Archives de Tag: éducation

Journaliste militant

Un journaliste a été arrêté parce qu’il avait tweeté la localisation de not’bon roi. Et voilà que sur les réseaux sociaux, une foule se lève pour crier haro sur le dit journaliste qualifié de « militant » comme s’il s’agissait d’une injure.
Je me demande combien de gens ont pris le temps de lire quelques écrits de Albert Londres, dont personne ne penserait à contester qu’il fut un grand journaliste. De toute évidence : pas grand monde.

Albert Londres ne négligeait pas de s’enquiller de la gnôle avec les pires mafieux des bas fonds allemands, à traîner dans les fumeries d’opium en Chine et à s’accoquiner de tout un tas d’individus fort peu recommandables, même selon les normes de l’époque. Il utilisa son travail de journaliste et sa notoriété pour militer pour la fermeture des bagnes. Il a bruyamment pris parti pour un forçat condamné à tort et il milita tant et si bien que l’homme fut réhabilité. Il a milité pour un traitement humain des personnes internées en psychiatrie. Il a milité pour qu’on cesse de contraindre des femmes à la prostitution. Il milita pour qu’on cesse d’exploiter les Africains comme les derniers des bourrins sur la construction des lignes de chemin de fer dans les colonies africaines. Albert Londres a été l’un des inventeurs du concept même de journalisme moderne. C’était un grand, un très grand reporter à une époque où il ne suffisait pas de sauter dans un avion pour aller voir ce qu’il se passe en Chine ou de déblatérer sur un plateau pour être considéré comme journaliste. Et pardonnez le vocabulaire, mais c’était un putain de militant qui a participé à construire un monde un peu moins pire.
Alors, vraiment, ces gens qui braillent « bouh méchant militant », s’il vous plaît : fermez-là. Mais vraiment. Fermez-là et allez vous construire un début de culture générale qui vous permettra d’appréhender les enjeux avec un chouïa plus de hauteur. Parce que là, on a juste envie de vous coller des coups de tête.


Arte, ou les mensonges élevés au rang de culture

Ayant hier décidé de glandouiller devant la télé, je me choisis deux « documentaires » d’Arte sur leur machin de replay.

Un premier sur l’histoire de Mary Shelley et de Frankenstein. Et c’est parti pour les carabistouilles. Arte nous vend le mythe romantique de la création du Docteur Frankenstein : Mary Shelley aurait fait un rêve éveillé dont est issu son roman. Évidemment, celui qui ne connaît pas la vraie histoire gobera ça tout cru. La réalité, c’est que Mary Shelley a plagié « Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant », l’histoire d’un inventeur nommé Frankésteïn qui souhaite créer un homme artificiel, publié en 1790 par François-Félix Nogaret. On aurait pu croire au hasard, mais quand le nom du savant est le même, ‘faudrait pas non plus trop pour nous prendre pour des cons, et c’est pourtant ce que fait allègrement Arte.

Deuxième documentaire choisi : un biographie de l’auteur allemand Ernst Jünger. Le « documentaire » est formel : après-guerre, Jünger a cessé d’écrire des choses politiques. Pardon du vocabulaire, mais à un moment ça suffit : mon cul ! En 1951, Ernst Jünger publie « Le traité du rebelle ou le recours au forêt » dans lequel il appelle les peuples opprimés à entrer en résistance, dans lequel il développe l’idée que le vote n’est qu’un questionnaire guidé dont rien de bon ne peut sortir. Jünger ne s’est jamais caché d’être un élitiste, et à son sens, l’élite ferait mieux d’aller se planquer dans les forêts pour y chercher l’autonomie. C’est pas politique, ça peut-être ? Eh bien en 55 minutes de « documentaire », Arte trouve le moyen de passer en revue tous les écrits guerriers de jeunesse du grand auteur allemand sans dire un seul mot de son Traité du rebelle. Ça reviendrait à parler de La Boétie sans évoquer son Discours sur la servitude volontaire !
C’est systématiquement comme ça, avec les « documentaires » d’Arte : tant qu’on en regarde qui parlent de choses qu’on ne connaît pas ou peu, on a l’impression d’apprendre des choses, mais dès qu’on visionne une de leurs cochonneries sur un sujet qu’on maîtrise un peu, on se rend compte qu’en réalité on se fait enfler et remplir le cerveau de grosses bêtises.
Arte ne vaut absolument pas mieux que n’importe quelle autre chaîne. Veillez à prendre avec beaucoup de pincettes ce qu’elle vous raconte, c’est plein de raccourcis, de bêtises, de mythes à la place des faits, bref : de mensonges.


Le Moyen-Âge des premiers secours

Il y a parfois … non, en fait souvent … des trucs qui me donnent des envies de distribution de paire de baffes.

Par exemple : regardez n’importe quel site russe, américain ou israélien donnant des informations sur les premiers secours, qu’il soit officiel, militaire ou « survivaliste », tous vous expliqueront qu’un kit de secours doit impérativement comporter ce qu’on appelle un « garrot tourniquet » au même titre qu’on doit y trouver une couverture de survie, des bandages ou des gants. Regardez les mêmes sites en France, et vous verrez des garrots tout pourris bricolés au mieux avec une ceinture ou un bandage, au pire, et c’est une catastrophe, avec un élastique ou un lacet. On ne trouve des garrots tourniquets que chez certains survivalistes : ceux qui s’informent chez les Russes, les Américains ou les Israéliens. Et on n’apprend même pas à se servir de vrais garrots dans les formations de premiers secours officielles.

Malgré les attentats après lesquels on pouvait espérer une prise de conscience de la nécessité d’avoir un maximum de gens formés dignement, y compris au traitement d’urgence de blessures de guerre, car les attentats provoquent des blessures de guerre (ainsi que certains accidents de bagnole au demeurant), la France en est encore au Moyen-Âge des premiers secours.

Alors oui : poser un garrot est risqué. Mais vachement moins que de laisser une artère pisser sans rien faire. Et un vrai garrot met infiniment moins en danger qu’un putain d’élastique, bordel !

Vous voulez un conseil pragmatique ? Apprenez à vous en poser un vrai tout seul, y compris avec une seule main. Franchement, ça me semble infiniment plus raisonnable que de laisser faire le premier niquedouille mal informé qui passe …


Un héritage dilapidé

En regardant un reportage sur la télé locale, hier, j’ai eu beaucoup de peine. Ça parlait de l’association Jeudi Dimanche, fondée par le père Jaouen. Tout le monde sait que je n’aime pas beaucoup les bondieuseries, mais le père Jaouen, c’était un Bonhomme, oui, avec une majuscule, comme on n’en fait plus et comme on n’en fait pas beaucoup chez les laïcs. Je pense sincèrement que certains engagements nécessitent de croire à plus grand que soi, sinon, ça n’est juste pas tenable, ou pas longtemps.

Michel Jaouen, jésuite, était aumônier des mineurs à la prison de Fresnes. Non content d’essayer de leur simplifier la sortie de prison, en bon Breton d’Ouessant qu’il était, il a décidé de les emmener en mer. Et quand il a constaté que les problèmes de toxicomanie allaient grandissant, outre de jeunes délinquants, il a embarqué en mer des personnes toxicomanes. Quoi de mieux qu’une Transatlantique pour se confronter à soi-même, apprendre à vivre avec l’autre et se dépasser de sorte à avoir une réussite sur laquelle s’appuyer pour sortir d’une spirale de l’échec ?
Il ne devait pas être facile, notre Bonhomme : il en faut du caractère pour faire des trucs pareil ! Et à lui tout seul, il a quand même aidé 15 000 personnes dans sa vie. 15 000 !
Il est mort il y a trois ans, à 96 ans, et j’ai été fort triste. Je ne l’ai jamais rencontré, mais connaissant son parcours, ayant moi-même bossé – mais pas toute une vie – avec des jeunes dits délinquants et des personnes toxicomanes, je ne pouvais que comprendre son engagement, et le respecter très fort. L’humain étant un tissu de contradiction, je bouffe trois curés tous les matins et le vieux Jaouen figure dans mon Panthéon personnel.

Seulement, d’après le reportage d’hier, maintenant, son association accompagne essentiellement des jeunes de bonnes familles qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire dans la vie. Oh, je ne dis pas que c’est indigne, ni que ça ne sert à rien : tant mieux si ça existe. Mais ça n’a pas la même gueule, pas les mêmes tripes, et pardon du vocabulaire qui ne l’aurait pas choqué, pas les mêmes couilles.
Et surtout, maintenant, où peuvent encore aller les gamins vraiment paumés et les personnes toxicomanes ? Qui se soucie encore d’eux ?

Ce monde est plein de choix de facilité, et pas assez riche de pères Jaouen.


Blitzkrieg et police nationale

D’un côté, nous avons une candidate au parlement européen qui parle de « blitzkrieg » pour désigner sa campagne. Pour rappel, le blitzkrieg, c’est environ 66 000 morts et 133 700 blessés en Pologne, 1 500 morts en Norvège, 2 890 morts et 6 889 blessés au Pays Bas, 7 500 morts et 15 850 blessés en Belgique, 3 500 morts et 13 600 blessés Britanniques, 58 829 morts et 123 000 blessés Français. Une paille. Oh, bien sûr, elle a ajouté le terme « positif » derrière. J’en déduis que si on parle de faire une « Shoah joyeuse », ça ne pose pas de souci, l’adjectif compense, non ? Après tout, si Nathalie Loiseau ignorait avoir intégré de plein gré un groupuscule d’extrême-droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle méconnaisse le sens de certains mots.

De l’autre, nous avons un ministre de la police qui ré-écrit l’histoire. Castaner nous parle de l’infime poignée de flics qui ont pris le Maquis. Il oublie la prestation de serment au Palais de Chaillot, Drancy et le Vel d’hiv, René Bousquet et le riant Joseph Darnand. Il oublie la chasse aux Résistants, aux communistes, les mineurs fusillés, l’arrestation des jeunes gens qui refusaient le STO. En fait, il oublie carrément que l’appellation même de « Police Française » date du régime de Vichy. Que la création des CRS date de la même époque, même s’ils s’appelaient alors autrement. On oublie tout, on ré-écrit l’histoire pour ne surtout pas avoir à la questionner. On fait de quelques exceptions la norme. La France n’a jamais fait aucun travail de mémoire sur la façon dont les choses ses sont passées pendant la guerre. On oublie volontiers que ce sont les élus nationaux qui ont donné le pouvoir à Pétain. L’ignorance, c’est la force.

C’est ainsi qu’on se retrouve avec une caste dirigeante au mieux sans mémoire, au pire d’un cynisme abject. Quoi qu’en réalité, je doute qu’il s’agisse d’un problème de mémoire. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un problème de valeurs. Tout se vaut. Un tweet vaut un programme. Un discours a valeur d’acte. Un mensonge est égal à une erreur de vocabulaire. Et ainsi tout passe. Ça amuse les réseaux sociaux, au mieux ça engendre une vague et ponctuelle indignation, et le lendemain, ils peuvent recommencer. Qu’entendrons-nous demain ?


La fin de la violence

Stop aux violences contre les femmes !
Stop aux violences contre les homosexuels !
Stop aux violences contre les Juifs !
Stop aux violences contre les Musulmans !
Stop aux violences contre les Chrétiens !
Stop aux violences contre les jeunes !
Stop aux violences contre les vieux !
Stop aux violences contre les noirs !
Stop aux violences contre les asiatiques !
Stop aux violences contre les transexuels !
Stop aux violences contre toutes les catégories de gens que j’ai oubliés, complétez par vous-mêmes !

J’ai une mauvaise nouvelle. Vous me direz que j’ai rarement de bonnes nouvelles et je ne peux pas le nier, mais celle-ci va vous faire beaucoup de peine : tout cela est une escroquerie intellectuelle. On ne stoppera jamais les violences. On peut éventuellement les réduire, on peut en canaliser une partie, on peut les condamner par diverses peines a posteriori – en essayant de ne pas oublier que maintes condamnations sont aussi des violences en soi – mais on ne stoppera jamais les violences, parce qu’elles font partie de ce qui constitue l’humanité.

Prenons le gars qui nous disait de tendre l’autre joue face à la violence, par exemple. Il arrive à Jérusalem avec un petit creux. Alors il veut cueillir une figue, mais il n’y a pas de fruits sur l’arbre. Fâché, ni une ni deux, paf, il lui lance une malédiction «Que jamais fruit ne naisse de toi! Et à l’instant le figuier sécha. » (Évangile selon Saint Mathieu 21.18). Et le non-violent en chef ne s’arrête pas à cette violence contre un arbre, pas du tout ! Quand il se met en colère contre les marchands, il casse tout et fiche des coups de cordes aux dits marchands. Parce que fils du bondieu ou pas, c’est un humain avec ses accès de rage.

On peut prendre n’importe quelle culture à n’importe quelle époque, on ne trouvera pas la moindre tribu exempte de violence. Jamais. Nulle part. Le mythe du bon sauvage existe toujours. Nombreux sont ceux qui pensent que la violence est le fait de notre société, mais les humains qui vivraient en harmonie avec la nature seraient exempts de violence. Comme le nom l’indique, c’est un mythe. On l’a vu ces jours-ci, par exemple : un évangélisateur américain sans doute persuadé que le sauvage est bon par nature a fini ses jours criblé de flèches à l’approche des Sentinelles. Et c’est comme ça sur toute la planète. Les premiers blancs à avoir rencontré les Yanomamis d’Amazonie ont assisté à des conflits inter-tribus qui se soldaient par des massacres de nouveaux-nés, préférentiellement mâles. Et il en va de même pour les individus. Gandhi, grande figure de la non-violence s’il en est, était le dernier des salopards avec les femmes de son entourage qu’il forçait à dormir à poil avec lui sous prétexte d’éprouver sa résistance morale. Le consentement n’était pas vraiment son problème. D’ailleurs, pour ce qui est du consentement des femmes, l’enlèvement des Sabines est un mythe bien plus vieux que le capitalisme et la chrétienté, qu’on accuse souvent concernant la violence faite aux femmes, puisqu’il remonte à la fondation de Rome. Soit au VIIIe siècle avant le barbu de Palestine, à la louche. Ce mythe là existe d’ailleurs dans maintes cultures, et pour le coup, ça n’est pas vraiment un mythe : c’était une pratique bien réelle et une culture pas seulement ancrée chez les Romains. On retrouve des faits de mariages par enlèvement sur la terre entière, du Caucase à l’Afrique en passant par l’Asie centrale. Ça se pratique même encore couramment dans le Kirghizistan actuel, même si c’est théoriquement interdit.

Et le racisme, cette autre forme de violence ? Dans l’histoire comme dans l’espace, aussi déplorable que ça puisse être, il est la norme plus que l’exception. Nul besoin de démontrer ni d’illustrer sa réalité mortifère dans notre société actuelle, mais comment nommer autrement le conflit entre Tutsis et Hutus ? Et que dire de la xénophobie culturelle de la société japonaise ? N’avez-vous jamais entendu le racisme des Berbères à l’encontre des Arabes, et inversement, ou du racisme endémique au Maghreb à l’encontre des noirs ?

La violence et l’idiotie sont très équitablement réparties sur la planète.

Certaines sociétés ont plus ou moins réussi à encadrer la violence en la ritualisant : bacchanales pour les uns, sacrifices humains pour les autres – les peuples pré-colombiens semblaient particulièrement apprécier cette méthode – ou bagarres de fin de bal du samedi soir pour les moins imaginatifs. D’autres ont préféré rendre la violence utile : les Vikings ont connu une certaine prospérité en allant se défouler loin de chez eux. Quoi que tout bien réfléchi, ils cumulaient puisque certains de leurs rites étaient loin d’en être exempts. D’autres encore en ont fait des sports. En Asie centrale, on fait du polo avec des carcasses de chèvres qu’on a parfaitement le droit de coller dans la tronche de l’adversaire avec élan. Plus près de chez nous, le Calcio florentin autorise à peu près tous les coups et personne ne trouve rien à y redire.

On peut ne pas apprécier ces méthodes, pourtant canaliser la violence en un temps et un lieu donnés permet de quelque peu pacifier les relations sociales au quotidien. Mais chez nous, on a opté pour une autre option : en prétendant lutter pour tout simplement stopper toute violence, on a surtout fait disparaître l’ensemble des espaces de déviance tolérée, si bien qu’elle finit par déborder de tous les côtés.

On promet actuellement à une génération entière des lendemains qui chanteront dans la paix et l’harmonie entre tous. A peu près toutes les religions ont prêché la même chose avec les résultats qu’on sait.

Le propos ici n’est nullement de prétendre qu’il faut laisser toutes les violences s’exprimer parce qu’elles sont intrinsèquement liées à notre nature. Bien sûr qu’on ne peut pas laisser tout un chacun trucider son prochain à tout va sans réagir. Il est assez évident que l’instruction et l’éducation permettent de résoudre une partie du problème et il serait parfaitement stupide de ne pas chercher à réduire la violence autant qu’il est possible de le faire, de même qu’il est compréhensible qu’on cherche à la punir, encore faut-il que la punition ne soit pas pire que le mal. Et nos prisons étant des hauts lieux de violence, je me permets de douter d’un quelconque apport positif de l’usage des prisons dans la lutte contre les violences. Néanmoins, il faudra bien comprendre à un moment que quiconque prétend faire tout simplement disparaître les violences est au mieux un menteur. Et un menteur dangereux pour l’avenir.

Nous abordons un temps de l’humanité dont personne n’ignore qu’il sera d’une grande violence. Les dérèglements climatiques, l’accès à l’eau qui se tend, les grandes migrations qui en découlent provoqueront plus de violences encore, peut-être plus que ce que l’humanité n’en a connu jusqu’ici. Paradoxalement, la génération qui devra y faire face sera la moins bien armée pour y faire face. Plutôt que de prendre la violence pour ce qu’elle est, quelque chose qui fait partie de nous tous, on promet à cette génération de la faire disparaître. En fait, nous vivons déjà dans des sociétés ultra-violentes. Un mot de travers sur un réseau social, et c’est le lynchage médiatique assuré : une forme moderne de violence. Une opinion divergente peut donner le même résultat. On peut continuer à promettre l’inaccessible. Ou on peut se demander comment canaliser ces violences quand on y est sujet, et comment y faire face quand on en est victime. S’armer intellectuellement peut être un bon début. Mais cela demande de se détacher des passions modernes pour accéder à la raison. Et nous en sommes très loin.


Abraham Hannibal, l’esclave qui devint noble

Abram Pétrovitch Gannibal dit Abraham Hannibal est sans doute né aux abords du lac Tchad à la fin du XVIIe siècle, mais comme il a été capturé pour être mis en esclavage, on n’en est pas très sûr.
Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’il fut acheté pour le compte de Pierre le Grand. C’est qu’à l’époque, il était très à la mode d’avoir des enfants noirs dans les cours européennes. Mais le Tsar avait une autre idée : alors que tout le monde était d’accord pour penser que les noirs étaient des êtres inférieurs, Pierre le Grand s’était mis en tête de démontrer que l’acquis est supérieur à l’inné. Persuadé qu’avec la bonne éducation, n’importe qui peut s’élever dans la société, le Tsar devint le parrain de Abraham Hannibal et l’envoya en France pour étudier. Abraham Hannibal apprit plusieurs langues, montra de grandes dispositions pour les mathématiques et la géométrie, obtint le brevet d’ingénieur du roi et devint copain avec Voltaire et Montesquieu. Ses études terminées, il retourna en Russie où il devint le secrétaire personnel de Pierre le Grand et le superviseur des chantiers de forteresses militaires.

Quand Pierre le Grand mourut, il fut exilé en Sibérie, mais pas bien longtemps : l’impératrice Elizabeth 1e le fit rappeler à la cour, l’éleva au grade de major-général, en fit aussi le gouverneur de Tallinn (l’actuelle capitale de l’Estonie) et plutôt que de chipoter finit par carrément l’anoblir en lui donnant un domaine seigneurial de plusieurs centaines de serfs – ben oui, à l’époque, on évaluait la richesse d’un domaine seigneurial à son nombre de serfs.

Abraham Hannibal s’est marié deux fois : une première fois avec une Grecque qui donna naissance à un enfant beaucoup trop blanc pour être le sien, il reconnu quand même l’enfant mais se débarrassa de l’épouse infidèle, puis avec Christina Regina Siöberg, descendante de familles nobles scandinaves. De cette seconde épouse il eut dix enfants. Son fils aîné, Ivan, devint officier de marine – général en chef, le deuxième grade le plus élevé de Russie. Un autre de ses fils, Ossip, devint également militaire, mais est plus connu pour être le grand-père du grand poète et dramaturge Alexandre Pouchkine.

Car, oui, l’arrière grand-père de Pouchkine était bien l’ancien esclave Abraham Hannibal, et il est difficile de trouver meilleure preuve que Pierre le Grand avait bien raison quant à l’inné et à l’acquis.


Rien à cacher

« Je n’ai rien à cacher. »

Sans doute avez-vous entendu cela nombre de fois en essayant d’expliquer de-ci de-là les dangers du flicage qui se généralise sur internet, que ce soit par des états ou par des entreprises privées qui fournissent un service gratuit mais qu’on rémunère en fait par nos données personnelles. Ça n’est pas toujours simple d’y répondre. Expliquer le concept de métadonnées est d’autant plus compliqué que ça semble abstrait et les conséquences des collectes de données personnelles paraissent si lointaines que pas grand-monde n’y prête grand intérêt.

Voilà un documentaire très pédagogique et très bien fichu qui vous fournira un excellent support pour aborder ces questions sans sombrer dans le jargon compréhensible seulement par les dinosaures du net. On parle ici de choses concrètes, de conséquences déjà existantes et de celles qui arriveront très vite, on parle de la nécessité d’une vie privée protégée et des solutions possibles pour y arriver. Les intervenants ne sont pas des illuminés paranoïaques, on y entend par exemple un ex-directeur de la NSA, rien de moins, particulièrement remonté sur la fabrication actuelle d’états policiers, dans l’indifférence (presque) générale.

C’est suffisamment bien fait pour que votre grand-mère comprenne les enjeux, suffisamment abordable pour que vos ados réfléchissent à ce qu’ils mettent en ligne. C’est bien simple : Nothing to hide devrait faire partie du matériel pédagogique de toutes les écoles du monde s’il y avait par ailleurs une volonté de former des individus libres et pensants, ce qui n’est évidemment pas le cas comme le démontre brillamment ce documentaire.


La Hollande ou les réfugiés du XVIIe siècle

louvre-l039astronome-plutot-l039astrologue

Faisons ensemble un petit détour par l’Europe de la fin du XVIe siècle et du XVIIe.

Le moyen-âge touchait alors à sa fin, mais les plus obscurantistes s’attachaient d’autant plus à leurs archaïsmes. Ils font toujours ainsi, les obscurantistes.

L’Inquisition portugaise converti de force au moins autant de Juifs qu’elle en massacre. L’Inquisition espagnole fait la même chose, mais les Juifs ne lui suffisant pas, elle s’en prend aussi à à peu près tout ce qui n’est pas bien catholique : Protestants, Musulmans, homosexuels, fornicateurs et blasphémateurs, sorcières et toutes sortes d’ «hérétiques ». Impossible d’oublier les exactions de Torquemada, passé maître dans l’art de mettre en place un vaste réseau de délation afin de mieux torturer et détruire. En France, c’est la guerre de Trente ans puis le grand massacre des Protestants de la Saint Barthélémy. Partout, on brûle des gens, des livres et des idées. En Italie, Galilée doit renier sa découverte du système hélio-centré. En Allemagne, les protestants ne sont pas plus à la fête qu’en Angleterre.

Il se passe alors un phénomène qui n’a rien de nouveau : les intellectuels de tous ces pays, dénigrés, maltraités et en danger, fuient ces pays où on ne peut pas réfléchir rationnellement. Or, il y a un pays en Europe qui a décidé de défendre la liberté d’expression, d’enseignement et de recherches : c’est la Hollande. Alors que l’Europe entière brûle les livres, la Hollande en imprime énormément, en particulier ceux qui sont interdits ailleurs. Alors que le Vatican souhaite que la Terre soit le centre de l’univers, les Hollandais et leurs invités développent les meilleurs télescopes de l’époque, munis des meilleures lentilles existantes et découvrent la surface de Mars et les anneaux de Saturne. La Hollande a le meilleur niveau d’instruction du monde : on sait qu’alors, même les paysans du pays savent lire et écrire. Et ça n’a rien d’un miracle. L’une des bases du protestantisme, c’est la lecture des Écritures sans intermédiaire. Or la Hollande a accueilli énormément de réfugiés Protestants, instruits pour la plupart, bourgeois et souvent érudits. Et une fois qu’on sait lire, il n’est pas plus compliqué d’apprendre l’arithmétique. Les Hollandais deviennent vite très bons dans ce domaine aussi.

Tant d’intellectuels se sont réfugiés en Hollande, tant de salons s’y tiennent qu’on y découvre en quelques décennies : le microscope, les microbes, les spermatozoïdes, les globules rouges, les satellites de Jupiter, des horloges à balancier d’une grande précision grâce auxquelles on arrive enfin à calculer la longitude ; on découvre des concepts clés tels que le moment d’inertie, le centre d’oscillation ou la force centrifuge.

La Hollande de l’époque n’est pas seulement le centre du monde scientifique, c’est aussi un haut lieu de la philosophie, de la médecine, de la littérature, de la peinture, de l’architecture, de la navigation, de la sculpture et de la musique. Rien que ça. Et tout ça parce que la Hollande a ouvert ses portes aux intellectuels en fuite.

Le grand philosophe Spinoza était fils de réfugiés juifs portugais. La philosophie moderne ne serait rien sans Spinoza. Après la condamnation de Galilée, Descartes qui n’en pensait pas moins se réfugie lui aussi en Hollande. Il pourra en outre y pratiquer nombre de dissections, pratique interdite par l’église catholique, mais pratique sans laquelle la médecine moderne ne serait jamais née.

Nombre de réfugiés n’ont pas laissé leur nom dans l’histoire, ils ont pourtant pour beaucoup participé à cet incroyable essor des sciences et techniques du XVIIe siècle, d’abord parce qu’ils étaient souvent déjà très instruits en arrivant, ensuite parce que leur culture apportait une vision différente des choses, enfin parce qu’ils ont été parfaitement intégrés à la société hollandaise de l’époque.

Chaque engin spatial lancé aujourd’hui est le descendant direct des recherches menées à l’époque dans un pays qui avait ouvert grand ses portes et choisi la liberté d’expression absolument impossible partout ailleurs. Cette politique libérale permit à la Hollande de connaître son âge d’or qui profite encore aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité.

Une autre fois, nous parlerons de la fuite massive des cerveaux européens vers les États-Unis dans les années trente et tout ce que ça a apporté à ce pays qui a su alors accueillir et intégrer ces réfugiés.


La télé-réalité intelligente existe.

c3-04

J’en étais donc là, à zapper mollement en sortant du boulot, quand je suis tombée sur une émission de télé-réalité absolument fascinante. Si si.

J’ignore le nom de cette émission, mais on nous montrait le quotidien des draveurs du Yukon. Le Yukon, c’est un fleuve en Alaska : un endroit aussi dangereux que sublime. Draveur, c’est une profession qui n’existe pas en France mais qui est très connue dans le nord de l’Amérique. A la base, c’était les gens qui conduisaient les trains de grumes sur les fleuves (*), aujourd’hui, ce sont visiblement surtout des gens qui descendent le fleuve sur des radeaux qu’ils ont construits eux-mêmes pour ramasser et débiter le bois flotté charrié par ledit fleuve afin de le revendre dans les villages comme bois de chauffage. A la fin de leur périple, ils démontent aussi le radeau et en revende le bois.

Vous imaginez bien que le quotidien, dans ce contexte, est une véritable aventure, dangereuse et fascinante.

Les chaînes françaises produisent beaucoup d’émissions de télé-réalité qui sont très loin de toute réalité. La plupart du temps, on nous y montre des gens esthétiquement très présentables selon les normes en vigueur, mais seulement jusqu’à ce qu’ils ouvrent la bouche : on ne voit que des décérébrés parfaitement inutiles au monde vaquant à des activités qui n’existent pas dans la vraie vie. Des sortes d’humains en plastique dans un bocal bien chauffé.
Là, je voyais défiler sur le Yukon des vrais gens, des gueules cassées, des bouches édentées au milieu de barbes crasseuses, de vraies tronches sans qui les habitants des villages d’Alaska manqueraient sans doute de bois de chauffage. Je voyais des vrais gens qui vivaient une vraie aventure, pas pour la gloire mais, soyons clairs, pour le fric, car visiblement le bois est cher dans ces contrées. Même si une part du bidule est sans doute scénarisée, ça n’en était pas moins des vraies vies.

Je me suis imaginée môme devant ce programme et je suis sûre que j’aurais adoré cette fenêtre ouverte sur un coin paumé du monde où des gens se remuent l’arrière-train avec beaucoup de savoir-faire sur de superbes radeaux d’une dizaine de tonnes.

Et j’y ai vu une émission de télé-réalité intelligente.

Oh , ne mélangeons pas tout : je n’ai pas dit intellectuelle. Seulement intelligente : on nous montre là l’étendu des possibles. On nous donne à voir des gens fracassés à bien des égards héros de leur propre rude vie.

Ça n’est pas la première fois que je tombe sur ce genre de programmes, il en existe pas mal avec des tas de professions plus ou moins délirantes, mais toujours manuelles. De ces émissions qui doivent pousser pas mal de gosses à se dire « wahou ! Je veux faire ça quand je serai grand ! » Des modèles accessibles.

En re-zappant, j’ai vu que les seuls métiers que les émissions françaises nous donnent à voir, ce sont les flics, les gendarmes, les douaniers, quelques médecins et encore la police.
Pour les gamins, on a bouché l’horizon. On ne leur montre pas l’étendue des possibles, même les plus cinglés. On leur montre seulement qu’un pas de côté mène en prison.
On peut reprocher plein de trucs aux États-Unis, mais au moins savent-ils encore faire rêver tous les gosses, et pas seulement ceux qui passeront par les lycées d’élite.

(*) Si le sujet vous intéresse, j’en profite pour vous conseiller la lecture de Dernière nuit à Twisted River de John Irving.