Je me suis rendue dans la ferme toute proche où se trouvait le veau à adopter. J’y ai été accueillie par un vieux chien adorable. C’est toujours bon signe : si le chien est gentil, c’est que les humains qui vont avec ne sont pas des brutes. Et le fait est que l’éleveuse est une dame adorable. Elle était contente que son petit mâle aille sous une vache et non pas dans une ferme d’engraissement et ravie d’apprendre que, dans quelques mois, il ne sera pas emmené à l’abattoir mais abattu à la ferme, proprement, sans transport, sans stress. Elle aimerait que toutes ses bêtes connaissent un destin analogue, c’est malheureusement l’exception. Comme par dessus le marché je l’ai forcée à prendre le double du prix qu’elle en demandait parce que je refuse catégoriquement de jouer le jeu dégueulasse du moins disant qui met les éleveurs sur la paille, elle sait que son veau n’est pas tombé chez des sauvages qui ne connaissent rien au monde agricole. C’est fort peu de choses, ça ne changera pas sa vie, mais si on fait tous un petit effort pour soutenir nos éleveurs, ça ira mieux pour tout le monde.
On a donc mis le veau dans le coffre – sans plage arrière, évidemment – et je suis montée dans le coffre avec lui pour être certaine qu’il ne fasse pas l’andouille. Heureusement qu’il n’y avait pas loin : pour faciliter l’adoption, il n’avait pas été nourri et a donc passé tout le trajet à essayer de me manger. Un jeu de fringues de plus qui tient debout tout seul, collé à la bave : la routine.
Dès qu’elle l’a vu, Jacqueline a adopté le veau. Même pas besoin de le renifler, rien, elle a tout de suite meuglé : « c’est MON veau ! ». Et ‘fallait voir à ne pas contester l’histoire. Elle a immédiatement entrepris de le nettoyer – il n’était pourtant pas sale – jusqu’à ce qu’il soit bien gluant, puis l’a nourri, ce qui a été un chouïa compliqué car ce veau n’avait jamais tété à la mamelle. Mais les affaires de ventre, ça se règle toujours vite.
En fait, c’est dans l’autre sens que les choses sont compliquées : si Jacqueline a adopté Prospero – oui, il s’appelle Prospero – au premier regard, Prospero n’a pas eu bien l’air de comprendre que désormais, Jacqueline est sa mère. Pour lui, une maman, ça a deux pattes et une totote en plastique.
Et puis, il ne connaissait que la case à veau. Alors ce grand espace qui s’offrait à lui, ça lui a donné rudement envie de galoper partout. Et il ne s’en est pas privé. J’ai donc passé l’après-midi à galoper partout aussi. Tout ça, ça a été rudement fatigant : ça fait beaucoup d’aventures pour un petit veau. Il s’est couché à l’ombre, et il s’est endormi. J’en ai profité pour lui mettre un petit licol et pour l’attacher à un arbre. Il va rester attaché ainsi quelques jours, pour laisser le temps à Jacqueline de lui expliquer les choses. Je lui fais entièrement confiance : elle ne le lâche pas d’un sabot et a déjà commencé à lui apprendre à réagir à ses appels. Dès que possible, il sera libre de ses mouvements. Mais pas tant qu’il force les clôtures pour aller se planquer dans la pâture du voisin ou dans l’ancien chemin creux.
Hier soir, je suis bien évidemment aller jeter un dernier coup d’œil dans la pâture avant d’aller au lit. (Si vous voulez tester le phénomène de sur-vigilance sans en passer par les gosses, essayez les veaux, c’est hyper-efficace.)
Prospero était couché dans un coin, bien endormi. Et je peux vous dire que quiconque aurait voulu s’en approcher aurait eu d’abord à s’expliquer avec les cornes de Jacqueline, qu’elle commence à avoir fort longues. Elle s’était mise en travers de façon à le rendre inaccessible, faisant barrière contre le vent et radiateur en même temps, et elle ne dormait pas du tout. Elle avait la tête bien droite et surveillait très sérieusement les alentours. Y’a pas à tortiller, c’est vraiment une super-maman de compétition.
Ce matin, je suis allée voir si Prospero avait trouvé la mamelle tout seul – ça peut parfois prendre quelques jours – mais il avait déjà pris le petit-dej’. Et il était encore tout gluant de s’être fait lécher de tous les côtés. Une bonne chose de faite. J’ai pu vérifier qu’il n’a pas la diarrhée, c’est extrêmement important car c’est la première cause de mortalité chez les veaux. Ensuite, j’ai bossé dans la pâture – il y avait un souci avec la clôture électrifiée mais c’est réglé – et Jacqueline me suivait partout en protestant : « Comment veux-tu que je lui explique qu’il doit me suivre quand je fais « mooh » s’il est attaché ? Fais quelque chose, enfin ! ».
Je ne vais quand même pas lâcher Prospero immédiatement. Il va encore rester 24 heures à l’attache, le temps de bien comprendre que la cabane est sa maison (et non pas je ne sais quel fourré inaccessible) et que Jacqueline est sa mère, qu’elle rapplique dès qu’il bouge une oreille et qu’il peut donc lui faire entièrement confiance.
Ensuite, je pourrai enfin retrouver une activité normale. Et aussi des nuits qui ressemblent à quelque chose. Et ouvrir la saison de fabrication du beurre, parce que veau ou pas, Jacqueline pisse du lait à ne plus savoir qu’en faire.