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10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 3 : la chasse

Bien. Jusqu’ici, on s’est bien amusé : on a partagé, on a fait la fête et il est grand temps d’aborder les questions qui fâchent. Enfin … qui fâchent sur les réseaux sociaux, surtout. Allons-y donc.

L’été est passé, si vous vous êtes bien débrouillés vous avez récolté vos premiers légumes et nous voilà mi-septembre avec ce moment tant attendu par certains, redouté par d’autres : l’ouverture de la chasse.

Quand je suis arrivée à la campagne, j’étais dans l’état d’esprit qu’on a la plupart du temps quand on vient d’un milieu où il n’y a pas de chasseurs. Ça se résume assez facilement par : « tous des assassins ». Tact et nuance. Il faut dire que mes rares rencontres avec les représentants de l’activité s’étaient presque toujours mal passées. Une peur panique des armes, une vision romantisée de la campagne, la confrontation avec des gens pas toujours avenants engendrent des engueulades dans les chemins… Le lot commun des balades en campagne. Il y a quand même eu cette fois, au pied de voies d’escalade, sous une petite neige, en plein janvier : on avait dormi sur place, et deux papys s’étaient pointés aux aurores. La veille, on avait mis trois heures à monter, forcément, ces deux là nous avaient forcés le respect, on leur avait offert le café et on avait bien rigolé. C’était mon unique souvenir d’interaction positive avec des chasseurs. Tous les autres sont liés à la peur, le plus pénible étant un jour d’ouverture de chasse dans le Vaucluse où j’ai entendu des plombs tomber sur le toit littéralement toute la journée. Autant vous dire que l’année de mon installation, je n’attendais pas le jour de l’ouverture avec impatience.

Mais le dit jour est venu quand même. Et il ne s’est rien passé. Pas un coup de feu, pas l’ombre de la queue d’un chien, pas une casquette orange à l’horizon : juste rien. Au cours de l’hiver, j’ai croisé quelques chasseurs, toujours courtois, j’ai entendu une petite dizaine de coups de feu au loin, et c’est tout. La deuxième année, ça a été un peu la même chose, sauf le jour où j’ai trouvé un type dans mon jardin. Je ne m’y attendais pas, j’ai eu très peur, mon chien n’était pas content du tout … J’ai engueulé le gars qui s’est sauvé. J’ai ouï dire que je lui avais fait très peur, comme ça on était à égalité, en tout cas je ne l’ai jamais revu. La troisième année fut notable en cela qu’une vieille chienne Beagle était venue sonner à ma porte parce qu’elle avait perdu sa meute. Elle m’a filé le numéro de son humain, un vieux monsieur très gentil, qui est venu la chercher tout de suite, en conséquence de quoi, il est revenu la quatrième année pour m’offrir une bouteille de vin. L’année dernière, je me suis engueulée avec le garde-chasse parce qu’il traversait la pâture de ma vache et que je n’avais pas envie d’être obligée de cacher le corps si elle l’encornait. Il est revenu peu après pour s’excuser et depuis de la bière a coulé dans les verres. Ah oui ! L’année d’avant, il y a aussi un type que tout le monde déteste qui a laissé son chien courir derrière les génisses d’un voisin qui n’a pas apprécié. Il a dû se faire engueuler très fort parce qu’on ne l’a jamais revu non plus, celui-là.

Et voilà. C’est l’entièreté des désagréments liés à la chasse que j’ai vécus en presque dix ans.

La première année, je me suis dit que c’était une question géographique, ou du moins de culture locale. Les chasseurs d’ici étaient plus polis que la moyenne, voilà tout. Mais je ne voyais pas du tout avec quoi je pouvais étayer une telle assertion. Il n’y a aucune raison objective à ce que les chasseurs Trégorrois soient mieux élevés que ceux du Cézallier. Enfin, en réalité, bien sûr, le Trégor étant le centre du monde civilisé … Mais pardon, je m’égare, revenons-en à la ruralité. Car c’est là que tient la différence : au fur et à mesure, l’air de rien et sans vraiment me demander mon avis, la ruralité m’a transformée.

J’étais certaine que les chasseurs étaient des assassins, le problème, c’est que petit Robert, le garde chasse, il n’a pas trop le profil d’un assassin. C’est un ouvrier à la retraite qui aime bien rendre service, les livres d’histoire et son petit chien. Ses jeux de mots sont toujours pourris et on est d’accord : produire des jeux de mots pourris, c’est un acte criminel, mais de là à envisager que petit Robert soit un assassin  parce qu’il va à la chasse avec ses potes ? Quand même pas. Et gros Robert, alors ? Lui, il chasse tout seul avec son chien. Enfin, il dit qu’il chasse, mais je le soupçonne de promener son fusil pour la forme, en fait. Lui aussi, on le retrouve à donner des coups de main à toutes les fêtes, et plein de fois je l’ai surpris à faire de loin des clins d’œil à son épouse. Je trouve que c’est trop mignon pour être à un truc d’assassin. Et puis il y a tous ceux que j’ai croisés en promenant mes chiens. J’habite à une centaine de mètres d’un point de rendez-vous, ça arrive donc régulièrement. On finit par se connaître, on cause et ils m’expliquent des trucs. C’est en les écoutant que je me suis rendu compte que je ne savais rien de la vie et des mœurs du sanglier. Non, vraiment, après les avoir regardés de près, je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’assassins chez les chasseurs, mais je ne suis pas certaine qu’il y en ait statistiquement plus que chez les lanceurs de javelot ou chez les experts-comptables, lesquels, avec du recul, me semblent finalement plus louches que les chasseurs, mais je n’ai pas creusé la question.

Alors on va me dire qu’ils tuent des animaux. En effet, on ne peut pas le nier. Mais après quelques années à les observer, j’en suis venue à la conclusion que c’est vraiment être passée à côté de l’essentiel de n’avoir regardé la chasse que sous l’angle de ce seul acte. Pire ! J’étais passée absolument à côté de ce que ce geste peut porter de dignité.

La chasse, c’est beaucoup plus que tuer. C’est une sociabilité, une connaissance du territoire et de sa faune, c’est une implication dans la vie locale rurale – par chez moi, les sentiers de rando bénéficient du débroussaillage bénévole de quelques-uns d’entre eux, par exemple. Et, oui, c’est aussi des actes de régulation quand les sangliers dévastent tout, et, non, on ne peut pas laisser les sangliers se débrouiller parce que nous sommes son seul prédateur. La chasse, si on veut bien y penser quelques secondes, c’est aussi un droit arraché durement aux mains de l’aristocratie.

« Oui mais ils tuent. »
Venant majoritairement de gens qui ont entièrement délégué l’acte de tuer en achetant de la viande sous vide, et même qui ont entièrement délégué l’acte de produire de la nourriture ? Soyons un peu sérieux. Reprocher l’acte de mort aux chasseurs est le non-argument le plus hypocrite qu’on puisse entendre à l’encontre de la chasse.

Mais ce rapport à la mort est sans doute ce qui peut le plus changer quand on s’insère dans le monde rural, ou plutôt quand il vous absorbe. En dehors de la ruralité, on ne la voit jamais en face, la mort, ou alors, elle est aseptisée, avec des draps blancs et du désinfectant. En milieu rural, on ne la cache pas parce qu’elle participe pleinement de la vie. On fait le cochon. On voit le renard tuer nos poules sous nos yeux – le renard est vraiment le roi des effrontés. La première fois que le monde rural m’a confrontée à la mort, c’était sous la forme d’un veau qu’une vache avait avorté. Il était parfaitement formé, mais mort. La faute à pas de bol. Alors oui, c’est vrai, très vite, on apprend à assumer la mort de nos bêtes. Si les chasseurs assument aussi la mort de ce qu’ils mangent, croire que c’est uniquement dans l’acte de tuer que se trouve le plaisir, c’est vraiment extrêmement simpliste.

Photo de presse. Oui, il faut tout ce monde là pour chasser un sanglier et autant pour le manger.

Alors oui, ils tuent. Moi aussi, je tue. Des poulets, essentiellement. Je n’aime pas beaucoup faire ça, mais j’aime encore moins penser à l’idée que des gens doivent le faire à la chaîne pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas assumer la production de ce qu’ils mangent.

Avec dix ans de recul, je sais que si je m’engueulais systématiquement avec les chasseurs, c’est probablement parce que je passais au milieu d’un territoire qui n’était pas le mien, en piétinant les usages et en étant de toute façon immédiatement désagréable. Maintenant que je connais les usages, même loin de chez moi, je ne m’engueule plus avec les chasseurs. Sauf quand ce sont manifestement des gros cons, mais ça, c’est pareil avec des fleuristes.

Est-ce que pour autant je donnerais un blanc-seing à toutes les formes de chasse – car, oui, il existe des tas de chasses différentes et peu comparables entre elles- ? Non. Je continue de penser que la chasse en enclos, c’est vraiment un truc de lâches (et je ne dis ça que parce que ma mère m’interdit d’écrire « de petites bites ») et que la chasse à la glu est un archaïsme qui doit disparaître. Et il y aurait sans doute des choses à rediscuter sur le sujet, mais encore faudrait-il le faire posément. Est-ce que je comprends la nécessité de certaines chasses et même le plaisir de traquer qui doit se loger quelque part dans nos instincts fondamentaux ? Évidemment.

J’ai eu il y a peu une discussion avec un habitant du voisinage, un jeune néorural à vélo électrique qui fait du yoga, installé depuis quelques années. Il n’était pas très content parce qu’un chien de chasse était venu courir derrière ses poules sur son terrain et c’est légitime de ne pas être content dans ce cas. Il a opté pour le dialogue, ne voulant pas passer pour « un anti-chasse primaire ». Il a ajouté : « je les comprends un peu les chasseurs. Moi c’est le yoga, eux c’est la chasse, mais les deux, c’est une part de méditation ». Et si je sais pertinemment que rien de ce trop long texte ne pourra convaincre un « anti-chasse primaire » , je sais que l’installation dans la ruralité, à ne pas confondre avec l’installation à la campagne, fera de toute façon son œuvre. Qu’on le veuille ou non.

Par contre, quand on a parcouru ce long chemin, on ne s’engueule plus trop avec les chasseurs, mais c’est avec les copains restés non-ruraux que la discussion devient compliquée.


Un chasseur, douze génisses et quelques champignons

o tempora, o mores

Comme on le fait chaque jour, je devais rendre visite aux génisses. C’est qu’elles sont sur une pâture éloignée de l’exploitation, il faut donc aller vérifier que l’abreuvoir est propre et qu’il se remplit bien, que la batterie de la clôture fonctionne, que tout le monde est en bonne santé et qu’il y a assez à manger. On reste toujours un petit moment au milieu des bêtes car il est bien sûr important qu’elles gardent un contact avec les humains : elles restent presque un an dehors avant de connaître le bâtiment, il ne faudrait pas qu’elles s’ensauvagent trop !

De loin, je remarque que les douze génisses entourent une silhouette qui me tourne le dos. Un homme vêtu d’une vieille capote militaire – qui a sans doute réellement un jour vu la guerre – et un pantalon de la même époque beaucoup trop grand pour lui. Il tenait, sous son bras gauche, un fusil de chasse cassé, et sous son bras droit, la tête de la génisse à qui il faisait un câlin. Les autres bêtes semblaient attendre leur tour, sauf la plus petite qui mangeait le bord de la capuche rejetée en arrière du monsieur.

Comme je m’approchai, la silhouette me fit face et me dit :

« Ben dites donc, elles ne sont pas sauvages, celles-ci ! Elles sont gentilles ! 

– C’est parce qu’on a un programme d’entraînement pour en faire des pots de colle ! »

J’avais face à moi un homme assez ridé pour être approximativement mérovingien mais assez vif pour être un vieillard magnifique , muni d’un fusil qu’il avait probablement hérité de son arrière grand-père. Il avait de petits yeux bleus très clairs, très doux et même rieurs.

Nous primes quelques minutes pour échanger, comme il convient de faire lorsqu’on croise un inconnu au milieu d’une pâture. Il m’expliqua qu’il se livrait à la chasse au lièvre, mais qu’il n’avait vu que des oiseaux, des chevreuils et des lapins – « c’est notre plaisir, de voir des animaux », dit-il dans un sourire – raison pour laquelle il était presque bredouille – presque car il retournait à sa voiture chercher son panier à champignons. Il avait vu des bolets dans un petit bois qu’il m’indiqua. Je lui fis remarquez que ça ne se donnait pas, un coin à champignons, ce à quoi il répondit que c’était des bêtises que tout ça, qu’il y en avait bien assez pour tout le monde.

Il tapota encore quelques joues et flancs de génisses avant de retourner à ses affaires, et moi aux miennes. Ça m’avait mise de bonne humeur de croiser un être si doux et gentil. Ça met toujours de bonne humeur de rencontrer des gens agréables.

Et puis, le soir, je jetais un œil au réseau social twitter où, après les énièmes propos abjects du patron officiel des chasseurs, chacun y allait de son vomi haineux à l’égard de l’ensemble des chasseurs.

Je me suis demandée si les gens du dedans des réseaux sociaux se rendent bien compte qu’il y a un vaste monde au-dehors, s’ils réalisent que dans la vraie vie, tout est toujours beaucoup plus complexe que le manichéisme de mauvais cinéma, que quelque soit le domaine, les pratiques sont comme les individus : nombreuses, multiples, et qu’on ne peut jamais avoir une approche intelligente d’un phénomène si on ne veut le considérer qu’au travers une minuscule lorgnette bordée de tous les biais imaginables.