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L’agriculture à la loupe

Il y a mille choses qui m’inquiètent concernant l’avenir de notre agriculture, et pouvoir observer la manière dont sont structurées les exploitations ajoute des sujets d’inquiétudes supplémentaires.

J’vous explique.

Il existe plusieurs statuts possibles pour une exploitation agricole : l’exploitation micro-agricole (ça c’est que des bio débarqués de la ville), équivalent de la micro-entreprise, l’exploitation individuelle, l’EARL, qui est l’équivalent agricole de la SARL, la SCEA, ça peut aussi être, quoique rare, une SA ou une SARL et le GAEC. C’est ce dernier acronyme qui m’inquiète.

Le GAEC, ça veut dire « Groupement agricole d’exploitation en commun » et c’est ce qui explique une bonne part de l’augmentation de la taille des exploitations. Je vous épargne les détails parce qu’on s’en fout, mais en substance, il s’agit de structures co-gérées par plusieurs agriculteurs ou agricultrices qui mettent les moyens en commun : terres, cheptel, machines, outils de production. En soit, ça n’est pas déconnant, ça permet entre autres des économies d’échelle. Le souci, c’est que 100% des GAEC que j’ai vus jusqu’ici sont des GAEC familiaux, et 80% impliquent les parents, les enfants et éventuellement les conjoints des enfants. En soi, ça n’est pas un souci. Sauf que…

Sauf qu’à un moment, les parents prennent leur retraite. Ils doivent donc vendre leurs parts à un repreneur. Il faudra donc bien à un moment que des gens extérieurs à la famille s’installent dans une ferme gérée par une famille. Or personne n’a envie de se retrouver seul au milieu d’une fratrie conjoints compris parce que c’est un incommensurable nid à emmerdes. Donc les GAEC ne survivront pas au départ en retraite de la génération la plus âgée, et aussi la plus nombreuse dans le milieu. Et personne ne peut prédire ce que deviendront les terres et le reste dans ce contexte. La disparition pure et simple de l’exploitation et la vente à la découpe des terres est le plus probable. Ce qui engendre le point d’inquiétude suivant.

Le nombre d’élevages est en recul. Les rares jeunes qui s’installent ne veulent plus trimer dans les élevages laitiers qui sont de loin les plus contraignants et les moins rentables. Les animalistes s’en réjouissent mais c’est seulement parce qu’ils se contrefoutent de ce que ça implique. Déjà, comme la consommation de produits laitiers et de viande, elles, ne bougent pas beaucoup, ça implique plus d’importations. Fuck le bilan carbone. Ensuite, les terres qui ne sont plus utilisées pour l’élevage passent en culture de céréales. Qui nécessitent beaucoup plus d’intrants, c’est à dire de fongicides, pesticides et autres trucs en -ides, plus de travail des sols que les pâtures donc de pétrole, re-fuck le bilan carbone, et d’autant plus d’engrais de synthèse, qui nécessitent à la fabrication une blinde de gaz et de la potasse d’importation rerefuck le bilan carbone, qu’il n’y a plus de fumier. Et que les terres à pâtures sont de base pourries pour les céréales sans intervention chimique. Tout ça implique donc une plus grande pollution des sols et des eaux de surface. Qui finissent au robinet après avoir ravagés les rivières.

Dernier point observé : la plupart des agriculteurs ne sont propriétaires que d’une partie de leurs terres, ils louent le reste qui appartient généralement à d’anciens agriculteurs partis en retraite. Certes les locataires sont prioritaires pour le rachat quand le propriétaire décède, mais ils n’ont pas forcément les fonds. Et les banques ne prêtent qu’aux riches, ou que si les acheteurs s’engagent à réaliser des « investissements » conséquents, c’est à dire que les banques ne prêtent qu’à ceux qui feront plusieurs prêts parce que c’est là-dessus qu’elles s’engraissent. Les banques font de l’élevage d’éleveurs. Un éleveur qui fait faillite peut potentiellement lui rapporter en matos et structure à revendre. Comme aux États-Unis au moment de la grande dépression, on en est toujours là. On peut compter sur des investisseurs pour se tenir en embuscade.

Il existe des tas de solutions pour remédier à ce bazar, mais aucun politicien pour le faire. Ils préfèrent globalement les investisseurs aux agriculteurs. Il y a longtemps que je pense qu’il va faire faim, mais à mettre le nez encore plus près des réalités agricoles, je ne peux qu’en conclure que ça va arriver plus vite que je ne l’imaginais, et que les conséquences du modèle actuel ne se limitent même pas à la seule faim.


Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


Mastodon, les bourgeois et les bourgeoises, Ginette et un peu de lingerie.

J’vous préviens, après des mois bridée à 500 caractères, je vais me rattraper d’un seul coup.

Posons le contexte.

J’ai une très longue expérience des réseaux sociaux, datant de bien avant l’arrivée d’Internet. Ado, je pratiquais la CB. Pour les jeunes : non, pas la Carte Bleue, la Citizen-Band. On causait entre inconnus et sous pseudos via de petits postes radios. J’avais quatorze ans, et j’échangeais avec toute sorte de gens : des vieux routiers, des ouvriers, des profs et même à l’occasion avec des dames qui utilisaient cet outil pour donner à des messieurs des rendez-vous tarifés. Il était assez rare que je tombe sur des gens de mon âge, mais ça n’avait aucune importance. J’entretenais aussi des correspondances, en français et dans mon anglais balbutiant. Puis il y a eu l’ICQ, puis les tchats, puis les forums, puis l’arrivée des grands méchants réseaux.

Alors forcément, causer avec des gens dont je ne connais pas le visage, venus d’univers variés, de classes sociales différentes, avec des aspirations diverses, c’est ma normalité depuis bien longtemps, presque toujours, et ça me convient très bien. C’est enrichissant, parfois énervant, ça ouvre des perspectives de pensée au-delà de ce que peut offrir un réseau « en vrai », souvent moins riche, ne serait-ce que géographiquement.

Ces dernières années, les grands méchants réseaux que j’utilisais abondamment sont devenus des bidules éthiquement puants, j’ai donc cherché à les fuir. Après une tentative infructueuse d’entraîner des gens vers les réseaux low-tech que sont les forums puis le rachat du réseau à pensée restreinte par le maboule à grosses fusées, j’ai opté pour ce qui semblait le plus éthique : un réseau « libre », décentralisé, plein de promesses : Mastodon. Et pour la première fois de mon histoire des communications à distance, j’ai découvert un univers que je ne connaissais pas : celui des bourgeois et petits-bourgeois en cercle fermé. Et ma foi, outch, ça pique.

Les bourgeois ont leurs sujets-marottes, les plus observables à l’œil nu et aussi les plus emblématiques du problème étant le féminisme et l’usage du vélo. Si ça semble plutôt une bonne chose de prime abord, n’importe quel prolo de base ne met pas longtemps à comprendre que les bourgeois parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, ils s’offrent surtout une bonne conscience à peu de frais en défendant leurs privilèges.

Prenons la question du féminisme – ouais, je suis d’humeur à me faire plein de nouveaux potes. Vous lirez, sur ce réseau bourgeois, de bien belles paroles engagées sur ces hommes qui nous font la guerre (sic), sur ces inégalités qui sont intolérables – et elles le sont – et sur ces luttes qu’il faut mener. Mais les bourgeois ne mènent jamais de lutte. Ils causent. Ils causent par exemple du droit à l’enfant, de la nécessité fondamentale et absolue de faciliter l’accès à la fabrication de mômes en laboratoire à grand renfort d’hormones qui finissent dans les rivières et de congélation d’ovules parce qu’on ne va pas sacrifier une belle carrière en se reproduisant trop tôt. Ils et surtout, en l’occurrence, elles, causent de leurs envies personnelles et appellent ça le féminisme.

Mais quand ces belles causeuses, après avoir obtenu leur enfant, reprennent leur belle carrière, ce sont les femmes des classes laborieuses qui auront la charge de ladite progéniture en échange d’un salaire misérable. Et ça, ça ne dérange pas du tout les bourgeoises. Le féminisme en Louboutin se contrefout profondément de la vie des femmes des classes laborieuses. Elles causent féminisme sans jamais voir le problème quand elles font récurer leurs chiottes et torcher leurs mômes par d’autres femmes. Elles ne voient pas le problème à étaler leur lingerie à un quart de smic fabriquée par des Tunisiennes exploitées, le drame de leurs pantalons jetables aux poches trop petites pour ranger leur téléphone à un mois de salaire fabriqués par des Indiennes presque réduites à l’esclavage. Elles ne voient pas le problème à s’étaler sur la tronche les cosmétiques largement fabriqués par des ouvrières mal payées et exposées à des produits toxiques. Et elles vous mépriseront si vous avez l’outrecuidance de pointer la vacuité de leurs paroles en comparaison de leurs actes, vous qui n’utilisez même pas l’écriture inclusive.

Les bourgeoises parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, elles sont les idiotes utiles du patriarcat.

Ce constat n’est pas valable que pour les femmes, ni que pour le féminisme. Les « vélotaffeurs » valent aussi leur pesant de nombrilisme social. Certains méprisent l’ensemble des automobilistes avec leurs vélos qui valent au bas mot trois fois le prix de ma bagnole. Mais si vous regardez le métier de ces gens-là, vous ne trouverez personne qui bosse en trois huit à l’usine, debout toute la journée, effectuant des ports de charges lourdes ou des gestes répétitifs et transpirant à grosses gouttes. Après une journée assis au chaud, c’est facile, de rentrer en vélo. C’est visiblement plus compliqué de se rendre compte qu’on est un privilégié, et que le mode de vie des privilégiés n’a rien de transposable chez ceux qui suent.

Je pourrais encore m’étendre sur l’écologie vert pâle, mais je suis déjà assez énervée comme ça.

J’ai aussi fui les grands méchants réseaux agacée par la censure stupide qui s’y pratiquait de plus en plus. Un réseau se revendiquant libre et bienveillant ne pouvait qu’être mieux. Mouarf. Je le sais, pourtant, que la bienveillance est toujours la face visible de l’hypocrisie !

Dès que vous avez le malheur de sortir des règles non-écrites spécifiques à ce milieu bourgeois auquel vous n’appartenez pas, c’est le drame. Typiquement, vous êtes tenus d’indiquer un Content Warning sur tout ce qui pourrait heurter le petit cœur fragile de Marie-Choupette. Le problème, c’est que Marie-Choupette est particulièrement sensible. Si vous relatez la violence symbolique et réelle de la vie des femmes des classes laborieuses, violence dont elle fait parfois, souvent, partie des causes, voilà que non contente de ne pas l’avertir que vous allez lui mettre un coup de pied au cul, vous la privez en plus de son adoré statut de victime ! Ne mettez surtout pas Marie-Choupette devant la réalité du monde, ou, du haut de sa toute-puissante bienveillance, elle convoquera son réseau pour vous faire plier et cacher ces prolétaires qu’elle ne saurait voir.

Et puis, évidemment, le gros de la communauté végane s’est réunie là, très à l’aise dans cette bulle garantie sans prolo bouffeurs de barbecue ni agriculteurs.

Bref, je ne m’étais jamais autant autocensurée que chez les bourgeois et je jure, mais un peu tard qu’on ne m’y reprendra plus.

Il y a aussi bien sûr, comme partout, des gens formidables sur Mastodon (bisou aux gens qui m’ont laissé des messages sous les 500 caractères de résumé de ces deux pages, n’allez pas croire que ça ne m’a pas remuée). D’ailleurs, la plateforme n’est qu’un outil et l’outil n’est en rien le problème. En outre, c’est un outil d’autant plus facile à prendre en main qu’une flopée de gentils vieux barbus du libre vous fournissent vite des ressources pour le faire (merci). Le problème de Mastodon, c’est la quasi-absence de mixité sociale. Les bourgeois en ont fait ce qu’ils appellent leur safe space. C’est-à-dire un lieu qui tient à distance tout ce qui pourrait chatouiller un peu trop la bulle de confort qui leur tient lieu de convictions.

Détail révélateur : vous ne croiserez personne sur ce réseau qui manie à la truelle la langue française et son orthographe tordue. Privilège de classe : on maîtrise là les arcanes du participe passé et même du subjonctif imparfait si besoin. Dès lors, Ginette, pas vraiment climato-sceptique mais ignorante, se sachant ignorante et tentant, sans doute maladroitement, de se tirer vers le haut, Ginette s’inscrirait sur une telle plate-forme qu’elle n’aurait aucune chance de récolter autre chose que du mépris. La honte, elle ne sait même pas ce qu’est le patriarcat.

Et maintenant ? Que faire de ce constat ? Eh bien d’abord, plier bagage et fuir. Fuir loin de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile. Mais je ne sais pas me passer des réseaux sociaux. Je n’en suis pas fière mais c’est comme ça. J’ai rebranché la CB, mais je suis la seule à l’avoir fait à portée d’ondes. Et puis surtout, si je me contrefous de l’existence de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile, celle de Ginette me préoccupe. Je ne pourrai jamais convaincre un bourgeois de ne plus être un bourgeois. Par contre, avec de la patience et parce que je n’ignore pas ce qu’est sa vie, je peux peut-être convaincre Ginette que, non, voter à l’extrême-droite ne va pas améliorer sa vie. Je peux peut-être l’aider à prendre conscience que la bourgeoise chez qui elle fait le ménage ne vaut en rien mieux qu’elle. Si un réseau social ne sert qu’à s’enorgueillir et à se réconforter entre pairs, alors il ne sert à rien.

Et maintenant ? Je vais retourner sur un grand méchant réseau, y continuer mes revues de presse quotidienne, avec une autre identité. Tagrawla a vingt-cinq ans, je vais la laisser tranquille. Comme après chaque déménagement, il y a des gens dont je regretterai la compagnie, mais c’est la vie. Et je vais continuer d’espérer, contre toute rationalité, qu’un jour les outils libres et décentralisés seront réellement accessibles à tous.


Un convoi et des distributeurs de bons points

S’il semble assez logique que la sociologie, en tant que discipline capable de mettre en lumière les inégalités d’une société, ait été investie par nombre de militants de gauche, il est plus difficile à comprendre pour quiconque accepte de faire preuve d’un micro-chouïa d’honnêteté intellectuelle qu’elle soit absolument absente des questionnements quand on est face à un mouvement populaire qu’on ne peut pas classer à gauche sous quelqu’angle qu’on le regarde.

Voilà donc quelques milliers de personnes qui s’impliquent dans ce qu’elles ont nommé « le convoi de la liberté » avec un gloubi-boulga indétricotable de revendications plus ou moins légitimes, et immédiatement quelques figures vaguement de gauche et un nombre considérable de plus ou moins bourgeois des réseaux habituellement prompts à en appeler à la sociologie se mettent à vomir leur mépris partout à l’égard de ces personnes. En tête, la distributrice de bons points de pensée correcte, l’animatrice de radio de service public Sophia Aram, a qualifié cette action de « convoi des teubés », hashtag immédiatement repris par tous les autres distributeurs de bons points. Pourrions-nous s’il-vous-plaît être sérieux quelques minutes ?

Tout d’abord, avant de tirer quelque conclusion que ce soit, qui sont ces gens ? Dans quelle catégorie sociale se situent-ils ? Cette situation a-t-elle évolué avec la pandémie et comment ?Quel âge ont-ils ? Quel est leur niveau d’éducation ? Autant de questions qu’on se pose volontiers, et à juste titre, quand une banlieue explose, pour comprendre la réalité profonde du phénomène, au-delà de ces manifestations subites de violence. Autant de questions qu’on doit se poser si on prétend vouloir retrouver un peu de sérénité dans ce pays. En découvrant le flot de rage contre ces « convoyeurs pour la liberté », je ne peux m’empêcher de penser à l’immonde sortie de Valls qui expliquait que chercher à comprendre c’est déjà excuser. Aram, ses suiveurs et Valls : même combat.

Comme on ne dispose pas immédiatement d’étude et qu’il n’est même pas sûr qu’il y en aura un jour, nous allons devoir nous contenter de ce qui est empiriquement observable. Il est évident que des précaires n’ont pas de camping-car – ou alors ils vivent dedans – et n’ont pas les moyens de cramer du pétrole pour quelque chose de non-immédiatement vital. Il est donc probable que nous soyons plutôt face à un mouvement de classe moyenne. Or, il n’aura échappé à personne que l’on tend dans ce pays vers un affaiblissement des classes moyennes. Les revendications formulées des personnes qui ont pris la route en ce week-end de février ont beaucoup moins d’importance que le sous-texte. Et si on veut bien se donner un peu la peine de lire le sous-texte, nul besoin d’avoir inventé l’eau tiède pour palper le sentiment de déclassement. C’était déjà le cas pour nombre de « Gilets Jaunes », ils n’ont pas été entendus, leur situation s’est aggravée, il fallait s’attendre à un retour de cette population sur la scène des luttes.

Chiffres de 2017, pré-pandémie, donc.

Outre un mépris de classe immédiatement lisible à l’encontre de ces personnes – on pouvait lire, sur Twitter, nombre de qualificatifs ne laissant aucun doute à ce propos (« pécores », « bouseux » …) – on découvrait une certaine unanimité d’autres qualificatifs idéologiques : Qanon, en référence aux envahisseurs américains de Capitole, fascistes, complotistes.

Un tweet parmi des milliers.

Il me semble que ce mouvement est effectivement le pendant français de Qanon, il est évident qu’on y entend nombre de discours complotistes, mais je doute qu’il y ait tant de vrais idéologues fascistes dans cette masse de gens. Mais Aram et ses suiveurs finissent de les pousser dans les bras fascistes, il y a peu de doute à ce sujet.

Si nos convoyeurs sont si semblables aux militants Qanon américains, c’est sans doute parce que les mêmes causes ont tendance à produire les mêmes effets : la classe moyenne provinciale est, dans les deux pays, globalement oubliée sauf quand elle est méprisée par les politiciens autant que par nombre de médias. Nombre de ces personnes, de surcroît, n’ont pas pu suivre les transformations du monde. Tout est allé trop vite, la mondialisation a tout transformé, nombre de gens peinent à savoir encore qui ils sont, quelle est leur place dans ce monde et on s’étonne que ça se passe mal. Quant au complotisme et au déni de sciences, il conviendrait, surtout de la part de Mme Aram et de ses suiveurs, de cesser de se foutre de la gueule du monde. France Inter, la radio ou sévit Mme Aram, donc, n’a de cesse depuis des années de nier la science. Pendant près d’une décennie, on a pu se demander si l’anthroposophe Pierre Rabhi n’avait pas une chambre à la maison de la radio tant il était souvent invité, et je ne compte plus le nombre de fois où les émissions pseudo-scientifiques du service public ont fait de la retape pour l’homéopathie et autres pseudo-sciences. Et que dire des médias privés qui, en particulier depuis le début de la pandémie, déroulent le tapis rouge à tout ce que ce pays compte de charlatans ? Et oh mon dieu, les gens ne croient plus en la science, quelle surprise ! Puisque tout a été fait pour, et si l’on doit s’en prendre à quelqu’un, qu’au moins ce soit aux vrais responsables. Et si l’on voulait être absolument honnête, on se questionnerait également sur la transmission des bases scientifiques par l’Éducation Nationale : nous n’en serions pas là si le boulot avait été fait en amont.

C’est tout de même fascinant de voir ceux qui ont participé à nourrir ce déni de sciences pousser des cris d’orfraie maintenant qu’ils ont réussi à l’implanter dans le cerveau des gens.

Est-ce que ces convoyeurs sont fascistes ? Je n’en sais rien, mais je doute que nous ayons là affaire à des idéologues. Par contre, il y a un fait qui est certain : le fascisme attire toujours à lui ceux qui ont un sentiment de déclassement et ceux qui se sentent humiliés. Le sentiment de déclassement pré-existait, voilà que « le convoi des teubés » enfonce le clou de l’humiliation.

Enfin, depuis les Trente Glorieuses, on ne forme plus dans ce pays des citoyens mais bien des consommateurs, et il serait reposant qu’au moins on cesse de jouer les surpris face au recul du civisme.

Je ne soutiens pas particulièrement ce « convoi de la liberté » ne serait-ce que parce que je ne soutiendrai jamais personne qui crame du pétrole pour quelque chose de non-vital. Néanmoins, je me refuse à proférer le moindre mépris à l’égard de gens qui sont pris dans une spirale qui les dépasse, et je constate qu’ils ont au moins su apporter au pays des formes de luttes autrement plus visibles que les manifs à papa qui n’ont plus aucune sorte d’utilité (coucou les enseignants), et plutôt que de leur cracher dessus, on pourrait en retenir cette leçon.

Que ça nous plaise ou non, ces gens sont nos compatriotes, ils sont en souffrance et je ne me permettrai pas de discuter de la légitimité de cette souffrance. C’est toujours abject de remettre en cause la souffrance d’autrui. Enfin, l’anti-fascisme n’a jamais consisté et ne consistera jamais à pousser les paumés dans les bras des fascistes. Malheureusement, je ne doute pas une seule seconde que les distributeurs de bons points ne chercheront pas à comprendre, et continueront à participer à nous préparer un avenir brun pourri.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 2 : la fête

Cette année, je fête mes dix ans de bottes en caoutchouc, et puisque la mode est aux séries, je vous propose, avec une régularité aléatoire, une série de textes sur la ruralité, comment on s’y intègre, comment on la vit, comment elle nous change.

Chaque expérience est unique, il n’y a pas de mode d’emploi universel pour qu’elle réussisse, mais peut-être réussirons-nous à dégager quelques constantes.

Et voilà. Vous êtes installé à la campagne et vous êtes content, mais à part vos voisins, vous ne connaissez personne. Et comme vous voilà dans un environnement où vous n’avez pas vraiment de repères, vous ne savez pas forcément comment procéder pour aller à la rencontre des autochtones. Si vous avez de la chance, vous n’aurez rien de spécial à faire, car Christiane se présentera à votre porte pour vous vendre des tickets pour le repas du comité des fêtes lors duquel se tiendra une tombola, après quoi il y aura un bal.

Alors, non, pas ce genre de bal.

Si vous me demandez ma conception de la fête, ça risque vite de ressembler à un bal tzigane autour du feu au fond des bois qui dégénère en soirée punk-hardcore vers deux ou trois heures du matin, avec des tas de gens aussi mal coiffés que leurs chiens. Si l’on veut définir un repas de comité des fêtes : ça ne ressemble pas du tout à ça. Seulement Christiane ne m’a qu’à moitié laissé le choix. J’ai comme tout le monde été confrontée à des commerciaux, pas un seul n’arrive à niveau de hauteur d’orteil de Christiane quand il s’agit de vendre des tickets pour le repas du comité des fêtes. Elle est absolument redoutable : elle ne dit rien de particulier, mais elle vous fait sentir par je ne sais quel regard magique que si vous n’achetez pas un ticket « et si vous ne pouvez pas venir, on fait aussi à emporter », vous allez brûler en enfer, au moins.

Donc, j’ai pris un ticket et je me suis présentée à la salle des fêtes à l’heure indiquée. Et je ne m’attendais absolument pas à ce que j’allais découvrir.

Déjà : la salle des fêtes. Elle est assez grande pour contenir environ les trois quarts des habitants du village. Vous trouvez ça démesuré ? Oui, moi aussi. Jusqu’à ce que j’y pénètre et que je découvre que les trois quarts des habitants du village étaient déjà dans la salle des fêtes et qu’on était en train de déplacer des gens pour que tous ceux qui avaient un ticket puissent s’asseoir avant de voir si on pouvait laisser s’installer les imprévoyants qui n’avaient pas acheté leur ticket en avance.

Plusieurs centaines de personnes discutaient bruyamment quand l’armée constitutive du comité des fêtes se mit en branle. L’apéro fut servit et dès qu’il fut bu le potage suivit. Des dames, dont Christiane, accompagnaient les plats pour qu’on ne s’endorme pas dessus. Chaque plat fut présenté deux fois, et pendant tout le repas, tout le monde causant avec tout le monde, je découvris qu’on venait de tout le canton pour cette fête là. Une fois la tombola effectuée – je gagnais un égouttoir à pâtes vert fluo du meilleur goût – le dessert pris et le café avalé, on nous fit lever et toute personne valide fut mise à contribution pour replier et entasser les tables et aligner les chaises contre le mur. Car maintenant, on allait danser.

Les jeunes qui ne viennent pas pour le repas étaient arrivés pour la buvette. Les anciens s’amusaient à saouler les plus naïfs, mais en gardant un œil sur les vrais ivrognes pour s’assurer qu’ils ne fassent pas de bêtises.

Je suis allée me coucher bien avant la plus vieille des danseuses, parce que je découvris que ça n’a rien d’une légende : les Bretons, tu leurs mets de la musique, ils s’attrapent tous par le petit doigt et les voilà partis jusqu’au bout de la nuit.

Évidemment non : la salle des fêtes n’est pas si grande.

Depuis cette première expérience, je suis devenue bénévole pour le comité des fêtes, mais n’allez surtout pas croire qu’on m’ait demandé mon avis, ça ne marche pas comme ça. On m’a dit « tu te mets là » et je n’ai pas osé contrarier. Ça n’était pas discutable.

Ce repas était celui des fêtes d’automne, mais il y a aussi une grosse fête des battages à l’ancienne organisée par le même comité des fêtes, ouverte aux touristes qui financent nos fêtes à nous, il faut bien qu’ils servent à quelque chose ! Il faut encore ajouter la fête des bénévoles en hiver – ma préférée parce que ça n’est « que » quelques dizaines de personnes. Mais, comme dans quasiment tous les villages de France, outre le comité des fêtes, il y a aussi l’amicale laïque, l’association des chasseurs et celle des anciens. Chaque asso organise son repas, et il est de bon ton que chaque asso soit représentée dans le repas des autres, ne serait-ce que pour pouvoir comparer et dire que nous c’est mieux. Et il arrive aussi qu’on soit invité par un membre en remerciement d’un service rendu (je vous conseille le service rendu aux chasseurs, on ne va pas se mentir : c’est la meilleure table).

Un autre moment fondamental dans l’année, en tout cas en Bretagne, ce sont les fêtes patronales. Vous pensez peut-être ne pas être concerné. En tout cas, moi je ne me pensais pas concernée. Et puis un jour, alors que je tirais des bières peinarde à la fête d’été, un ancien a commencé à m’engueuler :

« On ne te voit jamais aux fêtes patronales ! qu’il me dit

– Ben c’est que je ne suis pas catholique !

– Et ? Je ne vois pas le rapport ! »
Maintenant, je donne donc un coup de main aux fêtes patronales, que voulez-vous faire d’autre ?

Ne me demandez pas : je ne sais pas non plus à quoi ça correspond, mais ça a l’air important.

Il en va de même pour la fête de l’école : ne pas avoir d’enfant n’est pas en soit un motif recevable pour ne pas aller à la fête de l’école.

Je suppose qu’il y a des tas de manières différentes de rencontrer les gens en milieu rural, mais je doute qu’aucune soit plus efficace que d’aller aux fêtes, et mieux encore d’aller y donner un coup de main. Les comités des fêtes sont souvent maintenus à bout de bras par des personnes âgées qui sont toujours contentes de voir de nouveaux aidants, peu importe d’ailleurs d’où ils viennent. Mais surtout, ces fêtes sont des éléments structurants de la société locale. C’est là qu’on croise tout le monde : jeunes, vieux, élus, curé, vos voisins et ceux qui habitent plus loin, membres des autres associations, agriculteurs, artisans … C’est là que sont tous les gens dont vous aurez besoin un jour, et ils ont toujours besoin de bras pour organiser leurs fêtes. Croyez-moi : c’est un bon deal.

Et finalement, on peut trouver à s’amuser sur de la mauvaise musique des années 80 jouée avec conviction à l’accordéon et au bontempi, même avec des gens bien coiffés, bien que ça ne soit même pas obligatoire

NB : tout ceci relève du monde d’avant la pandémie. Il est encore bien trop tôt pour mesurer son impact sur ces formes particulières de sociabilité, d’autant que la même pandémie a engendré des changements parfois localement majeurs de la démographie.

Mais ça veut aussi dire autant de nouveaux bras potentiels pour remettre tout ça sur pied.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? épisode 1

Cette année, je fête mes dix ans de bottes en caoutchouc, et puisque la mode est aux séries, je vous propose, tout au long de cette année, et avec une régularité aléatoire, une série de textes sur la ruralité, comment on s’y intègre, comment on la vit, comment elle nous change.

Chaque expérience est unique, il n’y a pas de mode d’emploi universel pour qu’elle réussisse, mais peut-être réussirons-nous à dégager quelques constantes.

Aujourd’hui, nous allons donc aborder la question des échanges à la campagne.

Mais retournons quelques instants, si vous le voulez bien, à la fin du siècle dernier, dans un quartier populaire d’une grande ville du Nord. Nous sommes au temps des luttes contre la mondialisation, et nous sommes une bande de copains bien décidés à modifier la marche du monde. Idéalistes mais pas complètement cons, on se demande ce qu’on peut faire autour de nous, et autour de nous, il y a ce quartier populaire. On tentera diverses expériences plus ou moins foireuses, d’autres qui furent de franches réussites. Les repas de quartier restent parmi mes meilleurs souvenirs. Mais sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, la mode des milieux dits alternatifs était aux SEL : système d’échanges locaux.

Ça n’a pas l’air comme ça, mais on s’est quand même bien amusé, dans ce quartier.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette bête-là, il s’agit en substance d’une usine à gaz censée favoriser les échanges entre les gens sans en passer par l’argent. Chaque objet, service ou savoir est évalué en points, on marque des points quand on prête un truc ou qu’on rend un service, on les dépense pour obtenir un cours de langue ou un fer à repasser, et l’idéal est de tendre vers zéro. L’idée n’a rien de stupide, mais la réalité, c’est qu’on se retrouve vite à de toute façon échanger en cercle restreint avec les copains exactement comme on l’aurait fait sans le SEL.

Rechaussons nos bottes en caoutchouc.

S’il y a bien un truc qui m’a immédiatement frappée en arrivant à la campagne, c’est que si on y regarde bien, il y a sans arrêt tout un tas d’échanges informels et néanmoins codifiés. J’en ai pris la mesure dès le premier automne de mon installation. Mon voisin, éleveur de vaches, vint demander un jour si je ne pouvais pas venir prêter main forte pour la fermeture des silos. Je n’avais absolument pas la moindre foutue idée d’en quoi consistait une fermeture de silos, raison pour laquelle j’acceptai immédiatement.

Ça, c’était une sorte de bizutage d’intronisation dans un réseau d’échanges sur lequel vous ne trouverez jamais aucun écrit.

Bizutage parce que depuis, chaque année, je me retrouve sur au moins une fermeture de silos, et je peux vous garantir que c’est pas la meilleure journée de l’année. Il faut manipuler des tas de trucs lourds et sales, comme des vieux pneus qui prennent la pluie depuis 1985 au moins. C’est dur, une fois sur deux ça se fait sous la pluie, mais il y a une constante : plus il y a de monde, plus ça va vite, donc l’aide à ce moment là est toujours appréciée. J’ai appris après coup que d’autres néo-ruraux avaient subi avant moi le même bizutage et qu’ils n’étaient jamais revenus ensuite. C’était dit sans méchanceté ni animosité aucune, mais c’était un message tout de même.

Quant au réseau d’échanges, il ne s’étend que peu au-delà des limites du village, mais il n’en est pas moins actif. A titre personnel, il m’a permis de bénéficier d’une remise en état complète de ma pâture dès que j’ai évoqué l’idée d’avoir une vache, de bois de chauffe à tarif préférentiel, de foin et de paille, et d’un très grand nombre de petits services qui simplifient grandement la vie. En échange, je n’avais pas forcément grand-chose à proposer. Quand les gens ont besoin d’un courrier compliqué, ils viennent me voir, mais j’avais des mains toutes neuves. Maintenant que j’ai appris à m’occuper d’un troupeau de vaches, forcément, c’est beaucoup plus facile.

Ça n’a pas l’air non plus comme ça, mais on s’amuse bien aussi dans le bocage breton.

Ces échanges se font le plus naturellement du monde. Chacun sait qu’un jour il pourrait avoir besoin de l’autre, peu de gens refusent donc de rendre service, beaucoup n’attendent même pas forcément qu’on le demande. Il serait malvenu de rendre service sans jamais rien demander. C’est grossier. En faisant ça, on maintient les gens en dette et les gens fiers n’aiment pas avoir une ardoise. Évidemment, on ne peut pas toujours demander sans rien offrir, même si je connais des exceptions à la règle : pour les gens vraiment trop perchés, vieux ou malades, on rend service par une sorte de charité. Ces réseaux d’échanges n’excluent nullement les professionnels : si vous avez besoin d’un couvreur, d’un plombier ou d’un mécanicien, vous commencez par en chercher un au plus proche de votre réseau. L’idée que l’argent doit rester au pays est largement répandue. Faire bosser le neveu du voisin, c’est aussi une manière de participer aux échanges locaux.

Alors ? Est-ce que nous étions une bande de jeunes cons ?

Je ne le pense pas du tout. Nous étions des jeunes qui avaient l’instinct de ce qui pouvait fonctionner : des échanges, non pas par affinité de pensée, mais au contraire par diversité de savoir-faire sur un territoire restreint. Ça existe à la campagne pour la simple raison qu’il est très compliqué d’y vivre sans – sauf si on a beaucoup d’argent, évidemment – et que résoudre une situation en dégainant une carte bleue y est beaucoup moins répandu. Quand une bête part en goguette, tout l’argent du monde ne la ramènera pas dans sa pâture. Les voisins, si.

Est-ce qu’on peut vivre à la campagne et passer à côté de ces échanges ? C’est même le plus courant chez les nouveaux arrivants. La campagne se dortoirise, on échange peu en dormant. Et pourtant, ces réseaux d’échanges trouvent tout de même de nouveaux bras et de nouvelles perceuses à emprunter-parce-que-la-mienne-vient-de-cramer. Vous me voyez venir ?

Les échanges entre humains à la campagne ne crèvent pas complètement, parce que pas mal des jeunes cons de la fin du dernier millénaire ont débarqué dans les campagnes avec, au fond de leur valise, cette vieille idée qu’on vit tous mieux quand on prend conscience qu’on vit tous ensemble, qu’on le veuille ou non.


Le risque zéro

Je devais avoir une douzaine d’années quand un accident très grave eut lieu dans l’usine où travaillait mon père. C’était une aciérie. Si vous ne savez pas à quoi ressemble une aciérie vue du dedans, le mieux c’est de vous représenter tous les clichés sur l’enfer : il y fait chaud, humide, c’est poussiéreux, terriblement bruyant et le danger est partout. J’avais déjà visité cette usine, ça ne m’en rendait le récit de l’accident que plus palpable.

Suite à une erreur humaine, une poche d’acier s’est répandue au sol, à quelques mètres de deux hommes. L’un est mort carbonisé, l’autre a passé plusieurs années à l’hôpital, à peine moins cuit que son collègue, il en est sorti lourdement handicapé et est mort une vingtaine d’années plus tard, bien avant d’atteindre l’âge de la retraite et sans jamais avoir pu retravailler.

Évidemment, cette terrible histoire attrista tous les gens qui travaillaient dans cette usine et tous leurs proches. Il y eu des audits, des mesures prises, et puis, le temps passant, il y eu de nouveau des accidents du travail, infiniment moins graves, un pied écrabouillé sous une barre d’acier de trois tonnes par-ci, un doigt coupé à la meuleuse par là. Parce que c’est terrible, mais nous vivons dans un monde où la plupart des travailleurs ont complètement intégré l’idée qu’on peut mourir au travail.

Pour ma part, j’avais donc douze ans quand j’ai appris qu’on pouvait mourir au travail. Et je ne suis toujours absolument pas d’accord avec cette idée.

On meurt au travail parce qu’il faut aller vite. On meurt au travail parce qu’on n’aime pas ce qu’on fait et que ça n’aide pas à se concentrer. On meurt au travail parce qu’on n’est pas formé, reformé et formé encore à la sécurité. Une cession de formation à l’entrée, ça ne sert à rien, la pédagogie est affaire de répétition. On meurt au travail parce que le matériel est inadéquat et/ou vétuste. On meurt au travail parce qu’on vit dans une société stupide où on continue à valoriser le risque en milieu professionnel, équivalent de « c’est qui qui pisse le plus loin » avec d’autres conséquences. On meurt au travail parce que plusieurs centaines de personnes meurent au travail chaque année et que tout le monde s’en cogne.

On voit souvent, sur les réseaux sociaux, des hashtags indignés. Ces jours-ci, par exemple, les chasseurs ont pris cher au sujet de la sortie de leur patron : « le risque zéro n’existe pas ».

J’aimerais vraiment beaucoup que tous ces indignés m’expliquent un truc : s’ils trouvent cette antienne intolérable, alors pourquoi acceptent-ils pleinement de la faire leur quand il s’agit de perdre sa vie pour les bénéfices d’un autre ?


La ministre, le virus et l’hôpital

Dans le genre casse-gueule, la gestion de crise face à un virus en vadrouille, ça se pose tout de même là.
Pour rien au monde je ne voudrais être responsable des décisions à prendre : qu’on agisse ou pas, il est absolument impossible de prendre une décision parfaite.

En 2009, Bachelot en avait pris plein la tronche avec la gestion du H1N1. L’OMS préconisait alors « de vacciner, par ordre de priorité, les catégories suivantes de la population : les femmes enceintes, les enfants de plus de 6 mois atteints d’une affection chronique grave; les personnes en bonne santé âgées de 15 à 49 ans; les enfants en bonne santé; les adultes en bonne santé âgés de 50 à 64 ans et les adultes en bonne santé âgés de 65 ans et plus.  » Au fond, Bachelot n’a fait que se conformer à ces recommandations. Tant mieux pour nous, pas de bol pour elle : le virus s’est avéré bien loin d’être celui qui remplacerait la grippe espagnole dans les annales. Mais si l’OMS ne s’était pas trompée ?

Hier, Buzyn disait que le risque était quasi-nul de voir le coronavirus en France. Elle s’appuyait pour ça sur une étude de l’Inserm qui évaluait le risque qu’un patient infecté par le nouveau coronavirus arrive en France était de 5% à 13%. Ces calculs ont été faits à l’aide d’un modèle d’évaluation statistique basé sur le trafic aérien. Aucun outil statistique ne saurait être parfait, la preuve : quelques heures plus tard, trois personnes s’avéraient infectées en France.

Quand l’ombre (fort palote dans le cas de ce nouveau virus) d’une possible pandémie se pointe, l’OMS a toutefois une recommandation systématique : « préserver l’intégrité du système de soins et des infrastructures essentielles ». Et ça, ça n’est possible que sur un système hospitalier sain et fonctionnel.
Je ne taperai pas sur Buzyn pour la gestion de cette crise : aucun humain ne sera jamais capable de prendre des décisions irréprochables face à l’inconnu. A l’impossible nul n’est tenu. Par contre, ce qui démultiplie les risques en cas de pandémie, ça n’est pas la réaction immédiate d’un ministre à une crise ponctuelle, c’est l’état général du système de santé du pays. Buzyn ne nous met pas en danger parce qu’elle fait une déclaration foireuse qui par ailleurs ne s’appuie pas sur du vent, elle nous met en danger parce qu’elle finit de détruire un système de santé déjà trop dysfonctionnel pour gérer un flux normal et donc absolument inadapté pour le jour où survient une crise.


Arte, ou les mensonges élevés au rang de culture

Ayant hier décidé de glandouiller devant la télé, je me choisis deux « documentaires » d’Arte sur leur machin de replay.

Un premier sur l’histoire de Mary Shelley et de Frankenstein. Et c’est parti pour les carabistouilles. Arte nous vend le mythe romantique de la création du Docteur Frankenstein : Mary Shelley aurait fait un rêve éveillé dont est issu son roman. Évidemment, celui qui ne connaît pas la vraie histoire gobera ça tout cru. La réalité, c’est que Mary Shelley a plagié « Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant », l’histoire d’un inventeur nommé Frankésteïn qui souhaite créer un homme artificiel, publié en 1790 par François-Félix Nogaret. On aurait pu croire au hasard, mais quand le nom du savant est le même, ‘faudrait pas non plus trop pour nous prendre pour des cons, et c’est pourtant ce que fait allègrement Arte.

Deuxième documentaire choisi : un biographie de l’auteur allemand Ernst Jünger. Le « documentaire » est formel : après-guerre, Jünger a cessé d’écrire des choses politiques. Pardon du vocabulaire, mais à un moment ça suffit : mon cul ! En 1951, Ernst Jünger publie « Le traité du rebelle ou le recours au forêt » dans lequel il appelle les peuples opprimés à entrer en résistance, dans lequel il développe l’idée que le vote n’est qu’un questionnaire guidé dont rien de bon ne peut sortir. Jünger ne s’est jamais caché d’être un élitiste, et à son sens, l’élite ferait mieux d’aller se planquer dans les forêts pour y chercher l’autonomie. C’est pas politique, ça peut-être ? Eh bien en 55 minutes de « documentaire », Arte trouve le moyen de passer en revue tous les écrits guerriers de jeunesse du grand auteur allemand sans dire un seul mot de son Traité du rebelle. Ça reviendrait à parler de La Boétie sans évoquer son Discours sur la servitude volontaire !
C’est systématiquement comme ça, avec les « documentaires » d’Arte : tant qu’on en regarde qui parlent de choses qu’on ne connaît pas ou peu, on a l’impression d’apprendre des choses, mais dès qu’on visionne une de leurs cochonneries sur un sujet qu’on maîtrise un peu, on se rend compte qu’en réalité on se fait enfler et remplir le cerveau de grosses bêtises.
Arte ne vaut absolument pas mieux que n’importe quelle autre chaîne. Veillez à prendre avec beaucoup de pincettes ce qu’elle vous raconte, c’est plein de raccourcis, de bêtises, de mythes à la place des faits, bref : de mensonges.


Parlons crottes

Non seulement les routes de l’enfer sont pavées de bonnes intentions, mais en plus, souvent, les solutions individuelles sont en réalité des calamités collectives.

Ainsi, face aux problèmes grandissant de qualité de l’eau potable, il est fort courant qu’on signale que le fait de pisser et chier dans l’eau est un non-sens. C’est effectivement une vraie question à se poser, mais quand on soulève celle des alternatives, on nous répond communément « toilettes sèches ». Fort bien.

Imaginons donc qu’on installe dès aujourd’hui des toilettes sèches dans tous les logements parisiens, et nous nous contenterons ici d’évoquer Paris intra-muros et ses deux millions d’habitants et 32 millions de touristes annuels. Un humain produit en moyenne 73 kilos de matière fécale par an. Les habitants de Paris produisent donc à eux seuls 146 millions de kilos de merde par an, soit 146 000 tonnes. Ou 400 tonnes par jour. On ne va pas tenir compte du poids de la litière ni de l’urine pour se simplifier les calculs. On va aussi supposer que chaque touriste ne passe en moyenne qu’une journée, soit le temps de déposer ses 200 grammes d’étrons quotidiens dans la capitale française, soit 6400 tonnes supplémentaires. Nous voilà donc avec, à la louche, 152 400 tonnes de crottes à évacuer chaque année et pas mal de questions :

– combien de camions faudra-t-il faire circuler pour les évacuer ? Quel en serait le bilan carbone ?

– Comment convaincre les gens de descendre leurs crottes chaque jour quand on a déjà tant de mal à leur faire ramasser les déjections de leurs chiens ?

– Combien de temps cela va-t-il rester sur les trottoirs avant le passage des camions ?

– Qu’est-ce qui va se passer d’un point de vue sanitaire quand on aura 418 tonnes de merde humaine sur les trottoirs une nuit de canicule ?

– Qu’est-ce qu’on fait en cas de grève des ramasseurs de crottes ?

Et surtout : une fois évacuée, que fait-on de toute cette merde ?

Parce que le fumier, c’est bien gentil, mais ça ne se fait déjà pas en trois jours avec de la merde d’herbivores, mais avec des déjections d’omnivores qui boivent de l’alcool, prennent des drogues, des médicaments, des pilules contraceptives, des conservateurs alimentaires, ça devient extrêmement compliqué ! On ne peut absolument pas aller étaler ça en l’état sur les champs ! Nous voilà, rien que pour Paris, avec plus de 150 000 tonnes annuelles de merde, et on ne sait pas du tout quoi en faire.

Et je ne vous parle là que de la crotte seule. Si on aborde la question de la litière, les choses se compliquent encore. Où trouver toute la sciure nécessaire ? On rase la forêt de Fontainebleau avant de s’attaquer à celle de Compiègne ? On me dira de prendre de la paille. L’année dernière, la météo a été mauvaise pour les céréales à paille, si bien que les éleveurs français ont dû importer de la paille espagnole pour faire face à leurs besoins. Remarquez, si on a rasé les forêts, on peut peut-être y faire pousser des céréales, mais si la question de base était écologique, je ne vois pas du tout où nous avons progressé en cessant de chier dans l’eau.

Nous nous sommes amusés ici à ne faire ces quelques calculs que pour la seule ville de Paris. A l’échelle du monde, Paris est une petite ville. Je vous laisse calculer les tonnes de merde à gérer pour des villes telles que Tokyo (38 millions d’habitants), Mexico (23 millions d’habitants) ou Moscou (15 millions d’habitants).

Alors certes, chier dans l’eau n’est sans doute pas la solution idéale, surtout du point de vue des 4 milliards d’humains qui n’ont pas accès aux toilettes et pour qui le choléra reste donc souvent une réalité tangible. Chez nous, une grande part des eaux usées sont traitées en stations d’épuration avant de retourner au cycle normal de l’eau. Mais les toilettes sèches ne sont pas une solution en dehors de cas très particuliers de gens vivant à la campagne, ayant accès à une ressource pouvant faire office de litière et disposant de suffisamment d’espace pour laisser ce fumier se décomposer longtemps avant de pouvoir envisager de l’utiliser à des fins de maraîchage. Pour qu’il y ait une vraie alternative applicable au plus grand nombre, il faut d’abord que la question de l’eau des toilettes deviennent un sujet de recherche et de développement technique. Mais dans l’attente, il n’est pas très utile de culpabiliser les milliards de personnes qui se trouvent à l’abri du choléra et autres joyeusetés du fait d’une gestion de salubrité publique moins stupide qu’il n’y paraît.