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La chasse est ouverte

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La chasse est ouverte. On chasse l’enfant, ou l’adolescent, qui a l’outrecuidance d’exprimer son désaccord car ce désaccord tel qu’il est exprimé choque les honnêtes gens. A Nantes, une gamine de 14 ans est en garde à vue pour avoir dit des âneries dans le tramway. A Lens, ce sont deux ados qui subissent le même sort pour des causes analogues au sein de leur école. Le député UMP Éric Ciotti veut supprimer les allocations aux familles des enfants qui ont refusé de participer à la minute de silence.

Bandits ! Voyous ! Voleurs ! Chenapans !

Nous avons en France une génération de gamins qui possèdent au mieux cinq cents mots de vocabulaire, argot compris. J’avais été fortement marquée par ce constat quand j’étais éducatrice auprès d’adolescents délinquants. Ils avaient un mot qui leur servait à tout. Quand ils étaient tristes, ils avaient « le seum ». Quand ils avaient honte, ils avaient « le seum ». Quand ils étaient en colère, ils avaient « le seum ». Pour exprimer tout le panel des émotions négatives, là où vous et moi, nantis de la langue française, avons la mélancolie, l’abattement, l’accablement, l’affliction, l’angoisse, le désespoir, la nostalgie, la lassitude, la morosité, la rage, le ressentiment, le mécontentement, l’irritation … , ils n’avaient que « le seum ». L’argot a depuis peut-être changé, mais les faits restent les mêmes. Essayez-donc d’exprimer ce que vous ressentez avec seulement cinq cents mots. Alors ces mômes chahutent comme ils peuvent une minute de silence imposée.

Nous avons en France une génération qui n’arrive pas à apprendre dans une école construite pour un monde désormais disparu. Pour certains d’entre eux, leurs enseignants ne sont pas formés, débutants, remplaçants. Quand bien même les profs font de leur mieux, on ne peut pas attendre de miracle dans des établissements où un enseignant change de poste toutes les trois semaines. Alors ces gosses ont le « seum ».

Nous avons en France une génération qui se sent exclue du reste de la société. S’ils ont assez d’acharnement pour malgré tout réussir des études, leur nom ou leur adresse leur fermeront les portes de l’emploi. Et puisque la reconnaissance sociale, chez nous, ne passe que par l’emploi, ils n’ont aucune chance, ou peu s’en faut, de simplement exister avec leur nom ou leur adresse. Pourquoi se disent-ils, pour beaucoup, proches des Palestiniens ? Parce que les Palestiniens sont isolés dans leur propre pays. Parce que les Palestiniens n’ont pas les mêmes droits que les autres citoyens. Parce que les Palestiniens doivent justifier leur existence aux check-points comme ces gamins doivent sans cesse justifier la leur lors des contrôles de police. Ces jeunes gens qui ne sont sans doute pas par ailleurs de fins analystes géopolitiques se reconnaissent simplement dans le sort des Palestiniens. Et ça leur donne le « seum ».

Nous avons en France une génération qui se laisse manipuler par les théories du complot les plus farfelues. Et ces jours-ci, les journalistes ne cessent d’en parler. Je n’en ai entendu aucun se demander s’il n’avait pas un peu sa part de responsabilité dans ce désamour entre les jeunes et les journalistes. Est-ce que le fait que ces derniers se repaissent plus volontiers des délits des gamins dont on parle que de ceux qui ont réussi à avancer malgré tout est sans lien ? J’en doute. Est-ce que la diffusion de plusieurs reportages bidouillés sur les banlieues n’a eu aucune incidence ? Le croyez-vous vraiment ? Est-ce que les chroniqueurs assis de la télévision et de la radio se présentant comme des journalistes en étalant partout leurs analyses rarement pertinentes discréditent la profession de journaliste ? Cela semble évident. Ces gosses n’ont plus confiance dans le journalisme parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans la façon dont les journalistes parlent d’eux. Partant de là, pourquoi ne pas douter de tout le reste ? La nature ayant horreur du vide, le complotisme se loge dans leurs tentatives de comprendre le monde qui les entoure.

Nous avons en France une génération de gosses et d’ados qui n’ont ni présent ni avenir et qui pourtant cherchent comme ils peuvent, et sans beaucoup de mots, comment exister. Plutôt que d’entendre ce qu’ils essaient d’exprimer, on les punit. Garde à vue et sans doute par suite quelque mesure pseudo-éducative et réellement répressive. On renforcera ainsi leur sentiment d’être exclus. On passera, encore, à côté de ce qu’ils ont essayé de nous dire. Et on s’étonnera qu’ils se radicalisent encore, d’une façon ou d’une autre, alors qu’on a tant fait pour eux.

« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant. »


Projet de loi sur la lutte contre le terrorisme

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Art 1- Tout propos raciste ou antisémite sera passible d’une peine de dix fiches de lecture d’ouvrages d’histoire ou assimilés (dont au moins Si c’est un homme de Primo Levi) à rendre dans les six mois. Obligation d’être abonné à une bibliothèque et de s’y rendre au moins une fois par mois. En cas de récidive, la peine sera doublée.

Art 1 bis – Tout usage des réseaux sociaux à des fins d’incitation à la haine raciale ou religieuse ou d’apologie du terrorisme sera passible de la lecture obligatoire du Bescherelle de la conjugaison, du Grevisse et tous les exercices du Bled (du CP au CM2) devront être effectués dans les deux ans qui suivent le délit. Un minimum de trois cents points devra être obtenu lors de la Certification Voltaire obligatoire.

Art 2 – Tout propos soutenant ou incitant au terrorisme sera passible d’une peine de douze fiches de lecture – dont au moins deux concernant des livres d’histoire ou assimilés et un classique de la littérature internationale – à rendre dans les six mois, d’un abonnement annuel au théâtre assorti d’une peine de sûreté d’une pièce par mois, et de l’obligation d’être abonné à une bibliothèque et de s’y rendre au moins une fois par mois.

Art 3 – Toute personne arrêtée alors qu’elle tente de rejoindre un groupe terroriste étranger sera passible de deux mois de service humanitaire dans un des pays touché par les exactions terroristes, suivi à son retour en France d’une peine de vingt-quatre fiches de lecture – concernant au moins trois classiques de la littérature internationale et cinq livres d’histoire ou assimilés – à rendre dans les douze mois. Abonnement à un théâtre assorti d’une peine de sûreté d’une pièce par mois. Visite mensuelle d’un musée obligatoire et obligation également de se rendre à la bibliothèque au moins une fois par mois.

Art 4 – Tous les frais inhérents à ces sanctions seront pris en charge par un fonds spécial antiterroriste.

Art 5 – Toute personne condamnée dans le cadre de cette loi pourra se faire accompagner par des enseignants spécialement affectés aux services antiterroristes.

Art 6 – Les familles des personnes condamnées pourront également être condamnées à des peines similaires. Un suivi social de ces familles devra être mis en œuvre par l’État français.

Art 7 – Nul ne pourra être condamné tant que ses besoins primaires – alimentation, logement, santé – ne seront pas comblés. Un relogement décent dans une autre région que celle d’origine pourra dès lors être proposé aux personnes et familles concernées, en particulier dans les régions de France frappées de désertification où les logements vides sont nombreux.

Art 8 – Une fois toutes ces peines effectuées, des formations professionnelles seront proposées aux condamnés, en particulier dans les métiers dits « en tension ».

Vu pour être annexé au projet de loi antiterroriste
par l’Assemblée nationale


Le Prince et le Pauvre – Mark Twain

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Le thème du Prince et du pauvre est on ne peut plus classique : un jeune prince qui rêve de liberté propose à un enfant miséreux qui rêve de grandeur d’échanger leurs places le temps d’une journée. L’habit faisant le prince, personne n’y verra goutte. Mais les aléas de la pauvreté transformeront la journée en longues semaines.

Si le propos n’est pas original, c’est la façon dont Mark Twain s’en est saisit qui l’est. Car Mark Twain l’américain pose son décor à la cour du très anglais Henri VIII, dans les rues crasseuses de Londres au XVIe siècle et dans les forêts malfamées alentours. Son souci du détail nous plonge dans cet univers historique sans lésiner sur les ors de la royauté ni les puces de la pauvreté. On s’y retrouve plongé tout entier comme si l’auteur décrivait simplement ce qui l’entoure. Et bien évidemment, le récit est support à questionnements : que connaissent les puissants de l’impact des lois qu’ils promulguent ? Comment réagirait le commun des mortels s’il avait le pouvoir entre ses mains ? La corruption du pouvoir est-elle inéluctable ?

Mark Twain était trop intelligent pour avoir une vision manichéenne des choses, aussi évite-t-il ici l’écueil qui aurait consisté à faire des pauvres les bons et des puissants les méchants. Passant au travers cela, il nous livre un récit admirablement bien écrit, terriblement bien documenté – jusqu’à l’argot des voleurs – , vivant et sans niaiserie.

Souvent proposé aux jeunes lecteurs, Le Prince et le Pauvre pourra tout autant plaire aux adultes.


Le Destin miraculeux d’Edgar Mint – Brady Udall

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Il m’est arrivée de voir un roman qui commençait par « Le soleil se leva à l’est ». Devant l’usage abusif de ce lieu commun en introduction, je me suis refusée à aller plus loin. En ouvrant Le Destin miraculeux d’Edgar Mint, j’ai lu :  » Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j’avais sept ans quand le facteur m’a roulé sur la tête ». Cette accroche fort peu commune m’a immédiatement plongée dans l’univers tragi-comique de Brady Udall.

Cette œuvre a des saveurs de triste épopée contemporaine. Nous suivons l’histoire d’un enfant né dans une réserve indienne sordide, abandonné par son père – perdant invétéré – avant même d’être né, négligé par une mère alcoolique, évoluant du statut de miraculé dans un hôpital à celui de sous-être dans un internat quasi-carcéral, recueilli un temps chez les mormons et devant faire face tout au long de son parcours à des choix d’adultes, seul et démuni. Son parcours croise celui de personnages pas mieux lotis que lui, qui le prennent toutefois en affection, pas toujours pour de bonnes raisons. Tout est triste, pourtant l’auteur réussit à rendre l’ensemble tout à fait supportable : c’est l’enfant qui parle, son regard naïf malgré tout transforme ce qui aurait du être un drame social en une aventure extraordinaire.

Dans ce livre, tout le monde est paumé, misérable, triste et seul. Mais il n’y a pas une seule ligne de misérabilisme. C’est tout le génie de Brady Udall, digne représentant de la littérature américaine contemporaine : un auteur à découvrir et à suivre.


Petite histoire de l’avènement des prisons

On pourrait croire que la prison est une institution vieille comme la répression, mais il n’en est rien. Pendant des siècles, on lui préférera le bannissement, les châtiments corporels, les travaux forcés et autres galères et, pour les crimes les plus graves commis par les gens les plus pauvres, on appliquera plus volontiers la peine de mort, avec divers raffinements selon les pays et les époques.

De l’Empire romain au XVIIIème siècle, la privation de liberté intervient essentiellement à titre préventif dans l’attente d’un jugement, hormis pour les prisonniers de guerre et les prisonniers politiques. Il arrivait qu’un condamné à mort voit sa peine transformée en prison à perpétuité quand le juge l’oubliait dans son cul de basse-fosse et ne faisait pas exécuter la sentence. Mais en général, l’enfermement était de courte durée.

En Angleterre, Jean sans Terre signe au début du XIIIème siècle une ordonnance qui interdit l’enfermement sans jugement.

A la même époque, en France, l’enfermement commence à se développer. C’est en effet en ce temps-là que sévissait le riant Bernard Gui, rendu célèbre par son rôle d’inquisiteur de l’hérésie cathare. En tant que grand ordonnateur juridique, la moitié des hérétiques qu’il jugera lui-même ne seront pas condamnés au bûcher comme le veut la légende, mais à des peines d’enfermement à perpétuité avec mise aux fers. C’est à dire enchaînés au mur. Dans ces conditions, les peines étaient rarement de longue durée, sauf pour les individus les plus résistants. D’ailleurs les condamnés n’avaient pas le droit de connaître la durée de la peine à laquelle ils ont été condamnés.

Malgré tout, les peines d’emprisonnement restent relativement anecdotiques pendant une longue période, comme nous l’avons déjà dit. Richelieu commence à la rendre un peu plus régulière. Il transforme la Bastille en prison d’État pour les bénéficiaires de la lettre de cachet. Il s’agit là essentiellement de prisonniers politiques, enfermés arbitrairement et sans jugement, en général au motif vague de trouble de l’ordre public ou au motif plus précis de délit de presse. Leur retentissement historique est inversement proportionnel au nombre de personnes qui en furent victimes: elles ne touchaient qu’une poignée de personne.

Lorsque quelqu’un était mené à la Bastille, personne ne devait savoir de qui il s’agissait. On couvrait donc la tête du prisonnier qu’on amenait, on actionnait une cloche qui était le signe pour les boutiques alentours qu’elles devaient fermer. De même, lorsqu’un détenu mourrait, il était enterré de nuit et sous un faux nom.

Ports et prisons allaient souvent de paire. Dès 1676, une prison voûtée est destinée principalement à l’enfermement de marins et d’ouvriers de l’arsenal de Brest. C’était aussi fort pratique pour mener les condamnés aux galères. Un médecin de Brest rapporte que, avant la Révolution, il incombait au curé de Brest de faire fouetter et enfermer dans cette prison les « filles connues pour avoir commerce avec les matelots et les soldats ».

En 1776, le philanthrope anglais John Howard, capturé par les corsaires, goûte à la prison Brestoise avant d’être échangé contre un prisonnier de guerre. Dès lors, il ne cessera jamais son combat contre l’indignité des prisons, de l’Angleterre à l’Ukraine, dénonçant la situation désastreuse des plus démunis.

Puis vint la Révolution et l’avènement de la liberté. La fameuse Déclaration des Droits de l’Homme la reconnaît comme un droit inaliénable. L’enfermement devient une peine à part entière. Les révolutionnaires rasent la Bastille, et l’on commence à construire des prisons en peu partout. 


Souvenirs de prison

Trente deux kilos : c’était le poids indiqué sur le carton de livres que j’avais du aller chercher à pied au siège. L’association n’était pas assez riche pour posséder une voiture de fonction et mon camion était trop large pour accéder à l’entrée de la maison d’arrêt construite au pied d’une haute falaise et au bout de la dernière venelle de la ville. Ça n’était d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes pour les transferts de prisonniers. Bien sûr, la venelle allait en pente et j’arrivais rouge, suante et soufflante devant la première porte. Je posais ma charge, m’épongeais le front du revers de la manche, repris un peu mon souffle et sortis ma carte d’identité.

Je venais là chaque jour, et pourtant chaque jour il me fallait brandir le même document et décliner mon identité devant la caméra munie d’un micro avant qu’on ne déverrouille à distance la lourde porte en acier. Il me fallut hurler mon nom pour couvrir le bruit que faisait du haut de leur échafaudage les ouvriers qui consolidaient l’épaisse et ancestrale muraille qui encerclait la prison.

Ce fut encore toute une gymnastique d’ouvrir vite la porte, de la maintenir ouverte tout en soulevant le carton, puis de présenter encore ma carte d’identité à la porte suivante et de la pousser avec le pied. De l’autre côté, les deux gardiens du poste d’entrée, affalés dans leurs fauteuils, n’avaient pas jugé bon de venir me l’ouvrir. Je posais ma charge sur le tapis roulant pour qu’ils l’inspectent au rayon x, vidais mes poches, déposais ce qu’elles contenaient dans un casier avec ma veste et mon tabac et déposais mon téléphone portable à la place du bip de sécurité que j’accrochais à ma ceinture.

« Y’a quoi là-dedans ? demanda le premier gardien en désignant le carton.

– Des livres.

– Et qu’est-ce que tu fous avec ça ? questionna le second.

– Je suis bibliothécaire. Une bibliothèque contient des livres, c’est à ça que ça sert, répondis-je agacée.

– Encore du fric dépensé pour rien et pour des salopards, qui plus est. On ferait mieux de nous verser ça en prime ! râla le premier, et son collègue de reprendre :

– Des livres, ça sert à rien. Ceux qui les écrivent perdent leur temps à les écrire pour que ceux qu’ont rien d’autre à foutre perdent leur temps à les lire. Tu crois vraiment que de leur faire lire ces conneries, ça va changer quelque chose à ce qu’ils sont ?

– Je ne crois en rien. Je sais que les prisonniers de par votre grâce n’ont effectivement rien d’autre à faire que de lire. »
Les deux matons prirent le « par votre grâce » pour un compliment et se redressèrent avec un sourire béat. Ni eux ni aucun de leurs collègues n’étaient capables de comprendre le cynisme. Ils ne comprenaient pas non plus pourquoi je n’affichais que mépris à leur égard depuis qu’ils avaient fait intervenir leurs syndicats pour s’opposer à l’organisation d’événements culturels dans ces murs, au prétexte que ça leur provoquait une surcharge de travail. La stupidité n’était pas la seule caractéristique qu’ils se partageaient : il y a avait aussi la fainéantise crasse.

Je repris mon carton, ils déverrouillèrent la porte que je dus encore pousser du pied, puis la première grille intérieure. Je me trouvais alors dans un sas, et il fallait appuyer encore sur un bouton pour qu’une autre équipe dans une autre guérite m’ouvre la seconde grille. Je dus attendre plusieurs minutes. C’était leur jeu favori que de laisser les gens mariner entre les deux grilles.
Il me fallait traverser tout le large couloir autour duquel se trouvaient les cellules pour accéder à l’escalier. A chaque étage, une équipe de deux gardiens fumaient en commentant le match de football de la veille ou l’émission de télévision qu’il avait regardé. Ils ne prenaient que rarement le temps de répondre à mes salutations, et ça n’est qu’arrivée au deuxième étage que je vis l’aumônier qui venait à ma rencontre en courant pour se saisir du carton de livres et me le porter jusqu’au deux cellules qui servaient de bibliothèque. La parois entre les deux cellules avait été abattue : la bibliothèque bénéficiait donc de la plus grande pièce du lieu. Dix huit mètres carrés et deux fenêtres équipés de grilles épaisses qui ne laissaient filtrer que bien peu de lumière.

L’aumônier déposa le carton sur le petit bureau et pesta :

« Et pas un seul de ces mufles pour vous porter ça jusqu’ici !

– Il faut votre foi pour croire qu’ils pourraient y penser ! »

Le prêtre sourit. Dehors, tout nous aurait opposés, mais dedans, nous partagions au moins le respect qui manquait aux surveillants.

« Bien ! Reprit-il en toisant le carton. Est-ce enfin le Coran qui est arrivé ?

– Je n’ai pas encore regardé ce qu’il contenait, mais oui, je suppose. Je l’ai cette fois commandé en quatre exemplaires. De quoi tenir un mois, je pense. »

Le Coran était systématiquement volé, et cet aumônier là, quoi que catholique, avait l’intelligence de l’œcuménisme.

« Bien, bien, bien, dit-il en se frottant les mains. Voulez-vous que j’active un peu nos chers gardiens pour qu’ils vous mènent vos premiers clients ?

– Laissez-moi cinq minutes, que je prépare du thé avant d’ouvrir la boutique !

– Je peux y aller tout de suite, alors : il leur faudra bien ça avant de se remuer un peu. »

 

Il sortit donc. Et le premier visiteur n’arriva effectivement qu’un bon quart d’heure plus tard. Les gardiens les amenaient un par un, les laissaient sous ma garde et repartaient fumer au bout du couloir jusqu’à ce que je les appelle. La porte restait ouverte, malgré les hurlements qui ne manquaient jamais de venir résonner jusqu’ici. Certains flânaient entre les rayons qui montaient jusqu’au plafond, d’autres s’asseyaient en face de moi, discutaient tout le temps qui leur étaient imparti et prenaient un livre au hasard avant de repartir – ceux là ne lisaient jamais les ouvrages qu’ils empruntaient – et d’autres encore venaient avec une exigence précise. Ce jour-là, l’un deux me demanda l’Art de la Guerre, un traité de stratégie militaire chinois, et un autre cherchait un manuel technique sur la construction des charpentes en bois des chapelles du XIIè siècle. Je notais scrupuleusement ces exigences et veillerais plus tard à me procurer ces livres à la bibliothèque départementale.

 

J’écoutais toute la journée des histoires drôles et des histoires tristes, recueillis une déclaration d’amour sous forme de poème naïf glissé entre les pages d’un livre vaguement pornographique, refusais la demande d’un jeune homme de lui procurer du hashish et bus trois thés dont un avec l’aumônier pendant ma pause.

 

En fin de journée, j’entendis venir du fond du couloir le bruit caractéristique qui annonçait mes quatre derniers visiteurs, ceux qui n’avaient le droit de venir qu’une fois par mois : les injures des gardiens prononcées aussi fort que possible, les cris des autres prisonniers à leur encontre, les objets métalliques qu’on cognait contre les canalisation pour annoncer que ces quatre là avaient été extraient de leurs cellules, et aussi par trois fois le choc sourd de leurs corps projetés par les matons contre une porte. Ceux-là n’allaient jamais en promenade. C’était bien trop dangereux pour eux. Leur visite mensuelle à la bibliothèque était le seul moment où ils pouvaient faire plus de trois pas dans la même direction. Plus que pâles, ils étaient livides et hirsutes. Le plus jeune avait à peine vingt ans et l’air perpétuellement égaré. Le plus vieux devait avoir une cinquantaine d’années et n’osait jamais regarder autre chose que le sol devant lui. Tous avaient l’attitude de ceux qui s’excusent d’exister.

 

Ils entrèrent dans la bibliothèque. Comme d’habitude, les gardiens voulaient rester à l’intérieur avec eux. Comme d’habitude, je leur faisais remarquer que l’espace était trop restreint pour qu’ils restent là et que j’avais mon bip sur moi en cas de problème. Je fermais la porte derrière eux. Quand je me retournais, les quatre étaient déjà assis par terre, attendant le rituel habituel. Nous n’avions que peu de temps : vingt petites minutes. Alors je ne m’embarrassais pas de romans. Je choisissais des nouvelles qui se déroulaient dans de grands espaces. Ce jour-là, j’avais choisi un racontar, de Jorn Riel. J’emmenais mes quatre prisonniers, les plus maltraités d’entre tous, au Groenland, chez les trappeurs. Les personnages de Riel sont tous un peu fous et aucun ne se permet jamais de juger de la folie des autres.

 

Ils avaient déjà les yeux fermés. Je leur fis lecture.

Les yeux clos, dans une pièce fermée, dans un bâtiment scellé de multiples portes et ceint d’une épaisse muraille et durant vingt minutes par mois, ces quatre hommes étaient libres. Ce jour là, ils traversèrent le Groenland, des kamiks aux pieds, juchés sur un traîneau tiré par une meute de chiens hargneux ; ils allaient à la rencontre d’hommes aussi hirsutes qu’eux et bien plus sales, qui jamais ne se permettraient de les maltraiter pour ce qu’ils avaient pu faire par le passé, qui les acceptaient sans poser la moindre question et qui les écoutaient s’ils avaient envie de se raconter. Ils respiraient à plein poumon l’air frais du continent de glace. Ils scrutaient les montagnes au loin. Ils frissonnaient dans le vent. Plus l’histoire avançait et plus je voyais leurs visages se détendre. Sans aller jusqu’à rire, ils osèrent même sourire. Et pendant une infime seconde, ils eurent presque l’air heureux.

 

Quand les vingt minutes furent écoulées, un gardien frappa lourdement contre la porte, et les visages de mes auditeurs se crispèrent à nouveau. Alors qu’ils les ramenaient à leurs cellules respectives, le couloir s’emplit du même bruit que quand ils étaient venus. Un gardien se planta dans l’embrasure de la porte de la bibliothèque. Il cracha par terre et me lança :

« C’est vraiment une perte de temps, tout ça. Ça sert à rien, les livres. »