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Au loup !

Bien évidemment, il est impossible de savoir combien il y avait de loups en France avant qu’on ne les extermine, puis qu’ils reviennent. Par contre, on sait qu’au cours du XIXe siècle, rien qu’en Picardie, on en a zigouillé environ 5000. Donc forcément, il y en avait au moins 5000 à cette époque sur une seule petite partie de la France. A la même époque, entre 1800 et 1900, la France passe de 27 à 38 millions d’habitants parce qu’on se reproduit aussi vite que les lapins et le loup ne nous mange malheureusement pas, ou pas assez. En fait, un historien – Marc Moriceau – a fouillé les archives et n’a trouvé que 1100 cas de prédations de l’humain par le loup entre la fin du XVIe siècle et 1918, et quelques morsures supplémentaires de loups enragés, mais depuis Pasteur, ça n’est plus vraiment un problème majeur. En un peu plus de deux siècles, le loup a mangé moins de gens qu’il n’y a de touristes qui se noient chaque année en France. En plus, le travail de M. Moriceau montre que le loup ne mangeait que les plus pauvres parmi les pauvres. Pas par goût, mais parce que les pauvres vivaient plus près des forêts et qu’ils n’étaient pas assez bien nourris pour avoir la force d’échapper aux loups. En fait, le loup était un problème social avant tout. (Toute ressemblance avec des faits métaphoriques actuels etc etc.)

Forcément, pour loger et nourrir cette humanité à la démographie incontrôlée, on a déforesté comme les brutes que nous sommes et fait quasiment disparaître tous les grands herbivores qui étaient les proies naturelles et préférées des loups.

Maintenant, nous sommes au XXIe siècle, on a exterminé tout ce qu’on ne pouvait pas domestiquer, on est 70 millions en France et on se sent en danger parce qu’il y a un peu plus de 500 loups sur tout le territoire donc on veut le ré-exterminer.

Et le plus marrant, c’est que l’humain pense qu’il est l’être le plus intelligent de la planète.


Melba fait des grosses bêtises

Vous vous souvenez sans doute de ma grande copine Melba, la vache pot de colle depuis qu’elle est toute petite, ma préférée avec Mangue. Eh bien ces jours-ci Melba a fait parler d’elle en faisant des bêtises, des grosses bêtises.

Ça a commencé quand Macarena a vêlé une bonne semaine avant terme. C’est assez rare chez les vaches qui vêlent plus souvent en retard qu’en avance. Le veau, une femelle, est né tout minuscule, le plus petit veau que j’aie jamais vu. Elle est toute mignonne, mais alors petite ! C’est bien simple, on dirait une chevrette tellement elle est minus. Une micro-pitchounette. On ne s’est pas inquiété outre mesure parce que, toute prématurée et minuscule qu’elle soit, elle est en parfaite santé, a un appétit démesuré par rapport à sa taille et déjà un caractère bien affirmé. Nul doute qu’elle rattrapera son retard de croissance. Seulement, quelques jours plus tard, une autre vache a aussi vêlé avant terme, et cette fois, de quasiment deux semaines. Là non plus, on ne s’est pas trop inquiété, parce ce que le veau est un gros mâle déjà bien balaise, et que ça n’est pas forcément plus mal pour la vache qu’il soit sorti plus tôt. Seulement voilà : ces jours-ci, Jalna a aussi vêlé deux semaines plus tôt que prévu et cette fois, ça s’est mal passé. Le veau était mort-né et pour ne pas arranger les choses, quand le patron l’a trouvé dans la pâture, il avait déjà été grignoté par les renards et personne n’apprécie ni de perdre un veau ni de le trouver à demi bouffé. Et puis, trois vêlages prématurés, ça c’est pas du tout normal. Alors le patron a mené l’enquête, recoupé tous les événements, et un fait apparaît très clairement : cette série a commencé avec le tarissement de Melba. Dès qu’elle a rejoint le troupeau des vaches en congé pré-maternité, les problèmes ont commencé.

Il est donc très facile de deviner ce qui s’est passé : Melba, aussi amicale soit-elle avec les humains, a décidé de devenir dans le troupeau calife à la place du calife. Elle veut être la patronne, et comme les vaches, ça ne vote pas, elles règlent ça à grands coups de tête dans le ventre jusqu’à ce que les anciennes plient. Si ces vaches n’étaient pas écornées, ça serait un massacre sanglant. Elles ne manquent de rien et surtout pas d’espace, elles sont dehors, dans les pâtures qu’elles apprécient le plus pour vêler parce qu’il y a des arbres et des espaces couverts où se planquer pour mettre bas en paix, mais ça ne change rien du tout aux rapports de hiérarchie qui se rediscutent à chaque arrivée d’une nouvelle.

J’ai d’abord eu peur qu’on soit confronté à une épidémie. Une maladie, ça serait vraiment très grave. Cette possibilité écartée, j’ai eu peur que le patron ne veuille se débarrasser de Melba qui risque de vouloir aussi être calife à la place du calife quand elle réintégrera le troupeau des laitières. Mais j’ai eu peur pour rien : le patron a quarante ans de métier dans les pattes, et il sait très bien que c’est ainsi que les choses fonctionnent dans un troupeau. Il n’y a pas de vaches gentilles ni de vaches méchantes : il y a des vaches avec leurs fonctionnements hiérarchiques contre lesquels il est vain de vouloir lutter. Melba est une dominante, elle fera donc ses trucs de dominantes, avec les dégâts que ça peut engendrer, mais si ça n’est pas elle, ça sera une autre. Il faut juste accepter que c’est ainsi que fonctionne un troupeau, même quand ça ne nous fait pas plaisir.

Quant au fait que les renards aient mangé le cadavre du veau mort né, ça ne fait pas plaisir non plus. Mais en cette saison, les renardeaux commencent à sortir et apprennent à se nourrir seuls. Tout le monde, à deux ou à quatre pattes, a une famille à nourrir et un régime alimentaire qui lui est propre. Si les renards ne mangeaient pas de cadavres, ça serait une catastrophe. On retrouverait des bêtes en décomposition, par exemple des chevreuils, qui pourraient potentiellement polluer l’eau. Heureusement, les renards et les blaireaux assurent le service de nettoyage et c’est un bienfait pour les écosystèmes. On ne peut pas leur reprocher ce qu’ils sont par nature. Alors on serre les dents mais on admet que c’est ainsi que vont les choses, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Faire autrement serait une catastrophe bien pire.

On finit toujours par en revenir aux mêmes conclusions : quand on travaille avec des êtres vivants, on accepte de se confronter régulièrement à la mort. Et si on ne peut pas l’accepter, alors il faut changer de métier.


Agression bovine

C’était une sale journée, hier, au boulot. Il a fallu euthanasier Maëlys, une jeune laitière. Elle était en bonne santé, jusqu’à ce que la grosse Flûte fasse – encore – une de ses crises d’autorité. Flûte est l’aînée du troupeau, et depuis quelques mois, elle a développé un vrai gros sale caractère à l’égard de ses congénères. La dernière fois, elle avait mis un tel coup de tête dans la mamelle d’une de ses comparses que cette dernière en a eu un gros hématome douloureux qui a été long à se résorber. Et encore, cette vache a eu de la chance : Flûte, comme les autres, est écornée, sinon, ça aurait été un carnage sanglant. Cette fois, elle a cogné Maëlys tellement fort qu’elle a réussi à lui casser une patte arrière, en pleine pâture. En plus de quarante ans de métier, le patron n’avait jamais vu ça. En intérieur, ça peut arriver parce qu’une vache peut en coincer une autre, par exemple contre un mur. Mais dehors, ça n’arrive jamais. Je vous laisse imaginer la puissance de l’impact.

Malheureusement, on ne sait pas réparer les pattes des vaches, et surtout pas les postérieures. Le patron a déjà réparé une patte de veau. A vrai dire, contre l’avis du véto, d’ailleurs. Lui, il voulait euthanasier le veau. Le patron a fichu le véto dehors en le traitant de sauvage, puis a fabriqué une petite attelle pour le veau, et ça a fort bien fonctionné. Le veau est devenu une vache qui a eu une vie normale de vache avec ses courses dans les pâtures et ses veaux. Mais pour une vache de plus de cinq cents kilos, on ne sait pas faire. En plus, c’était une fracture avec un gros déplacement. Alors voilà : il a fallu euthanasier la pauvre Maëlys, d’autant qu’il est interdit, en France – ça n’est pas le cas partout – de mener à l’abattoir une vache qui ne tient pas sur ses pattes. Maëlys est vraiment morte pour rien, sans qu’on puisse rien faire, et c’est la configuration la plus triste et la plus énervante.

Quant à Flûte, son sort est scellé. Mise à l’isolement, elle sera sous peu envoyée à l’abattoir. Qu’il y ait des conflits de hiérarchie dans un troupeau, c’est absolument normal. Mais quand une vache met ainsi la santé et la vie des autres en danger, ça n’est plus possible de la garder.

Les vaches ont une réputation d’animal gentil. Il n’y a pas d’animaux gentils. Ni méchants, d’ailleurs. Il y a des réactions animales, c’est tout. Il faut faire avec. Pensez-y avant de traverser une pâture occupée par des vaches : s’il prend l’idée à l’une d’elles de vous cogner, n’oubliez pas que votre squelette est infiniment moins résistant que celui de Maëlys.


La vache et le goupil

Ma vache fait tellement de lait que souvent, quand elle se couche, il s’en échappe un filet de sa mamelle. Le goupil, qui est loin d’être stupide, y a vu une opportunité. Il s’approche de la vache qui n’y voit nulle menace, il creuse un petit trou qu’il laisse se remplir et il lape le lait ainsi recueilli.

Entre voisins, quoi de plus normal que de s’entraider ?

J’ai une pensée amusée pour tous les suceurs de navets qui prétendent que l’humain est le seul à boire le lait d’une autre espèce.


Rapport d’adoption

Je me suis rendue dans la ferme toute proche où se trouvait le veau à adopter. J’y ai été accueillie par un vieux chien adorable. C’est toujours bon signe : si le chien est gentil, c’est que les humains qui vont avec ne sont pas des brutes. Et le fait est que l’éleveuse est une dame adorable. Elle était contente que son petit mâle aille sous une vache et non pas dans une ferme d’engraissement et ravie d’apprendre que, dans quelques mois, il ne sera pas emmené à l’abattoir mais abattu à la ferme, proprement, sans transport, sans stress. Elle aimerait que toutes ses bêtes connaissent un destin analogue, c’est malheureusement l’exception. Comme par dessus le marché je l’ai forcée à prendre le double du prix qu’elle en demandait parce que je refuse catégoriquement de jouer le jeu dégueulasse du moins disant qui met les éleveurs sur la paille, elle sait que son veau n’est pas tombé chez des sauvages qui ne connaissent rien au monde agricole. C’est fort peu de choses, ça ne changera pas sa vie, mais si on fait tous un petit effort pour soutenir nos éleveurs, ça ira mieux pour tout le monde.

On a donc mis le veau dans le coffre – sans plage arrière, évidemment – et je suis montée dans le coffre avec lui pour être certaine qu’il ne fasse pas l’andouille. Heureusement qu’il n’y avait pas loin : pour faciliter l’adoption, il n’avait pas été nourri et a donc passé tout le trajet à essayer de me manger. Un jeu de fringues de plus qui tient debout tout seul, collé à la bave : la routine.

Dès qu’elle l’a vu, Jacqueline a adopté le veau. Même pas besoin de le renifler, rien, elle a tout de suite meuglé : « c’est MON veau ! ». Et ‘fallait voir à ne pas contester l’histoire. Elle a immédiatement entrepris de le nettoyer – il n’était pourtant pas sale – jusqu’à ce qu’il soit bien gluant, puis l’a nourri, ce qui a été un chouïa compliqué car ce veau n’avait jamais tété à la mamelle. Mais les affaires de ventre, ça se règle toujours vite.

En fait, c’est dans l’autre sens que les choses sont compliquées : si Jacqueline a adopté Prospero – oui, il s’appelle Prospero – au premier regard, Prospero n’a pas eu bien l’air de comprendre que désormais, Jacqueline est sa mère. Pour lui, une maman, ça a deux pattes et une totote en plastique.
Et puis, il ne connaissait que la case à veau. Alors ce grand espace qui s’offrait à lui, ça lui a donné rudement envie de galoper partout. Et il ne s’en est pas privé. J’ai donc passé l’après-midi à galoper partout aussi. Tout ça, ça a été rudement fatigant : ça fait beaucoup d’aventures pour un petit veau. Il s’est couché à l’ombre, et il s’est endormi. J’en ai profité pour lui mettre un petit licol et pour l’attacher à un arbre. Il va rester attaché ainsi quelques jours, pour laisser le temps à Jacqueline de lui expliquer les choses. Je lui fais entièrement confiance : elle ne le lâche pas d’un sabot et a déjà commencé à lui apprendre à réagir à ses appels. Dès que possible, il sera libre de ses mouvements. Mais pas tant qu’il force les clôtures pour aller se planquer dans la pâture du voisin ou dans l’ancien chemin creux.

Hier soir, je suis bien évidemment aller jeter un dernier coup d’œil dans la pâture avant d’aller au lit. (Si vous voulez tester le phénomène de sur-vigilance sans en passer par les gosses, essayez les veaux, c’est hyper-efficace.)

Prospero était couché dans un coin, bien endormi. Et je peux vous dire que quiconque aurait voulu s’en approcher aurait eu d’abord à s’expliquer avec les cornes de Jacqueline, qu’elle commence à avoir fort longues. Elle s’était mise en travers de façon à le rendre inaccessible, faisant barrière contre le vent et radiateur en même temps, et elle ne dormait pas du tout. Elle avait la tête bien droite et surveillait très sérieusement les alentours. Y’a pas à tortiller, c’est vraiment une super-maman de compétition.

Ce matin, je suis allée voir si Prospero avait trouvé la mamelle tout seul – ça peut parfois prendre quelques jours – mais il avait déjà pris le petit-dej’. Et il était encore tout gluant de s’être fait lécher de tous les côtés. Une bonne chose de faite. J’ai pu vérifier qu’il n’a pas la diarrhée, c’est extrêmement important car c’est la première cause de mortalité chez les veaux. Ensuite, j’ai bossé dans la pâture – il y avait un souci avec la clôture électrifiée mais c’est réglé – et Jacqueline me suivait partout en protestant : « Comment veux-tu que je lui explique qu’il doit me suivre quand je fais « mooh » s’il est attaché ? Fais quelque chose, enfin ! ».

Je ne vais quand même pas lâcher Prospero immédiatement. Il va encore rester 24 heures à l’attache, le temps de bien comprendre que la cabane est sa maison (et non pas je ne sais quel fourré inaccessible) et que Jacqueline est sa mère, qu’elle rapplique dès qu’il bouge une oreille et qu’il peut donc lui faire entièrement confiance.

Ensuite, je pourrai enfin retrouver une activité normale. Et aussi des nuits qui ressemblent à quelque chose. Et ouvrir la saison de fabrication du beurre, parce que veau ou pas, Jacqueline pisse du lait à ne plus savoir qu’en faire.


Peur d’humain et peur de vache

Je doute qu’il existe une espèce animale qui méconnaisse la peur. C’est un phénomène certes désagréable mais absolument indispensable à la survie. Pour nous autres, humains, c’est assez simple parce qu’on peut facilement expliquer nos peurs aux autres. L’autre jour, par exemple, j’ai eu très peur. Alors que je baladais les chiens, j’ai aperçu de loin quelque chose qui m’a fait peur : Harry Potter – qui ne s’appelle pas Harry Potter, mais comme cette génisse a un Z de poils blancs sur son front noir on l’appelle quand même Harry Potter – était couchée, quasiment les pattes en l’air, la tête en arrière et ne bougeait absolument pas. Alors j’ai eu peur, parce que la dernière fois que j’ai vu un bovin dans cette position, il était mort. J’ai couru vite parce qu’on court plus vite quand on a peur, et ça n’est que lorsque je suis arrivée à sa hauteur que Harry Potter a relevé la tête et m’a regardée avec son air de dire : « Ben quoi ? Il fait beau, je peux me faire bronzer le bidon, quand même ! »
La peur de la mort, un grand classique humain qu’on peut facilement expliquer avec des mots si bien que les autres humains peuvent la comprendre.

Chez les bovins, ça peut s’avérer plus compliqué. Parfois, ils ont peur, on voit bien qu’ils ont peur, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne peuvent pas nous l’expliquer et c’est donc très compliqué de remédier au problème. Ainsi, hier, Lyre avait très peur. Elle était redescendue de la pâture le plus normalement du monde, ne présentait aucun souci particulier, elle est allée croûter un peu de maïs le temps que je prépare la salle de traite, et c’est quand je suis allée pousser le troupeau vers le parc d’attente que tout s’est compliqué. Déjà, Lyre était en queue de troupeau, ce qui n’arrive jamais. Et puis, arrivée au dernier virage, elle s’est mise à renifler la petite marche qu’elle doit franchir avant la dernière ligne droite, et là, ça a été une grosse panique. Impossible de la faire aller plus loin. Lyre a quatre ans, ça fait deux ans qu’elle passe par là tous les jours, mais hier, cet endroit en particulier la mettait dans une panique telle qu’elle aurait préféré me rentrer dedans que de faire un pas de plus. Bien sûr, il est très facile, quand on les connaît, de voir la peur chez une vache. Mais de là à comprendre pourquoi elle a soudain peur d’une toute petite marche de rien du tout qu’elle connaît par cœur, c’est une autre histoire.

Ne voulant pas en rajouter une couche, je n’ai pas trop insisté. Je lui ai fait faire le tour, et en passant par un autre endroit – qui présente pourtant une marche de la même hauteur – je n’ai eu aucun problème à la pousser dans le parc d’attente. Il n’y a pas eu de problème particulier pendant la traite elle-même. Mais je restais avec ma question : pourquoi a-t-elle soudain peur à cet endroit ?

Après la traite, j’ai croisé le patron. Je lui ai demandé s’il y avait eu un souci avec Lyre. Il a réfléchi quelques secondes et s’est vite souvenu que oui, il y avait eu un problème le matin même. Rien de grave dans l’absolu : Lyre s’est précipitée comme une folle pour sortir de l’étable, a foiré son virage et est tombée, pile à l’endroit où le soir même elle refusait d’avancer. Maintenant que je sais pourquoi elle a peur, ça sera un peu plus facile de prendre le temps de la convaincre que quand on glisse une fois, on ne va pas glisser systématiquement quand on passe au même endroit. Mais ça peut prendre beaucoup de temps : c’est l’inconvénient avec la peur, surtout avec une peur liée au fait qu’on se soit fait mal.

Les bovins sont des trouillards. Normal : en tant qu’herbivores, ce sont des proies. Ils ont peur de beaucoup de choses, en particulier de tout ce qui se déplace vite – des potentiels prédateurs – de ce qui fait beaucoup de bruit – elles ont l’oreille bien plus fine que la nôtre – et, comme toute espèce vivante, de la douleur. Elles ont aussi une bien meilleure mémoire qu’on ne l’imagine. Lyre présente ce que les humains appellent un choc post-traumatique. Et aucun psychologue ne pourra expliquer à Lyre comment le gérer. Il va maintenant falloir de la patience pour l’en débarrasser. Et parfois, on n’y arrive tout simplement pas. Alors il faut encore plus de patience pour que l’humain fasse avec.


Retour au boulot !

Presque trois semaines sans voir mes copines, c’est long, mais heureusement, les vaches n’ont pas une mémoire de poisson rouge. Alors évidemment, Mangue s’est précipitée pour me dire bonjour : la championne du monde des pots de colle n’allait pas changer en si peu de temps. Marquise a été plus pénible : si elle est immédiatement venue me mettre un grand coup de langue, c’était pour mieux m’enquiquiner par la suite. Chose qu’elle ne fait jamais d’habitude, elle a bousé en salle de traite, mais en plus elle a mis pas moins de dix minutes à en sortir, histoire de bien me casser les pieds. Note pour plus tard : ne jamais laisser Marquise prendre la tête sur le quai de traite : s’il n’y a personne devant elle, elle refuse de passer sur le pont pour sortir et ça fiche une énorme pagaille.

J’ai mis un temps fou à faire redescendre le troupeau de la pâture à l’étable, mais c’est surtout parce qu’il y a sur le chemin plein d’herbes bien hautes et goûtues. Elles ont eu toute la journée pour croûter, mais c’est quand même bien plus amusant d’embêter les deux-pattes en mangeant sur le chemin. Gaïa reste Gaïa : elle met toujours des plombes pour faire deux pas. Et Harissa se prépare à prendre la relève de la vache la plus lente de l’univers. Hirondelle et Jalna sont parties en congé maternité. Mais ça, je le savais déjà, je les ai croisées hier, même qu’elles ont joué à narguer mes chiens qui par ailleurs s’en fichent un peu.

En mon absence, Latina a eu des misères. Elle a fait ce qu’on appelle un déplacement de caillette. Schématiquement, l’estomac des vaches est composé de quatre parties : la panse, le bonnet ou réseau, le feuillet et la caillette. La caillette, comme son nom l’indique, est l’organe qui permet au veau de faire cailler le lait. Quand le veau grandit, la caillette perd en importance et en volume, mais elle reste là et parfois, elle se déplace. Et un organe qui se déplace, ça n’est pas sans poser problème. Ça arrive souvent juste après le vêlage, on ne sait pas trop pourquoi. Et il n’y a qu’une seule solution pour remédier au problème, sans quoi la vache meurt : il faut appeler le vétérinaire qui opère immédiatement. Il fait alors une grande incision, et il recoud la caillette à sa place pour qu’elle ne bouge plus. Ça laisse une grande cicatrice, mais dans l’immense majorité des cas, ça sauve la vache, et c’est quand même l’essentiel. Latina a donc maintenant cette cicatrice caractéristique, mais elle est plutôt en forme. Elle reste sous surveillance, bien sûr, mais elle devrait s’en sortir.

Les plus grandes génisses de la nursery sont parées à prendre la relève des pots de colle. Dès qu’on s’approche un peu d’elles, elles rappliquent, nous lèchent et réclament des grattouilles. La patronne râlait un peu, hier, pour la forme : à force de se prendre ces grands coups de langues baveuses, sa blouse va finir par tenir debout toute seule. Perso, c’est plus le fait qu’elles tirent sans arrêt sur mon pantalon qui m’embêtent. Mais pareil : pour la forme. En vrai, ça nous amuse et on aime bien qu’elles se montrent aussi affectueuses.

A part ça, rien de bien nouveau. Le troupeau est en forme, les vaches sont ravies que l’hiver soit terminé, même si elles dorment encore dedans parce que le patron trouve qu’il fait encore un peu froid pour leur faire passer la nuit dehors. Et moi, si je n’ai pas détesté être en congé, surtout d’un point de vue articulaire, je suis quand même bien contente de retrouver mes copines qui indéniablement m’apportent un repos de l’esprit sans pareil.


Une journée aux Terralies

Le plus étonnant, sur un salon agricole, c’est qu’on peut faire la différence à l’œil nu entre un éleveur de laitières et un éleveur de race à viande.

Pour commencer, il y a beaucoup de femmes côté laitières et fort peu côté viande. Mais au-delà, vraiment, les physiques et les comportements ne sont absolument pas les mêmes. Les éleveurs de races bouchères sont en moyenne beaucoup plus costauds – les éleveurs de laitières ne sont pourtant pas des nains ! Au milieu d’eux, j’ai presque l’air minuscule, limite chétive, alors que bon … Pas vraiment. Et puis les faciès sont très différents. C’est très difficile à verbaliser, pourtant, ça saute aux yeux. Et il y a un détail qui ne trompe pas : si les éleveurs de laitières déplacent leurs bêtes avec un simple licol, ceux qui ont des races à viande ne lâchent jamais leur bâton. Mais ne portez pas de jugement trop hâtif. Les laitières sont des grosses bêtes, mais elles n’ont rien de comparable avec leurs cousines bouchères. Les races à viande sont des races à gros culs, tout en muscles, vives et pas toujours commodes. Quant aux taureaux, autant je n’ai aucune hésitation à faire des câlins à Maestro, Prim’Holstein de son état, autant je n’oserai jamais approcher un taureau blond d’Aquitaine, Charolais ou Limousin. C’est qu’il faut voir la largeur des pattes et des sabots d’un Charolais ! On dirait une patte de cheval de trait ! C’est énorme !
Alors forcément, quand il s’agit de déplacer un animal au milieu d’une foule pas toujours très au fait des comportements bovins, on voit beaucoup de jeunes femmes s’occuper des laitières, mais seulement des gros costauds le faire avec les bouchères. Et quand un taureau arrive, je vous prie de croire que tout le monde s’écarte respectueusement.

Ces deux types d’éleveurs ont pourtant un point commun évident : allez leur poser des questions sur leurs bêtes et leurs élevages, et vous voilà embarqués pour un long temps d’explications. J’ai ainsi croisé un éleveur de Charolaises tout occupé à brosser une de ses bêtes qui venait de remporter un prix. Il était si fier de sa gagnante qu’il en chialait presque.

Sur le ring – c’est ainsi qu’on nomme l’espèce d’arène où se tiennent les concours – quand une bête est annoncée gagnante, l’éleveur ou l’éleveuse se jette à son cou et lui embrasse le mufle. Il faut dire que le travail en amont est énorme, pour préparer ces animaux. Il faut leur apprendre à marcher à la longe, dans le bruit et la foule, et ça ne se fait pas en quelques heures. Il faut les préparer, les doucher, les brosser, bref, être en contact étroit avec eux pendant des heures, des jours, des mois. C’est fatigant pour tout le monde, et il n’est pas rare de croiser un éleveur endormi contre l’une de ses bêtes. Mais surtout, il y a des années de sélection génétique, souvent réalisée au fil du temps par plusieurs générations d’éleveurs. J’ai ainsi croisé un éleveur de Normandes dont plusieurs bêtes venaient d’être primées qui était certes fier mais aussi humble, conscient qu’il était de récolter les fruits du travail de son père et de son grand-père avant lui.

Voilà plusieurs années que je vais à ce salon départemental, et je me rends compte que mon regard sur ces concours a énormément changé depuis la première fois. Entre temps, j’ai commencé à travailler en élevage. Avant ça, je ne voyais pas beaucoup l’intérêt de ces concours, et surtout, j’étais incapable de me représenter le travail que ça nécessitait. Maintenant que je suis en mesure de comprendre ce à quoi j’assiste, je me prends au jeu. Et m’y rendre avec le patron rend forcément la chose plus intéressante encore : je peux poser toutes les questions imaginables et obtenir une réponse immédiate. Je peux lire les fiches de présentation de chaque bête et les comprendre : forcément, ça rend la visite plus passionnante.

Je reste persuadée qu’il est plus intéressant pour un profane de visiter un élevage qu’un salon. Néanmoins, les salons sont plus facilement accessibles aux urbains. S’il s’en tient un près de chez vous, n’hésitez pas à vous y rendre, et une fois sur place, hésitez encore moins à vous faire expliquer tout ce que vous ne comprenez pas. Les éleveurs sont aussi là pour ça. Ils ne sont jamais avares de pédagogie. Mais le plus intéressant restera de voir briller leur regard quand ils parlent de leurs bêtes.


La vie des insectes – Viktor Pelevine

Un moustique américain, guidé par deux comparses russes, vient prélever des échantillons de sang afin d’évaluer le potentiel de développement touristique de la Crimée pour ses compatriotes. Une mouche russe ne rêvant que de quitter son pays tente de le séduire. Des phalènes dissertent sur les bénéfices respectifs de la lumière et de l’obscurité. Un cafard creuse des galeries en accumulant le plus de biens possibles tout en essayant de ne pas croiser les milices et leurs exigences de pots-de-vin.

Ces insectes n’en sont pas vraiment. Mais ils ne sont pas non plus vraiment des humains. N’allez pas croire pour autant qu’ils sont des mutants : ils sont des prétextes, les biais que prend Viktor Pelevine, grand maître de l’absurde, pour nous parler de la société russe juste après la chute de l’URSS. Il décrit à merveille le réel par l’irréel sans jamais en tirer la moindre conclusion définitive, et c’est sans doute là que réside tout son génie. Il décrit par la métaphore et sans concession une société en pleine mutation, mais le lecteur devra se débrouiller tout seul s’il veut figer le constat dans un jugement moral. Il use avec tact de l’étrange pour porter un regard terriblement lucide sur le concret.

Viktor Pelevine n’est pas franchement un comique, il y a pourtant quelque chose de réjouissant sous sa plume. Loin des autofictions dont nous sommes abreuvés sous nos latitudes, il utilise la littérature pour une idée plus grande que son nombril : penser le monde et l’histoire en marche.


Fiat lux, ou pas.

 

Peu à peu et sans vraiment le faire exprès, je deviens trayeuse de vaches d’urgence. Un coup de bourre, un retard quelconque, un petit besoin de souffler ? On m’appelle et je vole vers une salle de traite plus ou moins connue. L’air de rien, ça dépanne bien les éleveurs et du coup, ça me fait plaisir.

Seulement, ça n’est pas une mince affaire. Les salles et les machines à traire ne sont pas toutes les mêmes. Il faut pouvoir s’adapter en quelques minutes. Et pour pouvoir s’adapter, il faut non seulement bien connaître le comportement des vaches mais encore bien comprendre le fonctionnement d’une machine à traire. Car tous les troupeaux n’ont pas le même comportement et toutes les machines ne se démarrent pas de la même façon. En plus, s’il y a une petite panne ou un quelconque problème, sans pour autant faire la maintenance, il faut pouvoir se débrouiller seule sans embêter l’éleveur. Alors il faut savoir repérer la pompe à vide, comprendre à quoi sert telle vanne, savoir remonter n’importe quelle griffe qu’une vache aurait explosée d’un coup de patte. Il faut aussi savoir aborder des bêtes inconnues de sorte à ne pas se faire casser le bras … Bref, si ça n’est pas un travail hautement qualifié, il faut quand même comprendre parfaitement ce qu’on fait, pourquoi on le fait et comment on le fait pour pouvoir le faire et le faire bien.

Alors quand on arrive dans une ferme inconnue, on pose quelques questions fondamentales : quelle vache a tendance à taper, est-ce qu’il y a des bêtes sous traitement, combien de lait il faut donner à chaque veau, lequel boit au seau, lequel a besoin d’une tétine … Il faut penser à un maximum de choses en un minimum de temps. Et pour tout ce qu’on n’a pas pensé à demander, eh bien il faut se débrouiller !

Maintenant que le soleil se couche beaucoup plus tôt, j’ai découvert qu’il y a une question essentielle que j’ai oublié de poser. Un détail, mais un détail fondamental. Résultat, j’en ai chié. Oh, les vaches ont été adorables, même pas surprises de voir une inconnue. Quant à la machine, elle ne m’a posée aucune sorte de difficulté : même si c’est un modèle que je connais mal, j’en ai déjà vu assez pour ne pas me laisser impressionner par la nouveauté – ou l’ancienneté, d’ailleurs. Non, la question, le détail, portait sur tout autre chose : où se trouve le p….. d’interrupteur pour mettre de la lumière dans la nursery ?

Et je n’ai pas trouvé. J’ai nourri les veaux dans la pénombre.

Ne jamais oublier sa lampe frontale. Jamais.