souvenu que oui, il y avait eu un problème le matin même. Rien de grave dans l’absolu : Lyre s’est précipitée comme une folle pour sortir de l’étable, a foiré son virage et est tombée, pile à l’endroit où le soir même elle refusait d’avancer. Maintenant que je sais pourquoi elle a peur, ça sera un peu plus facile de prendre le temps de la convaincre que quand on glisse une fois, on ne va pas glisser systématiquement quand on passe au même endroit. Mais ça peut prendre beaucoup de temps : c’est l’inconvénient avec la peur, surtout avec une peur liée au fait qu’on se soit fait mal.

Les bovins sont des trouillards. Normal : en tant qu’herbivores, ce sont des proies. Ils ont peur de beaucoup de choses, en particulier de tout ce qui se déplace vite – des potentiels prédateurs – de ce qui fait beaucoup de bruit – elles ont l’oreille bien plus fine que la nôtre – et, comme toute espèce vivante, de la douleur. Elles ont aussi une bien meilleure mémoire qu’on ne l’imagine. Lyre présente ce que les humains appellent un choc post-traumatique. Et aucun psychologue ne pourra expliquer à Lyre comment le gérer. Il va maintenant falloir de la patience pour l’en débarrasser. Et parfois, on n’y arrive tout simplement pas. Alors il faut encore plus de patience pour que l’humain fasse avec.


Chroniques agricoles : l’insémination artificielle.

« Un long manche en fer enfoncé dans leur vagin pour leur injecter du sperme de taureau, parfois ils emploient leur main nue » : c’est ainsi qu’un document de propagande vegane décrit l’insémination artificielle réalisée sur les vaches.

Ce qu’ils appellent « un long manche en fer » est en fait une sonde d’insémination. Elle est en inox, personne n’aurait l’idée saugrenue d’employer un métal qui rouille et de risquer une infection. En disant « manche », on incite à imaginer un manche de pioche, mais la sonde fait entre trois et cinq millimètres d’épaisseur. Autrement dit, ça n’est absolument rien en comparaison du spéculum du gynéco que nous détestons toutes. Quant à faire l’insémination à mains nues, c’est juste parfaitement ridicule et tout simplement impossible. Si l’inséminateur met bien un gant pour introduire son bras dans la vache, c’est dans son anus et non dans son vagin qu’il le fait, et ce afin de sentir la localisation exacte de l’utérus, comme on le comprend sur l’image. Ainsi, il ne risque pas de perforer un organe avec la sonde, ni de déposer la semence au mauvais endroit.
Est-ce que la vache a mal ? Forcément, si vous faites dans l’anthropomorphisme et que vous imaginez quelqu’un vous introduisant son poing dans l’anus, sauf à être, il y en a, un adepte de la chose, vous allez serrer les fesses en criant outch. Je vous rappelle que la vache pèse jusqu’à dix fois le poids d’un homme moyen et que son anus est adapté à son volume. Si vous inséminez une vache à l’heure de son repas, elle va continuer à manger comme si de rien n’était.
Les vegans mentent, ça n’est pas nouveau : ils parlent de ce qu’ils n’ont jamais vu et utilisent volontairement un vocabulaire destiné à vous faire imaginer le pire. Ne soyez pas comme eux : soyez intelligents. Renseignez-vous, les professionnels ne demandent qu’à répondre à vos questions.
( Et j’en profite pour faire une bise aux inséminateurs qui ont un métier très technique, souvent moqué par les ignorants et pourtant indispensable. De surcroît, ceux que j’ai rencontrés étaient de chouettes humains pas avares d’explications.)