Archives de Catégorie: Société

Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


Nostalgie

Chose rare, j’ai été saisie hier d’une vague de nostalgie. Ça ne m’arrive pas souvent, ça n’est pas franchement dans ma nature, et il y a un je-ne-sais-quoi de « c’était mieux avant » que je n’aime pas dans la nostalgie. Mais ça m’arrive quand même parfois de regarder le passé, puis le présent, et de pousser un soupir.

En l’occurrence, la vague m’a ramenée, en musique, à la fin du siècle dernier. C’est qu’à cette époque, un phénomène musical a envahi toutes les oreilles de France : on entendait partout chanter dans d’autres langues, et en particulier en arabe, les sonorités d’autres cultures étaient partout, dans toutes les radios, sur toutes les chaînes de télévision. Rachid Taha cartonnait avec Ya Rayah. L’Orchestre National de Barbès faisait danser partout. 1,2,3 Soleil tenait du phénomène de société. Les chanteurs à la mode s’appelait Khaled, Faudel, Cheb Mami. Gnawa Diffusion donnait des concerts sous chapiteau aux pieds des tours de tout un tas de quartiers populaires. Les musiques tziganes étaient partout et empruntées par tout le monde. Un peu moins populaire mais quand même bien présent, il n’y avait rien d’exceptionnel à écouter Nusrat Fateh Ali Khan. Même au fond des PMU crasseux et enfumés, on pouvait entendre quelqu’un fredonner un air de raï à la mode.

J’ai ce souvenir d’une fête de quartier, car à l’époque l’espace public était vraiment public et on ne se gênait pas pour l’occuper pour tout un tas d’événements, lors de laquelle se tenait un concert de raï. C’était un quartier populaire, plein de gens de toutes origines et de jeunes blancs fauchés. On n’avait pas réussi à se faire prêter du matos d’éclairage, mais peu importe, on faisait sans. La nuit était tombée, mais la musique ne s’arrêtait pas. Soudain, au milieu des jeunes blancs, un groupe de chibanis avait paru et s’était mis à danser. Leurs petits fils avaient encerclé la foule et l’éclairaient des phares de leurs scooters. Instant magique de rencontre et d’espoir. Et puis cet autre souvenir, un peu plus loin : dans une usine désaffectée se tenait une fête tekno, mais il y avait deux scènes : une scène tekno hardcore, forcément, et une scène rap. Et deux jeunesses qui pouvaient sembler séparées se mélangeaient là, passant d’une scène à l’autre, découvrant l’univers musical de l’autre, brisaient des préjugés.

Ces instants étaient porteurs d’un grand espoir. Parce qu’enfin, toute une partie de la population jusque là invisibilisée était sous le feu des projecteurs et pas du tout de façon anecdotique. Le racisme existait toujours, mais on pouvait espérer que cette visibilité, cette banalisation de la langue arabe dans la radio, cette popularité de cultures jusqu’alors inconnues ou méprisées le feraient reculer. Et je crois bien qu’il reculait vraiment, au moins un peu.

Au-delà de la musique, les luttes pour les droits des sans-papiers avaient bien plus de visibilité. Et s’ils se faisaient expulser à coups de hache et de matraques, en pleine grève de la faim, ci d’une église et là d’une bourse du travail, au moins ça n’était pas dans l’indifférence. Leurs soutiens étaient divers et nombreux. On croisait alors souvent l’abbé Pierre ou Albert Jacquard, Ariane Mouchkine ou Emmanuelle Béart sur le terrain. Le soutien populaire était réel. Et parfois, des régularisations étaient obtenues en nombre. Alors l’espoir renaissait pour tous les autres.

La fin du siècle dernier n’était pas une époque particulièrement joyeuse, il n’y a rien à y fantasmer, des gens tels que Pasqua ou Chevènement sévissaient et ça n’avait rien de drôle, mais c’était une époque qui nous laissait un espoir de changement.

Et puis le 11 septembre, le Patriot Act, les bombardements en Irak, et fatalement, le vieux fasciste borgne au deuxième tour de la présidentielle. Et l’espoir était mort, le raï disparu, et je n’oserais plus écouter Nusrat Fateh Ali Khan trop fort, ses « Allah hoo » sont devenus dangereux pour celui qui les écoute dans un pays qui a décidé que tout ce pan là de la culture devait retourner dans l’ombre.


Mastodon, les bourgeois et les bourgeoises, Ginette et un peu de lingerie.

J’vous préviens, après des mois bridée à 500 caractères, je vais me rattraper d’un seul coup.

Posons le contexte.

J’ai une très longue expérience des réseaux sociaux, datant de bien avant l’arrivée d’Internet. Ado, je pratiquais la CB. Pour les jeunes : non, pas la Carte Bleue, la Citizen-Band. On causait entre inconnus et sous pseudos via de petits postes radios. J’avais quatorze ans, et j’échangeais avec toute sorte de gens : des vieux routiers, des ouvriers, des profs et même à l’occasion avec des dames qui utilisaient cet outil pour donner à des messieurs des rendez-vous tarifés. Il était assez rare que je tombe sur des gens de mon âge, mais ça n’avait aucune importance. J’entretenais aussi des correspondances, en français et dans mon anglais balbutiant. Puis il y a eu l’ICQ, puis les tchats, puis les forums, puis l’arrivée des grands méchants réseaux.

Alors forcément, causer avec des gens dont je ne connais pas le visage, venus d’univers variés, de classes sociales différentes, avec des aspirations diverses, c’est ma normalité depuis bien longtemps, presque toujours, et ça me convient très bien. C’est enrichissant, parfois énervant, ça ouvre des perspectives de pensée au-delà de ce que peut offrir un réseau « en vrai », souvent moins riche, ne serait-ce que géographiquement.

Ces dernières années, les grands méchants réseaux que j’utilisais abondamment sont devenus des bidules éthiquement puants, j’ai donc cherché à les fuir. Après une tentative infructueuse d’entraîner des gens vers les réseaux low-tech que sont les forums puis le rachat du réseau à pensée restreinte par le maboule à grosses fusées, j’ai opté pour ce qui semblait le plus éthique : un réseau « libre », décentralisé, plein de promesses : Mastodon. Et pour la première fois de mon histoire des communications à distance, j’ai découvert un univers que je ne connaissais pas : celui des bourgeois et petits-bourgeois en cercle fermé. Et ma foi, outch, ça pique.

Les bourgeois ont leurs sujets-marottes, les plus observables à l’œil nu et aussi les plus emblématiques du problème étant le féminisme et l’usage du vélo. Si ça semble plutôt une bonne chose de prime abord, n’importe quel prolo de base ne met pas longtemps à comprendre que les bourgeois parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, ils s’offrent surtout une bonne conscience à peu de frais en défendant leurs privilèges.

Prenons la question du féminisme – ouais, je suis d’humeur à me faire plein de nouveaux potes. Vous lirez, sur ce réseau bourgeois, de bien belles paroles engagées sur ces hommes qui nous font la guerre (sic), sur ces inégalités qui sont intolérables – et elles le sont – et sur ces luttes qu’il faut mener. Mais les bourgeois ne mènent jamais de lutte. Ils causent. Ils causent par exemple du droit à l’enfant, de la nécessité fondamentale et absolue de faciliter l’accès à la fabrication de mômes en laboratoire à grand renfort d’hormones qui finissent dans les rivières et de congélation d’ovules parce qu’on ne va pas sacrifier une belle carrière en se reproduisant trop tôt. Ils et surtout, en l’occurrence, elles, causent de leurs envies personnelles et appellent ça le féminisme.

Mais quand ces belles causeuses, après avoir obtenu leur enfant, reprennent leur belle carrière, ce sont les femmes des classes laborieuses qui auront la charge de ladite progéniture en échange d’un salaire misérable. Et ça, ça ne dérange pas du tout les bourgeoises. Le féminisme en Louboutin se contrefout profondément de la vie des femmes des classes laborieuses. Elles causent féminisme sans jamais voir le problème quand elles font récurer leurs chiottes et torcher leurs mômes par d’autres femmes. Elles ne voient pas le problème à étaler leur lingerie à un quart de smic fabriquée par des Tunisiennes exploitées, le drame de leurs pantalons jetables aux poches trop petites pour ranger leur téléphone à un mois de salaire fabriqués par des Indiennes presque réduites à l’esclavage. Elles ne voient pas le problème à s’étaler sur la tronche les cosmétiques largement fabriqués par des ouvrières mal payées et exposées à des produits toxiques. Et elles vous mépriseront si vous avez l’outrecuidance de pointer la vacuité de leurs paroles en comparaison de leurs actes, vous qui n’utilisez même pas l’écriture inclusive.

Les bourgeoises parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, elles sont les idiotes utiles du patriarcat.

Ce constat n’est pas valable que pour les femmes, ni que pour le féminisme. Les « vélotaffeurs » valent aussi leur pesant de nombrilisme social. Certains méprisent l’ensemble des automobilistes avec leurs vélos qui valent au bas mot trois fois le prix de ma bagnole. Mais si vous regardez le métier de ces gens-là, vous ne trouverez personne qui bosse en trois huit à l’usine, debout toute la journée, effectuant des ports de charges lourdes ou des gestes répétitifs et transpirant à grosses gouttes. Après une journée assis au chaud, c’est facile, de rentrer en vélo. C’est visiblement plus compliqué de se rendre compte qu’on est un privilégié, et que le mode de vie des privilégiés n’a rien de transposable chez ceux qui suent.

Je pourrais encore m’étendre sur l’écologie vert pâle, mais je suis déjà assez énervée comme ça.

J’ai aussi fui les grands méchants réseaux agacée par la censure stupide qui s’y pratiquait de plus en plus. Un réseau se revendiquant libre et bienveillant ne pouvait qu’être mieux. Mouarf. Je le sais, pourtant, que la bienveillance est toujours la face visible de l’hypocrisie !

Dès que vous avez le malheur de sortir des règles non-écrites spécifiques à ce milieu bourgeois auquel vous n’appartenez pas, c’est le drame. Typiquement, vous êtes tenus d’indiquer un Content Warning sur tout ce qui pourrait heurter le petit cœur fragile de Marie-Choupette. Le problème, c’est que Marie-Choupette est particulièrement sensible. Si vous relatez la violence symbolique et réelle de la vie des femmes des classes laborieuses, violence dont elle fait parfois, souvent, partie des causes, voilà que non contente de ne pas l’avertir que vous allez lui mettre un coup de pied au cul, vous la privez en plus de son adoré statut de victime ! Ne mettez surtout pas Marie-Choupette devant la réalité du monde, ou, du haut de sa toute-puissante bienveillance, elle convoquera son réseau pour vous faire plier et cacher ces prolétaires qu’elle ne saurait voir.

Et puis, évidemment, le gros de la communauté végane s’est réunie là, très à l’aise dans cette bulle garantie sans prolo bouffeurs de barbecue ni agriculteurs.

Bref, je ne m’étais jamais autant autocensurée que chez les bourgeois et je jure, mais un peu tard qu’on ne m’y reprendra plus.

Il y a aussi bien sûr, comme partout, des gens formidables sur Mastodon (bisou aux gens qui m’ont laissé des messages sous les 500 caractères de résumé de ces deux pages, n’allez pas croire que ça ne m’a pas remuée). D’ailleurs, la plateforme n’est qu’un outil et l’outil n’est en rien le problème. En outre, c’est un outil d’autant plus facile à prendre en main qu’une flopée de gentils vieux barbus du libre vous fournissent vite des ressources pour le faire (merci). Le problème de Mastodon, c’est la quasi-absence de mixité sociale. Les bourgeois en ont fait ce qu’ils appellent leur safe space. C’est-à-dire un lieu qui tient à distance tout ce qui pourrait chatouiller un peu trop la bulle de confort qui leur tient lieu de convictions.

Détail révélateur : vous ne croiserez personne sur ce réseau qui manie à la truelle la langue française et son orthographe tordue. Privilège de classe : on maîtrise là les arcanes du participe passé et même du subjonctif imparfait si besoin. Dès lors, Ginette, pas vraiment climato-sceptique mais ignorante, se sachant ignorante et tentant, sans doute maladroitement, de se tirer vers le haut, Ginette s’inscrirait sur une telle plate-forme qu’elle n’aurait aucune chance de récolter autre chose que du mépris. La honte, elle ne sait même pas ce qu’est le patriarcat.

Et maintenant ? Que faire de ce constat ? Eh bien d’abord, plier bagage et fuir. Fuir loin de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile. Mais je ne sais pas me passer des réseaux sociaux. Je n’en suis pas fière mais c’est comme ça. J’ai rebranché la CB, mais je suis la seule à l’avoir fait à portée d’ondes. Et puis surtout, si je me contrefous de l’existence de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile, celle de Ginette me préoccupe. Je ne pourrai jamais convaincre un bourgeois de ne plus être un bourgeois. Par contre, avec de la patience et parce que je n’ignore pas ce qu’est sa vie, je peux peut-être convaincre Ginette que, non, voter à l’extrême-droite ne va pas améliorer sa vie. Je peux peut-être l’aider à prendre conscience que la bourgeoise chez qui elle fait le ménage ne vaut en rien mieux qu’elle. Si un réseau social ne sert qu’à s’enorgueillir et à se réconforter entre pairs, alors il ne sert à rien.

Et maintenant ? Je vais retourner sur un grand méchant réseau, y continuer mes revues de presse quotidienne, avec une autre identité. Tagrawla a vingt-cinq ans, je vais la laisser tranquille. Comme après chaque déménagement, il y a des gens dont je regretterai la compagnie, mais c’est la vie. Et je vais continuer d’espérer, contre toute rationalité, qu’un jour les outils libres et décentralisés seront réellement accessibles à tous.


Lettre à un souvenir qui résonne

Chère Pélagie,

Je me souviens si bien de ton arrivée ! Tu avais sur les paupières une épaisse couche de fard vert printemps qui convenait fort peu à tes jolis yeux bleu outremer, un fard à joue presque violet à force d’être rouge et un rouge à lèvres couleur framboises trop mûres. Je me suis tout de suite dit que tu avais choisi de porter un masque, et ça me semblait très compréhensible, de mettre un masque, pour arriver dans un tel lieu.

Tu avais aussi la démarche lourde et des gestes brusques. Tu marchais sans balancer les bras mais pas sans rouler des mécaniques. Tu voulais sans doute paraître plus forte que tu ne l’étais, mais ça aussi, c’était compréhensible. Tu portais un survêtement de mauvaise qualité et bien trop petit pour toi, et ça ne devait pas beaucoup aider à ce que tu te sentes à l’aise. Mais peu importe, quelque soit le vêtement, aucun adolescent ne se sentait à l’aise à son arrivée ici.

Parce qu’ici, on y arrivait placé par un juge des enfants, et en général, c’est parce qu’on avait fait quelques grosses bêtises. Je me fichais un peu du genre de bêtises que vous aviez tous fait pour arriver ici, parce qu’en général, aux âges que vous aviez, vous étiez souvent plus coupables que responsables, et au moins autant victimes que bourreaux. On a donc fait de notre mieux pour t’accueillir aussi gentiment que possible au milieu du brouhaha que provoquait chaque nouvelle arrivée, surtout d’une fille dans cet espace mixte mais majoritairement masculin.

Je n’étais moi-même arrivée que quelques mois plus tôt, suffisamment pour avoir cerné une grosse partie de ce qui ne marchait pas et ne marcherait jamais dans ce lieu censément éducatif. Une direction déconnectée du terrain depuis vingt-cinq ans, incapable de comprendre qu’une génération d’adolescents n’est pas le clone des précédentes. Une structure matériellement inadaptée, parce qu’une péniche, c’est rigolo, mais demander à des ados d’être deux par cabine de 4m², c’est inhumain et une équipe trop masculine, pas assez – pas du tout – soudée. Le cocktail gagnant pour un échec garanti. Pour dire toute la vérité, je serais partie bien plus tôt si tu n’avais pas été là, mais tu as choisi de me faire confiance, ça m’obligeait.

Pour toi comme pour tes camarades d’infortune, il nous était difficile de connaître vos parcours avant votre arrivée. On connaissait la cause du jugement, votre origine géographique, et c’est à peu près tout. Difficile de faire un travail sérieux sans base, mais les petites guerres mesquines entre administration se fichaient bien, en réalité, de votre sort. Ton accent ne laissait au moins aucun doute sur tes origines sociales, mais ça n’avait rien d’une surprise, aucun enfant de bourgeois n’atterrissait ici. En bataillant un peu, j’avais réussi à récupérer ce qui se rapprochait d’un dossier scolaire. Sur l’un de tes bulletins de l’école primaire, un enseignant forcément bien intentionné, plein du désir de tirer les enfants vers le haut, de les aider à se dépasser, avait inscrit en lettres capitales cette sentence définitive : irrécupérable. Je n’avais besoin de rien d’autre pour comprendre ta détestation du milieu scolaire et ta méfiance à l’égard des adultes. D’ailleurs, tu savais à peine écrire, et notre structure censément éducative avait peu de chance de t’aider sur ce point. Heureusement, la seule autre collègue féminine avait bataillé ferme et réussi à imposer deux heures d’enseignement scolaire par semaine. Une dérisoire révolution. A force de réunions et de demandes écrites, nous avions même réussi à forcer l’achat d’un dictionnaire. Et il s’est avéré que sous ton orthographe aléatoire se cachait un réel talent d’écriture dès lors qu’on t’a donné accès à un peu plus de vocabulaire. J’ai encore, je crois, quelques-uns de tes poèmes dans une caisse de vieux souvenirs.

Il a fallu du temps pour que tu trouves tes marques entre la violence de quasiment tous les garçons et la concurrence qui s’installait avec l’unique autre fille. Tu as essayé de me faire peur plusieurs fois, et puisque ça ne marchait pas, tu as fini par me faire confiance. Tu t’es confiée et j’ai appris qu’au milieu des autres violences, par deux fois ton père t’avait frappée si fort que tu en avais perdu conscience. Que ta mère te répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais voulu de toi. Mais c’est toi qu’on a condamnée.

La première nuit, je t’ai trouvée dans la cuisine buvant du vinaigre. Je suis presque certaine que ta première alcoolisation n’avait pas attendu ta naissance. Nous n’étions ni formés ni équipés pour gérer cette situation, mais il fallait la gérer. Quelques semaines plus tard, j’ai dû te conduire à l’hôpital : tu t’étais auto-mutilée. Rien de grave physiquement, mais il était évident que tu avais besoin d’un suivi psy. Tu n’en as pas eu, la structure n’était pas faite pour ça. Il y avait bien une psychologue qui venait quelques heures par semaine, mais je ne crois pas l’avoir jamais vue une seule fois sortir de son bureau à l’arrière de la péniche, là où les ados n’avaient pas le droit d’aller. Tu as continué de te confier, et à travers tes mots et tes silences, j’ai soupçonné une situation d’inceste. J’ai fait remonter, c’était mon travail. La hiérarchie a considéré que dans ton milieu géographique et social, c’était suffisamment courant pour qu’on ne s’y attarde pas. J’ai fait remonter à d’autres services, je n’ai jamais eu d’autre réponse qu’un haussement d’épaules. Je m’en veux toujours, chère Pélagie, de ne pas avoir su quoi faire d’autre. J’ai fait de mon mieux, je crois, bien consciente que ça ne suffisait pas.

Tu te confiais toujours. J’étais bouleversée par le constat que tu n’avais aucun rêve. Tu ne pouvais te projeter dans rien parce que tu ne connaissais rien. Tu as grandi à quelques kilomètres de la mer sans jamais la voir. Et cette maudite structure sur péniche ne t’apportait pas grand-chose de plus : on s’amarrait souvent au milieu de zones industrielles. Te souviens-tu du jour où on nous a forcés à rester au pied d’une usine de fabrication d’aliments pour animaux ? Ça sentait tellement mauvais ! On en a tous été malades et incapables de manger ! Mais la nourriture n’était pas la priorité de la direction. Le jour où le chef de service est parti en vacances sans nous laisser d’argent pour vous nourrir et qu’avec les collègues on a payé avec nos chéquiers, tu n’as pas été dupe, tu savais bien ce que ça disait de l’intérêt que le monde des adultes avait pour toi. Quand il s’agissait de vous faire trimer quatre heures par jour gratuitement à débroussailler les berges des voies navigables, là, ils étaient là, les adultes… Alors dans un monde pareil, comment aurais-tu pu rêver ?

Pourtant, il y a eu cette fois où j’ai vu une petite flamme s’allumer dans ton si joli regard. Ça m’a presque valu le licenciement, d’ailleurs. Mais pour te dire la vérité : je l’aurais refait si la situation s’était représentée. Je suis sûre que tu t’en souviens. C’était un samedi, et le samedi soir, le programme prévoyait qu’on sorte un peu. Ce que la direction entendait par sortir se limitait à aller manger des burgers avant de vous coller devant un blockbuster au cinéma. Je suis sûre que dans leurs lignes de budgets et compte-rendus aux financeurs, ça devait entrer dans la catégorie des sorties pédagogiques. Ce samedi-là, je faisais équipe avec un des rares chouettes collègues, et à proximité se tenait un concert auxquels nous avions tous les deux envie d’aller. Alors on s’est dit que rien ne nous en empêchait : on vous y a juste emmenés. Aucun de vous n’avait jamais approché le monde punk, ça a été un grand moment. On a réussi à vous tenir loin de l’alcool, vous ne passiez pas inaperçus dans le paysage, mais tout le monde a été super-cool avec vous. Vous avez découvert le pogo et ça vous a tellement défoulé que vous en avez tous été super-tranquilles pendant trois jours, c’était une première. C’est vrai que quand le chanteur s’est mis à poil, ça vous a un peu surpris, et c’est de ça dont le chef de service à entendu parler. Ça ne lui a pas plu. Mais ça n’avait aucune importance, parce que ce soir là, il y a eu cette petite flamme dans tes yeux. C’était la première fois de ta vie que tu voyais que d’autres horizons étaient possibles.

Il n’y a pas eu beaucoup de moments aussi joyeux. Je n’ai jamais décoléré d’apprendre de retour de vacances qu’un des garçons t’avait forcée à lui faire une fellation et que personne chez les adultes n’avait pris la mesure de la gravité de la chose.

Presque vingt ans ont passé, et je pense toujours à toi, ma chère Pélagie. Dans mes nuits d’insomnie, je peste contre moi-même de n’avoir pas été plus combative. Mais je peux te promettre que je n’ai pas rien fait, d’ailleurs tout ça c’est bien mal terminé pour moi. Ce qui est le moindre mal de l’histoire. Je pense encore plus à toi ces jours-ci où des tas de jeunes qui ont l’âge que tu avais à l’époque se révoltent. Certains se retrouveront dans le même genre de structures, avec les applaudissements des mêmes adultes qui t’ont abandonnée à ton sort, quand ils ne t’ont pas carrément enfoncé la tête sous l’eau. Ça m’enrage. Et j’espère que, où que tu sois, qui que tu sois devenue, il te reste encore un peu de rage à toi aussi.

Bien sûr, tu ne t’appelles pas vraiment Pélagie, plus personne ne s’appelle Pélagie. Et il y a fort peu de chances que tu tombes un jour sur cette longue lettre. Mais je ne désespère pas tout à fait que, face à ton histoire, parmi les adultes qui la liront, quelques-uns éviteront de demander encore des sévices contre les « mineurs délinquants ». Parce que pour eux aujourd’hui comme pour toi à l’époque, les coupables ne sont pas les responsables, et les bourreaux sont souvent d’abord les victimes.


Résurrection, de Tolstoï : un pamphlet plus qu’un roman

Résurrection est le dernier roman de Tolstoï, et si on a tous entendu parler de Guerre et Paix et de Anna Karénine, celui-là semble sinon oublié en tout cas beaucoup moins mis en avant. Et quand on fouille un peu, on se rend vite compte qu’il s’est fait sévèrement censurer puis globalement défoncer par les critiques, et pas qu’en Russie pour ce qui est des critiques cinglantes. Voilà qui est intrigant : on peut ne pas apprécier les écrits de Tolstoï pour tout un tas de raisons, mais de là à imaginer qu’il ait pu produire un mauvais roman, ça semble hautement improbable. Une seule solution pour comprendre : le lire.

Et on comprend très vite que Résurrection a dû en chatouiller plus d’un, et qu’il n’y a aucune chance qu’il fasse l’unanimité de nos jours. L’histoire en elle-même est plutôt simple. Attention, je vais spoiler, mais pour un roman vieux de plus de cent vingt ans, c’est autorisé.

Nekhlioudov est un noble prétentieux, qui s’intéresse essentiellement à son nombril et à son plaisir, sans aucun égard pour personne. Un jour il est convoqué pour servir de juré au procès de Katioucha, jeune prostituée accusée à tort d’avoir empoisonné un bourgeois. Sauf que Katioucha est une femme qu’il a aimé adolescent avant d’abuser d’elle adulte, qu’elle est condamnée malgré son innocence parce qu’en plus d’être imbu de lui-même Nekhlioudov est lâche, et que tout ça commence à réveiller un truc dont il ne s’était pas servi depuis longtemps : sa conscience. Il réalise que Katioucha est devenue prostituée à cause de lui et des autres hommes qui l’ont violée ensuite – plutôt que de subir, autant choisir et en tirer profit – et voilà qu’il décide d’essayer de la tirer de là, quitte à la suivre en déportation, quitte à l’épouser – ce que Katioucha ne veut pas, il y a des limites à tout. Voilà pour les grandes lignes du récit. Et ça n’est évidemment pas ça qui a énervé les critiques bourgeoises.

Tolstoï a vaguement déguisé un pamphlet en roman, et s’il était un promoteur de la non-violence, cette dernière n’incluait visiblement pas la violence des attaques écrites contre la domination des puissants. Non, vraiment, ça ne rigole pas. Il découpe les juges en rondelles, les parsème de miettes de flics et de matons, il écrabouille du procureur, mélange avec des morceaux de hauts-fonctionnaires et autres politiciens et écrase le tout sur la tronche des propriétaires terriens et des prêtres préalablement piétinés. Parce que Résurrection résume toute la pensée de Tolstoï et que Tolstoï était devenu anarchiste. Pour lui la propriété terrienne est la mère de tous les maux, aucun homme ne devrait s’arroger le droit d’en juger d’autres, toute condamnation ne fait qu’aggraver le mal, lequel mal n’est de toute façon que le fruit des conditions de vie des plus pauvres : si on ne veut plus de crime, alors il faut répartir le travail et les richesses équitablement et instruire tout le monde correctement.

Forcément, les bourgeois qui écrivaient des critiques, ça ne leur a pas plu. Mais comme Tolstoï n’aimait pas ceux qui se prenaient pour une élite, ça n’a pas beaucoup dû l’empêcher de dormir.

Ce qui peut paraître le plus surprenant, c’est qu’une bonne partie de son argumentation s’appuie sur une foi que Tolstoï avait solide : une foi chrétienne s’appuyant sur les évangiles, mais refusant tout temple, toute religion imposée, tout rite obligatoire. Enlevez les évangiles, enlevez toute référence à dieu et … ça ne change rien. L’édifice argumentaire est solide, il tient très bien sans aucune croyance. Il peut donc être lu et apprécié par les mécréants, sans doute beaucoup plus que par les croyants attachés à une église d’ailleurs.

Si vous êtes de ceux qui sont déjà révoltés par l’existence des prisons et qui pensent que la fonction première des institutions judiciaires est de maintenir un ordre bourgeois : lisez Résurrection, Tolstoï ne pourra qu’étendre la force de vos convictions et la qualité de votre argumentaire. Si vous n’êtes pas de ceux-là : lisez Tolstoï, il vous expliquera parfaitement en quoi vous êtes une partie du problème. Ou alors vous ferez comme ces critiques mesquins qui s’en sont pris à lui. Mais on se souvient de Tolstoï, pas de ses critiques, c’est bien qu’il y a un truc.

Notons tout de même que Tolstoï n’est pas moins critique à l’égard des socialistes, pas encore au pouvoir et massivement déportés en tant que révolutionnaires : s’il partage avec eux un constat, non seulement il abhorre la violence de leurs méthodes, mais surtout, il se méfie pour le moins de tous ceux qui pensent savoir pour le peuple, de tous ceux qui souhaitent imposer leur vérité à tous. Je ne me suis pas encore penchée sur le rapport que les communistes entretenaient aux écrits de Tolstoï, mais les écrits du grand auteur russe devaient les gêner aux entournures. Et l’histoire lui a donné raison.

Dans les éditions françaises, les parties du texte censurées de Résurrection dès sa publication apparaissent entre crochets et on comprend sans peine pourquoi ces parties-là étaient censurées, ce sont les plus cinglantes. Je me demande si elles ont été remises dans les impressions russes actuelles. Parce que si les communistes ne devaient pas être très à l’aise avec ce texte, Poutine aujourd’hui doit le détester profondément.


Mon oncle raciste ou les électeurs du fascisme

Évidemment, comme tous les lendemains d’élection présidentielle depuis 2002, chacun y va de son analyse sociologique au doigt mouillé de l’électeur du parti fasciste. Et comme à chaque fois fleurissent les « tous fascistes ». Si seulement ça pouvait être si simple !

J’ai un oncle qui non seulement est un électeur de le Pen, mais encore a-t-il figuré sur une liste municipale d’un des caciques du parti dans une ville très pauvre du Nord. Est-il fasciste ? Honnêtement, je pense qu’il n’a ni la culture ni les moyens intellectuels d’appréhender la question. C’est un ouvrier à la retraite, si pas analphabète en tout cas illettré, ayant eu une fin de carrière compliquée par une maladie grave, avec une minuscule retraite. Il a beaucoup d’enfants, aucun n’a accédé ne serait-ce qu’au bac. Le plus diplômé a un CAP, les autres bidouillent dans les coins, font un peu d’interim complété par des déclarations pas toujours honnêtes concernant les aides sociales, parfois avec des activités encore plus illégales. Enfin, pour les garçons : les filles se marient très jeunes et ne travaillent pas. Tous sont grossiers, aucun n’a une maîtrise correcte de la langue – et c’est pire pour la génération des petits-enfants. Sa femme n’a jamais travaillé. Ils ne sont jamais partis en vacances. Ils sont très endettés, d’autant qu’ils sont victimes d’une société de consommation qui fait croire aux gens qu’ils n’existent que par ce qu’ils possèdent.

Comment un gars comme lui se retrouve sur une liste avec une figure nationale du parti fasciste ? Eh bien justement parce que c’est un bidouilleur. Il connaît tout le monde – de toutes les couleurs – et tout le monde le connaît, parce que s’il est plein de défauts, ça n’est pas non plus un égoïste, au contraire. Il peut tenir des propos immondes à l’égard de plusieurs catégories de la population et dans la minute qui suit passer sa journée à rendre service à un des membres d’une de ces catégories sans jamais être capable de voir la contradiction. C’est quelqu’un qui va répéter partout qu’il y en a marre des gens qui fraudent les allocations sociales en ne se rendant même pas compte que c’est exactement ce que font ses propres enfants. Ça n’est pas un idéologue. Il ne sait même pas ce qu’est une idéologie, et je vous assure que je n’exagère en rien. Mais c’est un type que le cacique est venu voir pour lui déverser tout un tas de compliments sur lui, son travail et sa famille. C’est un type qui n’« était rien », comme disait l’autre, et à qui on a proposé de devenir une figure sinon respectable en tout cas reconnue de sa ville. C’est un type aussi capable d’être gentil que bête, un gars facile à manipuler pour quiconque a une vague aura nationale et une maîtrise correcte du français. Et tout cela se déroule dans une des premières villes désindustrialisées et abandonnées par l’État, une des villes où la proportion de bénéficiaires du RSA est la plus élevée, avec un chômage énorme, des problèmes de santé publique gigantesques et un total abandon par ce que fut la gauche. Quand jadis le PCF et les syndicats proposaient des activités culturelles, sportives, d’éducation populaire, aujourd’hui, il n’y a plus rien, et certainement pas de l’espoir.

Fort heureusement pour tout le monde, cette liste a perdu. Et depuis, j’ai coupé les ponts, parce que j’ai beau savoir que ça n’est pas un homme mauvais, j’ai beau savoir qu’il aurait choisi n’importe quel camp qui lui aurait promis un peu d’importance symbolique, la multiplication de ses propos racistes est devenue insupportable. Mais je ne pourrai jamais le détester vraiment.

Est-ce que tous les électeurs du parti fasciste sont fascistes ? Je crois qu’une bonne partie qui reste à mesurer est juste paumée. Beaucoup de gens n’ont plus rien à espérer et plus grand-chose à perdre, et le premier vendeur d’idées pourries bien emballées qui passe fait recette.

On ne sortira pas de la situation politique dans laquelle se trouve le pays sans sortir tous ces gens de la galère, sans recréer des syndicats forts ni sans éducation populaire. Autant vous dire qu’il y a peu d’espoir qu’on en sorte. Mais n’en déplaisent aux gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est de vivre en se serrant la ceinture sans aucun exemple de réussite personnelle au sens communément admis sous les yeux, je reste persuadée que les électeurs des fascistes sont et restent les premières victimes des politiques qui ,après les avoir abandonnés, les a maltraités. Et les expressions du dégoût des bourgeois renforcent, élection après élection, leur adhésion aux populismes.


Abstentionnistes fascistes : ce refrain fatigant

La mascarade qu’est cette élection présidentielle n’aurait pu être complète sans le refrain habituel de l’entre-deux tour depuis 2002 : « si tu ne votes pas contre le fascisme alors tu es fasciste ».

A chaque élection, on feint de redécouvrir le danger fasciste en France. Dès le XIXe siècle, on a laissé s’installer la peste antisémite qui en était les prémices. Encore sous Léon Blum, peu de mesures ont été prises pour éviter l’expansion de ce genre de sous-pensées. Jusqu’à aujourd’hui, on a conservé des lois répressives mises en place sous Pétain.

Depuis des décennies, des lois de plus en plus répressives, de plus en plus axées sur la surveillance de masse, ont été votées avec fort peu de protestation populaire. Depuis les LSI/LSQ de Sarkozy, le petit refrain « pour votre sécurité » sert à verrouiller nos libertés.

Dans le même temps, quelques oligarques ont mis la main sur la majorité des médias privés. Les journalistes complaisants pour ne pas dire complices ont banalisé, année après année, les figures fascistes, ils en ont même créé une de toute pièce.

La gauche s’est droitisée comme l’ensemble du spectre politique jusqu’à en faire passer Mélenchon pour un extrême-gauchiste.

Et pourtant, voyez-vous, ce sont les abstentionnistes ou ceux qui voteront blanc ou nul qui sont les responsables du fascisme.

L’actuel président agit en monarque arrogant depuis cinq ans. Il méprise, il écrase, il appauvrit. Cinq ans d’un gouvernement qui passe de la bêtise crasse aux conflits d’intérêt, cinq ans d’entre-soi ayant battu tous les records précédents, des affaires à n’en plus finir, cinq ans de violence comme seule réponse à la détresse populaire, d’explosion des incarcérations, d’état d’urgence qui n’en finit plus et de mépris, encore, chaque jour.

Alors c’est vrai : le fascisme ne serait en aucun cas une amélioration, et surtout pas pour les classes populaire. Nous passerions d’un régime autoritaire oligarchique au fascisme, rien de réjouissant.

Sur l’échelle des responsables de la fascisation du pays, l’actuel président est, si pas premier de cordée, en tout cas bien placé. Les abstentionnistes n’y sont pour rien. Aurait-on exigé en d’autres circonstances qu’ils votent le Pen pour éviter Zemmour ? C’est la nature du choix qu’on exige qu’on fasse.


Un convoi et des distributeurs de bons points

S’il semble assez logique que la sociologie, en tant que discipline capable de mettre en lumière les inégalités d’une société, ait été investie par nombre de militants de gauche, il est plus difficile à comprendre pour quiconque accepte de faire preuve d’un micro-chouïa d’honnêteté intellectuelle qu’elle soit absolument absente des questionnements quand on est face à un mouvement populaire qu’on ne peut pas classer à gauche sous quelqu’angle qu’on le regarde.

Voilà donc quelques milliers de personnes qui s’impliquent dans ce qu’elles ont nommé « le convoi de la liberté » avec un gloubi-boulga indétricotable de revendications plus ou moins légitimes, et immédiatement quelques figures vaguement de gauche et un nombre considérable de plus ou moins bourgeois des réseaux habituellement prompts à en appeler à la sociologie se mettent à vomir leur mépris partout à l’égard de ces personnes. En tête, la distributrice de bons points de pensée correcte, l’animatrice de radio de service public Sophia Aram, a qualifié cette action de « convoi des teubés », hashtag immédiatement repris par tous les autres distributeurs de bons points. Pourrions-nous s’il-vous-plaît être sérieux quelques minutes ?

Tout d’abord, avant de tirer quelque conclusion que ce soit, qui sont ces gens ? Dans quelle catégorie sociale se situent-ils ? Cette situation a-t-elle évolué avec la pandémie et comment ?Quel âge ont-ils ? Quel est leur niveau d’éducation ? Autant de questions qu’on se pose volontiers, et à juste titre, quand une banlieue explose, pour comprendre la réalité profonde du phénomène, au-delà de ces manifestations subites de violence. Autant de questions qu’on doit se poser si on prétend vouloir retrouver un peu de sérénité dans ce pays. En découvrant le flot de rage contre ces « convoyeurs pour la liberté », je ne peux m’empêcher de penser à l’immonde sortie de Valls qui expliquait que chercher à comprendre c’est déjà excuser. Aram, ses suiveurs et Valls : même combat.

Comme on ne dispose pas immédiatement d’étude et qu’il n’est même pas sûr qu’il y en aura un jour, nous allons devoir nous contenter de ce qui est empiriquement observable. Il est évident que des précaires n’ont pas de camping-car – ou alors ils vivent dedans – et n’ont pas les moyens de cramer du pétrole pour quelque chose de non-immédiatement vital. Il est donc probable que nous soyons plutôt face à un mouvement de classe moyenne. Or, il n’aura échappé à personne que l’on tend dans ce pays vers un affaiblissement des classes moyennes. Les revendications formulées des personnes qui ont pris la route en ce week-end de février ont beaucoup moins d’importance que le sous-texte. Et si on veut bien se donner un peu la peine de lire le sous-texte, nul besoin d’avoir inventé l’eau tiède pour palper le sentiment de déclassement. C’était déjà le cas pour nombre de « Gilets Jaunes », ils n’ont pas été entendus, leur situation s’est aggravée, il fallait s’attendre à un retour de cette population sur la scène des luttes.

Chiffres de 2017, pré-pandémie, donc.

Outre un mépris de classe immédiatement lisible à l’encontre de ces personnes – on pouvait lire, sur Twitter, nombre de qualificatifs ne laissant aucun doute à ce propos (« pécores », « bouseux » …) – on découvrait une certaine unanimité d’autres qualificatifs idéologiques : Qanon, en référence aux envahisseurs américains de Capitole, fascistes, complotistes.

Un tweet parmi des milliers.

Il me semble que ce mouvement est effectivement le pendant français de Qanon, il est évident qu’on y entend nombre de discours complotistes, mais je doute qu’il y ait tant de vrais idéologues fascistes dans cette masse de gens. Mais Aram et ses suiveurs finissent de les pousser dans les bras fascistes, il y a peu de doute à ce sujet.

Si nos convoyeurs sont si semblables aux militants Qanon américains, c’est sans doute parce que les mêmes causes ont tendance à produire les mêmes effets : la classe moyenne provinciale est, dans les deux pays, globalement oubliée sauf quand elle est méprisée par les politiciens autant que par nombre de médias. Nombre de ces personnes, de surcroît, n’ont pas pu suivre les transformations du monde. Tout est allé trop vite, la mondialisation a tout transformé, nombre de gens peinent à savoir encore qui ils sont, quelle est leur place dans ce monde et on s’étonne que ça se passe mal. Quant au complotisme et au déni de sciences, il conviendrait, surtout de la part de Mme Aram et de ses suiveurs, de cesser de se foutre de la gueule du monde. France Inter, la radio ou sévit Mme Aram, donc, n’a de cesse depuis des années de nier la science. Pendant près d’une décennie, on a pu se demander si l’anthroposophe Pierre Rabhi n’avait pas une chambre à la maison de la radio tant il était souvent invité, et je ne compte plus le nombre de fois où les émissions pseudo-scientifiques du service public ont fait de la retape pour l’homéopathie et autres pseudo-sciences. Et que dire des médias privés qui, en particulier depuis le début de la pandémie, déroulent le tapis rouge à tout ce que ce pays compte de charlatans ? Et oh mon dieu, les gens ne croient plus en la science, quelle surprise ! Puisque tout a été fait pour, et si l’on doit s’en prendre à quelqu’un, qu’au moins ce soit aux vrais responsables. Et si l’on voulait être absolument honnête, on se questionnerait également sur la transmission des bases scientifiques par l’Éducation Nationale : nous n’en serions pas là si le boulot avait été fait en amont.

C’est tout de même fascinant de voir ceux qui ont participé à nourrir ce déni de sciences pousser des cris d’orfraie maintenant qu’ils ont réussi à l’implanter dans le cerveau des gens.

Est-ce que ces convoyeurs sont fascistes ? Je n’en sais rien, mais je doute que nous ayons là affaire à des idéologues. Par contre, il y a un fait qui est certain : le fascisme attire toujours à lui ceux qui ont un sentiment de déclassement et ceux qui se sentent humiliés. Le sentiment de déclassement pré-existait, voilà que « le convoi des teubés » enfonce le clou de l’humiliation.

Enfin, depuis les Trente Glorieuses, on ne forme plus dans ce pays des citoyens mais bien des consommateurs, et il serait reposant qu’au moins on cesse de jouer les surpris face au recul du civisme.

Je ne soutiens pas particulièrement ce « convoi de la liberté » ne serait-ce que parce que je ne soutiendrai jamais personne qui crame du pétrole pour quelque chose de non-vital. Néanmoins, je me refuse à proférer le moindre mépris à l’égard de gens qui sont pris dans une spirale qui les dépasse, et je constate qu’ils ont au moins su apporter au pays des formes de luttes autrement plus visibles que les manifs à papa qui n’ont plus aucune sorte d’utilité (coucou les enseignants), et plutôt que de leur cracher dessus, on pourrait en retenir cette leçon.

Que ça nous plaise ou non, ces gens sont nos compatriotes, ils sont en souffrance et je ne me permettrai pas de discuter de la légitimité de cette souffrance. C’est toujours abject de remettre en cause la souffrance d’autrui. Enfin, l’anti-fascisme n’a jamais consisté et ne consistera jamais à pousser les paumés dans les bras des fascistes. Malheureusement, je ne doute pas une seule seconde que les distributeurs de bons points ne chercheront pas à comprendre, et continueront à participer à nous préparer un avenir brun pourri.


10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 3 : la chasse

Bien. Jusqu’ici, on s’est bien amusé : on a partagé, on a fait la fête et il est grand temps d’aborder les questions qui fâchent. Enfin … qui fâchent sur les réseaux sociaux, surtout. Allons-y donc.

L’été est passé, si vous vous êtes bien débrouillés vous avez récolté vos premiers légumes et nous voilà mi-septembre avec ce moment tant attendu par certains, redouté par d’autres : l’ouverture de la chasse.

Quand je suis arrivée à la campagne, j’étais dans l’état d’esprit qu’on a la plupart du temps quand on vient d’un milieu où il n’y a pas de chasseurs. Ça se résume assez facilement par : « tous des assassins ». Tact et nuance. Il faut dire que mes rares rencontres avec les représentants de l’activité s’étaient presque toujours mal passées. Une peur panique des armes, une vision romantisée de la campagne, la confrontation avec des gens pas toujours avenants engendrent des engueulades dans les chemins… Le lot commun des balades en campagne. Il y a quand même eu cette fois, au pied de voies d’escalade, sous une petite neige, en plein janvier : on avait dormi sur place, et deux papys s’étaient pointés aux aurores. La veille, on avait mis trois heures à monter, forcément, ces deux là nous avaient forcés le respect, on leur avait offert le café et on avait bien rigolé. C’était mon unique souvenir d’interaction positive avec des chasseurs. Tous les autres sont liés à la peur, le plus pénible étant un jour d’ouverture de chasse dans le Vaucluse où j’ai entendu des plombs tomber sur le toit littéralement toute la journée. Autant vous dire que l’année de mon installation, je n’attendais pas le jour de l’ouverture avec impatience.

Mais le dit jour est venu quand même. Et il ne s’est rien passé. Pas un coup de feu, pas l’ombre de la queue d’un chien, pas une casquette orange à l’horizon : juste rien. Au cours de l’hiver, j’ai croisé quelques chasseurs, toujours courtois, j’ai entendu une petite dizaine de coups de feu au loin, et c’est tout. La deuxième année, ça a été un peu la même chose, sauf le jour où j’ai trouvé un type dans mon jardin. Je ne m’y attendais pas, j’ai eu très peur, mon chien n’était pas content du tout … J’ai engueulé le gars qui s’est sauvé. J’ai ouï dire que je lui avais fait très peur, comme ça on était à égalité, en tout cas je ne l’ai jamais revu. La troisième année fut notable en cela qu’une vieille chienne Beagle était venue sonner à ma porte parce qu’elle avait perdu sa meute. Elle m’a filé le numéro de son humain, un vieux monsieur très gentil, qui est venu la chercher tout de suite, en conséquence de quoi, il est revenu la quatrième année pour m’offrir une bouteille de vin. L’année dernière, je me suis engueulée avec le garde-chasse parce qu’il traversait la pâture de ma vache et que je n’avais pas envie d’être obligée de cacher le corps si elle l’encornait. Il est revenu peu après pour s’excuser et depuis de la bière a coulé dans les verres. Ah oui ! L’année d’avant, il y a aussi un type que tout le monde déteste qui a laissé son chien courir derrière les génisses d’un voisin qui n’a pas apprécié. Il a dû se faire engueuler très fort parce qu’on ne l’a jamais revu non plus, celui-là.

Et voilà. C’est l’entièreté des désagréments liés à la chasse que j’ai vécus en presque dix ans.

La première année, je me suis dit que c’était une question géographique, ou du moins de culture locale. Les chasseurs d’ici étaient plus polis que la moyenne, voilà tout. Mais je ne voyais pas du tout avec quoi je pouvais étayer une telle assertion. Il n’y a aucune raison objective à ce que les chasseurs Trégorrois soient mieux élevés que ceux du Cézallier. Enfin, en réalité, bien sûr, le Trégor étant le centre du monde civilisé … Mais pardon, je m’égare, revenons-en à la ruralité. Car c’est là que tient la différence : au fur et à mesure, l’air de rien et sans vraiment me demander mon avis, la ruralité m’a transformée.

J’étais certaine que les chasseurs étaient des assassins, le problème, c’est que petit Robert, le garde chasse, il n’a pas trop le profil d’un assassin. C’est un ouvrier à la retraite qui aime bien rendre service, les livres d’histoire et son petit chien. Ses jeux de mots sont toujours pourris et on est d’accord : produire des jeux de mots pourris, c’est un acte criminel, mais de là à envisager que petit Robert soit un assassin  parce qu’il va à la chasse avec ses potes ? Quand même pas. Et gros Robert, alors ? Lui, il chasse tout seul avec son chien. Enfin, il dit qu’il chasse, mais je le soupçonne de promener son fusil pour la forme, en fait. Lui aussi, on le retrouve à donner des coups de main à toutes les fêtes, et plein de fois je l’ai surpris à faire de loin des clins d’œil à son épouse. Je trouve que c’est trop mignon pour être à un truc d’assassin. Et puis il y a tous ceux que j’ai croisés en promenant mes chiens. J’habite à une centaine de mètres d’un point de rendez-vous, ça arrive donc régulièrement. On finit par se connaître, on cause et ils m’expliquent des trucs. C’est en les écoutant que je me suis rendu compte que je ne savais rien de la vie et des mœurs du sanglier. Non, vraiment, après les avoir regardés de près, je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’assassins chez les chasseurs, mais je ne suis pas certaine qu’il y en ait statistiquement plus que chez les lanceurs de javelot ou chez les experts-comptables, lesquels, avec du recul, me semblent finalement plus louches que les chasseurs, mais je n’ai pas creusé la question.

Alors on va me dire qu’ils tuent des animaux. En effet, on ne peut pas le nier. Mais après quelques années à les observer, j’en suis venue à la conclusion que c’est vraiment être passée à côté de l’essentiel de n’avoir regardé la chasse que sous l’angle de ce seul acte. Pire ! J’étais passée absolument à côté de ce que ce geste peut porter de dignité.

La chasse, c’est beaucoup plus que tuer. C’est une sociabilité, une connaissance du territoire et de sa faune, c’est une implication dans la vie locale rurale – par chez moi, les sentiers de rando bénéficient du débroussaillage bénévole de quelques-uns d’entre eux, par exemple. Et, oui, c’est aussi des actes de régulation quand les sangliers dévastent tout, et, non, on ne peut pas laisser les sangliers se débrouiller parce que nous sommes son seul prédateur. La chasse, si on veut bien y penser quelques secondes, c’est aussi un droit arraché durement aux mains de l’aristocratie.

« Oui mais ils tuent. »
Venant majoritairement de gens qui ont entièrement délégué l’acte de tuer en achetant de la viande sous vide, et même qui ont entièrement délégué l’acte de produire de la nourriture ? Soyons un peu sérieux. Reprocher l’acte de mort aux chasseurs est le non-argument le plus hypocrite qu’on puisse entendre à l’encontre de la chasse.

Mais ce rapport à la mort est sans doute ce qui peut le plus changer quand on s’insère dans le monde rural, ou plutôt quand il vous absorbe. En dehors de la ruralité, on ne la voit jamais en face, la mort, ou alors, elle est aseptisée, avec des draps blancs et du désinfectant. En milieu rural, on ne la cache pas parce qu’elle participe pleinement de la vie. On fait le cochon. On voit le renard tuer nos poules sous nos yeux – le renard est vraiment le roi des effrontés. La première fois que le monde rural m’a confrontée à la mort, c’était sous la forme d’un veau qu’une vache avait avorté. Il était parfaitement formé, mais mort. La faute à pas de bol. Alors oui, c’est vrai, très vite, on apprend à assumer la mort de nos bêtes. Si les chasseurs assument aussi la mort de ce qu’ils mangent, croire que c’est uniquement dans l’acte de tuer que se trouve le plaisir, c’est vraiment extrêmement simpliste.

Photo de presse. Oui, il faut tout ce monde là pour chasser un sanglier et autant pour le manger.

Alors oui, ils tuent. Moi aussi, je tue. Des poulets, essentiellement. Je n’aime pas beaucoup faire ça, mais j’aime encore moins penser à l’idée que des gens doivent le faire à la chaîne pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas assumer la production de ce qu’ils mangent.

Avec dix ans de recul, je sais que si je m’engueulais systématiquement avec les chasseurs, c’est probablement parce que je passais au milieu d’un territoire qui n’était pas le mien, en piétinant les usages et en étant de toute façon immédiatement désagréable. Maintenant que je connais les usages, même loin de chez moi, je ne m’engueule plus avec les chasseurs. Sauf quand ce sont manifestement des gros cons, mais ça, c’est pareil avec des fleuristes.

Est-ce que pour autant je donnerais un blanc-seing à toutes les formes de chasse – car, oui, il existe des tas de chasses différentes et peu comparables entre elles- ? Non. Je continue de penser que la chasse en enclos, c’est vraiment un truc de lâches (et je ne dis ça que parce que ma mère m’interdit d’écrire « de petites bites ») et que la chasse à la glu est un archaïsme qui doit disparaître. Et il y aurait sans doute des choses à rediscuter sur le sujet, mais encore faudrait-il le faire posément. Est-ce que je comprends la nécessité de certaines chasses et même le plaisir de traquer qui doit se loger quelque part dans nos instincts fondamentaux ? Évidemment.

J’ai eu il y a peu une discussion avec un habitant du voisinage, un jeune néorural à vélo électrique qui fait du yoga, installé depuis quelques années. Il n’était pas très content parce qu’un chien de chasse était venu courir derrière ses poules sur son terrain et c’est légitime de ne pas être content dans ce cas. Il a opté pour le dialogue, ne voulant pas passer pour « un anti-chasse primaire ». Il a ajouté : « je les comprends un peu les chasseurs. Moi c’est le yoga, eux c’est la chasse, mais les deux, c’est une part de méditation ». Et si je sais pertinemment que rien de ce trop long texte ne pourra convaincre un « anti-chasse primaire » , je sais que l’installation dans la ruralité, à ne pas confondre avec l’installation à la campagne, fera de toute façon son œuvre. Qu’on le veuille ou non.

Par contre, quand on a parcouru ce long chemin, on ne s’engueule plus trop avec les chasseurs, mais c’est avec les copains restés non-ruraux que la discussion devient compliquée.


Une seule pièce de puzzle

Dans la radio de service public, une présentatrice qu’il m’est impossible de nommer journaliste, annonce, presque sur le ton que j’emploierais si je découvrais comment sauver le climat, qu’une entreprise innovante a trouvé un moyen de fabriquer des briques décoratives à partir des vêtements neufs jetés par les vendeurs de fringues, lesquels se montrent ravis d’acheter ces briques tant pour décorer leurs boutiques que pour prétendre œuvrer contre le gaspillage.

Et de nous vendre ça comme un truc écologique. Et mon cerveau de hurler de désespoir.

Je ne sais pas comment les choses se structurent dans la tête des autres. Mais il semblerait que bien des gens regardent une seule pièce du puzzle et en tirent les conclusions définitives qui les arrangent. Ici : « on a sauvé des fringues jamais portées du gaspillage ». Dans ma tête, ça ne fonctionne absolument pas comme ça.

Si on me parle de fabrication de vêtements, je commence par penser à la culture du coton, effectuée par des quasi-esclaves, sur des terres qui dès lors ne servent pas à produire de la nourriture – on parle tout de même de 2,5 % des terres cultivables mondiales, avec des quantités d’intrants, dont de glyphosate, absolument déraisonnables – 10 % des herbicides sont utilisés pour la production de coton- , avec des systèmes d’irrigation qui sont en train d’assécher de vastes régions – 8000 litres d’eau pour produire un seul jean.

Il y a ensuite l’industrie du vêtement qui utilise tout un tas de produits rigolos : chlore, ammoniaque, soude, acide sulfurique, métaux lourds, formaldéhyde, solvants … Autant de chimie dont la production et l’utilisation ont un impact non négligeable sur l’environnement. Et évidemment, de la production du coton à la fabrication des vêtements jusqu’à leur transport : l’industrie du vêtement consomme une blinde d’énergie.

Mais mon cerveau ne s’arrête pas aux impacts environnementaux : encore faut-il qu’il se souvienne du Rana Plaza.  Le 24 avril 2013 s’effondrait le bâtiment du Rana Plaza, à Dacca, capitale du Bangladesh, provocant la mort de 1127 ouvriers de l’industrie textile, mettant en lumière la politique immonde de l’industrie du vêtement. Sur toute sa chaîne de production, on trouve aussi des enfants au travail.

Je visualise encore ces gigantesques cargos sillonnant les mers à grand renfort de pétrole, ces containers qui tombent régulièrement à la mer, ces marées noires potentielles.

Je vois plusieurs pièces du puzzle, j’ai conscience pourtant qu’il m’en manque beaucoup d’autres, et j’entends une présentatrice enjouée, payée avec de l’argent public censément pour l’édification des masses expliquer que tout va bien : on fait des briques décoratives avec la sueur d’enfants, des herbicides, l’eau de populations entières, et ça n’est dès lors plus du gaspillage.

Le pire, c’est que le soir, j’ai regardé une vidéo qui vantait le développement des éoliennes marines et que le discours était quasiment le même : on peut faire sans terre rare alors ça va. L’extraction de cuivre est en train de pourrir l’eau du Chili, mais on s’en fout. En Europe on n’enterre pas les pâles, on en fait du ciment ou on les brûle, alors ça va. Quel est l’impact à long terme de la présence de matériaux composites lors de la dégradation du ciment ? On s’en fout. La durée de vie courte des éoliennes, on s’en fout. Brûler des matériaux composites, on s’en fout. L’essentiel, c’est qu’à un instant t ça crache assez d’électricité pour qu’on ne réfléchisse surtout pas à commencer à faire baisser les consommations.

Une seule pièce de puzzle : celle de maintenant-tout de suite.

Et pourtant, l’équation est en réalité d’une simplicité enfantine : la seule chose qui ne pollue pas, c’est ce qu’on ne produit pas. Tout le reste est un leurre.