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Chez Yvette

Mon boulot d’en ce moment consiste à arpenter les exploitations agricoles pour faire du recueil de données chiffrées à visée statistique. Je vais donc de ferme en ferme, je pose des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets et c’est super-rigolo. Pas tant les hectares, les tracteurs et le reste, mais ce qu’il y a autour. Parce que dans les fermes, les gens aiment bien causer, et c’est chouette parce que moi j’aime bien écouter. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Yvette*. Et Yvette, à elle toute seule, va faire chuter toutes les moyennes des statistiques nationales.

J’avais donc pris rendez-vous avec Yvette par téléphone. Et elle m’avait déjà expliqué qu’elle a 88 ans. Rien qu’avec ça, elle va tout dérégler les moyennes. J’arrive donc, non sans peine, devant sa petite maison – il a quand même fallu que je passe par un chemin forestier au milieu duquel j’ai dû m’arrêter pour enlever une grosse branche de la route, puis que je m’arrête encore dans un hameau pour demander mon chemin parce que le GPS avait renoncé à trouver la maison d’Yvette. Je frappe à la porte et j’entends une voix claire annoncer :

« C’est ouvert, entre donc ! »

Yvette ne m’a même pas encore vue qu’elle me tutoie déjà. L’embêtant, c’est que je vais être obligée de la vouvoyer : je sais que ça ne se fait pas du tout, par ici, de vouvoyer les gens, même âgés, mais le contexte professionnel a tendance, lui, à ne pas trop connaître les règles locales. J’entre donc dans une toute petite pièce où il fait environ 32°C. Un énorme poêle à bois ronronne, et la fenêtre entrouverte ne change pas grand-chose à la surchauffe. Sur la table, il y a deux bols, de la confiture, du beurre, du sucre et des crêpes sont gardées au chaud sur le poêle. Et assise à table, il y a donc Yvette, qui a l’air dix ans plus jeune qu’elle ne l’est. Que je vienne pour des questions administratives et qu’on ne me connaisse pas dans cette maison n’y changera rien : j’aurais l’obligation d’avaler deux crêpes tartinées de confiture et deux grands bols de café.

J’aurais pu remplir le questionnaire en cinq minutes : ça aurait été très impoli dans ce contexte. Yvette n’a que quelques vaches qu’elle élève pour avoir un complément de revenu. Elle a aussi un vieux tracteur. « De 1954 ». Non seulement il lui suffit, mais elle ne comprend absolument pas « pourquoi les jeunes de maintenant dépensent des fortunes dans ces gros engins ». Et puis très vite, Yvette a débordé des questions d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Des déchets, elle n’en produit pas : ses vaches ne mangent que de l’herbe. Et du labour, elle n’en fait pas : elle n’a que des pâtures. Voilà, le questionnaire était rempli. Mais Yvette n’avait pas fini de raconter.

Quand Yvette a repris la ferme de ses parents, elle avait douze vaches. Des pies noirs, race presque disparue maintenant, remplacée « par des grosses vaches qui font du lait qui manque de gras et qui ne tiennent pas sur leurs pattes ». Elle faisait toute la traite à la main. Le laitier ne venait pas jusque la ferme parce qu’il fallait traverser la rivière et qu’à l’époque, il n’y avait pas de pont. Tous les matins, elle descendait donc les bidons de lait à vendre au village, en passant sur une longue et large planche dont elle avait toujours peur de tomber, mais heureusement, ça n’est jamais arrivé. Ensuite, elle remontait à la ferme, elle écrémait le reste du lait, puis elle barattait le beurre à la main. L’hiver, ça allait, mais l’été, c’était compliqué parce qu’il faisait trop chaud. Il fallait donc remonter de l’eau fraîche de la rivière pour le refroidir et l’empêcher de fondre. Tous les trois jours, elle descendait avec le beurre en plus du lait pour le vendre à l’épicerie du village. Toujours en passant par dessus la rivière qui lui faisait si peur. D’ailleurs, plus tard, la rivière lui a provoqué la pire peur de sa vie, lors de la pire journée de sa vie. Elle avait couché sa fille alors à peine âgée de deux ans pour la sieste, mais quand elle est allée dans la chambre pour réveiller la petite, elle n’était plus dans son lit. Son mari et elle ont donc arpenté la rivière en tout sens, et après plusieurs heures, ils ont fini par se dire que l’enfant avait été emportée par les flots. Mais c’est à ce moment là que quelqu’un est venu les chercher : la petite fille était en train de pleurer sur la place du village. Elle s’était levée de sa sieste et avait suivi le chien jusque là. De cette journée, Yvette en fait encore des cauchemars.

Yvette est veuve depuis ses 70 ans. Un an après la mort de son mari, elle a réalisé qu’elle n’était jamais allée nulle part, sauf à Jersey où elle avait travaillé deux étés. « Avec des Anglais. Je ne comprenais rien à l’anglais et moi je ne parlais que breton. Alors forcément, on ne se comprenait pas, mais on rigolait bien quand même ». A 71 ans, Yvette a donc décidé de voyager. Elle est d’abord allée passer une semaine à Paris. Même qu’elle est montée sur la tour Eiffel. Et puis, elle est allée voir le château de Versailles. C’est très grand, et elle aurait bien aimé passer plus de temps dans les jardins. L’année d’après, elle est allée dans les Alpes. Puis dans les Pays Basques. Puis deux fois en Alsace parce que c’est très joli et qu’on y mange rudement bien. Maintenant, elle voyage un peu moins, parce que c’est quand même un peu fatigant de sauter d’un train à l’autre. Mais elle aimerait bien aller en Italie, il paraît qu’on y mange très bien.

Yvette est très entourée par sa famille, en fait le hameau héberge ses filles, fils, petits-enfants et quelques neveux. Sauf une maison où vit entre autre un adolescent qui apprend le breton à l’école. Alors deux fois par semaine, ce jeune homme rend visite à Yvette pour travailler son accent « celui qu’on leur apprend à l’école ne ressemble à rien » en mangeant des crêpes.

J’aurais aimé rester plus longtemps, non seulement parce qu’Yvette était incroyablement gentille, que ses crêpes étaient délicieuses, mais aussi parce qu’elle a une excellente mémoire d’une époque disparue. Malheureusement, mon travail ne consiste qu’à poser des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Alors que, vous en conviendrez, chez Yvette, ça n’était vraiment pas le plus intéressant.

* Je sais bien que tout le monde, maintenant, voudrait aller manger des crêpes chez Yvette, mais évidemment, Yvette ne s’appelle pas vraiment Yvette. Je n’arrive pas à m’en tenir strictement au devoir de réserve, alors je triche un peu en anonymisant.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

Pour l’immense majorité des gens – à 80 % d’urbains plus les ruraux qui n’élèvent pas d’animaux et qui ne fréquentent pas ceux qui élèvent des animaux, ça fait une immense majorité – le boucher, c’est le monsieur – parfois la dame mais c’est très rare – qui découpe des steaks derrière un comptoir. Mais à la campagne, le boucher, c’est le monsieur qui vient avec sa camionnette, ses couteaux à l’aiguisage qui rend tout le monde jaloux, son hachoir à viande, sa scie, des seaux, son matador et son palan et qui fait chez vous ce que le boucher de ville fait dans son arrière boutique, et même un peu plus. Qui est donc Monsieur le boucher de campagne ?

Ça n’est pas lui.

Alors bien sûr, je ne connais pas tous les Messieurs les bouchers de campagne, je vais donc vous parler de Michel, même si en réalité, je ne me permettrai pas d’utiliser le vrai prénom des gens à qui je n’ai pas demandé l’autorisation de parler d’eux. Et Michel, c’est pas le genre de gars à traîner dans les tuyaux d’Internet, je ne suis pas certaine qu’il comprendrait l’utilité de parler de lui et de son métier.

J’ai rencontré Michel dans une ferme où j’avais réservé un demi-cochon : c’est lui qui procédait à l’abattage, à la découpe et à la transformation. On s’est revu au fil des demi-cochons, et puis, ma vache a eu son premier veau, il a donc fallu s’attacher les services d’un boucher. J’imagine que d’aucuns s’imaginent qu’on pourrait très bien tout faire soi-même et qu’on n’a pas besoin d’un boucher, mais ceux là n’ont de toute évidence jamais vu débiter plus gros qu’un poulet ou éventuellement un agneau. Pour débiter un broutard de trois cents kilos, Michel, sa parfaite connaissance de l’anatomie et son matériel professionnel ont besoin d’une journée complète. Il me faudrait au moins une semaine, je saccagerais tout et je ne saurais absolument pas quel morceau doit être saisi et lequel doit être braisé. Je ne suis même pas certaine d’avoir assez de force pour scier la colonne vertébrale en deux. Donc, j’ai demandé à Michel s’il voulait bien venir défaire mon veau – oui, c’est comme ça qu’on dit, « défaire une bête » – et si Michel était moyennement chaud d’aller chez une néo-rurale dont il ne pouvait pas être sûr qu’elle ne ferait pas n’importe quoi, il a accepté quand même, très certainement parce que mon voisin éleveur serait là aussi. Et quoi que mes façons de procéder en particulier à l’abattage ne sont pas les siennes, il s’y est plié de bonne grâce et a bien voulu admettre que ma méthode zéro stress était efficace. Il n’a donc pas hésité à revenir pour le deuxième veau. Et puis il a pris sa retraite, tout en continuant à l’occasion d’aller œuvrer chez un nombre restreint de vieux clients fidèles. Je ne suis absolument pas une vieille cliente fidèle, juste une nouvelle cliente bizarre. Pourtant, il m’a informée qu’il viendrait débiter le troisième broutard et ça m’a grandement soulagée : les bouchers de campagne se font rares.

Existe aussi en français.

Michel est un boucher de vocation. Il est de bon ton dans certains milieux de mépriser cette profession, souvent en n’ayant pas la moindre idée des savoir-faire qu’elle implique d’ailleurs, mais ça n’était sans doute pas le cas quand Michel était petit et de toute façon, il avait décidé qu’il serait boucher le jour où sa grand-mère l’a laissé abattre, plumer et vider un poulet. A vrai dire, je n’avais pas moi-même imaginé qu’on put avoir la vocation de boucher, mais je suis rassurée de savoir qu’il y a des gens qui ont parfaitement trouvé leur place dans le monde, et que cette place participe à la longue chaîne au bout de laquelle vous mangez.

Toute sa carrière, il est donc allé de ferme en ferme, surtout pour des cochons, mais parfois aussi pour débiter des génisses. C’est aussi lui qu’on appelait pour les fêtes pleines de monde où l’on proposait un cochon grillé, ou pour préparer les repas de mariages et autres festivités familiales ou communales. Pas une seule seconde il ne s’est imaginé faire un autre métier. Et le voir travailler est un spectacle fascinant. Pour commencer, si j’essayais d’aiguiser mes couteaux comme il le fait, j’aurais déjà trois doigts en moins alors que lui a tous les siens. Franchement : j’ai pratiqué la jonglerie et c’est plus facile d’apprendre à jongler en croisant les bras qu’à aiguiser un couteau à cette vitesse là et avec autant d’économie de mouvements. Ensuite, il y a le désossage, et comme pour le dépeçage, je vous garantis que Michel ne gaspillera pas l’équivalent d’un steak en retirant la peau ou en décollant la viande des os. Si vous n’avez jamais essayé de faire la même chose, ça vous semblera peut-être anecdotique mais alors foutredieu ce que ça ne l’est pas ! Enfin il y a encore la découpe en elle-même, et là aussi, ça peut avoir l’air facile – tout à l’air facile quand c’est fait par quelqu’un qui a une parfaite maîtrise des gestes ! – mais ça n’a rien de simple de savoir exactement où mettre sa lame pour trancher proprement entre deux parties qui semblaient pourtant n’en faire qu’une. Non, vraiment : boucher est un vrai métier, très technique et ceux qui s’imaginent pouvoir faire sans eux sont sacrément mal embarqués.

En dehors du fait qu’il soit un super boucher de campagne, Michel est aussi un humain tout à fait sympathique. Son activité nomade lui permet de colporter les nouvelles, et en ces temps de pandémie où les activités sociales ont disparu, toute personne colportant les nouvelles est un rouage qui permet de maintenir encore un peu en vie le tissu social. C’est aussi quelqu’un de très respectueux de ses clients. Il est d’une ponctualité redoutable – on se demande, au village, s’il n’attend pas aux entrées de fermes pour arriver pile à l’heure, et si ça n’est pas ça, alors c’est qu’il a une sorte de pouvoir magique – et jamais il ne repartira de chez nous en laissant du bazar.

Ma salle à manger, hier.

Alors avec tout ça, qui est Monsieur le boucher de campagne ? L’un des rouages fondamentaux de la vie rurale. On m’objectera que tout le monde ne mange pas de viande et je rappellerai simplement que je parle ici de la vie rurale. Si on s’intègre à ce monde rural, on se fournira sûrement en cochon à la ferme (à moins que ça ne soit l’inverse), ce qui est impossible sans boucher. On pourra se débrouiller avec les volailles, mais si on élève des grosses bêtes et qu’on veut les respecter en ne saccageant pas la viande qu’elles nous fournissent, il est indispensable d’avoir le numéro de téléphone d’un boucher de campagne. A vrai dire, c’est tellement indispensable que j’ai bien veillé à m’attacher les éventuels services d’un second boucher de campagne par la plus vile des corruptions. Oui, je corromps souvent à coup de bouteilles de gnôle, je suis un être immoral.


Méditation sur une carcasse

Alors certes, je n’ai pas pris la peine d’illustrer avec des photos, mais si j’avais mis une photo de carcasse, il y aurait encore eu des récriminations.

Et voilà : le troisième veau de mon jardin a été abattu hier. Tout s’est passé aussi bien que ce genre de choses puisse se passer. Nulle longue agonie. Un abattage net, sans stress. Saucisse – c’était son nom – a été vidé et dépecé, sa carcasse, demi-fendue, repose sous un hangar en attendant la venue du boucher demain, et, préparant sa venue avec des gestes presque devenus mécaniques, je pensais à mon moi d’il y a dix ans qui n’aurait pas pu s’imaginer le travail que tout cela représentait.

Évidemment, il y a eu tous les soins apportés à la vache en amont auxquels il faut ajouter le temps passé quotidiennement, depuis neuf mois, à l’alimentation, la surveillance et les soins apportés au veau. Il a eu une diarrhée petit, il a fallu lui faire des piqûres, et je vous mets au défi d’attraper un veau laissé libre dans une pâture. Il a fallu faire des heures de boulot en échange de foin pour l’hiver. Je pense qu’on peut compter une heure de boulot par jour, sans aucune exception possible. Ça, c’est la partie facile.

Pour l’abattage, il a fallu solliciter de l’aide. Allez donc suspendre un bestiaux de 350 kg sans un tracteur ! Bien évidemment, il n’y a eu aucune difficulté pour en trouver, néanmoins, ça engage. C’est un service qu’il conviendra de rendre (et c’est absolument normal, et même fondamental).

Enfin, demain, le boucher viendra. Il faut donc transformer la salle à manger en boucherie. Il faut installer une table supplémentaire et des draps blancs sur tous les supports. Non, les bouchers ne sont pas des sadiques qui font rien qu’à nous embêter à nous faire faire des lessives compliquées : on ne débite pas une carcasse dans la crasse, le blanc est une garantie. Il conviendra donc d’ajouter le temps de lavage des draps blancs pleins de sang. Bien sûr, la maison doit être impeccablement propre. Alors que j’ai deux chiens. Qui traînent dans les fossés humides et vivent dans la maison.

La découpe va prendre la journée. Le boucher arrivera à six heures, et c’est un boucher très ponctuel. Il faudra donc avoir petit-déjeuné, installé l’éclairage dans le hangar, les bassines d’eau, les torchons, la balance, les sacs pour emballer la viande. Le congélateur a évidemment déjà été dégivré, javellisé et rebranché.

Un boucher étant un bonhomme comme les autres : il mange. Et un des trucs les plus inconvenants qu’on puisse faire à la campagne, c’est de ne pas nourrir correctement quelqu’un qui vient travailler chez vous. Et à vrai dire, ça devrait être inconvenant partout. Il faut donc préparer un goûter de dix heures et un repas de Noël pour le midi prêt à réchauffer. Tout au long de la journée, il faudra emballer la viande – au moins 200 kg poids de carcasse selon le boucher, mais on ne le saura que demain, je n’ai pas de peson de cette taille là – et la mettre au fur et à mesure au congélateur. Il faudra ensuite porter à ceux à qui ils ont été promis la cervelle et les rognons et évidemment, re-nettoyer la maison, les draps et les torchons.

Et encore : cette fois-ci, je renonce à mon grand regret à essayer de tanner la peau : je n’ai plus assez de force pour manipuler quelque chose d’aussi lourd. Oui, une peau, c’est très lourd, on ne s’en rend vraiment compte que le jour où on doit en porter une.

Je suis sûre que plein de gens trouveraient tout ça fort dégoûtant.

Quelques minutes avant qu’on ne l’abatte, je regardais le broutard insouciant en me demandant si quand même, je ne ressentais pas un vague quelque chose de culpabilité, si, au fond, tout cela était bien moral. Je décevrai sans doute mon moi végétarien d’il y a vingt ans : si tout ça est un vrai travail, des savoir-faire acquis, non sans fierté d’ailleurs, à aucun moment je n’éprouve le moindre regret, le moindre dégoût ou la moindre culpabilité tout simplement parce que ça a du sens. J’ai une assurance-vie : la nourriture en stock. Et de l’avis des éleveurs alentours autant que du boucher, faire les choses plus proprement et avec moins de stress, ça va être difficile.

Mais peut-être que mon moi de dans dix ans trouvera ça naïf et aura encore appris.


Un chasseur, douze génisses et quelques champignons

o tempora, o mores

Comme on le fait chaque jour, je devais rendre visite aux génisses. C’est qu’elles sont sur une pâture éloignée de l’exploitation, il faut donc aller vérifier que l’abreuvoir est propre et qu’il se remplit bien, que la batterie de la clôture fonctionne, que tout le monde est en bonne santé et qu’il y a assez à manger. On reste toujours un petit moment au milieu des bêtes car il est bien sûr important qu’elles gardent un contact avec les humains : elles restent presque un an dehors avant de connaître le bâtiment, il ne faudrait pas qu’elles s’ensauvagent trop !

De loin, je remarque que les douze génisses entourent une silhouette qui me tourne le dos. Un homme vêtu d’une vieille capote militaire – qui a sans doute réellement un jour vu la guerre – et un pantalon de la même époque beaucoup trop grand pour lui. Il tenait, sous son bras gauche, un fusil de chasse cassé, et sous son bras droit, la tête de la génisse à qui il faisait un câlin. Les autres bêtes semblaient attendre leur tour, sauf la plus petite qui mangeait le bord de la capuche rejetée en arrière du monsieur.

Comme je m’approchai, la silhouette me fit face et me dit :

« Ben dites donc, elles ne sont pas sauvages, celles-ci ! Elles sont gentilles ! 

– C’est parce qu’on a un programme d’entraînement pour en faire des pots de colle ! »

J’avais face à moi un homme assez ridé pour être approximativement mérovingien mais assez vif pour être un vieillard magnifique , muni d’un fusil qu’il avait probablement hérité de son arrière grand-père. Il avait de petits yeux bleus très clairs, très doux et même rieurs.

Nous primes quelques minutes pour échanger, comme il convient de faire lorsqu’on croise un inconnu au milieu d’une pâture. Il m’expliqua qu’il se livrait à la chasse au lièvre, mais qu’il n’avait vu que des oiseaux, des chevreuils et des lapins – « c’est notre plaisir, de voir des animaux », dit-il dans un sourire – raison pour laquelle il était presque bredouille – presque car il retournait à sa voiture chercher son panier à champignons. Il avait vu des bolets dans un petit bois qu’il m’indiqua. Je lui fis remarquez que ça ne se donnait pas, un coin à champignons, ce à quoi il répondit que c’était des bêtises que tout ça, qu’il y en avait bien assez pour tout le monde.

Il tapota encore quelques joues et flancs de génisses avant de retourner à ses affaires, et moi aux miennes. Ça m’avait mise de bonne humeur de croiser un être si doux et gentil. Ça met toujours de bonne humeur de rencontrer des gens agréables.

Et puis, le soir, je jetais un œil au réseau social twitter où, après les énièmes propos abjects du patron officiel des chasseurs, chacun y allait de son vomi haineux à l’égard de l’ensemble des chasseurs.

Je me suis demandée si les gens du dedans des réseaux sociaux se rendent bien compte qu’il y a un vaste monde au-dehors, s’ils réalisent que dans la vraie vie, tout est toujours beaucoup plus complexe que le manichéisme de mauvais cinéma, que quelque soit le domaine, les pratiques sont comme les individus : nombreuses, multiples, et qu’on ne peut jamais avoir une approche intelligente d’un phénomène si on ne veut le considérer qu’au travers une minuscule lorgnette bordée de tous les biais imaginables.


Melba fait des grosses bêtises

Vous vous souvenez sans doute de ma grande copine Melba, la vache pot de colle depuis qu’elle est toute petite, ma préférée avec Mangue. Eh bien ces jours-ci Melba a fait parler d’elle en faisant des bêtises, des grosses bêtises.

Ça a commencé quand Macarena a vêlé une bonne semaine avant terme. C’est assez rare chez les vaches qui vêlent plus souvent en retard qu’en avance. Le veau, une femelle, est né tout minuscule, le plus petit veau que j’aie jamais vu. Elle est toute mignonne, mais alors petite ! C’est bien simple, on dirait une chevrette tellement elle est minus. Une micro-pitchounette. On ne s’est pas inquiété outre mesure parce que, toute prématurée et minuscule qu’elle soit, elle est en parfaite santé, a un appétit démesuré par rapport à sa taille et déjà un caractère bien affirmé. Nul doute qu’elle rattrapera son retard de croissance. Seulement, quelques jours plus tard, une autre vache a aussi vêlé avant terme, et cette fois, de quasiment deux semaines. Là non plus, on ne s’est pas trop inquiété, parce ce que le veau est un gros mâle déjà bien balaise, et que ça n’est pas forcément plus mal pour la vache qu’il soit sorti plus tôt. Seulement voilà : ces jours-ci, Jalna a aussi vêlé deux semaines plus tôt que prévu et cette fois, ça s’est mal passé. Le veau était mort-né et pour ne pas arranger les choses, quand le patron l’a trouvé dans la pâture, il avait déjà été grignoté par les renards et personne n’apprécie ni de perdre un veau ni de le trouver à demi bouffé. Et puis, trois vêlages prématurés, ça c’est pas du tout normal. Alors le patron a mené l’enquête, recoupé tous les événements, et un fait apparaît très clairement : cette série a commencé avec le tarissement de Melba. Dès qu’elle a rejoint le troupeau des vaches en congé pré-maternité, les problèmes ont commencé.

Il est donc très facile de deviner ce qui s’est passé : Melba, aussi amicale soit-elle avec les humains, a décidé de devenir dans le troupeau calife à la place du calife. Elle veut être la patronne, et comme les vaches, ça ne vote pas, elles règlent ça à grands coups de tête dans le ventre jusqu’à ce que les anciennes plient. Si ces vaches n’étaient pas écornées, ça serait un massacre sanglant. Elles ne manquent de rien et surtout pas d’espace, elles sont dehors, dans les pâtures qu’elles apprécient le plus pour vêler parce qu’il y a des arbres et des espaces couverts où se planquer pour mettre bas en paix, mais ça ne change rien du tout aux rapports de hiérarchie qui se rediscutent à chaque arrivée d’une nouvelle.

J’ai d’abord eu peur qu’on soit confronté à une épidémie. Une maladie, ça serait vraiment très grave. Cette possibilité écartée, j’ai eu peur que le patron ne veuille se débarrasser de Melba qui risque de vouloir aussi être calife à la place du calife quand elle réintégrera le troupeau des laitières. Mais j’ai eu peur pour rien : le patron a quarante ans de métier dans les pattes, et il sait très bien que c’est ainsi que les choses fonctionnent dans un troupeau. Il n’y a pas de vaches gentilles ni de vaches méchantes : il y a des vaches avec leurs fonctionnements hiérarchiques contre lesquels il est vain de vouloir lutter. Melba est une dominante, elle fera donc ses trucs de dominantes, avec les dégâts que ça peut engendrer, mais si ça n’est pas elle, ça sera une autre. Il faut juste accepter que c’est ainsi que fonctionne un troupeau, même quand ça ne nous fait pas plaisir.

Quant au fait que les renards aient mangé le cadavre du veau mort né, ça ne fait pas plaisir non plus. Mais en cette saison, les renardeaux commencent à sortir et apprennent à se nourrir seuls. Tout le monde, à deux ou à quatre pattes, a une famille à nourrir et un régime alimentaire qui lui est propre. Si les renards ne mangeaient pas de cadavres, ça serait une catastrophe. On retrouverait des bêtes en décomposition, par exemple des chevreuils, qui pourraient potentiellement polluer l’eau. Heureusement, les renards et les blaireaux assurent le service de nettoyage et c’est un bienfait pour les écosystèmes. On ne peut pas leur reprocher ce qu’ils sont par nature. Alors on serre les dents mais on admet que c’est ainsi que vont les choses, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Faire autrement serait une catastrophe bien pire.

On finit toujours par en revenir aux mêmes conclusions : quand on travaille avec des êtres vivants, on accepte de se confronter régulièrement à la mort. Et si on ne peut pas l’accepter, alors il faut changer de métier.


Agression bovine

C’était une sale journée, hier, au boulot. Il a fallu euthanasier Maëlys, une jeune laitière. Elle était en bonne santé, jusqu’à ce que la grosse Flûte fasse – encore – une de ses crises d’autorité. Flûte est l’aînée du troupeau, et depuis quelques mois, elle a développé un vrai gros sale caractère à l’égard de ses congénères. La dernière fois, elle avait mis un tel coup de tête dans la mamelle d’une de ses comparses que cette dernière en a eu un gros hématome douloureux qui a été long à se résorber. Et encore, cette vache a eu de la chance : Flûte, comme les autres, est écornée, sinon, ça aurait été un carnage sanglant. Cette fois, elle a cogné Maëlys tellement fort qu’elle a réussi à lui casser une patte arrière, en pleine pâture. En plus de quarante ans de métier, le patron n’avait jamais vu ça. En intérieur, ça peut arriver parce qu’une vache peut en coincer une autre, par exemple contre un mur. Mais dehors, ça n’arrive jamais. Je vous laisse imaginer la puissance de l’impact.

Malheureusement, on ne sait pas réparer les pattes des vaches, et surtout pas les postérieures. Le patron a déjà réparé une patte de veau. A vrai dire, contre l’avis du véto, d’ailleurs. Lui, il voulait euthanasier le veau. Le patron a fichu le véto dehors en le traitant de sauvage, puis a fabriqué une petite attelle pour le veau, et ça a fort bien fonctionné. Le veau est devenu une vache qui a eu une vie normale de vache avec ses courses dans les pâtures et ses veaux. Mais pour une vache de plus de cinq cents kilos, on ne sait pas faire. En plus, c’était une fracture avec un gros déplacement. Alors voilà : il a fallu euthanasier la pauvre Maëlys, d’autant qu’il est interdit, en France – ça n’est pas le cas partout – de mener à l’abattoir une vache qui ne tient pas sur ses pattes. Maëlys est vraiment morte pour rien, sans qu’on puisse rien faire, et c’est la configuration la plus triste et la plus énervante.

Quant à Flûte, son sort est scellé. Mise à l’isolement, elle sera sous peu envoyée à l’abattoir. Qu’il y ait des conflits de hiérarchie dans un troupeau, c’est absolument normal. Mais quand une vache met ainsi la santé et la vie des autres en danger, ça n’est plus possible de la garder.

Les vaches ont une réputation d’animal gentil. Il n’y a pas d’animaux gentils. Ni méchants, d’ailleurs. Il y a des réactions animales, c’est tout. Il faut faire avec. Pensez-y avant de traverser une pâture occupée par des vaches : s’il prend l’idée à l’une d’elles de vous cogner, n’oubliez pas que votre squelette est infiniment moins résistant que celui de Maëlys.


La vache et le goupil

Ma vache fait tellement de lait que souvent, quand elle se couche, il s’en échappe un filet de sa mamelle. Le goupil, qui est loin d’être stupide, y a vu une opportunité. Il s’approche de la vache qui n’y voit nulle menace, il creuse un petit trou qu’il laisse se remplir et il lape le lait ainsi recueilli.

Entre voisins, quoi de plus normal que de s’entraider ?

J’ai une pensée amusée pour tous les suceurs de navets qui prétendent que l’humain est le seul à boire le lait d’une autre espèce.


Rapport d’adoption

Je me suis rendue dans la ferme toute proche où se trouvait le veau à adopter. J’y ai été accueillie par un vieux chien adorable. C’est toujours bon signe : si le chien est gentil, c’est que les humains qui vont avec ne sont pas des brutes. Et le fait est que l’éleveuse est une dame adorable. Elle était contente que son petit mâle aille sous une vache et non pas dans une ferme d’engraissement et ravie d’apprendre que, dans quelques mois, il ne sera pas emmené à l’abattoir mais abattu à la ferme, proprement, sans transport, sans stress. Elle aimerait que toutes ses bêtes connaissent un destin analogue, c’est malheureusement l’exception. Comme par dessus le marché je l’ai forcée à prendre le double du prix qu’elle en demandait parce que je refuse catégoriquement de jouer le jeu dégueulasse du moins disant qui met les éleveurs sur la paille, elle sait que son veau n’est pas tombé chez des sauvages qui ne connaissent rien au monde agricole. C’est fort peu de choses, ça ne changera pas sa vie, mais si on fait tous un petit effort pour soutenir nos éleveurs, ça ira mieux pour tout le monde.

On a donc mis le veau dans le coffre – sans plage arrière, évidemment – et je suis montée dans le coffre avec lui pour être certaine qu’il ne fasse pas l’andouille. Heureusement qu’il n’y avait pas loin : pour faciliter l’adoption, il n’avait pas été nourri et a donc passé tout le trajet à essayer de me manger. Un jeu de fringues de plus qui tient debout tout seul, collé à la bave : la routine.

Dès qu’elle l’a vu, Jacqueline a adopté le veau. Même pas besoin de le renifler, rien, elle a tout de suite meuglé : « c’est MON veau ! ». Et ‘fallait voir à ne pas contester l’histoire. Elle a immédiatement entrepris de le nettoyer – il n’était pourtant pas sale – jusqu’à ce qu’il soit bien gluant, puis l’a nourri, ce qui a été un chouïa compliqué car ce veau n’avait jamais tété à la mamelle. Mais les affaires de ventre, ça se règle toujours vite.

En fait, c’est dans l’autre sens que les choses sont compliquées : si Jacqueline a adopté Prospero – oui, il s’appelle Prospero – au premier regard, Prospero n’a pas eu bien l’air de comprendre que désormais, Jacqueline est sa mère. Pour lui, une maman, ça a deux pattes et une totote en plastique.
Et puis, il ne connaissait que la case à veau. Alors ce grand espace qui s’offrait à lui, ça lui a donné rudement envie de galoper partout. Et il ne s’en est pas privé. J’ai donc passé l’après-midi à galoper partout aussi. Tout ça, ça a été rudement fatigant : ça fait beaucoup d’aventures pour un petit veau. Il s’est couché à l’ombre, et il s’est endormi. J’en ai profité pour lui mettre un petit licol et pour l’attacher à un arbre. Il va rester attaché ainsi quelques jours, pour laisser le temps à Jacqueline de lui expliquer les choses. Je lui fais entièrement confiance : elle ne le lâche pas d’un sabot et a déjà commencé à lui apprendre à réagir à ses appels. Dès que possible, il sera libre de ses mouvements. Mais pas tant qu’il force les clôtures pour aller se planquer dans la pâture du voisin ou dans l’ancien chemin creux.

Hier soir, je suis bien évidemment aller jeter un dernier coup d’œil dans la pâture avant d’aller au lit. (Si vous voulez tester le phénomène de sur-vigilance sans en passer par les gosses, essayez les veaux, c’est hyper-efficace.)

Prospero était couché dans un coin, bien endormi. Et je peux vous dire que quiconque aurait voulu s’en approcher aurait eu d’abord à s’expliquer avec les cornes de Jacqueline, qu’elle commence à avoir fort longues. Elle s’était mise en travers de façon à le rendre inaccessible, faisant barrière contre le vent et radiateur en même temps, et elle ne dormait pas du tout. Elle avait la tête bien droite et surveillait très sérieusement les alentours. Y’a pas à tortiller, c’est vraiment une super-maman de compétition.

Ce matin, je suis allée voir si Prospero avait trouvé la mamelle tout seul – ça peut parfois prendre quelques jours – mais il avait déjà pris le petit-dej’. Et il était encore tout gluant de s’être fait lécher de tous les côtés. Une bonne chose de faite. J’ai pu vérifier qu’il n’a pas la diarrhée, c’est extrêmement important car c’est la première cause de mortalité chez les veaux. Ensuite, j’ai bossé dans la pâture – il y avait un souci avec la clôture électrifiée mais c’est réglé – et Jacqueline me suivait partout en protestant : « Comment veux-tu que je lui explique qu’il doit me suivre quand je fais « mooh » s’il est attaché ? Fais quelque chose, enfin ! ».

Je ne vais quand même pas lâcher Prospero immédiatement. Il va encore rester 24 heures à l’attache, le temps de bien comprendre que la cabane est sa maison (et non pas je ne sais quel fourré inaccessible) et que Jacqueline est sa mère, qu’elle rapplique dès qu’il bouge une oreille et qu’il peut donc lui faire entièrement confiance.

Ensuite, je pourrai enfin retrouver une activité normale. Et aussi des nuits qui ressemblent à quelque chose. Et ouvrir la saison de fabrication du beurre, parce que veau ou pas, Jacqueline pisse du lait à ne plus savoir qu’en faire.


La pire journée de l’année

Hier soir, en rentrant du boulot, je suis allée voir Jacqueline. Elle commençait à présenter un peu de glaire au niveau de la vulve, pas de contraction, un peu de nervosité mais sans plus. Elle allait vêler dans la nuit, au plus tard le matin selon toute évidence. Une dernière visite de surveillance m’a confirmée l’évaluation. Évidemment, j’ai peu et mal dormi, mais ça ne servait à rien de passer la nuit à côté d’elle. Aux premières lueurs, à 5h30, j’étais debout pour aller surveiller.

Elle était très nerveuse, piétinait beaucoup. Une contraction toutes les vingt minutes environ, on avait encore le temps. J’y suis retournée vers 7h. Une contraction toutes les 7/8 minutes, ça se précisait, mais pas de quoi s’affoler, j’avais le temps d’aller prendre un café. J’y suis retournée après le café. Deux sabots assez balaises et un petit nez commençaient à poindre. Jacqueline gémissait pas mal, les contractions étaient rapprochées, cette fois, c’était le moment de rester à côté. La tête est sortie, je pouvais voir la langue du veau bouger, ça se présentait bien. Normalement, à ce stade ça va très vite. Sauf que Jacqueline avait beau pousser en gémissant très fort, pas moyen de faire passer les épaules. Et puis j’ai vu qu’un truc n’allait pas. Je ne saurais pas vous expliquer quoi exactement. Le veau m’a semblé s’étouffer, ou quelque chose comme ça. Ça m’a rappelé un vêlage qui s’était mal passé, celui de Favela je crois. J’ai vite enfilé les gants, et à la première contraction, j’ai aidé Jacqueline en tirant doucement sur les pattes – il ne s’agit pas non plus de faire mal à la vache.

Il est sorti. Un veau énorme. Un mâle. Mort.

Je lui ai vite dégagé les voies aériennes, je l’ai frotté vigoureusement, un peu comme on pratiquerait un massage cardiaque. J’ai fait tout ce que je pouvais, tout ce que j’ai appris. J’ai même tenté le bouche-à-museau. Mais ça n’a pas suffit. Il devait s’appeler Prosper. Mais je n’ai pas réussi à le réanimer.

Jacqueline l’a léché. Je l’ai laissée faire. D’abord parce que le léchage donne les hormones nécessaires à l’expulsion de la délivre, ensuite parce qu’il faut qu’elle prenne conscience qu’il est mort. Elle lui a mordu les oreilles et elle a vu qu’il ne réagissait pas. Il n’y a plus rien à faire, et je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point j’ai les boules.

Je suis allée voir le patron pour lui raconter tout ça. J’avais besoin de savoir si j’ai merdé quelque part ou si c’est juste la faute à pas de bol. Je pense que je suis intervenue avec trente secondes de retard. Mais je ne suis pas du tout certaine qu’il y avait une quelconque façon de le savoir. C’est allé très vite et je n’ai pourtant pas manqué de vigilance. Le patron dit que le seul truc que j’aurais pu faire en plus, c’était de le suspendre tête en bas, histoire d’éventuellement lui vider les poumons, mais rien ne dit que ça aurait changé quoi que ce soit. Il pense que le cordon a dû s’arracher trop tôt, sans doute coupé par une patte.

Je le sais, c’est aussi ça, élever des bêtes. Mais on a beau le savoir, ça n’aide pas beaucoup.

Cela dit, l’histoire se termine tout de même sur une note positive. Jacqueline a délivré et a mangé sa délivre, comme le prouve la photo. Ça me fera toujours le même effet beurk, mais au moins, je n’ai pas à m’inquiéter d’un risque de métrite, ou autre galère liée au fait qu’une vache ne délivre pas. Elle se tient bien debout et a même déjà brouté : je peux donc ne pas m’inquiéter pour elle, c’est déjà une bonne chose. Mais ça ne suffisait pas. J’ai passé deux coups de téléphone, et j’ai trouvé, dans le village d’à côté, un petit mâle de la même race, né il y a huit jours et qui allait partir à l’engraissement. C’est son jour de chance : il va avoir une mère adoptive. Ça va être un sacré bazar de le faire adopter par Jacqueline, mais comme elle est très maternelle, je suis sûre qu’on va y arriver. L’éleveuse attend d’avoir ses papiers, le veau arrivera dans quelques jours. D’ici là, je vais pratiquer la traite à la main pour maintenir une bonne lactation et vider la mamelle du colostrum, et j’en garderai un peu pour badigeonner le veau inconnu : l’odeur devrait favoriser l’adoption.


Peur d’humain et peur de vache

Je doute qu’il existe une espèce animale qui méconnaisse la peur. C’est un phénomène certes désagréable mais absolument indispensable à la survie. Pour nous autres, humains, c’est assez simple parce qu’on peut facilement expliquer nos peurs aux autres. L’autre jour, par exemple, j’ai eu très peur. Alors que je baladais les chiens, j’ai aperçu de loin quelque chose qui m’a fait peur : Harry Potter – qui ne s’appelle pas Harry Potter, mais comme cette génisse a un Z de poils blancs sur son front noir on l’appelle quand même Harry Potter – était couchée, quasiment les pattes en l’air, la tête en arrière et ne bougeait absolument pas. Alors j’ai eu peur, parce que la dernière fois que j’ai vu un bovin dans cette position, il était mort. J’ai couru vite parce qu’on court plus vite quand on a peur, et ça n’est que lorsque je suis arrivée à sa hauteur que Harry Potter a relevé la tête et m’a regardée avec son air de dire : « Ben quoi ? Il fait beau, je peux me faire bronzer le bidon, quand même ! »
La peur de la mort, un grand classique humain qu’on peut facilement expliquer avec des mots si bien que les autres humains peuvent la comprendre.

Chez les bovins, ça peut s’avérer plus compliqué. Parfois, ils ont peur, on voit bien qu’ils ont peur, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne peuvent pas nous l’expliquer et c’est donc très compliqué de remédier au problème. Ainsi, hier, Lyre avait très peur. Elle était redescendue de la pâture le plus normalement du monde, ne présentait aucun souci particulier, elle est allée croûter un peu de maïs le temps que je prépare la salle de traite, et c’est quand je suis allée pousser le troupeau vers le parc d’attente que tout s’est compliqué. Déjà, Lyre était en queue de troupeau, ce qui n’arrive jamais. Et puis, arrivée au dernier virage, elle s’est mise à renifler la petite marche qu’elle doit franchir avant la dernière ligne droite, et là, ça a été une grosse panique. Impossible de la faire aller plus loin. Lyre a quatre ans, ça fait deux ans qu’elle passe par là tous les jours, mais hier, cet endroit en particulier la mettait dans une panique telle qu’elle aurait préféré me rentrer dedans que de faire un pas de plus. Bien sûr, il est très facile, quand on les connaît, de voir la peur chez une vache. Mais de là à comprendre pourquoi elle a soudain peur d’une toute petite marche de rien du tout qu’elle connaît par cœur, c’est une autre histoire.

Ne voulant pas en rajouter une couche, je n’ai pas trop insisté. Je lui ai fait faire le tour, et en passant par un autre endroit – qui présente pourtant une marche de la même hauteur – je n’ai eu aucun problème à la pousser dans le parc d’attente. Il n’y a pas eu de problème particulier pendant la traite elle-même. Mais je restais avec ma question : pourquoi a-t-elle soudain peur à cet endroit ?

Après la traite, j’ai croisé le patron. Je lui ai demandé s’il y avait eu un souci avec Lyre. Il a réfléchi quelques secondes et s’est vite souvenu que oui, il y avait eu un problème le matin même. Rien de grave dans l’absolu : Lyre s’est précipitée comme une folle pour sortir de l’étable, a foiré son virage et est tombée, pile à l’endroit où le soir même elle refusait d’avancer. Maintenant que je sais pourquoi elle a peur, ça sera un peu plus facile de prendre le temps de la convaincre que quand on glisse une fois, on ne va pas glisser systématiquement quand on passe au même endroit. Mais ça peut prendre beaucoup de temps : c’est l’inconvénient avec la peur, surtout avec une peur liée au fait qu’on se soit fait mal.

Les bovins sont des trouillards. Normal : en tant qu’herbivores, ce sont des proies. Ils ont peur de beaucoup de choses, en particulier de tout ce qui se déplace vite – des potentiels prédateurs – de ce qui fait beaucoup de bruit – elles ont l’oreille bien plus fine que la nôtre – et, comme toute espèce vivante, de la douleur. Elles ont aussi une bien meilleure mémoire qu’on ne l’imagine. Lyre présente ce que les humains appellent un choc post-traumatique. Et aucun psychologue ne pourra expliquer à Lyre comment le gérer. Il va maintenant falloir de la patience pour l’en débarrasser. Et parfois, on n’y arrive tout simplement pas. Alors il faut encore plus de patience pour que l’humain fasse avec.