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Une seule pièce de puzzle

Dans la radio de service public, une présentatrice qu’il m’est impossible de nommer journaliste, annonce, presque sur le ton que j’emploierais si je découvrais comment sauver le climat, qu’une entreprise innovante a trouvé un moyen de fabriquer des briques décoratives à partir des vêtements neufs jetés par les vendeurs de fringues, lesquels se montrent ravis d’acheter ces briques tant pour décorer leurs boutiques que pour prétendre œuvrer contre le gaspillage.

Et de nous vendre ça comme un truc écologique. Et mon cerveau de hurler de désespoir.

Je ne sais pas comment les choses se structurent dans la tête des autres. Mais il semblerait que bien des gens regardent une seule pièce du puzzle et en tirent les conclusions définitives qui les arrangent. Ici : « on a sauvé des fringues jamais portées du gaspillage ». Dans ma tête, ça ne fonctionne absolument pas comme ça.

Si on me parle de fabrication de vêtements, je commence par penser à la culture du coton, effectuée par des quasi-esclaves, sur des terres qui dès lors ne servent pas à produire de la nourriture – on parle tout de même de 2,5 % des terres cultivables mondiales, avec des quantités d’intrants, dont de glyphosate, absolument déraisonnables – 10 % des herbicides sont utilisés pour la production de coton- , avec des systèmes d’irrigation qui sont en train d’assécher de vastes régions – 8000 litres d’eau pour produire un seul jean.

Il y a ensuite l’industrie du vêtement qui utilise tout un tas de produits rigolos : chlore, ammoniaque, soude, acide sulfurique, métaux lourds, formaldéhyde, solvants … Autant de chimie dont la production et l’utilisation ont un impact non négligeable sur l’environnement. Et évidemment, de la production du coton à la fabrication des vêtements jusqu’à leur transport : l’industrie du vêtement consomme une blinde d’énergie.

Mais mon cerveau ne s’arrête pas aux impacts environnementaux : encore faut-il qu’il se souvienne du Rana Plaza.  Le 24 avril 2013 s’effondrait le bâtiment du Rana Plaza, à Dacca, capitale du Bangladesh, provocant la mort de 1127 ouvriers de l’industrie textile, mettant en lumière la politique immonde de l’industrie du vêtement. Sur toute sa chaîne de production, on trouve aussi des enfants au travail.

Je visualise encore ces gigantesques cargos sillonnant les mers à grand renfort de pétrole, ces containers qui tombent régulièrement à la mer, ces marées noires potentielles.

Je vois plusieurs pièces du puzzle, j’ai conscience pourtant qu’il m’en manque beaucoup d’autres, et j’entends une présentatrice enjouée, payée avec de l’argent public censément pour l’édification des masses expliquer que tout va bien : on fait des briques décoratives avec la sueur d’enfants, des herbicides, l’eau de populations entières, et ça n’est dès lors plus du gaspillage.

Le pire, c’est que le soir, j’ai regardé une vidéo qui vantait le développement des éoliennes marines et que le discours était quasiment le même : on peut faire sans terre rare alors ça va. L’extraction de cuivre est en train de pourrir l’eau du Chili, mais on s’en fout. En Europe on n’enterre pas les pâles, on en fait du ciment ou on les brûle, alors ça va. Quel est l’impact à long terme de la présence de matériaux composites lors de la dégradation du ciment ? On s’en fout. La durée de vie courte des éoliennes, on s’en fout. Brûler des matériaux composites, on s’en fout. L’essentiel, c’est qu’à un instant t ça crache assez d’électricité pour qu’on ne réfléchisse surtout pas à commencer à faire baisser les consommations.

Une seule pièce de puzzle : celle de maintenant-tout de suite.

Et pourtant, l’équation est en réalité d’une simplicité enfantine : la seule chose qui ne pollue pas, c’est ce qu’on ne produit pas. Tout le reste est un leurre.


Nous savons.

Je suis d’une génération qui, découvrant les images des camps de concentration de l’époque où nos grands-parents étaient jeunes, se demandait en vrac comment l’humanité avait pu en arriver là, comment des gens avaient pu y participer, comment d’autres avaient pu fermer les yeux devant pareil massacre.

On se jurait tous à nous-mêmes que nous, nous aurions fait autrement, nous n’aurions jamais laissé se produire pareille ignominie : face à l’innommable, nous serions vent debout, nous lutterions et nous remuerions ciel et terre pour sauver ces gens, quels qu’ils puissent être, de l’horreur absolue.

Nous primes plus tard le tournant du XXIe siècle, laissant le précédent devenir un peu flou. Il ne nous restait, et encore pas à tous, qu’une colère vague, une indignation du clavier et un engagement nonchalant. Nous n’avons pas vraiment oublié, mais tout cela était loin. Et puis, ils sont loin, aussi, ces bambins émaciés. Ils ne sont pas comme nous. Et puis nous ne pouvons pas. Des frigos à remplir, des crédits à payer et puis le beurre qui manque, le prix du dernier smartphone, et le temps passé devant cette abondance de choix dans le moindre rayon de supermarché, et puis sur la télé, le film va commencer.

Moins d’un siècle après l’horreur, nous sommes devenus bien pires que nos grands-parents, qui eux, pour la plupart, ne savaient vraiment pas. Nous, nous savons que cet enfant a été photographié en Syrie, près de Damas, le 21 octobre de cette année.


Il était un avant

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«  Raconte-nous encore comment c’était, avant !

– Avant … Oui, je me souviens. De moins en moins bien, mais je me souviens. Avant, oh ! Ça avait déjà commencé, bien sûr, mais nous n’étions pas nombreux à nous en rendre compte. C’est avec la dernière élection que tout a basculé. Quand j’avais votre âge, c’était encore très bien. On pouvait boire l’eau du robinet, on pouvait même boire l’eau des ruisseaux de montagnes. En fait, il y avait tellement d’eau qu’on n’y prêtait guère attention. On trouvait ça normal, d’avoir autant d’eau potable qu’on en voulait. Normal, oui. Trop normal, au point de ne pas y faire attention. Avant … Avant, il y avait aussi des pâtures, et dans les pâtures, il y avait des vaches. C’était de très gros animaux, beaucoup plus gros qu’un homme, dix fois plus gros. Elles étaient belles et gentilles. Elles mangeaient de l’herbe, faisaient des petits et on prenait leur lait. Avec le lait, on faisait du fromage. Vous ne vous en souvenez plus, vous étiez trop petits, mais c’était bon, le fromage ! Et puis, on mangeait les vaches aussi. C’était délicieux, la viande des vaches. Et puis, il y a eu cette élection à un moment où c’était déjà compliqué. On a enfermé les vaches dans des hangars pour que ça revienne moins cher, que ça rapporte plus d’argent. On n’a plus vu de vaches dans les pâtures. C’était terrible pour les vaches, au point que plus personne n’a voulu en manger. Et puis, à mettre trop de vaches au même endroit, ça a encore plus pollué l’eau. On a arrêté d’élever des vaches, de faire de la viande, et du lait, et du fromage, et les vaches ont disparu. Et on a commencé à manquer d’eau. Pas seulement à cause de ces usines à vaches, mais aussi, oui …

Avant. Avant, il y avait des médecins et des hôpitaux pour tout le monde. Si on était malade, ou s on se blessait, on pouvait se faire soigner. Tout le monde pouvait avoir des médicaments. Il y avait aussi ce qu’on appelait la Justice. Si quelqu’un avait fait du tort à un autre, il était jugé, il pouvait se défendre, expliquer ; on ne lynchait jamais et les innocents avaient une chance de s’en tirer. Il fallait des preuves qu’on avait mal fait pour être puni. Mais il y a eu cette maudite élection. Je ne me souviens plus des détails, mais deux des candidats n’ont pas arrêté de dire et de répéter que la Justice ne servait à rien, que c’était une mauvaise chose et qu’il fallait en finir. Ils étaient malhonnêtes et ça les arrangeait bien que la Justice disparaisse. C’est comme ça qu’on a commencé à voir apparaître les Milices et les lynchages de coupables autant que d’innocents. Ça ne s’est plus jamais arrêté. Avant cette élection, c’est vrai que ça ne fonctionnait pas toujours très bien, mais ça fonctionnait. Avant … Ah oui, avant, il y avait des écoles. Pour tous les enfants, oui. Pour tous les enfants. On y apprenait l’écriture et puis aussi les sciences. C’est qu’avant, on était fort en sciences. On envoyait des hommes dans l’espace, on découvrait d’autres planètes. On ne laissait pas trop les dieux se mêler de tout ça, mais ceux qui préféraient les dieux aux sciences étaient mieux organisés, et il n’y a plus eu de sciences. On avait découvert des planètes de toutes les couleurs, mais elles n’existent plus, les dieux n’en voulaient pas. On soignait les maladies des pauvres avec des médicaments, mais les dieux préféraient leurs prières. Maintenant, on ne voit plus beaucoup de vieux comme moi, mais avant, c’était normal de devenir vieux. Avant, on pouvait rester dehors sous la pluie, ça n’était pas dangereux. Et puis, elle tombait plus souvent et les paysages étaient tout vert et plein de couleurs au printemps parce qu’il y avait des fleurs et sur les fleurs des abeilles. Les abeilles étaient de tout petits animaux qui volaient de fleur en fleur et qui faisaient du miel. Ah ! C’était bon, le miel ! Mais ça aussi, c’était tellement normal, pour nous, qu’on n’y a pas fait attention, et maintenant, il n’y en a plus. Avant … Ah, mais c’est qu’il est tard, les enfants, oui … Il est tard. Prenez votre cuillerée d’eau, et allez vous coucher. Demain, il faudra encore marcher pour trouver à manger, si l’on trouve à manger. Je vous conterai encore comment c’était avant … »


« J’ai changé » – Être et avoir été

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Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu la petite phrase « tu as changé » s’abattre comme un couperet venant mettre un terme à toute argumentation, une condamnation ferme sans rédemption possible. On pourrait croire que c’est une sentence qui s’abat l’âge avançant, mais d’aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu des gens pour considérer tout changement comme inacceptable. Pendant des années, ça a même constitué le carburant principal de mon moteur à déménager. Quand commençaient à tomber les « tu as changé », je savais qu’il était temps de partir car ailleurs, on ne savait pas comment j’étais, on ne pouvait que m’accueillir comme je suis.

Oui, maintes fois j’ai changé. J’ai changé d’opinion et de façon de vivre. Il me semble d’ailleurs que c’est cela, vivre : changer. On promène nos préjugés sur les chemins de la réalité, et c’est ainsi qu’ils se dissolvent – ou se renforcent. Mais ce ne sont alors plus vraiment des préjugés. On balade nos certitudes sur les routes de l’inconnu, et c’est ainsi qu’on mesure sur quels vides elles s’appuient. Si on est un peu curieux, on comble ces vides, on consolide nos certitudes ou on les annihile, parfois à tout jamais.

J’ai cru en des tas de choses. J’ai cru croire en Dieu. J’ai cru que les pauvres étaient gentils par nature. J’ai cru que les riches étaient mauvais par devenir. J’ai cru que les agriculteurs étaient tous des salauds égoïstes. J’ai cru que l’élevage d’animaux était forcément immonde. J’ai cru que les bretons étaient pénibles, avec leurs particularités régionales. J’ai cru que le vote ne servait à rien. J’ai cru que la police ne servait qu’à nous enquiquiner. J’ai cru que l’autogestion était possible. J’ai cru que l’Europe était une mauvaise idée. J’ai cru que la Roumanie était bucolique. J’ai cru que Marseille était invivable. J’ai cru que manger des animaux était atroce. J’ai cru que les médicaments étaient mauvais. J’ai même cru que je valais mieux que la moyenne des humains. J’ai cru en beaucoup de choses qui avaient valeur de certitudes. Mais j’ai aussi cru bon de quand même chercher à vérifier ce que je croyais.

J’ai vu des pauvres s’entre-tuer. J’ai vu des riches pleins de bonté. J’ai vu des agriculteurs pollueurs mais moins que généreux. J’ai vu des agriculteurs bio à qui je ne confierais pas mon chien. J’ai vu des éleveurs pleurer pour une vache malade. J’ai rencontré la culture bretonne et je l’ai adoptée plus encore qu’elle ne m’a accueillie. J’ai eu besoin de la police et elle s’est montrée à la hauteur. J’ai été candidate à une élection et ça m’a énormément appris. J’ai appris aussi à connaître l’Europe et je l’ai aimée. J’ai vu la Roumanie post-industrielle qui n’a rien de bucolique. J’ai vu beaucoup de tentatives d’autogestion se dissoudre dans le charisme ou la tyrannie d’un seul ou d’un petit groupe. J’ai aimé vivre à Marseille autant que ça m’a épuisée. J’élève des poulets que je tue moi-même et je les trouve délicieux. J’ai survécu à une pneumonie sans séquelle grâce aux antibiotiques. L’hypothèse de Dieu était une voie sans issue. Après tout ça, je sais que je ne vaux ni mieux ni moins bien qu’un autre et que mes certitudes d’aujourd’hui ont encore le temps de devenir des croyances d’hier.

Oui, j’ai changé. Et à tout prendre, je préférerais qu’on m’alerte le jour où je ne changerai plus. Le couperet de « tu n’as pas changé » me vexerait sans nul doute, mais j’aurais une vraie raison de m’y arrêter pour y remédier. Ou alors, c’est qu’il sera grand-temps, pour le dernier changement, de disperser mes cendres aux quatre vents.


Les Affinités électives de Goethe

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Ah je vous entends déjà ! Goethe, c’est compliqué, c’est ennuyeux, c’est démodé ! Si si, ne niez pas, on me le dit souvent. Je l’ai même cru moi-même avant d’être contrainte d’en lire, un soir de grande détresse parmi celles que je crains le plus : je n’avais plus qu’un seul livre non lu dans la maison, et c’était Les Souffrances du jeune Werther. Or, mon cerveau est ainsi accoutumé que ne pas lire revient à ne pas dormir. Mais il arrive aussi que l’inverse soit vrai : lire revient à oublier de dormir. Cela n’arrive qu’avec les très grandes œuvres. Et c’est ce qu’il advint avec cet ouvrage de l’illustre auteur allemand.

Forte de cette première expérience, je poursuis donc ma découverte de Goethe avec cet opus : Les Affinités électives. Et je vais vous décevoir : ça n’est ni compliqué, ni ennuyeux et surtout pas démodé.

Certes, la langue de Goethe est belle comme l’est celle de notre Hugo national. Mais une belle langue n’est pas forcément une langue alambiquée. On trouve au contraire ici une langue accessible. Goethe aimait les sciences autant que leur vulgarisation, aussi ce roman n’use pas d’un champ lexical particulièrement savant. Mais ne me faites pas dire ce que je n’ai même pas pensé : nous n’avons pas non plus affaire à une écriture simpliste.

Certes Goethe ne nous propose pas ici un récit épique empli de grandes batailles, de créatures fantastiques et d’aventures rebondissantes. Mais il n’est nul besoin de galoper à un rythme effréné pour tenir le lecteur en haleine. Si le contexte du récit est bucolique, l’histoire en elle-même s’inscrit dans la lignée des grandes tragédies antiques.

Enfin, rien n’est moins démodé que Les Affinités électives, sauf à considérer que les passions tragiques n’existent plus. Quoi de plus intemporel que les souffrances de l’amour ? Que le questionnement sur la régulation de nos émotions par la morale ? Quoi de plus moderne que de se demander quelle place occupe la chimie dans nos choix amoureux ?

Dans ce roman, c’est bien sous l’angle de son intérêt scientifique que Goethe observe les relations humaines. Mais en explorant le sujet par le biais du roman plutôt que de l’essai, il rend l’ensemble bien plus que simplement digeste : il ouvre des portes philosophiques essentielles sans jamais nous ennuyer.

Lire Goethe, c’est aussi plus simplement prendre une bonne rasade de pure beauté.

 


Comment naissent les légendes.

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L’autre soir, alors que minuit approchait, je suis sortie vaquer à mes occupations nocturnes habituelles. La lune était à son zénith, on la devinait derrière une épaisse brume d’altitude qui en diffusait si bien la lumière blême que je n’eus pas besoin d’utiliser ma torche, malgré ma vision nocturne défaillante.

Je traversai donc la cour, passai le portail en bois, fis quelques pas et m’arrêtai. Quelque chose clochait, mais quoi ? Je sentais bien qu’il y avait un problème quelque part sans toutefois pouvoir l’identifier immédiatement.

Je fis donc la tournée des bestioles. La vache était couchée avec la chèvre sur son dos, les poules étaient bien rentrées au poulailler dont je verrouillai alors la porte. Je retournai vers la maison, mais je m’arrêtai, nez au vent, pour essayer de comprendre ce qui différait de l’ambiance nocturne habituelle.

Eh bien justement, il n’y en avait pas, de vent. Alors que chaque soir, il y a toujours au moins une brise qui agite les hautes branches de l’immense eucalyptus, cette nuit-là : pas un souffle. Les branches étaient parfaitement immobiles, et on n’entendait pas le bruissement habituel, ni de l’eucalyptus, ni des pommiers, ni d’aucun arbre alentour. Mais il n’y avait pas que les arbres qui faisaient silence, et voilà bien l’étrange !

J’avais beau tendre l’oreille, retenir ma respiration pour mieux entendre : pas un seul son ne me parvenait. Je n’entendais pas les aboiements des chiens des fermes lointaines. Pas un glapissement de renard. Pas un seul ululement d’oiseau nocturne. Pas un froissement d’aile de chauve-souris, pas un seul imperceptible pas ou grignotement de rongeur, pas un feulement de chat, pas un meuglement de vache, pas un coassement grenouille : rien, absolument rien, pas un son, le silence complet.

Il y avait quelque chose d’inquiétant à ce silence. Je frémi et pressai le pas pour rentrer. Je n’aurai pas voulu avoir quelque déplacement pédestre à effectuer cette nuit-là par les chemins creux, pas même avec une torche. Qu’est-ce qui peut être assez effrayant pour faire taire jusqu’aux plus aboyeurs des chiens de fermes ? Quelque lavandière de nuit occupée à tordre ses linges sanglants au lavoir du village ? Quelque créature invisible perçue par tous les animaux des bois et des fossés ? Ou l’Ankou ayant graissé le moyeu de sa maudite charrette ?

Ne le sachant, et une fois n’est pas coutume, j’ai soigneusement verrouillé toutes les portes, tiré les rideaux et me suis glissée dans les draps sans être rassurée. Il m’a fallu du temps pour m’endormir d’un sommeil agité, peuplé de rêves étranges.

 


Croire ou savoir ?

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Je ne crois pas. Je sais ou je ne sais pas. Pour ce que je ne sais pas, il y a ce que je pourrai savoir, et ce que je ne saurai jamais. Pour ce que je ne saurai jamais, il y a ce qui est indémontrable et ce que je ne suis pas capable de comprendre. Et que ce soit indémontrable ou incompréhensible ne justifie en rien que je crois pour autant.

Il faut du temps pour savoir ce que l’on sait. Ça commence par un apprentissage inconscient, comme de différencier l’autre de soi quand on est tout petit et qu’on n’a pas encore les mots pour le dire, et puis ça continue – pour les plus curieux – tout au long de la vie. Arrive un temps où pour continuer à apprendre, il faut aussi déterminer ce qu’on ne sait pas autant que ce qu’on croit, car si on croit c’est qu’on ne sait pas.

Si on sait qu’on ne sait pas, c’est très facile. Il suffit de chercher un peu, dans un livre, sur la Toile, dans un musée, dans une école ou en demandant à ceux qui savent. Les sources du savoir sont innombrables. Mais concernant ce qu’on croit c’est beaucoup plus compliqué, car quand on croit, on croit aussi qu’on sait. Or, non. On ne sait pas puisqu’on croit. On tient pour véritable, mais on n’a pas vérifié. Quand on sait, c’est qu’on connaît, qu’on s’est frotté à quelque chose. Croire est passif, savoir est actif.

Or, donc, il y a l’inconnaissable. Comme personne ne sait d’où l’on vient, il y a l’espace pour croire. Mais si l’on croit, alors on ne cherche plus, car si l’on croit, on pense avoir la réponse, or la question précède  : s’il n’y a pas de question, on n’a pas besoin de réponse. Et puis il y a l’incompréhensible : parfois il faut avoir déjà beaucoup appris pour formuler la bonne question, et il faut apprendre encore plus pour comprendre la réponse. Si la croyance se glisse entre les deux, nous en revenons au point de départ : il manquera des questions pour trouver des réponses.

Mais je vous sens dubitatif, vous voudriez des exemples.

Il y a donc ce que je sais. C’est un bon début : je sais que je suis moi puisque je ne suis pas l’autre ; cela est entendu, nul besoin de développer. Il y a ce que je sais que je ne sais pas et en tout premier lieu, ce que je sais que je ne saurai jamais : j’ignore tout de la théories des cordes. Je sais qu’elle existe, j’ai lu, questionné, mais mes questions soulevaient plus de questions encore, si bien que les réponses me restent inaccessibles. Je ne sais pas non parce que nul ne sait, mais parce que je n’ai pas le savoir intermédiaire pour acquérir celui-ci. Et comme je suis un peu fainéante, j’ai admis que je ne saurai sans doute jamais. Ça m’attriste un peu, mais je me console grâce à tout ce que je ne sais pas mais que je pourrai un jour savoir.

Il y a en second lieu ce que je ne sais pas et que personne ne sait, si bien que je ne saurai jamais moi-même, sauf avancée rapide des recherches. Personne ne sait d’où vient la vie, donc je ne sais pas d’où vient la vie. Ça n’est pas grave du tout. On n’est pas obligé de tout savoir ; de toute façon, à notre époque, plus personne ne peut tout savoir. Nul besoin, donc, de me mettre à croire : ça ne ferait pas avancer la question, et allez savoir, en continuant de me poser la question, peut-être qu’un jour je trouverai une réponse et alors je saurai. Certes, il est beaucoup plus probable que ce soit un conglomérat d’astrophysiciens et de biochimistes qui découvrent la réponse à la plus vieille question du monde, mais à défaut de croire il ne faut jamais perdre espoir.

Cet antagonisme entre croire et savoir n’a absolument rien de nouveau. Il y a longtemps, c’était facile. On savait ce qu’on avait déjà découvert ou démontré, et on croyait tout le reste. On savait que dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés et on croyait que les orages étaient le fait de Zeus qui était tout en colère. Si sur le fond, les choses fonctionnent toujours un peu comme ça, même si maintenant on sait que les orages sont du à des frottements de masses d’air chaud et de masses d’air froid, les choses se sont un peu compliquées. On voit maintenant apparaître la croyance là où en réalité on a le savoir. Et c’est quand même un peu embêtant.

Par exemple, on sait que le cancer est une maladie grave qu’on ne soigne pas toujours bien, mais des gens croient, malgré leur accès au savoir, que le cancer se soigne en buvant du jus de citron. On sait que les femmes ont une intelligence équivalente à celle des hommes, mais certains croient encore qu’elles ne devraient pas prendre part à la vie publique. On sait que la couleur de la peau n’a aucune influence sur le fonctionnement cérébral, mais certains croient que les noirs ont pour seul avantage de courir plus vite que les blancs. On sait que les animaux ressentent la douleur, mais on croit qu’il faut continuer à les considérer comme le faisait Descartes, c’est à dire comme des machines utiles. On sait que la modernité – des vaccins de Pasteur à l’amélioration de la production alimentaire évitant les famines – a fait exploser l’espérance de vie en bonne santé, mais certains croient qu’on était mieux dans les cavernes ou au Moyen-Âge.

Je ne sais pas pourquoi tous ces gens préfèrent croire plutôt que de savoir. Mais comme cela m’intrigue beaucoup, je vais éviter de croire que c’est parce qu’ils ont peur de ce qu’ils savent, peur parce que ce qu’ils savent ne correspond pas à ce qu’ils voudraient, et je vais continuer à observer et questionner, ainsi, peut-être, un jour je saurai pourquoi ils croient.


Remerciements

Tout le monde se souvient d’où il était le 11 septembre 2001. Je réalise avec du recul à quel point, eu égard aux circonstances d’alors, je n’avais pas du tout réalisé l’impact de l’événement sur le peuple américain.
Après plusieurs mois de bourlingue, je venais d' »emménager » dans un vieux camping à l’abandon où résidaient déjà toutes sortes de marginaux plus ou moins volontaires. Je ne disposais alors que d’une tente, je n’avais ni radio, ni télévision. Je bouquinais ce jour-là à l’ombre des pins. Les cigales commençaient à me casser les oreilles quand j’ai entendu dans les caravanes alentour le son des radios et des télévisions augmenter. J’ai bien compris alors qu’il se passait quelque chose, mais les cigales n’avaient nullement l’intention de laisser filtrer l’information jusqu’à moi.

Comme je vivais alors isolée, presque en ermite, je n’ai vu les gros titres des journaux que quelques jours plus tard, et je n’ai découvert les images qu’à Noël. 3000 morts n’étaient alors qu’un chiffre. Je ne me rendais pas vraiment compte de ce que ça impliquait. Fort bêtement, je n’y voyais qu’une égratignure à l’Amérique de Bush Jr et à sa politique extérieure globalement abjecte. Je n’ai pas vraiment vu les innocents tués, je n’ai pas réellement pensé à leurs familles, j’ai encore moins envisagé ce que pouvaient ressentir les américains dans leur ensemble.

Hier, j’étais devant mon ordinateur. J’ai lu une première dépêche annonçant une fusillade dans les locaux de Charlie Hebdo. Je me suis dit que l’ambiance de ce pays était vraiment puante. Je n’ai pas imaginé un instant qu’il y avait des morts. Mais ça n’a duré que quelques minutes avant que je ne réalise ce qu’il se passait vraiment. Il m’a fallu à peine plus de temps pour que je comprenne ce que cela impliquait dans le long terme, pour que je prédise sans difficulté le déferlement de récupérations et de haine, le vol des charognards qui ne manquerait pas de suivre. Il m’a juste fallu quelques minutes pour que je m’effondre comme si j’avais été personnellement touchée par cette exécution – car il s’agit bien d’une exécution. Et de fait, ce sont bien les valeurs fondamentales de mon pays, de ma culture, qui ont été attaquées. Et que je ne sois pas une lectrice de Charlie Hebdo n’y change rien.

Je me suis effondrée et j’ai, encore aujourd’hui, du mal à me concentrer.

Mais j’ai vu le monde entier réagir. Sur les réseaux sociaux, des petits mots de soutien, des images, des dessins. Dans les rues, des rassemblements, en France certes, mais aussi un peu partout dans le monde. J’ai réalisé, alors même que cette exécution n’a pas grand-chose de comparable avec les attentats du 11 septembre, la douleur que les américains avaient pu ressentir.

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Toute question politique mise à part, j’ai aujourd’hui seulement envie de remercier tous ces gens qui, à travers le monde, ont montré leur solidarité pour les Français et pour la liberté de la presse. Tous ces petits messages, toutes ces images parviennent à nous rappeler que la sauvagerie de tels actes est très loin d’avoir gagné la partie et qu’il y aura toujours des humains capables d’exprimer l’empathie dont j’ai moi-même parfois manquée.

La seule réussite de ces imbéciles est d’avoir mis en lumière la capacité de solidarité des humains. Et même si ça ne durera qu’un court instant, c’est ce visage-là de l’humanité qu’il nous faut conserver.

 

 


Le Dahlia noir – James Ellroy

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Habituellement, je ne lis pas de romans noirs : la lecture quotidienne de la presse me fournit mon lot d’horreurs et je ne ressens aucun besoin d’en rajouter. Mais James Ellroy me semblait si incontournable et le sectarisme littéraire si mesquin que je me suis résolue à ouvrir son œuvre la plus célèbre, le fameux Dahlia Noir. Et je l’ai pas regretté, quoique je m’en serais sans doute abstenue si j’avais eu connaissance du contenu exact de ce roman. C’eut été dommage.

Il n’y a pas à tergiverser : Ellroy a un vrai style d’écriture. Il commence par prendre son temps, pose son décor, donne chair à ses personnages et pendant le premier quart du livre, rien d’horrible à signaler. On comprend vite que les protagonistes sont ambigus, qu’on ne verra au fil des pages ni méchants ni gentils mais bien des humains presque palpables à force d’être crédibles. Et puis survient le pire. Un crime, évidemment puisque nous sommes dans un roman noir, mais un crime d’une atrocité telle qu’on pourrait la croire seulement possible dans l’imagination de l’auteur. Pas de bol, cependant, l’auteur s’est bien appuyé sur un fait réel, et voilà qui rend l’atroce insupportable.

Arrivé à ce stade du roman, on se dit qu’on a passé le pire : les flics vont faire leur boulot bien sagement, trouver le meurtrier et tout ira bien. Quelle naïveté ! Arrivé là, Ellroy nous promène de l’infâme à l’intolérable, du barbare au monstrueux, comme si son récit n’avait d’autre but que d’étaler sous nos yeux ébahis ce que l’humain peut porter de pire en lui.

Oui, vraiment, le Dahlia Noir est un livre à la limite du supportable. Pourtant, on y revient. Impossible de se dire qu’on a atteint un trop plein, qu’on va en cesser la lecture. Non : c’est beaucoup trop bien écrit pour ça. Une fois lancé dans l’engrenage de l’horreur, il nous faut aller jusqu’au bout si on veut espérer pouvoir en sortir vraiment. On sent bien que si on ne le lit pas jusqu’à la dernière page, le Dahlia noir nous obsédera comme il obsède les personnages du livre.

On pourrait envisager de dire aux âmes sensibles de s’abstenir, mais ça serait les priver d’une expérience littéraire unique.

 

 


Malevil

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Fut une époque où les français savaient faire des films. C’était avant l’avènement des Duris et autres Cotillard, à l’époque où un Jacques Villeret excellait dans le rôle difficile d’un handicapé mental, où un Dutronc brillait dans la retenue, où un Serrault n’en faisait pas des caisses pour incarner un vieux patriarche rural, dur et attachant, où un Trintignant crevait l’écran en tant que pire salopard de la planète.

Malevil est un film post-apocalyptique d’une grande retenue, minimaliste et grandiose à la fois. Il y a peu de dialogues, ce qui rend la prestation des acteurs encore plus magistrale, et il y a du décor ultra-réaliste, à faire frémir ; le tout autour d’un scénario efficace.

Un film qui a plus de trente ans et qui n’a pas pris une ride.