Trente deux kilos : c’était le poids indiqué sur le carton de livres que j’avais du aller chercher à pied au siège. L’association n’était pas assez riche pour posséder une voiture de fonction et mon camion était trop large pour accéder à l’entrée de la maison d’arrêt construite au pied d’une haute falaise et au bout de la dernière venelle de la ville. Ça n’était d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes pour les transferts de prisonniers. Bien sûr, la venelle allait en pente et j’arrivais rouge, suante et soufflante devant la première porte. Je posais ma charge, m’épongeais le front du revers de la manche, repris un peu mon souffle et sortis ma carte d’identité.
Je venais là chaque jour, et pourtant chaque jour il me fallait brandir le même document et décliner mon identité devant la caméra munie d’un micro avant qu’on ne déverrouille à distance la lourde porte en acier. Il me fallut hurler mon nom pour couvrir le bruit que faisait du haut de leur échafaudage les ouvriers qui consolidaient l’épaisse et ancestrale muraille qui encerclait la prison.
Ce fut encore toute une gymnastique d’ouvrir vite la porte, de la maintenir ouverte tout en soulevant le carton, puis de présenter encore ma carte d’identité à la porte suivante et de la pousser avec le pied. De l’autre côté, les deux gardiens du poste d’entrée, affalés dans leurs fauteuils, n’avaient pas jugé bon de venir me l’ouvrir. Je posais ma charge sur le tapis roulant pour qu’ils l’inspectent au rayon x, vidais mes poches, déposais ce qu’elles contenaient dans un casier avec ma veste et mon tabac et déposais mon téléphone portable à la place du bip de sécurité que j’accrochais à ma ceinture.
« Y’a quoi là-dedans ? demanda le premier gardien en désignant le carton.
– Des livres.
– Et qu’est-ce que tu fous avec ça ? questionna le second.
– Je suis bibliothécaire. Une bibliothèque contient des livres, c’est à ça que ça sert, répondis-je agacée.
– Encore du fric dépensé pour rien et pour des salopards, qui plus est. On ferait mieux de nous verser ça en prime ! râla le premier, et son collègue de reprendre :
– Des livres, ça sert à rien. Ceux qui les écrivent perdent leur temps à les écrire pour que ceux qu’ont rien d’autre à foutre perdent leur temps à les lire. Tu crois vraiment que de leur faire lire ces conneries, ça va changer quelque chose à ce qu’ils sont ?
– Je ne crois en rien. Je sais que les prisonniers de par votre grâce n’ont effectivement rien d’autre à faire que de lire. »
Les deux matons prirent le « par votre grâce » pour un compliment et se redressèrent avec un sourire béat. Ni eux ni aucun de leurs collègues n’étaient capables de comprendre le cynisme. Ils ne comprenaient pas non plus pourquoi je n’affichais que mépris à leur égard depuis qu’ils avaient fait intervenir leurs syndicats pour s’opposer à l’organisation d’événements culturels dans ces murs, au prétexte que ça leur provoquait une surcharge de travail. La stupidité n’était pas la seule caractéristique qu’ils se partageaient : il y a avait aussi la fainéantise crasse.
Je repris mon carton, ils déverrouillèrent la porte que je dus encore pousser du pied, puis la première grille intérieure. Je me trouvais alors dans un sas, et il fallait appuyer encore sur un bouton pour qu’une autre équipe dans une autre guérite m’ouvre la seconde grille. Je dus attendre plusieurs minutes. C’était leur jeu favori que de laisser les gens mariner entre les deux grilles.
Il me fallait traverser tout le large couloir autour duquel se trouvaient les cellules pour accéder à l’escalier. A chaque étage, une équipe de deux gardiens fumaient en commentant le match de football de la veille ou l’émission de télévision qu’il avait regardé. Ils ne prenaient que rarement le temps de répondre à mes salutations, et ça n’est qu’arrivée au deuxième étage que je vis l’aumônier qui venait à ma rencontre en courant pour se saisir du carton de livres et me le porter jusqu’au deux cellules qui servaient de bibliothèque. La parois entre les deux cellules avait été abattue : la bibliothèque bénéficiait donc de la plus grande pièce du lieu. Dix huit mètres carrés et deux fenêtres équipés de grilles épaisses qui ne laissaient filtrer que bien peu de lumière.
L’aumônier déposa le carton sur le petit bureau et pesta :
« Et pas un seul de ces mufles pour vous porter ça jusqu’ici !
– Il faut votre foi pour croire qu’ils pourraient y penser ! »
Le prêtre sourit. Dehors, tout nous aurait opposés, mais dedans, nous partagions au moins le respect qui manquait aux surveillants.
« Bien ! Reprit-il en toisant le carton. Est-ce enfin le Coran qui est arrivé ?
– Je n’ai pas encore regardé ce qu’il contenait, mais oui, je suppose. Je l’ai cette fois commandé en quatre exemplaires. De quoi tenir un mois, je pense. »
Le Coran était systématiquement volé, et cet aumônier là, quoi que catholique, avait l’intelligence de l’œcuménisme.
« Bien, bien, bien, dit-il en se frottant les mains. Voulez-vous que j’active un peu nos chers gardiens pour qu’ils vous mènent vos premiers clients ?
– Laissez-moi cinq minutes, que je prépare du thé avant d’ouvrir la boutique !
– Je peux y aller tout de suite, alors : il leur faudra bien ça avant de se remuer un peu. »
Il sortit donc. Et le premier visiteur n’arriva effectivement qu’un bon quart d’heure plus tard. Les gardiens les amenaient un par un, les laissaient sous ma garde et repartaient fumer au bout du couloir jusqu’à ce que je les appelle. La porte restait ouverte, malgré les hurlements qui ne manquaient jamais de venir résonner jusqu’ici. Certains flânaient entre les rayons qui montaient jusqu’au plafond, d’autres s’asseyaient en face de moi, discutaient tout le temps qui leur étaient imparti et prenaient un livre au hasard avant de repartir – ceux là ne lisaient jamais les ouvrages qu’ils empruntaient – et d’autres encore venaient avec une exigence précise. Ce jour-là, l’un deux me demanda l’Art de la Guerre, un traité de stratégie militaire chinois, et un autre cherchait un manuel technique sur la construction des charpentes en bois des chapelles du XIIè siècle. Je notais scrupuleusement ces exigences et veillerais plus tard à me procurer ces livres à la bibliothèque départementale.
J’écoutais toute la journée des histoires drôles et des histoires tristes, recueillis une déclaration d’amour sous forme de poème naïf glissé entre les pages d’un livre vaguement pornographique, refusais la demande d’un jeune homme de lui procurer du hashish et bus trois thés dont un avec l’aumônier pendant ma pause.
En fin de journée, j’entendis venir du fond du couloir le bruit caractéristique qui annonçait mes quatre derniers visiteurs, ceux qui n’avaient le droit de venir qu’une fois par mois : les injures des gardiens prononcées aussi fort que possible, les cris des autres prisonniers à leur encontre, les objets métalliques qu’on cognait contre les canalisation pour annoncer que ces quatre là avaient été extraient de leurs cellules, et aussi par trois fois le choc sourd de leurs corps projetés par les matons contre une porte. Ceux-là n’allaient jamais en promenade. C’était bien trop dangereux pour eux. Leur visite mensuelle à la bibliothèque était le seul moment où ils pouvaient faire plus de trois pas dans la même direction. Plus que pâles, ils étaient livides et hirsutes. Le plus jeune avait à peine vingt ans et l’air perpétuellement égaré. Le plus vieux devait avoir une cinquantaine d’années et n’osait jamais regarder autre chose que le sol devant lui. Tous avaient l’attitude de ceux qui s’excusent d’exister.
Ils entrèrent dans la bibliothèque. Comme d’habitude, les gardiens voulaient rester à l’intérieur avec eux. Comme d’habitude, je leur faisais remarquer que l’espace était trop restreint pour qu’ils restent là et que j’avais mon bip sur moi en cas de problème. Je fermais la porte derrière eux. Quand je me retournais, les quatre étaient déjà assis par terre, attendant le rituel habituel. Nous n’avions que peu de temps : vingt petites minutes. Alors je ne m’embarrassais pas de romans. Je choisissais des nouvelles qui se déroulaient dans de grands espaces. Ce jour-là, j’avais choisi un racontar, de Jorn Riel. J’emmenais mes quatre prisonniers, les plus maltraités d’entre tous, au Groenland, chez les trappeurs. Les personnages de Riel sont tous un peu fous et aucun ne se permet jamais de juger de la folie des autres.
Ils avaient déjà les yeux fermés. Je leur fis lecture.
Les yeux clos, dans une pièce fermée, dans un bâtiment scellé de multiples portes et ceint d’une épaisse muraille et durant vingt minutes par mois, ces quatre hommes étaient libres. Ce jour là, ils traversèrent le Groenland, des kamiks aux pieds, juchés sur un traîneau tiré par une meute de chiens hargneux ; ils allaient à la rencontre d’hommes aussi hirsutes qu’eux et bien plus sales, qui jamais ne se permettraient de les maltraiter pour ce qu’ils avaient pu faire par le passé, qui les acceptaient sans poser la moindre question et qui les écoutaient s’ils avaient envie de se raconter. Ils respiraient à plein poumon l’air frais du continent de glace. Ils scrutaient les montagnes au loin. Ils frissonnaient dans le vent. Plus l’histoire avançait et plus je voyais leurs visages se détendre. Sans aller jusqu’à rire, ils osèrent même sourire. Et pendant une infime seconde, ils eurent presque l’air heureux.
Quand les vingt minutes furent écoulées, un gardien frappa lourdement contre la porte, et les visages de mes auditeurs se crispèrent à nouveau. Alors qu’ils les ramenaient à leurs cellules respectives, le couloir s’emplit du même bruit que quand ils étaient venus. Un gardien se planta dans l’embrasure de la porte de la bibliothèque. Il cracha par terre et me lança :
« C’est vraiment une perte de temps, tout ça. Ça sert à rien, les livres. »