Archives d’Auteur: Tagrawla Ineqqiqi

À propos de Tagrawla Ineqqiqi

Incurable misanthrope.

Il est où le patron ? ou le féminisme contre-productif

On m’a offert cette BD qui parle des femmes en agriculture et j’étais super-contente parce qu’il y a peu de BD qui parlent de l’agriculture, et encore moins des femmes du milieu. Et puis je l’ai lue et j’étais tout de suite vachement moins contente.

En réalité, c’est surtout une BD qui parle des hommes qui sont dans leur intégralité des salauds dont l’unique but sur terre est d’empêcher les femmes d’exister et d’apprendre. Et j’insiste autant que la BD : l’intégralité. Tous les personnages masculins sont d’horribles machos qui ne comprennent rien à rien, qui retirent les outils des mains des femmes pour qu’elles n’apprennent pas à s’en servir, qui ne se réservent que les tâches supposées valorisantes, qui n’interviennent jamais sur les mises bas parce que « c’est un travail de femme », qui ne savent pas débarrasser une table, qui ne s’occupent jamais des enfants et qui font sans arrêt d’insupportables remarques sexistes. Tous. Et la seule solution, d’après cette BD, c’est de faire sécession et de ne plus travailler qu’en non-mixité.

Des boulots, j’en ai fait plein, de plusieurs sortes. En bureau, dans le social, dans la grande distribution, liste non-exhaustive, et partout, j’ai dû me bagarrer en tant que femme. C’est sans doute d’ailleurs ce qui a participé à ce que je ne trouve jamais tout à fait ma place dans ces milieux. Et puis j’ai atterri en élevage. Et c’est là que je suis restée le plus longtemps, parce que j’adorais ça et aussi parce qu’enfin j’ai pu cesser de me bagarrer. Certes, à l’occasion, j’ai pu voir des individus archaïques qui faisaient des remarques déplaisantes. Je les rembarrais et on ne les y reprenait plus. D’autant qu’en général les patrons en rajoutaient une couche : un bon patron n’aime pas qu’on fasse chier sa salariée et quasi tous les éleveurs pour qui j’ai bossé auraient été horrifiés qu’on dise d’eux qu’ils étaient de mauvais patrons. C’était une question d’honneur pour eux. Dans l’ensemble, j’ai surtout eu des patrons mâles qui m’ont collé dans les mains des outils dont je ne savais absolument pas me servir et qui insistaient : tant pis si je faisais des conneries, c’est comme ça qu’on apprend. Et avec mes deux mains gauches, des conneries, j’en ai fait. Plein. Et le lendemain on me recollait le même outil dans les mains. En se moquant un peu, mais pas parce que je suis une femme, juste parce que je faisais des conneries. J’ai vu des grands-pères apprendre à leurs petites-filles à labourer, je vois encore un paquet de pères aller chercher les mômes à l’école, quitte à y aller en tracteur, et des maris débarrasser la table après le casse-croûte. Quant aux vêlages sur lesquels il fallait intervenir, c’était souvent les hommes qui le faisaient. La BD ne parle que d’éleveurs et éleveuses de chèvres et de moutons, l’écart peut venir de là sur ce point : c’est une réalité, les bovins sont de bien plus grosses bestioles, et s’il faut intervenir vite, si on n’a pas le temps d’aller chercher la vêleuse (un outil qui aide à démultiplier la force) alors oui, effectivement, j’ai beau être costaude, je n’avais pas forcément assez de force, pas plus que mes patronnes, et mieux valait qu’un mâle plus balaise s’en charge.

Je pourrais lister sur des pages les exemples d’une féminisation de l’élevage qui avance bien. Les vétérinaires rurales ici sont toutes des femmes. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre. J’ai bossé pour un groupement d’employeurs agricole dirigé par une femme qui a imposé par statut la parité dans le conseil d’administration. Jamais entendu de récrimination à ce sujet. Récemment, j’ai vu un agriculteur qui a poussé la presse locale à faire un article sur une (très) jeune femme mécanicienne agricole parce qu’il trouvait ça important de montrer que ça change. Salaud.

Alors oui, en effet, les agriculteurs du coin ont une tendance marquée au paternalisme. C’est même pour ça qu’ils aiment bien nous apprendre à nous servir de ceci ou cela. Sauf qu’ils font exactement la même chose avec leurs jeunes salariés masculins. Le plus macho des patrons que j’ai eu s’est pavané le jour où il a dû se faire remplacer suite à une opération : il était fier de dire partout qu’il avait laissé son exploitation entre les mains d’une jeune femme. Si sa réaction est quelque peu discutable, on voit qu’au fond il avait bien compris qu’il était temps de laisser la place aux femmes.

Je ne doute pas une seconde qu’il y ait des femmes en agriculture qui ont pu en chier plus que moi : il y a des abrutis partout, c’est même sans doute la seule chose bien répartie sur la planète. Il est très possible qu’une femme qui souhaite s’installer seule se confronte à des vieux relents sexistes moisis. Ça n’a rien de spécifique à l’agriculture, j’ai vu la même chose dans des formations organisées par une Chambre des Métiers. Que les choses n’avancent pas assez vite, c’est un fait, mais ça n’a absolument rien à voir avec le monde agricole spécifiquement. Que tous les hommes soient des salauds incapables de réfléchir à ces questions, non. Juste non. Ou alors, c’est que j’ai passé ces dix dernières années sur une autre planète. Et certes la Bretagne a ses spécificités, mais je ne crois pas qu’elle soit particulièrement plus progressiste que la moyenne, et jusqu’à preuve du contraire, elle est bien sur terre.

Pour conclure, si vous voulez dégoûter à jamais les femmes de l’agriculture, offrez-leur cette BD. Comme ça c’est sûr, ça restera un milieu d’hommes. Mais si vous êtes une femme qui veut se lancer dans le milieu : juste, allez-y. Rembarrez et fuyez les cons là comme ailleurs et rassurez-vous : des alliés, vous y en trouverez de tous les genres.


Billy Elliot, film social, très social.

Billy Elliot est un film qui a plus de vingt ans, mais je viens seulement de le découvrir.

Sur le papier, c’est l’histoire d’un fils de mineur qui veut apprendre la danse, mais son père veut qu’il fasse de la boxe, et pas ce truc de fille. Mais en réalité, c’est un film qui parle de la brutalité de la politique de Thatcher, de la désindustrialisation, de la misère, des représentation de genre, de la répression syndicale et de la violence policière qui l’accompagne, de la conscience de classe, de la lutte qui va avec et de l’extrême difficulté à s’extraire de son milieu social. Mais rien ne sera dit de tout ça. Pas de discours grandiloquent, pas de leçon de morale, juste l’histoire d’un fils de mineur qui veut apprendre la danse, mais son père veut qu’il fasse de la boxe, au milieu d’une grève, de l’omniprésence policière et des frigos vides. Tout est montré, mais en finesse.

Quand le film s’est terminé, que j’ai retiré la poussière que j’avais dans l’œil et que mon cerveau s’est remis en mode émission après réception, je me suis demandée : mais bordel, qu’est-ce qu’on branle, en France ?

On a la même histoire de désindustrialisation, les mêmes quartiers ouvriers pourris, les mêmes luttes qui ont mal fini, les Anglais en ont fait une flopée de films dont les excellents Pride et, donc, Billie Elliot. Et nous ? Rien. Ou pire que rien, du misérabilisme juste bon à donner bonne conscience aux bourgeois.

Les Anglais font un film dans un bassin minier ? Tous les comédiens ont l’accent du coin – mettez les sous-titres, c’est encore plus raide à comprendre que les Texans. Chez nous, un accent de bassin minier n’est utilisé que pour un ressort comique. On ne sait pas juste faire parler les gens comme ils parlent sans se moquer. Les Anglais veulent parler de ce que la gauche qui se secoue la nouille appelle intersectionnalité ? Eh bien ils font Pride et Billy Elliot, et à aucun moment on a cette désagréable sensation qu’on a cherché à cocher les cases de la diversité. Quelqu’un avait des trucs à dire, et il l’a dit avec suffisamment de réalisme et de tact pour nous embarquer dans son histoire et qu’elle nous touche. En France, on fait une resucée de Germinal et on colle un acteur arabe dans le rôle du porion* à une époque où c’était absolument impensable. On coche une case « diversité » et on pense qu’on a fait le job. On a juste fait celui de la ré-écriture de l’histoire.

Le plus dingue, c’est que peu de pays ont une haine historique des pauvres comme l’Angleterre. Qu’on lise Dans la Dèche à Londres de Orwell ou qu’on trouve la longue liste de lois répressives contre les pauvres pour s’en convaincre. Et c’est dans ce pays-là qu’on met de l’argent public – car la BBC est co-productrice de Billy Elliot – pour réaliser des films sociaux qui ne sont pas condescendants. Pendant que la France, qui fait encore semblant d’être une république sociale, produit à la chaine des films bourgeois.

Peut-être qu’un jour un Anglais tombera sur l’histoire de Radio Lorraine Cœur d’Acier, ou sur celle de ce wagon plein de billes de roulements que les sidérurgistes du Nord avaient détourné pour jouer au lance-pierre contre les CRS, ou sur une de nos innombrables histoires de lutte, et qu’il saura en faire le décor d’un film social qui met des poussières dans l’œil pas tant pour le pathos que pour la beauté de ce qu’il peut en tirer.

Ou qu’un Français se sortira les doigts du cul, mais ça, c’est beaucoup plus improbable.

*porion, dans les mines du Nord, désigne à la fois le poireau et le contremaître, en général perçu comme un traitre à sa classe.


L’agriculture à la loupe

Il y a mille choses qui m’inquiètent concernant l’avenir de notre agriculture, et pouvoir observer la manière dont sont structurées les exploitations ajoute des sujets d’inquiétudes supplémentaires.

J’vous explique.

Il existe plusieurs statuts possibles pour une exploitation agricole : l’exploitation micro-agricole (ça c’est que des bio débarqués de la ville), équivalent de la micro-entreprise, l’exploitation individuelle, l’EARL, qui est l’équivalent agricole de la SARL, la SCEA, ça peut aussi être, quoique rare, une SA ou une SARL et le GAEC. C’est ce dernier acronyme qui m’inquiète.

Le GAEC, ça veut dire « Groupement agricole d’exploitation en commun » et c’est ce qui explique une bonne part de l’augmentation de la taille des exploitations. Je vous épargne les détails parce qu’on s’en fout, mais en substance, il s’agit de structures co-gérées par plusieurs agriculteurs ou agricultrices qui mettent les moyens en commun : terres, cheptel, machines, outils de production. En soit, ça n’est pas déconnant, ça permet entre autres des économies d’échelle. Le souci, c’est que 100% des GAEC que j’ai vus jusqu’ici sont des GAEC familiaux, et 80% impliquent les parents, les enfants et éventuellement les conjoints des enfants. En soi, ça n’est pas un souci. Sauf que…

Sauf qu’à un moment, les parents prennent leur retraite. Ils doivent donc vendre leurs parts à un repreneur. Il faudra donc bien à un moment que des gens extérieurs à la famille s’installent dans une ferme gérée par une famille. Or personne n’a envie de se retrouver seul au milieu d’une fratrie conjoints compris parce que c’est un incommensurable nid à emmerdes. Donc les GAEC ne survivront pas au départ en retraite de la génération la plus âgée, et aussi la plus nombreuse dans le milieu. Et personne ne peut prédire ce que deviendront les terres et le reste dans ce contexte. La disparition pure et simple de l’exploitation et la vente à la découpe des terres est le plus probable. Ce qui engendre le point d’inquiétude suivant.

Le nombre d’élevages est en recul. Les rares jeunes qui s’installent ne veulent plus trimer dans les élevages laitiers qui sont de loin les plus contraignants et les moins rentables. Les animalistes s’en réjouissent mais c’est seulement parce qu’ils se contrefoutent de ce que ça implique. Déjà, comme la consommation de produits laitiers et de viande, elles, ne bougent pas beaucoup, ça implique plus d’importations. Fuck le bilan carbone. Ensuite, les terres qui ne sont plus utilisées pour l’élevage passent en culture de céréales. Qui nécessitent beaucoup plus d’intrants, c’est à dire de fongicides, pesticides et autres trucs en -ides, plus de travail des sols que les pâtures donc de pétrole, re-fuck le bilan carbone, et d’autant plus d’engrais de synthèse, qui nécessitent à la fabrication une blinde de gaz et de la potasse d’importation rerefuck le bilan carbone, qu’il n’y a plus de fumier. Et que les terres à pâtures sont de base pourries pour les céréales sans intervention chimique. Tout ça implique donc une plus grande pollution des sols et des eaux de surface. Qui finissent au robinet après avoir ravagés les rivières.

Dernier point observé : la plupart des agriculteurs ne sont propriétaires que d’une partie de leurs terres, ils louent le reste qui appartient généralement à d’anciens agriculteurs partis en retraite. Certes les locataires sont prioritaires pour le rachat quand le propriétaire décède, mais ils n’ont pas forcément les fonds. Et les banques ne prêtent qu’aux riches, ou que si les acheteurs s’engagent à réaliser des « investissements » conséquents, c’est à dire que les banques ne prêtent qu’à ceux qui feront plusieurs prêts parce que c’est là-dessus qu’elles s’engraissent. Les banques font de l’élevage d’éleveurs. Un éleveur qui fait faillite peut potentiellement lui rapporter en matos et structure à revendre. Comme aux États-Unis au moment de la grande dépression, on en est toujours là. On peut compter sur des investisseurs pour se tenir en embuscade.

Il existe des tas de solutions pour remédier à ce bazar, mais aucun politicien pour le faire. Ils préfèrent globalement les investisseurs aux agriculteurs. Il y a longtemps que je pense qu’il va faire faim, mais à mettre le nez encore plus près des réalités agricoles, je ne peux qu’en conclure que ça va arriver plus vite que je ne l’imaginais, et que les conséquences du modèle actuel ne se limitent même pas à la seule faim.


Chez Yvette

Mon boulot d’en ce moment consiste à arpenter les exploitations agricoles pour faire du recueil de données chiffrées à visée statistique. Je vais donc de ferme en ferme, je pose des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets et c’est super-rigolo. Pas tant les hectares, les tracteurs et le reste, mais ce qu’il y a autour. Parce que dans les fermes, les gens aiment bien causer, et c’est chouette parce que moi j’aime bien écouter. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Yvette*. Et Yvette, à elle toute seule, va faire chuter toutes les moyennes des statistiques nationales.

J’avais donc pris rendez-vous avec Yvette par téléphone. Et elle m’avait déjà expliqué qu’elle a 88 ans. Rien qu’avec ça, elle va tout dérégler les moyennes. J’arrive donc, non sans peine, devant sa petite maison – il a quand même fallu que je passe par un chemin forestier au milieu duquel j’ai dû m’arrêter pour enlever une grosse branche de la route, puis que je m’arrête encore dans un hameau pour demander mon chemin parce que le GPS avait renoncé à trouver la maison d’Yvette. Je frappe à la porte et j’entends une voix claire annoncer :

« C’est ouvert, entre donc ! »

Yvette ne m’a même pas encore vue qu’elle me tutoie déjà. L’embêtant, c’est que je vais être obligée de la vouvoyer : je sais que ça ne se fait pas du tout, par ici, de vouvoyer les gens, même âgés, mais le contexte professionnel a tendance, lui, à ne pas trop connaître les règles locales. J’entre donc dans une toute petite pièce où il fait environ 32°C. Un énorme poêle à bois ronronne, et la fenêtre entrouverte ne change pas grand-chose à la surchauffe. Sur la table, il y a deux bols, de la confiture, du beurre, du sucre et des crêpes sont gardées au chaud sur le poêle. Et assise à table, il y a donc Yvette, qui a l’air dix ans plus jeune qu’elle ne l’est. Que je vienne pour des questions administratives et qu’on ne me connaisse pas dans cette maison n’y changera rien : j’aurais l’obligation d’avaler deux crêpes tartinées de confiture et deux grands bols de café.

J’aurais pu remplir le questionnaire en cinq minutes : ça aurait été très impoli dans ce contexte. Yvette n’a que quelques vaches qu’elle élève pour avoir un complément de revenu. Elle a aussi un vieux tracteur. « De 1954 ». Non seulement il lui suffit, mais elle ne comprend absolument pas « pourquoi les jeunes de maintenant dépensent des fortunes dans ces gros engins ». Et puis très vite, Yvette a débordé des questions d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Des déchets, elle n’en produit pas : ses vaches ne mangent que de l’herbe. Et du labour, elle n’en fait pas : elle n’a que des pâtures. Voilà, le questionnaire était rempli. Mais Yvette n’avait pas fini de raconter.

Quand Yvette a repris la ferme de ses parents, elle avait douze vaches. Des pies noirs, race presque disparue maintenant, remplacée « par des grosses vaches qui font du lait qui manque de gras et qui ne tiennent pas sur leurs pattes ». Elle faisait toute la traite à la main. Le laitier ne venait pas jusque la ferme parce qu’il fallait traverser la rivière et qu’à l’époque, il n’y avait pas de pont. Tous les matins, elle descendait donc les bidons de lait à vendre au village, en passant sur une longue et large planche dont elle avait toujours peur de tomber, mais heureusement, ça n’est jamais arrivé. Ensuite, elle remontait à la ferme, elle écrémait le reste du lait, puis elle barattait le beurre à la main. L’hiver, ça allait, mais l’été, c’était compliqué parce qu’il faisait trop chaud. Il fallait donc remonter de l’eau fraîche de la rivière pour le refroidir et l’empêcher de fondre. Tous les trois jours, elle descendait avec le beurre en plus du lait pour le vendre à l’épicerie du village. Toujours en passant par dessus la rivière qui lui faisait si peur. D’ailleurs, plus tard, la rivière lui a provoqué la pire peur de sa vie, lors de la pire journée de sa vie. Elle avait couché sa fille alors à peine âgée de deux ans pour la sieste, mais quand elle est allée dans la chambre pour réveiller la petite, elle n’était plus dans son lit. Son mari et elle ont donc arpenté la rivière en tout sens, et après plusieurs heures, ils ont fini par se dire que l’enfant avait été emportée par les flots. Mais c’est à ce moment là que quelqu’un est venu les chercher : la petite fille était en train de pleurer sur la place du village. Elle s’était levée de sa sieste et avait suivi le chien jusque là. De cette journée, Yvette en fait encore des cauchemars.

Yvette est veuve depuis ses 70 ans. Un an après la mort de son mari, elle a réalisé qu’elle n’était jamais allée nulle part, sauf à Jersey où elle avait travaillé deux étés. « Avec des Anglais. Je ne comprenais rien à l’anglais et moi je ne parlais que breton. Alors forcément, on ne se comprenait pas, mais on rigolait bien quand même ». A 71 ans, Yvette a donc décidé de voyager. Elle est d’abord allée passer une semaine à Paris. Même qu’elle est montée sur la tour Eiffel. Et puis, elle est allée voir le château de Versailles. C’est très grand, et elle aurait bien aimé passer plus de temps dans les jardins. L’année d’après, elle est allée dans les Alpes. Puis dans les Pays Basques. Puis deux fois en Alsace parce que c’est très joli et qu’on y mange rudement bien. Maintenant, elle voyage un peu moins, parce que c’est quand même un peu fatigant de sauter d’un train à l’autre. Mais elle aimerait bien aller en Italie, il paraît qu’on y mange très bien.

Yvette est très entourée par sa famille, en fait le hameau héberge ses filles, fils, petits-enfants et quelques neveux. Sauf une maison où vit entre autre un adolescent qui apprend le breton à l’école. Alors deux fois par semaine, ce jeune homme rend visite à Yvette pour travailler son accent « celui qu’on leur apprend à l’école ne ressemble à rien » en mangeant des crêpes.

J’aurais aimé rester plus longtemps, non seulement parce qu’Yvette était incroyablement gentille, que ses crêpes étaient délicieuses, mais aussi parce qu’elle a une excellente mémoire d’une époque disparue. Malheureusement, mon travail ne consiste qu’à poser des questions à base d’hectares, de tracteurs, de labour et de gestion des déchets. Alors que, vous en conviendrez, chez Yvette, ça n’était vraiment pas le plus intéressant.

* Je sais bien que tout le monde, maintenant, voudrait aller manger des crêpes chez Yvette, mais évidemment, Yvette ne s’appelle pas vraiment Yvette. Je n’arrive pas à m’en tenir strictement au devoir de réserve, alors je triche un peu en anonymisant.


Combien faut-il de smartphones pour faire une vie humaine ?

Pour environ la quarante-deux millionième fois, on m’a expliqué que ne pas avoir et ne pas vouloir de smartphone, c’est être un individu archaïque réfractaire au progrès. Parce que depuis le début du XIXe siècle, on nous présente tout nouvel objet, et désormais toute nouvelle automatisation comme un progrès inéluctable, insistant sur le fait qu’il est ridicule de s’y opposer. « C’est comme ça, plie, achète un smartphone et tais-toi ». Mais depuis le début du XIXe siècle, il existe malgré tout des gens qui ne dépolitisent pas ces questions, avec toujours la même analyse que pas grand-monde n’écoute.

Au début du XIXe siècle, donc, est apparu le luddisme. Les artisans qui fabriquaient des vêtements ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de l’industrie qui servit de base à tout le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, ils s’organisèrent donc et cassèrent les machines. A l’époque comme maintenant, la presse appartenait aux mêmes capitalistes que les machines, elle veilla donc bien à tourner les luddistes en dérision : ces gens étaient des réfractaires au progrès. On dépolitisa leur mouvement, on les écrabouilla, on attacha littéralement des enfants aux machines et toute l’économie bascula dans l’exploitation la plus sauvage de la main d’œuvre : c’était le progrès. La réalité, c’est que les luddistes ou au moins une partie d’entre-eux avaient déjà compris que ces machines qu’on présentait comme le progrès étaient surtout un outil d’aliénation des pauvres et d’engraissement des riches. Les ouvrières de Dacca aujourd’hui ne le démentiraient pas. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour mesurer cette aliénation.

Ces temps-ci, mon boulot consiste à arpenter les exploitations agricoles et à poser un certain nombre de questions aux agriculteurs. En outre, on mesure ainsi l’automatisation dans les fermes, et ce qui est certain, c’est qu’elle s’y développe très vite. En particulier, dans les élevages bovins, le robot de traite gagne beaucoup de terrain depuis une petite dizaine d’années. Le discours pour les vendre a été le même que toujours : c’est le progrès. Le robot libérera du temps, limitera l’usure du corps, achetez-en. Alors les éleveurs qui manquent toujours de temps ont fait un crédit et installé un robot. Le temps a passé, et quand je les interroge, j’ai toujours la même réponse :


« Avant, quand on avait fini la traite, on rentrait à la maison, la journée était finie et on était tranquille. Maintenant, on n’est plus jamais tranquille. Au moindre problème technique, de la vache qui bouse sur un capteur au logiciel du robot qui plante, le robot fait sonner le téléphone, et il faut intervenir immédiatement. La journée n’est plus jamais terminée. On n’arrive plus à dormir parce qu’on sait que le robot va nous réveiller. Le temps qu’on passait avec nos bêtes, on le passe devant un écran. On n’a rien gagné du tout. Et on ne peut pas faire marche-arrière parce qu’il faut rembourser le crédit. On est coincé, et le mental ne tient plus. »


Bref : ils sont aliénés. Comme depuis deux siècles on est tous aliénés par les machines et ceux qui en tirent vraiment profit. Sauf qu’en plus maintenant on les prétend « intelligentes » et capables de « penser » à notre place. Les machines ne sont pas une extension de l’humain, c’est bien l’humain qui est devenu une extension de la machine. Et c’est exactement la même chose avec ces foutus « téléphones intelligents ». Détail insignifiant, sans doute, mais à force d’entendre ces agriculteurs souffrir d’être esclaves d’une machine, j’ai réalisé que j’étais l’esclave de ma calculatrice et j’ai arrêté de l’utiliser. Je calcule désormais tous les hectares en posant mes opérations, et je me rends compte que je ne perds pas de temps et que je me sens mieux en n’ayant pas besoin d’une machine.

En général, à ce stade de la démonstration, il y a toujours un malin pour m’expliquer que grâce au développement des machines, en particulier médicales, maintenant on vit plus vieux. Toujours le même biais capitaliste qui ne s’intéresse qu’à « combien » et jamais à « comment ». Vous vivrez cent ans : une quarantaine attachés à une machine de production et autant attachés à des machines de « loisir » et vous finirez vos jours attachés à une machine qui respire à votre place. Prière d’exulter face à ce progrès.

Grand bien vous fasse si le confort de cette aliénation volontaire et dépolitisée vous convient. Mais ne mêlez pas le soi-disant progrès à cette histoire.


Tempête

22h30


22h30 Oui, bon, ça souffle, mais on a vu pire.
0H00 OK, je ne suis pas certaine d’avoir déjà vu pire, même pas les orages en montagne.
3H30 Wow putain. La toiture ne va jamais tenir. La cabane de la vache doit déjà être par terre. Pourvu qu’il n’y ait plus personne en mer. Pourvu qu’il n’y ait personne dehors. Pourvu que les îliens aillent bien, ça doit être terrible, chez eux !

En général, quand il y a une grosse tempête nocturne, ça ne m’empêche même pas de dormir. La maison est solide, en presque trois siècles, elle en a vu d’autres, et de toute façon, il n’y a pas grand-chose qui puisse m’empêcher de dormir. Mais là… Je n’avais jamais vu une tempête pareille et j’aurais très bien survécu à l’idée de ne jamais en voir. La charpente émettait des craquements douloureux. Dehors, les arbres s’agitaient de façon tout à fait surréaliste. J’entendais une des vaches de mon voisin pousser des cris, ce qui n’était pas sans m’inquiéter, mais il était absolument impossible de sortir, c’était beaucoup trop dangereux. Même les chiens étaient en panique. Il y a eu une première coupure d’électricité vers 2h30, et puis à 4h00, plus rien. Vers 6h00, le vent s’est calmé et j’ai pu dormir un peu.

En me levant, j’ai regardé par la fenêtre en m’attendant au pire. Si la veille, je ne voyais pas ce que le terme de « bombe météorologique » signifiait, le premier coup d’œil dehors l’a vite éclairci : la clôture en bois a été arrachée, le toit du hangar semblait avoir pris une bombe laissant un grand trou béant, le grand eucalyptus qui a toujours résisté à tout avec souplesse avait perdu plusieurs branches, un gros conifère pourtant à l’abri du vent gisait au sol. Évidemment, je me suis précipitée dehors pour aller voir les bêtes, envisageant le pire. C’est presque un miracle : la cabane de la vache et l’abri des chèvres ont tenu. Les animaux avaient la même tête que les humains : celle de qui a passé une sale nuit, mais personne n’était blessé. Par contre, un premier coup d’œil permettait de prendre la mesure des dégâts sur les arbres. Rien que chez moi : deux pommiers, deux châtaigniers, deux vieux rhododendrons – pourtant parfaitement à l’abri du vent croyais-je – et un vieux sureau déracinés, plusieurs autres arbres plus ou moins cassés. Certains s’en remettront, d’autres devront être abattus. Ça, c’est le bilan sur un hectare de surface : c’est comme ça partout.

Dans la matinée, il a fallu parer au plus pressé. Tronçonner l’arbre qui empêchait de sortir la voiture, ramasser ce qui pouvait être dangereux, vérifier chez le voisin que toutes ses bêtes allaient bien – et c’est le cas malgré un vieux bâtiment à demi effondré – on a retrouvé une des tôles à plusieurs dizaines de mètres. Ensuite, il fallait appeler les gens alentours pour s’assurer que tout le monde allait bien, sauf que le réseau était en carafe. A ce moment là, on entendait déjà des tronçonneuse de tous les côtés. Mon voisin agriculteur a commencé par dégager les routes et chemins encombrés d’arbres. Le maire faisait le tour de toutes les routes du village pour savoir où intervenir. Tout le monde était un peu groggy, certes par manque de sommeil, mais surtout parce que le carnage est profondément déprimant. A ce moment là, je pensais qu’on n’aurait pas d’électricité avant une bonne semaine.

L’après-midi, le vent était tombé, les routes dégagées : il était temps d’aller voir si tout le monde allait bien et si personne n’avait besoin de rien, eau, bouffe, médocs, piles, essence… Pas la peine que tout le monde prenne sa bagnole, une par secteur, ça suffit. D’autant qu’au-dessus des routes, il y avait encore beaucoup de branches qui menaçaient de tomber. Perso, il me fallait de l’essence pour le groupe électrogène, ma voisine avait besoin de piles… En route pour le bourg le plus proche qui, lui, avait toujours de l’électricité. Sur quinze bornes parcourues, ça n’était que carnage partout. Les arbres ont vraiment pris cher, beaucoup sont déracinés, encore plus sont cassés. Des lignes électriques et des câbles de téléphone gisaient au sol partout. Des poteaux ont été brisés net. Heureusement, la plupart des toitures ont tenu. Quelques bâtiments agricoles sont plus ou moins salement endommagés. Outre ces dégâts, ce qui donne une bonne idée de la violence du phénomène, c’est la charpie de bois et de feuilles qui recouvre tout, jusqu’aux vitres.

On a finalement été rebranché au réseau plus vite que je ne le pensais vu l’étendue des dégâts. Maintenant qu’on est certain que tout le monde va bien et qu’il ne reste plus qu’à tronçonner vient tout de même le temps du bilan.

Si les alertes ont bien fonctionné, elles sont venues 24h trop tard : l’alerte à vigilance rouge balancée sur les téléphone, c’est bien. A 18h30 un jour férié, quelques heures avant l’arrivée du pire, alors que ça fait 24h que les météorologues préviennent que ça va cogner fort, ça ne laisse pas le temps aux gens d’anticiper quoi que ce soit. Pour ma part, je n’ai pas attendu que la préfecture se remue pour me préparer, mais beaucoup de gens n’avaient ni piles ni bougies. Pire, avec le réseau de téléphone par terre, impossible pour les gens malades de prendre ou d’annuler des rendez-vous. Mais ça n’est pas nouveau qu’on soit mauvais en anticipation des risques en France.

Mention spéciale aux radios publiques d’information : locales ou nationales, elles sont d’une parfaite inutilité. Vous vous réveillez au milieu du chaos, sans téléphone, sans électricité, sans internet. Vous allumez donc la radio à piles pour savoir si les routes sont dégagées, comment avancent les travaux sur les réseaux, si les stations d’épuration fonctionnent normalement et donc si l’eau est potable. Vous avez droit à l’interview d’une chanteuse à la con au sujet de son dernier album sur la radio nationale et à l’interview de Bernadette qui a – comme tout le monde – passé une sale nuit et a un arbre tombé dans son jardin sur les radios locales. Aucune info pratique, rien d’utile. « Écoutez la radio » figure sur tous les sites de prévention des risques. J’ai testé pour vous : les seuls sur qui vous pouvez compter pour être informé, ce sont vos élus locaux. Et on en vient donc aux points positifs.

Parmi les gens qu’on remercie très vite, il y a donc les élus locaux – vu la tête qu’il a, je pense que m’sieur mon maire n’a pas dormi du tout depuis la tempête. Il y a aussi les agriculteurs qui n’ont pas mis deux heures à dégager les routes. Vu des villes, il est toujours de bon ton de leur cracher dessus, vu d’ici, on a tous l’air con sans eux. Personne ne leur a rien demandé, ils ont fait ce qu’il y avait à faire par eux-mêmes. Et puis on pense aussi à tous les techniciens d’Enedis. Ils ne doivent pas non plus dormir beaucoup en ce moment. On croise les camionnettes bleues partout, ils s’arrêtent à peine la nuit. Si les salaires étaient indexés sur l’utilité sociale, ils seraient riches. Et puis globalement, dans ce genre de situation, l’entraide fonctionne bien. En tout cas, à l’échelle de mon village, aucune personne isolée n’a été laissée sans visite.

Maintenant on se prépare à la deuxième tournée puisqu’on annonce une nouvelle tempête pour ce week-end : sur un réseau fragilisé, on s’attend à de nouvelles coupures. Mais maintenant que j’ai expérimenté une situation critique, je ne peux que confirmer ce que je radote depuis des années : soyez équipés pour encaisser les chocs. Éclairage, chauffage, nourriture, eau… Si vous comptez sur l’état pour subvenir à vos besoin en cas de problème, vous allez juste rester dans votre galère. Equipez-vous et soyez copains avec les voisins, il n’y a que comme ça qu’on encaisse.

Et si chez vous tout est électrique, y compris les volets, à vrai dire, comme j’ai mauvais esprit, le seul truc qui me vienne en tête, c’est : mouarf.


La Salamandre – bienvenue à bord

Si on m’avait dit « tu devrais lire des romans maritimes », j’aurais commencé par répondre « ah bon, ça existe ? » et j’aurais probablement ajouté « mwé bof, je sais pas, c’est pas mon truc la mer ». J’aurais donc dit deux bêtises de suite. Parce que oui, le roman maritime est un genre à part entière, et n’en déplaise aux bourgeois de la culture, la littérature de genre n’est pas de la sous-littérature, d’ailleurs Hugo lui même s’y est essayé, ensuite, c’est tellement pas mon truc que je viens de m’enfiler trois romans maritimes de suite. Bon, je triche un peu, c’est surtout qu’on m’a mis dans les mains un recueil des œuvres maritimes d’Eugène Sue – environ un kilo et demi – l’importateur du genre en français, et que je n’arrive plus à m’arrêter.

L’avantage avec Eugène Sue, c’est qu’il a suffisamment été marin lui-même pour ne pas raconter n’importe quoi. Et ce qui rend encore plus intéressant ses écrits, c’est que sa détestation des puissants et des bourgeois alliée à son humour sarcastique rendent l’ensemble fascinant au-delà des seules questions maritimes.

La Salamandre est donc un roman maritime publié en 1832 dans lequel Eugène Sue va dresser un portrait aussi précis que vivant de la marine de guerre et en profiter pour se moquer allègrement de la Restauration et du retour des nobles inutiles qu’elle a engendré. La Salamandre est le nom de la frégate dont on va suivre l’équipage, tous durs et braves marins bretons, sauf un qu’on nommera donc Parisien. On va beaucoup parler de la hiérarchie et de la discipline absolument indispensables pour que tout le monde rentre vivant au port, des beuveries à terre – et quelle beuverie épique va-t-il nous décrire ! – de l’abnégation des officiers les plus compétents. Sauf que voilà : à la Restauration, les nobles qui avaient fui le pays reviennent en France, et certains seront promus essentiellement par népotisme et en dehors de toute considération pour leurs compétences – ou leur absence de compétence. C’est ainsi que la pauvre Salamandre va se retrouver affublée d’un marquis pour commandant, absolument incapable de tout. Le roman aurait d’ailleurs pu être sous-titré « le triomphe de la stupidité ».

Évidemment, je pourrais vous raconter l’histoire, mais comme j’essaie de vous convaincre de découvrir cette œuvre riche et palpitante, je n’en dirai rien de plus, si ce n’est qu’il ne faut pas se laisser décourager par les premières pages : si Sue est un excellent auteur, ses introductions ne sont pas à la hauteur de ses conclusions. Mais La Salamandre tient autant du pamphlet que du roman maritime et ses conclusions n’ont absolument rien de démodé, ce qui est triste pour nous mais permet au moins de rendre l’œuvre intemporelle. Elle contient absolument tout ce qu’on peut attendre d’un roman : du fond, de la forme, de l’humour, de la colère, de l’aventure, de la réflexion. C’est vraiment trépidant, on le dévore et on arrive au bout un peu essoufflé par tant d’aventures.

La Salamandre ferait vraiment un film incroyable, mais comme personne ne le fera, il ne reste qu’à le lire.


Nostalgie

Chose rare, j’ai été saisie hier d’une vague de nostalgie. Ça ne m’arrive pas souvent, ça n’est pas franchement dans ma nature, et il y a un je-ne-sais-quoi de « c’était mieux avant » que je n’aime pas dans la nostalgie. Mais ça m’arrive quand même parfois de regarder le passé, puis le présent, et de pousser un soupir.

En l’occurrence, la vague m’a ramenée, en musique, à la fin du siècle dernier. C’est qu’à cette époque, un phénomène musical a envahi toutes les oreilles de France : on entendait partout chanter dans d’autres langues, et en particulier en arabe, les sonorités d’autres cultures étaient partout, dans toutes les radios, sur toutes les chaînes de télévision. Rachid Taha cartonnait avec Ya Rayah. L’Orchestre National de Barbès faisait danser partout. 1,2,3 Soleil tenait du phénomène de société. Les chanteurs à la mode s’appelait Khaled, Faudel, Cheb Mami. Gnawa Diffusion donnait des concerts sous chapiteau aux pieds des tours de tout un tas de quartiers populaires. Les musiques tziganes étaient partout et empruntées par tout le monde. Un peu moins populaire mais quand même bien présent, il n’y avait rien d’exceptionnel à écouter Nusrat Fateh Ali Khan. Même au fond des PMU crasseux et enfumés, on pouvait entendre quelqu’un fredonner un air de raï à la mode.

J’ai ce souvenir d’une fête de quartier, car à l’époque l’espace public était vraiment public et on ne se gênait pas pour l’occuper pour tout un tas d’événements, lors de laquelle se tenait un concert de raï. C’était un quartier populaire, plein de gens de toutes origines et de jeunes blancs fauchés. On n’avait pas réussi à se faire prêter du matos d’éclairage, mais peu importe, on faisait sans. La nuit était tombée, mais la musique ne s’arrêtait pas. Soudain, au milieu des jeunes blancs, un groupe de chibanis avait paru et s’était mis à danser. Leurs petits fils avaient encerclé la foule et l’éclairaient des phares de leurs scooters. Instant magique de rencontre et d’espoir. Et puis cet autre souvenir, un peu plus loin : dans une usine désaffectée se tenait une fête tekno, mais il y avait deux scènes : une scène tekno hardcore, forcément, et une scène rap. Et deux jeunesses qui pouvaient sembler séparées se mélangeaient là, passant d’une scène à l’autre, découvrant l’univers musical de l’autre, brisaient des préjugés.

Ces instants étaient porteurs d’un grand espoir. Parce qu’enfin, toute une partie de la population jusque là invisibilisée était sous le feu des projecteurs et pas du tout de façon anecdotique. Le racisme existait toujours, mais on pouvait espérer que cette visibilité, cette banalisation de la langue arabe dans la radio, cette popularité de cultures jusqu’alors inconnues ou méprisées le feraient reculer. Et je crois bien qu’il reculait vraiment, au moins un peu.

Au-delà de la musique, les luttes pour les droits des sans-papiers avaient bien plus de visibilité. Et s’ils se faisaient expulser à coups de hache et de matraques, en pleine grève de la faim, ci d’une église et là d’une bourse du travail, au moins ça n’était pas dans l’indifférence. Leurs soutiens étaient divers et nombreux. On croisait alors souvent l’abbé Pierre ou Albert Jacquard, Ariane Mouchkine ou Emmanuelle Béart sur le terrain. Le soutien populaire était réel. Et parfois, des régularisations étaient obtenues en nombre. Alors l’espoir renaissait pour tous les autres.

La fin du siècle dernier n’était pas une époque particulièrement joyeuse, il n’y a rien à y fantasmer, des gens tels que Pasqua ou Chevènement sévissaient et ça n’avait rien de drôle, mais c’était une époque qui nous laissait un espoir de changement.

Et puis le 11 septembre, le Patriot Act, les bombardements en Irak, et fatalement, le vieux fasciste borgne au deuxième tour de la présidentielle. Et l’espoir était mort, le raï disparu, et je n’oserais plus écouter Nusrat Fateh Ali Khan trop fort, ses « Allah hoo » sont devenus dangereux pour celui qui les écoute dans un pays qui a décidé que tout ce pan là de la culture devait retourner dans l’ombre.


Mastodon, les bourgeois et les bourgeoises, Ginette et un peu de lingerie.

J’vous préviens, après des mois bridée à 500 caractères, je vais me rattraper d’un seul coup.

Posons le contexte.

J’ai une très longue expérience des réseaux sociaux, datant de bien avant l’arrivée d’Internet. Ado, je pratiquais la CB. Pour les jeunes : non, pas la Carte Bleue, la Citizen-Band. On causait entre inconnus et sous pseudos via de petits postes radios. J’avais quatorze ans, et j’échangeais avec toute sorte de gens : des vieux routiers, des ouvriers, des profs et même à l’occasion avec des dames qui utilisaient cet outil pour donner à des messieurs des rendez-vous tarifés. Il était assez rare que je tombe sur des gens de mon âge, mais ça n’avait aucune importance. J’entretenais aussi des correspondances, en français et dans mon anglais balbutiant. Puis il y a eu l’ICQ, puis les tchats, puis les forums, puis l’arrivée des grands méchants réseaux.

Alors forcément, causer avec des gens dont je ne connais pas le visage, venus d’univers variés, de classes sociales différentes, avec des aspirations diverses, c’est ma normalité depuis bien longtemps, presque toujours, et ça me convient très bien. C’est enrichissant, parfois énervant, ça ouvre des perspectives de pensée au-delà de ce que peut offrir un réseau « en vrai », souvent moins riche, ne serait-ce que géographiquement.

Ces dernières années, les grands méchants réseaux que j’utilisais abondamment sont devenus des bidules éthiquement puants, j’ai donc cherché à les fuir. Après une tentative infructueuse d’entraîner des gens vers les réseaux low-tech que sont les forums puis le rachat du réseau à pensée restreinte par le maboule à grosses fusées, j’ai opté pour ce qui semblait le plus éthique : un réseau « libre », décentralisé, plein de promesses : Mastodon. Et pour la première fois de mon histoire des communications à distance, j’ai découvert un univers que je ne connaissais pas : celui des bourgeois et petits-bourgeois en cercle fermé. Et ma foi, outch, ça pique.

Les bourgeois ont leurs sujets-marottes, les plus observables à l’œil nu et aussi les plus emblématiques du problème étant le féminisme et l’usage du vélo. Si ça semble plutôt une bonne chose de prime abord, n’importe quel prolo de base ne met pas longtemps à comprendre que les bourgeois parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, ils s’offrent surtout une bonne conscience à peu de frais en défendant leurs privilèges.

Prenons la question du féminisme – ouais, je suis d’humeur à me faire plein de nouveaux potes. Vous lirez, sur ce réseau bourgeois, de bien belles paroles engagées sur ces hommes qui nous font la guerre (sic), sur ces inégalités qui sont intolérables – et elles le sont – et sur ces luttes qu’il faut mener. Mais les bourgeois ne mènent jamais de lutte. Ils causent. Ils causent par exemple du droit à l’enfant, de la nécessité fondamentale et absolue de faciliter l’accès à la fabrication de mômes en laboratoire à grand renfort d’hormones qui finissent dans les rivières et de congélation d’ovules parce qu’on ne va pas sacrifier une belle carrière en se reproduisant trop tôt. Ils et surtout, en l’occurrence, elles, causent de leurs envies personnelles et appellent ça le féminisme.

Mais quand ces belles causeuses, après avoir obtenu leur enfant, reprennent leur belle carrière, ce sont les femmes des classes laborieuses qui auront la charge de ladite progéniture en échange d’un salaire misérable. Et ça, ça ne dérange pas du tout les bourgeoises. Le féminisme en Louboutin se contrefout profondément de la vie des femmes des classes laborieuses. Elles causent féminisme sans jamais voir le problème quand elles font récurer leurs chiottes et torcher leurs mômes par d’autres femmes. Elles ne voient pas le problème à étaler leur lingerie à un quart de smic fabriquée par des Tunisiennes exploitées, le drame de leurs pantalons jetables aux poches trop petites pour ranger leur téléphone à un mois de salaire fabriqués par des Indiennes presque réduites à l’esclavage. Elles ne voient pas le problème à s’étaler sur la tronche les cosmétiques largement fabriqués par des ouvrières mal payées et exposées à des produits toxiques. Et elles vous mépriseront si vous avez l’outrecuidance de pointer la vacuité de leurs paroles en comparaison de leurs actes, vous qui n’utilisez même pas l’écriture inclusive.

Les bourgeoises parlent, écrivent, rédigent, hurlent, mais en réalité, elles sont les idiotes utiles du patriarcat.

Ce constat n’est pas valable que pour les femmes, ni que pour le féminisme. Les « vélotaffeurs » valent aussi leur pesant de nombrilisme social. Certains méprisent l’ensemble des automobilistes avec leurs vélos qui valent au bas mot trois fois le prix de ma bagnole. Mais si vous regardez le métier de ces gens-là, vous ne trouverez personne qui bosse en trois huit à l’usine, debout toute la journée, effectuant des ports de charges lourdes ou des gestes répétitifs et transpirant à grosses gouttes. Après une journée assis au chaud, c’est facile, de rentrer en vélo. C’est visiblement plus compliqué de se rendre compte qu’on est un privilégié, et que le mode de vie des privilégiés n’a rien de transposable chez ceux qui suent.

Je pourrais encore m’étendre sur l’écologie vert pâle, mais je suis déjà assez énervée comme ça.

J’ai aussi fui les grands méchants réseaux agacée par la censure stupide qui s’y pratiquait de plus en plus. Un réseau se revendiquant libre et bienveillant ne pouvait qu’être mieux. Mouarf. Je le sais, pourtant, que la bienveillance est toujours la face visible de l’hypocrisie !

Dès que vous avez le malheur de sortir des règles non-écrites spécifiques à ce milieu bourgeois auquel vous n’appartenez pas, c’est le drame. Typiquement, vous êtes tenus d’indiquer un Content Warning sur tout ce qui pourrait heurter le petit cœur fragile de Marie-Choupette. Le problème, c’est que Marie-Choupette est particulièrement sensible. Si vous relatez la violence symbolique et réelle de la vie des femmes des classes laborieuses, violence dont elle fait parfois, souvent, partie des causes, voilà que non contente de ne pas l’avertir que vous allez lui mettre un coup de pied au cul, vous la privez en plus de son adoré statut de victime ! Ne mettez surtout pas Marie-Choupette devant la réalité du monde, ou, du haut de sa toute-puissante bienveillance, elle convoquera son réseau pour vous faire plier et cacher ces prolétaires qu’elle ne saurait voir.

Et puis, évidemment, le gros de la communauté végane s’est réunie là, très à l’aise dans cette bulle garantie sans prolo bouffeurs de barbecue ni agriculteurs.

Bref, je ne m’étais jamais autant autocensurée que chez les bourgeois et je jure, mais un peu tard qu’on ne m’y reprendra plus.

Il y a aussi bien sûr, comme partout, des gens formidables sur Mastodon (bisou aux gens qui m’ont laissé des messages sous les 500 caractères de résumé de ces deux pages, n’allez pas croire que ça ne m’a pas remuée). D’ailleurs, la plateforme n’est qu’un outil et l’outil n’est en rien le problème. En outre, c’est un outil d’autant plus facile à prendre en main qu’une flopée de gentils vieux barbus du libre vous fournissent vite des ressources pour le faire (merci). Le problème de Mastodon, c’est la quasi-absence de mixité sociale. Les bourgeois en ont fait ce qu’ils appellent leur safe space. C’est-à-dire un lieu qui tient à distance tout ce qui pourrait chatouiller un peu trop la bulle de confort qui leur tient lieu de convictions.

Détail révélateur : vous ne croiserez personne sur ce réseau qui manie à la truelle la langue française et son orthographe tordue. Privilège de classe : on maîtrise là les arcanes du participe passé et même du subjonctif imparfait si besoin. Dès lors, Ginette, pas vraiment climato-sceptique mais ignorante, se sachant ignorante et tentant, sans doute maladroitement, de se tirer vers le haut, Ginette s’inscrirait sur une telle plate-forme qu’elle n’aurait aucune chance de récolter autre chose que du mépris. La honte, elle ne sait même pas ce qu’est le patriarcat.

Et maintenant ? Que faire de ce constat ? Eh bien d’abord, plier bagage et fuir. Fuir loin de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile. Mais je ne sais pas me passer des réseaux sociaux. Je n’en suis pas fière mais c’est comme ça. J’ai rebranché la CB, mais je suis la seule à l’avoir fait à portée d’ondes. Et puis surtout, si je me contrefous de l’existence de Marie-Choupette et d’Augustin-Fébrile, celle de Ginette me préoccupe. Je ne pourrai jamais convaincre un bourgeois de ne plus être un bourgeois. Par contre, avec de la patience et parce que je n’ignore pas ce qu’est sa vie, je peux peut-être convaincre Ginette que, non, voter à l’extrême-droite ne va pas améliorer sa vie. Je peux peut-être l’aider à prendre conscience que la bourgeoise chez qui elle fait le ménage ne vaut en rien mieux qu’elle. Si un réseau social ne sert qu’à s’enorgueillir et à se réconforter entre pairs, alors il ne sert à rien.

Et maintenant ? Je vais retourner sur un grand méchant réseau, y continuer mes revues de presse quotidienne, avec une autre identité. Tagrawla a vingt-cinq ans, je vais la laisser tranquille. Comme après chaque déménagement, il y a des gens dont je regretterai la compagnie, mais c’est la vie. Et je vais continuer d’espérer, contre toute rationalité, qu’un jour les outils libres et décentralisés seront réellement accessibles à tous.


Sécheresse, pas vraiment une dystopie.

Il y a sans doute quelque chose d’un peu masochiste à lire Sécheresse maintenant que le réchauffement climatique la provoque partout pour de vrai, mais il y a surtout quelque chose de fascinant au fait que J. G. Ballard se soit dit en 1964, à une époque où personne ne parlait du dit réchauffement et où l’écologie balbutiait, qu’il allait écrire un livre post-apo sur le sujet.

Même si vous ne connaissez pas J. G. Ballard, en fait vous le connaissez un peu : c’est Christian Bale, ou du moins c’est le jeune garçon incarné par Christian Bale dans l’Empire du Soleil, film tiré de son autobiographie. Il a aussi écrit le roman dont Cronenberg a tiré Crash. Sécheresse est publié dans une collection « science-fiction », mais on ne sait pas trop pourquoi. Ou alors il faut aussi publier La Route de Mc Carthy dans le même genre de collection. Anticipation, à la limite, mais ça n’est pas la même chose.

Comme à l’époque de son écriture, donc, on ne parlait pas encore de réchauffement climatique, Ballard invente une autre cause à la sécheresse mondiale : une cause fictive dont on se dit « ah ben oui, ça aurait aussi pu être ça », parce que le monsieur était écologiquement lucide : il savait bien que nous ne pourrions pas jouer aux consommateurs indéfiniment sans conséquence sur l’environnement. Et ça n’est pourtant pas le cœur du roman. A l’inverse d’une grande part des œuvres post-apo, il n’explore pas non plus les mécanismes de la survie, et c’est sans doute ce qui en fait un roman singulier. C’est même tout l’inverse : c’est le renoncement qui est le moteur, ou de fait l’absence de moteur, de son personnage principal. Dès lors, ceux qui cherchent un héros surpuissant à qui il arrive tout un tas d’aventures dont il se sort toujours parce que c’est à ça qu’on a envie de s’identifier vont être déçus. Ballard est beaucoup plus réaliste quant à la psychologie humaine : son personnage principal se laisse porter par les événements qui le dépassent, spectateur impuissant d’un monde effondré.

L’écriture est sans fioriture mais sans simplisme : efficace. A dire vrai, c’est la première fois depuis bien longtemps qu’un roman est venu me hanter jusque dans mon sommeil, et un mauvais livre ne saurait pas faire ça. Dès lors, je ne sais pas si c’est une lecture adéquate pour les gens déjà éco-anxieux, mais ça serait quand même dommage de passer à côté d’un ouvrage prophétique et autrement plus profond que les autobiographies bourgeoises contemporaines qui occupent tout l’espace médiatique sans avoir grand-chose à apporter aux lecteurs : Ballard, au moins, a vraiment quelque chose à dire de l’humanité.