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Qu’Allah bénisse la France ! de Abd al Malik

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Qu’Allah bénisse la France n’est pas une grande œuvre, certes. L’écriture est parfois maladroite, presque complexée, pourtant le fond réussit à faire oublier la forme.

Abd al Malik retrace son parcours des cités strasbourgeoises à sa découverte du soufisme après un passage dans les rangs de ce qu’on n’appelait pas encore alors les « radicalisés de l’Islam ». Et tout l’intérêt du récit est bien dans ces quartiers verticaux racontés de l’intérieur à l’époque où l’Islam de banlieue, que l’auteur qualifie de banlieue de l’Islam, recrute à tour de bras et se structure sur la base de l’ignorance et des frustrations.

Abd al Malik apparaît sans concession pour lui-même et lucide sur un phénomène alors naissant. Plus que le parcours de l’auteur, c’est ce qu’il dit de la France des années 90 qui est instructif. Ce petit livre donne un éclairage sur ce qui se déroule de nos jours et pour cela il vaut la peine d’être lu.


Du bénéfice des « salles de shoot »

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1986. C’est l’année de l’ouverture de la première salle d’injection en Suisse. Or les suisses savent faire un truc auquel les français sont incapables de penser : quand ils mettent en place quelque chose, ils créent en même temps les moyens de l’évaluer. Des objectifs généraux et spécifiques sont fixés, des indicateurs sont définis pour évaluer s’ils sont atteints. Simple et efficace. C’est ainsi qu’on sait qu’aucune overdose mortelle n’a jamais été constatée dans ces salles. Si ces salles n’avaient eu aucun bénéfice, les suisses auraient été les premiers à les fermer. Or, entre 1986 et aujourd’hui, une quinzaine d’autres salles d’injection ont été ouvertes.
Il existe de telles salles en Espagne, au Canada, en Australie, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Norvège, chaque pays ayant à son tour mis en place des moyens d’évaluation des bénéfices. Chacun de ces pays a conservé les salles d’injection et en a souvent ouvert d’autres par la suite.
A travers le monde, on a mesuré entre 0.5 et 7 urgences pour mille injections. S’il n’y a pas eu de décès, c’est que le personnel de ces salles est formé pour faire face à de telles urgences. Autrement formulé, il pourrait y avoir jusqu’à 7 morts pour 1000 injections sans les salles d’injection. En compilant les données internationales, on estime qu’entre 10 et 37% des usagers de ces salles accèdent à des soins en général, à des cures en particulier.
Partout, on a aussi mesuré une nette diminution du nombre d’injections dans l’espace public. Il a été montré dans tous les pays ayant des salles d’injection que les nouveaux consommateurs n’étaient pas plus nombreux. Il n’y a pas non plus d’augmentation du nombre de rechutes.
Enfin, aucune augmentation des délits n’a été mesurée, nulle part, à proximité des salles d’injection.
Toutes ces données – et bien d’autres encore – sont publiques et ont été compilées par l’Inserm.
Pourtant, en France, on va encore perdre du temps en faisant des expérimentations qui ont déjà été réalisées sérieusement à des dizaines d’endroits. Et malgré des évaluations positives partout où des salles d’injection ont été ouvertes, de vieux réactionnaires clientélistes continuent d’agiter des peurs irraisonnées contre ces lieux qui mènent aux soins.
Il serait peut-être bon de rappeler à tous les pourfendeurs d’évolution sociale que la toxicomanie n’arrive pas qu’aux enfants des autres.


Projet de loi sur la lutte contre le terrorisme

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Art 1- Tout propos raciste ou antisémite sera passible d’une peine de dix fiches de lecture d’ouvrages d’histoire ou assimilés (dont au moins Si c’est un homme de Primo Levi) à rendre dans les six mois. Obligation d’être abonné à une bibliothèque et de s’y rendre au moins une fois par mois. En cas de récidive, la peine sera doublée.

Art 1 bis – Tout usage des réseaux sociaux à des fins d’incitation à la haine raciale ou religieuse ou d’apologie du terrorisme sera passible de la lecture obligatoire du Bescherelle de la conjugaison, du Grevisse et tous les exercices du Bled (du CP au CM2) devront être effectués dans les deux ans qui suivent le délit. Un minimum de trois cents points devra être obtenu lors de la Certification Voltaire obligatoire.

Art 2 – Tout propos soutenant ou incitant au terrorisme sera passible d’une peine de douze fiches de lecture – dont au moins deux concernant des livres d’histoire ou assimilés et un classique de la littérature internationale – à rendre dans les six mois, d’un abonnement annuel au théâtre assorti d’une peine de sûreté d’une pièce par mois, et de l’obligation d’être abonné à une bibliothèque et de s’y rendre au moins une fois par mois.

Art 3 – Toute personne arrêtée alors qu’elle tente de rejoindre un groupe terroriste étranger sera passible de deux mois de service humanitaire dans un des pays touché par les exactions terroristes, suivi à son retour en France d’une peine de vingt-quatre fiches de lecture – concernant au moins trois classiques de la littérature internationale et cinq livres d’histoire ou assimilés – à rendre dans les douze mois. Abonnement à un théâtre assorti d’une peine de sûreté d’une pièce par mois. Visite mensuelle d’un musée obligatoire et obligation également de se rendre à la bibliothèque au moins une fois par mois.

Art 4 – Tous les frais inhérents à ces sanctions seront pris en charge par un fonds spécial antiterroriste.

Art 5 – Toute personne condamnée dans le cadre de cette loi pourra se faire accompagner par des enseignants spécialement affectés aux services antiterroristes.

Art 6 – Les familles des personnes condamnées pourront également être condamnées à des peines similaires. Un suivi social de ces familles devra être mis en œuvre par l’État français.

Art 7 – Nul ne pourra être condamné tant que ses besoins primaires – alimentation, logement, santé – ne seront pas comblés. Un relogement décent dans une autre région que celle d’origine pourra dès lors être proposé aux personnes et familles concernées, en particulier dans les régions de France frappées de désertification où les logements vides sont nombreux.

Art 8 – Une fois toutes ces peines effectuées, des formations professionnelles seront proposées aux condamnés, en particulier dans les métiers dits « en tension ».

Vu pour être annexé au projet de loi antiterroriste
par l’Assemblée nationale


Des crânes et des femmes.

 

J’avais vingt-quatre ans quand je me suis rasée le crâne pour la première fois. Je ne me suis pas coupé les cheveux très courts, non : je les ai littéralement rasés à la tondeuse, avec le sabot le plus petit, celui de trois millimètres. C’était ma façon de signifier au monde que je changeais de vie. Capillus rasus. Le lendemain, je démissionnai de mon ennuyeux travail bien payé en cdi, je m’enroulai dans un drap orange, prenai mon sac à dos et me retrouvai pour plusieurs mois sur les routes de France, crâne au vent et pouce en l’air.

C’était la première d’une série de coupes de cheveux plus ou moins baroques et toutes globalement mal vues par le commun des mortels français. Crâne rasé, dread-locks, crâne à blanc derrière les oreilles et touffe de cheveux au centre, crête, semi-crête, coupe anarchique aux ciseaux et re-tondeuse ; cheveux rouges, cheveux oranges : j’ai pratiqué toutes les coupes qui font blêmir les amateurs de brushing, de gel, de normes et de bienséance.

Tout cela n’était pas qu’une affaire de cheveux. Ces apparences non-conformes étaient évidemment ma façon de signifier au reste du monde que je n’étais pas comme lui. Je refusais de ressembler à ce que la société attendait de moi – en particulier en tant que femme. J’affirmais mon appartenance au groupe de ceux qui vivent en marge. De fait, toute mon existence était à l’image de ce qu’on pouvait lire sur ma tête, et que je vive en cabane ou en camion, je ne vivais pas comme le type en cravate ou la nana au brushing parfait. Et cela n’était pas sans conséquence.

Pour beaucoup de celles et ceux qui vivent « normalement », et qui ont la coiffure qui vont avec, voir une femme au crâne rasé est dérangeant. On n’aime guère ce qui ne nous ressemble pas. Certaines réactions étaient d’une violence parfois extrême. Les regards étaient plein de haine. Les insultes étaient nombreuses. Je n’ai évité les agressions physiques que par la grâce d’un sens de la répartie opérant, de l’auto-dérision, de la connaissance de l’humain et de chaussures toujours plates qui me permettaient de courir. Dans la France du XXIe siècle, une femme se doit d’être bien coiffée, ou du moins pas trop mal. À défaut, certains estiment être en droit de lui cracher dessus. C’est parfaitement stupide, mais c’est ainsi.

Je ne pratique guère plus les salons de coiffure désormais, mais au moins passé-je à peu près inaperçue. Mes péripéties capillaires passées m’ont par contre rendue sensible aux attaques analogues que subissent d’autres femmes pour les mêmes histoires d’apparence du crâne. Si je ne subissais que des attaques d’individus, je vois aujourd’hui celles qui choisissent de se couvrir les cheveux subir les foudres d’une société (presque) entière. Car au fond, quelle différence y-a-t-il entre mon crâne rasé et le foulard d’une musulmane ? Fondamentalement, il n’y en a aucune. Par ce voile, elles disent au monde une partie de ce qu’elles sont, de leur choix de vie et de leur appartenance à un groupe de pairs. Et pour cela, elles sont régulièrement regardées de travers, insultées, violentées. Pas seulement par des abrutis au coin d’une rue, mais également par un grand nombre de médias, d’élus et de législateurs.

Mon crâne rasé n’aurait dû déranger personne. C’est mon crâne, je peux bien en faire ce que je veux tant que je ne l’utilise pas pour casser le nez d’autrui. Leur crâne voilé ne devrait pas plus gêner quiconque, tant qu’on leur voit le visage et que personne ne le leur impose de force. En quoi une appartenance religieuse devrait être plus dérangeante que d’afficher son appartenance à un groupe marginal ? En quoi est-ce plus gênant que de clamer qu’on appartient au groupe des citoyens-consommateurs qui pratiquent régulièrement les coups de ciseaux et de sèche-cheveux professionnels ?

 


Le Seigneur des porcheries – Tristan Egolf

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Le seigneur des porcheries, c’est John Kaltenbrunner. Enfant hors-norme, John n’est pas plus apte à s’intégrer à la bourgade péquenaude de l’Amérique céréalière où il grandit que les habitants ne sont prêts à l’intégrer.  Sans doute aussi intelligent qu’explosif, John mène ses envies jusqu’à leur aboutissement en se désintéressant le plus complètement du reste. Très jeune, il se lance dans l’élevage et la réparation de son tracteur tout en ne trouvant rien d’intéressant à ce que l’école et le reste du monde lui proposent. Mais la bourgade est rancunière et pas du tout prête à le laisser mener à bien ses projets.

Et voilà que le sort s’acharne sur lui. De malchances en malveillances, son enfance devient un enfer. Et la suite ne sera pas plus joyeuse.

Le destin de John Kaltenbrunner est ici décrit en deux parties: son enfance et l’âge adulte. Le tout est une ode misanthrope, un pamphlet contre la bêtise des foules, un essai sur l’impossibilité d’être différent. C’est une œuvre qui secoue, qui remue les tripes, qui met les nerfs à fleur de peau. On ne peut pas, en lisant cet ouvrage, ne pas penser à La conjuration des imbéciles, de John K. Toole. On assiste impuissant à un destin sombre, à un déchaînement d’injustice, à un déferlement de violence et on en sort épuisé, dépité, rageur. En 600 pages, Tristan Egolf dresse un portrait bien sombre de la société rurale américaine et rien n’échappe à sa plume acerbe : la police, la justice, la religion, l’ignorance, la lutte des classes, l’immigration sud-américaine et surtout le regard que portent sur elle les locaux, les ragots dévastateurs, l’alcool comme seule fuite possible. Et encore de la rage.

Le récit a quelque chose d’épique, c’est une tragédie contemporaine portée par quelques belles pages au vitriol merveilleusement bien écrites, même si on regrette parfois l’inégalité du style. Certains passages sont quelque peu répétitifs, mais au final cela n’ôte rien à la qualité de l’œuvre.

Le seigneur des porcheries est un livre à découvrir absolument, avec le risque de ne plus jamais regarder l’humanité comme avant.

 

 


Le Bel Espoir de Michel Jaouen

Pere Jaouen

Vous ai-je déjà parlé du Père Jaouen ? Si non, j’ai eu tort, et si oui, il mérite bien qu’on parle de lui plusieurs fois.

Michel Jaouen, on s’en doute avec pareil patronyme, est né breton, à Ouessant, en 1920. Il a grandit à Kerlouan, dans le Finistère et à 19 ans, il entre au séminaire, chez les Jésuites. Il est ordonné prêtre en 1951, les Jésuites pensaient l’envoyer en Chine, mais Mao en décide autrement et il atterrit à Fresnes comme aumônier auprès des jeunes de la prison. Il s’insurge au contact des mineurs embastillés pour des broutilles. C’est peut-être parce qu’il a grandit dans un paysage où le regard porte loin qu’il crée alors l’Aumônerie de la Jeunesse Délinquante dont l’objet social est d’ « élargir l’horizon des jeunes sortant de prison , en les invitant à revenir dans le monde. » Vaste programme. Mais il se donne les moyens de ses ambitions. Il fait construire un immeuble à Paris pour accueillir ceux qui sortent de prison, puis achète un vieux voilier, le Bel Espoir, pour les emmener en vacances. Et ça marche.

En 1968, le gouvernement, débordé, lui demande d’embarquer les toxicomanes dont on ne sait que faire, dont personne ne veut. Et voilà notre Jésuite qui emmène ces jeunes gens sur les mers, uniquement sur la base du volontariat. Et à la dure : pas de traitements de substitution, pas de médecin et pas d’excuses. Mais pas de jugement de sa part. On ne sait pas combien de gens ont définitivement décroché à la came ou raccroché à la vie sur le Bel Espoir, mais c’est un fait, la mer élargit l’horizon. Une quinzaine de milliers de jeunes en rupture sociale sont passés chez lui.

Le Bel Espoir ne suffit plus. Il installe une base à Pen-Enez, Landéda, Finistère, sur la dune face à l’entrée de l’Aber-Wrach, avec des baraques récupérées de la reconstruction de Brest. Puis viendront deux autres navires. Et le Père en est convaincu : les gens, il faut les mélanger. Alors le foyers d’accueil parisien et la base bretonne s’ouvrent à tous les publics, aux paumés de toutes les sortes, jeunes ou vieux, aux délinquants en réinsertion, aux alcooliques et aux drogués en désintoxication, mais aussi aux retraités, aux amoureux de la voile, aux patrons, à vous, si vous voulez. « Le mélange, le mélange, j’te dirais qu’il n’y a que ça qui marche. » dit-il. Le mélange et l’ouverture de l’horizon. St Domingue, New York, St Pierre et Miquelon, les Açores… Il navigue et fait naviguer partout.

Le bonhomme est réputé bourru et incapable de langue de bois. On lui parle de foi ? « Faire don de soi aux autres, c’est la seule expression de foi qui compte. Tout le reste, c’est du baratin ! » De prison ? «  La prison ça sert à rien, sauf à coûter cher au contribuable. C’est l’école du crime. » De drogues ? Il se déclare sans ambages pour la légalisation de toutes les drogues « qui font peu de dégâts dans la consommation, mais d’énormes dans le trafic. La pire, c’est l’alcool qui est autorisée et même subventionnée ! » Ce qu’il dira à son Dieu quand il mourra ? « Je n’en sais rien. Je ne sais pas ce qu’il y a de l’autre côté. Le Pape non plus n’en sait rien ! »

Et si vous lui demandez une recette à la vie, il vous répondra « Démerdez-vous pour être heureux ».


France, pays de l’éloge de la médiocrité.

C’est bien connu, l’école française est nulle : elle ne fait que favoriser les plus aisés. Combien de fois peut-on entendre ce genre de propos ? Et dans notre pays quels sont les exemples de réussite qu’on met généralement en avant ? Des participants de télé-réalité, quelques footballeurs illettrés et éventuellement quelques héritiers de grandes fortunes. Pas vraiment de quoi donner envie aux plus jeunes de se remuer neurones et arrière-train. Juste de quoi alimenter l’idée que la France, c’est nul, et qu’il n’y a dans ce pays d’avenir que pour les bien-nés. Et quels modèles féminins propose-t-on aux jeunes femmes ? Quelques hystériques à demi-nues, quelques épouses de parvenus et quelques icônes rétrogrades. Pas vraiment de quoi inciter les jeunes filles à se diriger vers les responsabilités professionnelles ou politiques. 

Voilà pourquoi je n’aime pas beaucoup la télévision en général : elle véhicule trop de valeurs qui n’en sont pas. Mais me voilà hier soir devant une émission de Ardisson, qu’au demeurant j’apprécie peu, sauf peut-être pour sa capacité à mettre en avant des parcours personnels atypiques. Et c’est ainsi que je découvre deux récits de vie qui devraient être mis en avant dans les médias et dans les écoles. Deux personnes qui seraient sans doute portées aux nues dans d’autres contrées. Mais ici, on n’aime guère les gens qui s’élèvent.

Je vois cette femme incroyable, d’abord : Madame Mémona Hintermann. Fille d’un indien musulman et d’une créole catholique d’ascendance bretonne, Madame Hintermann a grandi dans une fratrie de onze enfants, dans la plus grande pauvreté et avec la langue créole de la Réunion pour langue maternelle. Un départ difficile dans la vie qui ne promet pas grand-chose dans notre vision française. Seulement cette dame n’est pas de nature à faire du sur-place et elle se bat pour elle-même. De son propre aveu, c’est la tant honnie école de la République qui lui permet d’abord de s’élever. Puis vient sa volonté d’aller toujours plus loin. A force de travail, elle obtient une maîtrise de droit, intègre la télévision publique, vient à Paris et devient grand reporter. Elle va se frotter aux conflits du monde, du Liban à l’Afghanistan en passant par la Yougoslavie. Elle obtient la Légion d’Honneur, est faite officier de l’Ordre National du Mérite. Elle publie plusieurs livres et se fait nommer conseillère au CSA car c’est dans ce type de lieu de pouvoir qu’on peut peser réellement.
Lucide et vindicative, elle dit et répète que dans la vie, si on veut avancer, il faut se battre. Et elle est la preuve que parfois, ça fonctionne. Madame Hintermann fait plus pour l’avancée du droit des femmes que toutes les expositions de seins auxquelles on assiste ces temps-ci.

Vient ensuite Monsieur Bertin Nahum. Lui aussi était mal parti à la naissance. Né au Bénin, sa famille s’installe en France quand il a un an. Ses parents décèdent chacun à leur tour et Monsieur Nahum est pris en charge par un orphelinat. Il a un parcours scolaire moyen, mais il a de l’ambition, de l’imagination et une vocation. Il se spécialise dans la robotique chirurgicale qu’il va bientôt révolutionner à lui tout seul. Il invente un premier robot, mais pour le fabriquer, il lui faut des fonds. Seulement voilà : en matière d’investissement, les Français préfèrent le bas de laine ou l’investissement dans des entreprises déjà bien installées. Chez nous, on ne prend surtout pas de risque. On ne sait jamais, le risque pourrait aboutir à une réussite et qu’adviendrait-il si on sortait de notre médiocrité ? Il ne trouve pas les fonds pour construire son robot. Mais les Américains ayant la culture du risque économique qui a fait d’eux la première puissance économique du monde n’hésitent pas : ils lui rachètent le brevet. Monsieur Nahum peut donc faire vivre son entreprise et fabriquer son deuxième robot d’aide aux neurochirurgiens. Non sans avoir reçu entre-temps la visite de la DST : le gouvernement n’aime pas que les réussites s’exportent, même si le même gouvernement n’a rien fait pour le soutenir dans la dite réussite. Outre-Atlantique, le magazine scientifique Discovery Series le classe quatrième dans la liste des inventeurs les plus innovants, en septembre 2012, juste derrière les Américains Steve Jobs, Mark Zuckerberg et James Cameron. Rien de moins. En France, il a droit à trois petits articles enfouis dans les pages économiques d’un quotidien et de deux hebdomadaires et à quelques minutes dans le talk-show d’hier soir.

Voilà comment nous traitons ceux qui réussissent : on les ignore ou peu s’en faut.

Ces deux personnes nous montrent que la reproduction sociale n’est pas une fatalité : ceux qui choisissent d’exploser les plafonds de verre peuvent voler très haut. Tous deux sont des modèles d’une intégration réussie et d’une élévation sociale accomplie. Mais les médias continuent de nous proposer des modèles qui n’en sont pas. Ils continuent de mettre l’accent sur les intégrations qui ont échoué. Ils continuent de nous maintenir dans l’idée que le Français est médiocre par nature.


Le Jour où je devins dictateur : le sac de noeuds

La première liste

Cette deuxième liste était longue : elle était constituée de toutes les choses urgentes qui avaient été remises au lendemain depuis des décennies. Et ça s’avéra surtout être un énorme sac de nœuds de serpents venimeux et glissants.

La question de la préservation de l’environnement nous semblait être indispensable, mais elle ne pouvait se faire ni sans l’économie ni sans l’ensemble de la population. Quoique nous avions déjà résolu les situations humaines les plus urgentes, les solutions pour lesquelles nous avions opté ne pouvaient fonctionner qu’à court terme. Si tout un chacun n’avait pas vite accès à un revenu décent et durable, nous aurions rapidement de nouveau des gens sans abri. Et surtout, nous nous sommes à ce moment-là heurté à la conviction qu’avait et qu’ont toujours eu la plupart des gens : tout était mieux avant. Il voulait continuer à travailler dans les industries qu’ils avaient toujours connues, il voulait que les revenus soient conditionnés par le travail, ils voulaient que l’Etat soit seul responsable des recherches … Si bien que les changements que nous mimes en place provoquèrent un nombre de manifestations telles que personne n’en avait jamais vu.

Il faut bien avouer que nous ne n’y sommes pas allé avec le dos de la cuillère !

Nous avons bien sûr commencé par regarder ce qui avait été fait par le passé et qui n’avait pas marché : les aides ponctuelles à l’emploi étaient un échec, les aides aux entreprises n’avaient pas données de meilleurs résultats et les minimas sociaux étaient trop bas. Nous voulions un vrai changement, durable et efficace. Si bien que nous avons purement et simplement supprimé toutes les aides sociales et toutes les structures chargées de les gérer : caisse d’allocation familiale, assurance chômage, tout ! Il nous apparaissait idiot de dépenser tant d’argent pour gérer plus ou moins la pauvreté : nous voulions qu’elle disparaisse pour toujours. Toutes les sommes ainsi dégagées furent redistribuées : chaque citoyen, adulte comme enfant, se vit attribuer cinq cents euros mensuels, sans aucune autre condition que celle d’exister. Cela fit un scandale épouvantable. Tous les gens qui se retrouvèrent sans emploi descendirent dans la rue. Tous les bénéficiaires des aides qui existaient jusqu’alors aussi. Les gens qui travaillaient, les chefs d’entreprise : tout le monde hurla qu’on allait ainsi créer un pays de pauvres et de fainéants.
Mais les choses se tassèrent vite. Ceux qui n’avaient pas de salaires et qui vivaient précédemment des aides sous conditions firent vite le calcul qu’ils avaient dès lors un revenu plus conséquent sans avoir à subir une surveillance administrative constante. Ce fut un peu plus compliqué pour les célibataires, mais beaucoup optèrent pour les logements partagés et cela suffit à leur permettre de vivre décemment. Ceux qui jusqu’alors étaient payés à surveiller les pauvres perdirent de l’argent mais y gagnèrent en tranquillité d’esprit et en temps. De surcroît, ils n’avaient plus à dépenser de l’argent pour se rendre au travail. Et cela ne changea rien pour les entreprises qui n’embauchaient de toutes façons pas les chômeurs de longue durée.

Et puis surtout nous n’en restâmes pas là. Maintenant que chacun avait un revenu garanti, il était possible de se former à de nouveaux métiers, de s’adonner à la création ou de cultiver son jardin. Ceux qui étaient déjà fainéants le restèrent, mais ils étaient nettement minoritaires.

Les universités et tous les centres de formations furent mis à contribution. Toutes les sortes de cours théoriques furent mis en ligne sur internet et tous les diplômes pouvaient dès lors être passés en candidats libres. Ce fut un franc succès. La plupart des gens que nous avions mis au chômage suivirent des formations. L’économie des savoirs et des loisirs explosa. Il fallut former des enseignants et des formateurs à la pelle. Comme ceux qui travaillaient avaient un revenu supplémentaire, ils embauchèrent des femmes de ménage, des baby-sitters et des accompagnants pour leurs parents âgés à tour de bras. Des galeries d’art et des salles de spectacles ouvrirent de partout. Le marché de l’art et de la culture explosa. Des laboratoires de fabrication regroupant toutes sortes de gens, des scientifiques aux bidouilleurs sortirent de terre comme des champignons à l’automne. En quelques années des milliers de personne se mirent à travailler sur le plus gros chantier que nécessitait la planète : la fabrication d’énergie. Tant de bras et de neurones s’engagèrent dans ces recherches que la consommation de pétrole fondit comme neige au soleil. Pour inciter plus encore à aller dans ce sens, nous édictèrent une série de loi. L’installation d’unité de production de biogaz fut rendue obligatoire pour toute maison achetée ou construite, ainsi que l’installation de panneaux solaires et/ou d’éolienne là où c’était techniquement possible. Les avancées techniques réalisés dans les laboratoires les rendirent bien plus efficaces, si bien que peu à peu les maisons devinrent énergétiquement autonomes. Et le pays devint le plus gros exportateur de ces outils.

Nous interdîmes encore la construction et la rénovation de maisons en matériaux polluants tout en incitant la recherche et les essais sur les matériaux sains et efficaces. Bientôt, la consommation d’énergie chuta encore car les maisons étaient mieux isolées. Petit à petit, nous arrêtions les centrales nucléaires : n’étaient conservées que celle qui étaient encore nécessaires pour alimenter l’industrie.

Nous limitâmes par décret la taille des exploitations agricoles et interdîmes tous les engrais et désherbants qui n’avaient pas apporté la preuve de leur innocuité. Dans le même temps, il fut rendu obligatoire de composter les déchets de cuisine. Des composteurs furent fabriqués à la chaîne et installés dans les villes. Il fallut encore embaucher de nouveaux éboueurs – et augmenter leurs salaires – pour les vider et transporter leur contenu à la campagne. Il y eut un petit exode urbain : les maisons vides depuis plus de cinq ans furent réquisitionnées pour héberger les nouveaux travailleurs agricoles et leurs familles.

Une partie des récoltes était désormais vendue directement à l’État qui ouvrit en son nom des magasins où les produits de première nécessité furent vendus à prix coûtant. En contre-partie, nous augmentâmes un peu les taxes sur les produits de luxe.

Beaucoup d’investisseurs et d’industriels prirent peur devant ces changements radicaux : ils quittèrent le pays. Au début, ce fut un gros problème. Mais il nous fallut peu de temps pour trouver la parade : les entreprises qui s’expatrièrent virent leurs biens nationalisés, le temps que leurs salariés se coordonnent. Elles furent re-créées sous forme de coopératives et les salariés purent – et ne s’en privèrent pas – racheter leur part à l’État. Ils connaissaient leur travail et n’eurent guère de mal à convaincre la plupart des clients que les investisseurs n’étaient pas les dépositaires du savoir-faire. Comme dans le même temps les revenus financiers furent fortement taxés, l’actionnariat se limita bientôt aux salariés des entreprises : la richesse fut mieux réparti et cela vint encore alimenter les marchés des loisirs, des arts et de la culture.

Le pays redevint bientôt le rêve de ceux qui vivaient dans des contrées pauvres. Heureusement, car sans les immigrés, le pays aurait sans doute manqué de main d’œuvre. Mais cela ne nous empêcha en rien de développer la gamme d’aide à ces pays pauvres. Nous y reviendrons plus loin.

Bien sûr, ces changements prirent de longues années qui furent traversées de heurts. Tout cela nous avait, membres du gouvernement malgré nous, littéralement épuisés. Nous étions des dictateurs, responsables de tout. Nous agissions sans mandat électif et il n’y avait d’autres institutions que nous-mêmes. Nous décidâmes alors d’écrire une nouvelle Constitution et de recréer de toute pièce les institutions manquantes.

A suivre

 


Comment je devins dictateur : la première liste

Préambule 

Au début, on a beaucoup cafouillé. Je vous vois sourire, mais j’aimerais vous y voir ! Lors de la première heure de travail, tout le monde voulait être ministre de la culture. Évidemment, puisque la plupart de mes amis convoqués étaient des musiciens, des saltimbanques et autres va-nus-pieds. Oh, certains avaient bien des diplômes, des formations et même de l’expérience en entreprise, mais dans l’ensemble, tous autant qu’on était, on se passionnait jusque là plus facilement pour les innovations musicales ou littéraires que pour les mécanismes de production de biens et de services. Heureusement, nous étions assez raisonnables pour convenir qu’on ne fait pas tourner un pays avec dix-huit ministres de la culture et assez curieux pour apprendre tout ce qu’il y a à savoir des mécanismes conjoncturels divers et variés. Il nous fallut définir une méthode et on a vite opté pour une de celles qu’on utilise tous et souvent : on a dressé des listes. La première d’entre toutes fut la liste des situations urgentes à traiter sans délai. Sur celle-là figurait une longue liste de « sans » : les sans abri, les sans papier, les sans revenu, sans nourriture, sans protection sociale … Nous étions tous outrés par l’existence même de la misère au coin de notre rue et il était hors de question de ne pas s’attaquer à ce problème qui nous semblait d’une autre époque. Nous prîmes donc des mesures simples.

Dans un premier temps, nous avons suspendu toutes les mesures d’expulsions en cours : celle des étrangers qui n’avaient pas de papier, mais aussi celles des locataires qui n’avaient plus les moyens de payer leur loyer. Et nous avons rencontré notre premier problème pragmatique. Nous imaginions jusque là que tous les propriétaires avaient les moyens d’attendre un peu avant d’encaisser des loyers, voire de ne pas les encaisser du tout. Si seulement ça avait pu être aussi simple ! Nous avons vite appris que beaucoup de gens payaient les crédits de leurs achats de bâtiments avec le montant des loyers et que beaucoup de retraités ne pouvaient vivre décemment qu’avec ces sommes là. Alors nous avons réquisitionné tous les bâtiments vides, à commencer par le domaine de l’État : les anciennes casernes militaires, anciennes administrations fermées, quelques ministères trop grands pour l’usage qu’on en faisait, maisons forestières, anciennes maisons d’éclusiers … Comme ça ne suffisait pas, nous avons aussi réquisitionné les bâtiments vides des banques, des syndicats, de l’église, quelques centres de vacances appartenant à des comités d’entreprises utilisés seulement deux mois dans l’année, bâtiments commerciaux, hangars, beaucoup de bâtiments qui appartenaient à des particuliers qui préféraient attendre une envolée de l’immobilier pour les vendre, des maisons en vente depuis si longtemps qu’on pouvait sérieusement douter qu’elles soient vendues un jour ; en ville et à la campagne. En mettant tout ça bout à bout, on put offrir un toit à chaque personne déjà sans abri, mais on put aussi reloger les gens qui ne pouvaient plus payer leurs loyers à des propriétaires qui en avaient besoin et qui purent à leur tour relouer à d’autres qui avaient les moyens de payer. Tous les collectifs d’auto-construction et de nombreux artisans furent sollicités pour les aider à remettre tous ces nouveaux logements en état. Bien sûr, il fallut débloquer de l’argent. Nous avons commencé par montrer l’exemple en diminuant les salaires des hauts fonctionnaires que nous étions maintenant. On n’eut pas grand mal à rogner sur le budget de l’armée. On bloqua la construction de quelques grands projets qui nous semblaient inutiles : chantiers de centrales nucléaires, d’aéroports, de parkings, d’autoroutes et de nouvelles administrations. Les gens qui devaient travailler sur ces chantiers furent embauchés pour la remise en état des bâtiments réquisitionnés, si bien que non seulement tout fut réalisé en des temps records, mais en plus la balance s’équilibra d’elle-même. Nous gelâmes les loyers, quelques remboursements de crédit, nous interdîmes les crédits à taux abusifs. L’urgence était gérée. Elle disparut.

Dans le même temps, nous voulions nous assurer que tous ces gens mangent à leur faim, et là, la solution fut d’une simplicité enfantine : nous obligeâmes la grande distribution à donner tous ses invendus aux associations qui s’occupaient de les redistribuer selon les besoins. Certains directeurs de magasin le firent de bon cœur. D’autres furent récalcitrant, mais les situations de grandes précarités commençant à reculer, la petite délinquance recula avec elles et cela libérait du temps pour les agents de police : ils furent charger de s’assurer que les invendus allaient là où ils le devaient. Il fallut confisquer les compacteurs d’ordures des supermarchés, et puisque les huissiers n’avaient plus d’expulsion locative à réaliser, ils se firent un plaisir de s’en occuper. Nous interdîmes le calibrage des fruits et légumes, ce qui fit presque doubler les quantités produites. Je vous raconterais ultérieurement comment nous avons réformé l’élevage et l’agriculture.

Pour ce qui est de la santé, nous avons nationalisé toutes les cliniques privées pour qu’elles accueillent tous les gens qui en avaient besoin. Évidemment, de nombreux médecins spécialisés quittèrent immédiatement le pays. Un certain nombre d’entre-eux étaient des chirurgiens esthétiques. Ce ne fut pas une grande perte pour le pays puisqu’ils ne servaient pas à grand-chose de toutes façons. Les autres furent remplacés par des médecins étrangers qui n’avaient jusque là pas le droit d’exercer : soit qu’ils n’avaient pas de papier, soit qu’ils venaient de pays dont on ne reconnaissait pas la formation jusque là. Mais un humain étant un humain, leurs formations n’étaient pas pire que les nôtres, et ceux qui en avaient besoin bénéficièrent rapidement de formations complémentaires adéquates. Certains d’entre-eux s’installèrent avec de bons salaires payés par les collectivités dans les déserts médicaux. Dans un premier temps, certains eurent du mal à admettre ces médecins qui n’avaient pas le bon accent ou pas la bonne couleur de peau, mais ça ne dura pas longtemps. Tout valait mieux que pas de médecin du tout.

Plus tard, nous réformâmes entièrement la formation des médecins : ils reçurent plus de cours de psychologie et de philosophie, en particulier d’éthique, mais aussi de phytothérapie. Leur pratique s’en trouva grandement améliorée et la sécurité sociale fit de substantielles économies grâce aux prescriptions d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et de somnifères qui fondirent comme neige au soleil. Sur les conseils avisés d’un collectif de médecins que nous avions réunis, de nombreux médicaments furent interdits. Comme l’accès au soin était grandement facilité, les gens consultaient bien avant que les maladies soient graves, difficiles à soigner et par suite, plus coûteuses. Toutes les économies réalisées furent réinjectées dans la recherche médicale. Nous remplaçâmes également les gestionnaires d’hôpitaux qui n’y connaissaient rien en médecine par des directoires constitués de médecins, d’infirmières, d’aide-soignantes, de brancardiers et même d’agents d’entretien. Il fut interdit aux internes de travailler plus de dix heures d’affilés dès que nous eûmes recrutés assez de médecins étrangers puis formés de jeunes médecins pour que ce soit possible. Le nombre d’erreurs médicales chuta, les maladies nosocomiales disparurent presque et le personnel médical hospitalier ne râla pas du blocage de leurs salaires car en contre-partie, leurs conditions de travail s’étaient notoirement améliorées.

Traiter cette première liste des choses à faire nous procura une grande satisfaction. Mais cela ne suffisait pas. Si nous ne trouvions pas rapidement un moyen de redresser l’économie du pays, tout cela n’aurait servi à rien à long terme et la misère réapparaîtrait sans cesse. Nous sortîmes alors notre seconde liste des choses à faire.

A suivre …