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Prise de conscience

Hier, dans la télé, au sujet de la marche pour le climat, une « journaliste » abattait sa carte « prise de conscience ». J’ai beaucoup ri.

Depuis que je suis gamine, j’entends parler de « prise de conscience ». Après Tchernobyl, on étalait de la « prise de conscience » partout. Je me souviens très bien de documentaires sur l’Amazonie qui comptaient la disparition de la forêt en surface de stades de football après lesquels ça déblatérait de la « prise de conscience ». Je me souviens du bordel de Seattle en 1999, cette grande « prise de conscience » altermondialiste. Je me souviens de la « prise de conscience » « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Chirac en 2002. Je me souviens de la « prise de conscience » du sommet de Copenhague de 2009 après lequel on allait voir ce qu’on allait voir. Et il a encore fallu subir la « prise de conscience » de la sauterie de Paris, il n’y a pas si longtemps.
Et encore ce ne sont là que les « prises de conscience » qui me viennent sans trop y penser, il y en a eu bien d’autres.

J’avais à peine 9 ans quand j’ai pris conscience du monde dans lequel j’allais devoir vivre. Un monde pollué, irrespirable, radioactif, sans couche d’ozone – la seule chose qu’on a su changer parce que ça ne coûtait pas trop aux industriels. Un monde avec un enjeu énorme : la sauvegarde de la vie sur terre. Je n’ai absolument pas grandi chez les écolos, c’est juste que Tchernobyl venait de sauter. J’en avais tellement pris conscience que j’ai construit toute ma vie en fonction du poids de pollution que pèse mon existence, sans manquer d’essuyer les quolibets que réservent aux illuminés ceux qui ne manquent pas de disserter sur la « prise de conscience ».

Et depuis ? Depuis plus de trente ans, on continue à étaler du béton et du bitume partout. Le nombre de bagnoles a quasiment doublé. Les gens se sont mis à prendre l’avion plus souvent que je ne prends le bus. Ils passaient le week-end au Touquet, voilà qu’ils le passent à Marrakech, ils passaient l’été à Cannes, voilà qu’ils vont à Taipei. Tout est devenu plastique, on s’est même mis à faire pousser du maïs et des patates pour faire des nouvelles sortes de plastique. « Vert », nous dit-on. Les fringues sont devenues jetables. En fait, tout est devenu jetable, même les maisons. Les lignes de train et les gares se sont raréfiées. Les énergies renouvelables sont à la traîne. La démographie galope. Le développement des nouvelles technologies nous a fait balancer toujours plus de carbone pour nous attaquer aux terres rares, et tout ça pour fabriquer des trucs et des bidules pas du tout recyclables.
Mais tout va bien, me dit-on : la « prise de conscience » est là. Pour preuve : j’entends les puissants tartiner de la « prise de conscience » qui ne coûte rien à ahaner.


Metro 2035 de Dmitri Glukhovsky

Voici un roman qui est à peu près l’exact opposé de ceux que je lis d’habitude. Si j’ai tendance à me tourner vers des ouvrages peu causants, contemplatifs, avec peu d’action, Metro 2035 est essentiellement composé de dialogues, tout y va très vite, et l’action y est digne d’un blockbuster américain très musclé : ça ne s’arrête jamais. Mais il reste un point commun avec mes lectures habituelles : nous sommes loin de la vacuité. Peu importe la forme tant que l’auteur a quelque chose à dire.

Metro 2035 est un récit post-apocalyptique. Moscou a été rendue invivable par des bombes nucléaires, et ce qu’il reste d’habitants s’est réfugié dans le métro et y a reconstruit une société. Et comme dans n’importe quelle société, différentes idéologies s’y affrontent. On y croise donc des néo-nazis, des néo-communistes, des ultra-libéraux et une petite communauté indépendante. Il y a évidemment des factions armées, d’ailleurs, la monnaie en circulation dans le métro, ce sont les munitions pour kalachnikov. Et au milieu de tout ça, un individu est en quête de rien de moins que la vérité.

Le récit plein d’aventures en tant que tel est donc très rythmé sans être particulièrement original. C’est ce qu’il y a plus profondément qui est intéressant, la grande question sur la vérité : est-ce que le peuple, lui, veut la vérité ? N’allez pas croire que Dmitri Glukhovsky ne pose la question que pour le peuple russe, c’est bien une question universelle. Sinon, ce roman n’aurait qu’un intérêt limité et ça n’est pas le cas. Et tout l’intérêt de son roman, c’est qu’il rend accessible des questionnements entre autres politiques complexes par une forme accessible à tous. Les amateurs du genre post-apo en auront pour leur compte, autant que ceux qui préfèrent les questions de fond.

Notez que Metro 2035 est le troisième opus d’une trilogie dont je n’ai pas lu les précédents, et ça n’est en rien gênant pour la compréhension de celui-ci.


2084 de Boualem Sansal

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Arrêtez immédiatement ce que vous êtes en train de faire, il y a peu de chance que ça soit aussi prenant que la lecture de 2084.

Boualem Sansal, qui a maintes fois écrit sur les dangers de l’islam politique, condense ici les fruits de sa réflexion en un roman post-apocalyptique dans lequel les intégristes de l’Islam ont gagné. Ils ont gagné et se sont inspirés de l’Angsoc et de la novlangue d’Orwell pour créer leur fonctionnement politique et leur langue, car 2084 n’a rien du plagiat : il est construit dans la lignée de 1984.

La soumission de tout un peuple, immense, est forcément au cœur du propos. La barbarie n’a pas plus de limite que la culture de la délation et de l’ignorance. Aucune femme n’est évidemment visible dans l’espace public. La misère est immense, mais chacun s’y soumet volontiers en récitant quelques versets du nouveau livre sacré. La guerre est permanente, même si personne ne sait qui est l’ennemi, qui par ailleurs n’est pas censé exister puisque la religion nouvelle a soumis le reste du monde. Les dictatures composent fort bien avec leurs paradoxes.

Avec cette description de ce futur qui n’est pas à souhaiter, Boualem Sansal parle évidemment à ses contemporains. Il pointe le danger qu’il y a à sous-estimer la puissance destructrice des intégristes, mais aussi celui de ne pas se pencher au chevet d’une religion contemporaine bien réelle et bien malade.

Outre son contenu passionnant, 2084 est un roman terriblement bien écrit. Si j’accorde peu d’importance aux prix littéraires, force est de constater que celui délivré par l’Académie Française est au moins une garantie de belle langue.

Enfin, Boualem Sansal a fini de me convaincre, si besoin était, que la littérature politique, sociale, la littérature de combat en quelque sorte, se trouve de l’autre côté de la Méditerranée. La France se contente facilement de romans qui sont à la littérature ce que les téléfilms romantiques sont au cinéma, ou, pire, de cette littérature réactionnaire qui fait les choux gras de la presse. De Boualem Sansal à Kamel Daoud en passant par Rachid Boudjera, la littérature algérienne n’hésite pas à secouer les lecteurs, les idées reçues et le prêt-à-penser. Et pour ma part : j’en redemande à l’infini.


Iron Sky, film improbable.

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Pour commencer : Iron sky est une coproduction finlando-germano-australienne, et dans le genre improbabilité géographique, c’est déjà balaise. Mais ça n’est pas tout, car voilà l’histoire : les nazis se sont installés sur la face cachée de la lune et comptent bien envahir la terre. Si si. Vraiment.
Malgré un petit budget, les décors sont vraiment beaux, il y a un vrai travail sur les costumes et même des vrais acteurs dedans. Même la grande bataille spatiale est très réussie. On en arrive à se demander pourquoi les autres productions stellaires ont besoin de budgets beaucoup plus conséquents avec parfois de moins belles réussites de ce point de vue.
Iron sky est une comédie, et oui : c’est vraiment drôle. La présidente des Etats-Unis est une espèce de Sarah Palin, son vaisseau spatial se nomme le George W. Bush, sa commandante en chef est vêtue en Freddy Mercury … Ce film ose tout et plus encore. L’ensemble réussit l’exploit d’être à la fois complètement crétin sans être stupide.
Un film à voir avant tout parce qu’il ne ressemble à rien d’autre.


Malevil

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Fut une époque où les français savaient faire des films. C’était avant l’avènement des Duris et autres Cotillard, à l’époque où un Jacques Villeret excellait dans le rôle difficile d’un handicapé mental, où un Dutronc brillait dans la retenue, où un Serrault n’en faisait pas des caisses pour incarner un vieux patriarche rural, dur et attachant, où un Trintignant crevait l’écran en tant que pire salopard de la planète.

Malevil est un film post-apocalyptique d’une grande retenue, minimaliste et grandiose à la fois. Il y a peu de dialogues, ce qui rend la prestation des acteurs encore plus magistrale, et il y a du décor ultra-réaliste, à faire frémir ; le tout autour d’un scénario efficace.

Un film qui a plus de trente ans et qui n’a pas pris une ride.


Dystopie du Djihad.

Après quelques années d’une guerre aussi brève qu’efficace, aidés tant par quelques riches états que par l’inaction des pays occidentaux, les djihadistes ont pris le contrôle du monde. Leur drapeau noir flotte sur la Maison Blanche, du moins sur ce qu’il en reste. Israël a été rayée de la carte, tous les juifs du monde ont été décapités et leurs têtes exposées aux entrées des villes jusqu’à ce qu’il ne reste que des crânes blanchis. Les deux tiers de la population occidentale ont été méthodiquement exécutés. Washington, Paris, Berlin, Londres et Sydney ont été nettoyées au gaz sarin. Tous les temples autres que les mosquées ont été dynamités. Dans chaque ville, on ne trouve plus sur les marchés que les produits autorisés par le Grand Calife du Monde. Cochons et sangliers ont disparu des étals comme des fermes et des forêts. Les parfumeries et les fabricants de déodorant contenant de l’alcool ont été incendiés au même titre que les brasseries et distilleries. Les vignobles ont été arrachés. Même les désinfectants de pharmacie ont été interdits. Tous les produits, dont de nombreux médicaments, contenant de la gélatine ont disparu en même tant que la race porcine. La recherche médicale n’existe plus, les vaccins ont disparu, les greffes et les transfusions ont été interdites.

Tous les instruments de musique ont été brûlés en même temps que tous les livres du monde et que toutes les œuvres d’art, de toutes les époques et de toutes les provenances géographiques. Les radios et télévisions ne diffusent plus que des émissions religieuses et quelques reportages de propagande à la gloire du Grand Calife du Monde. Il est interdit de chanter autre chose que des prières.

Les seules femmes qu’on aperçoit encore dans les rues sont celles destinées à être vendues comme esclaves. Le mariage est autorisé à partir de huit ans. L’usage de contraceptif est puni de viol par les troupes du calife. Le Cadi local est seul habilité à rendre une justice simplifiée : le vol est puni par l’amputation de la main, les femmes qui ont été vues autrement qu’entièrement couvertes d’un tissu noir sont lapidées à mort, quiconque est soupçonné de prier un autre dieu qu’Allah est décapité : toutes les peines sont mises en œuvre sur la place publique.

L’arabe est le seul langage autorisé : en parler un autre est passible de l’arrachage de la langue.

Comme la plupart des scientifiques, chercheurs et ingénieurs occidentaux ont été abattus, les centrales nucléaires explosent les unes après les autres. Il en va de même pour la majorité des industries : ce qui n’explose pas tombe en ruine. La famine sévit partout hors des palais, mais les impôts destinés à leur entretien ne cessent d’augmenter. On confisque les femmes et les enfants de ceux qui ne peuvent plus payer. Les réseaux d’eau ne sont plus entretenus que par quelques esclaves qui ne savent pas vraiment y faire.

Il n’y a aucune chance d’échappatoire : toute tentative de protestation se termine par un bain de sang et la recherche spatiale a été interdite.


22h42 – 14è épisode.

1er épisode


Episode précédent 


22H42 J’ai essayé toute la soirée de travailler à mes écrits, sans succès. Mon esprit est sans cesse happé par la situation présente. Je ne m’inquiète pas à court terme. Notre production communale d’électricité est suffisante, et il est encore temps de semer assez de légumes d’hiver. La récolte de fruits d’automne s’annonce bonne. Il y aura assez de pommes pour le cidre, la compote, les gelées plus toutes les pommes à couteau. Tous les congélateurs sont pleins, la plupart des confitures sont faites et il y a assez de vaches, poules et cochons sur notre petit territoire pour tenir toute l’année. Il restera encore les noisettes et les châtaignes qu’on néglige habituellement. Mais à long terme ? Nous n’aurons pas assez de céréales cette année, et encore faudra-t-il garder l’essentiel du grain pour le semer au printemps. Et nous n’avons pas de moulin. Nos batteries vont s’user et il faudra les remplacer, mais comment ? Nous avons bien un médecin, mais si peu de médicaments. Et puis il y a les urbains. La première ville est loin, mais il est impossible que les gens ne quittent pas massivement ces zones qui ne sont pas autonomes. Notre village semblait si anecdotique hier encore ! Nous ne pourrons pas accueillir tout le monde. Si la situation perdure, ça sera le chaos. Faudra-t-il refuser l’installation à des familles ? Sur quels critères ? Il va falloir nous protéger, c’est certain. Faudra-t-il tirer sur des gens ?

Les questions se bousculent dans ma tête et peu de réponses suivent. Il faudra évoquer tout ça au conseil de village. Heureusement, je suis fatiguée de la journée, et je fini par m’endormir d’un sommeil agité.

21H32 Je n’ai pas fait de mauvaises rencontres sur le chemin de chez moi. D’ailleurs, je n’ai pas fait de rencontre du tout. Les rues sont désertes. Je n’ai pas vu circuler une seule voiture. Beaucoup de gens ont du quitter la ville car il y a moins de véhicules sur les trottoirs qu’à l’accoutumée. La musique résonne encore dans ma tête. J’ai grimpé l’escalier prudemment, dans le noir et cherché la serrure à tâtons. J’ai allumé une bougie. Et me voilà de nouveau seule dans le silence et l’obscurité de mon appartement. J’ai quitté la campagne parce que je la trouvais ennuyeuse. Il n’y avait jamais grand-chose à faire : pas de concerts, pas d’expos, pas de transports en commun. A part parfois l’été, on n’y rencontrait personne qu’on ne connaissait déjà. Tout était une galère : trouver un livre ou aller boire un verre. La fête annuelle du village était ringarde. Le bal, l’accordéon et le cochon grillé et le concours de pétanque le lendemain. J’avais tellement envie d’autre chose ! J’avais envie de culture ! De bibliothèques immenses, de musique électronique, de théâtre, de danse, de bars bruyants et de rencontres. Et j’ai sauté de ville en ville. Chaque fois que j’en ai quitté une, il a fallut tisser un nouveau réseau. Et aujourd’hui, je n’ai pas de réseau du tout parce que je viens d’arriver pour un travail idiot. Je ne connais même pas le nom du voisin. D’ailleurs je ne suis même pas sûre d’avoir un voisin. La musique s’est tue avec la coupure d’électricité et j’ai peur. Que ferais-je quand il n’y aura plus rien à manger ? Même le réseau d’eau ne fonctionne plus. Il faut que je quitte cette ville. Je me couche tôt. Demain, je fais mon sac. Avec un peu de chance, je pourrais trouver des gens pour me prendre en stop. Je rentre au village.  


12H54

7h03

12H54 Avant de se mettre au boulot, mon nouveau collègue et moi préparons à manger et commençons à faire connaissance. Je ne connaissais Erwan que de vue. Il travaillait à la ville, jusqu’à hier. Il était instituteur dans un établissement de langue régionale. Et il ne s’y connaît pas plus en agriculture que moi quand je suis arrivée dans la région. Je sors un ragoût du congélateur. Nous mangeons sans nous presser puis prenons un café. Enfin, nous nous rendons dans mon champ. Nous en bêchons la partie que j’avais laissé en friche car je n’avais pas la nécessité de produire plus. Nous semons des navets et des rutabagas. Nous sommes dans un village où presque tous les travailleurs des champs sont des éleveurs. Nous ne manquerons ni de viande, ni de produits laitiers, mais en matière de légumes, il y a beaucoup à faire, surtout si on tient compte des nouveaux arrivants, et de ceux qui pourraient encore arriver. Erwan pense que l’électricité ne reviendra jamais. Pour ma part je ne sais qu’en penser. Nous travaillons quelques heures, puis je le ramène chez lui après avoir pris le thé. Il habite au bourg.

En rentrant chez moi, je fais l’inventaire des légumes et conserves déjà produits et de ceux dont on disposera d’ici quelques semaines. J’inventorie aussi les médicaments qui restent dans ma pharmacie. Il n’y a pas grand chose. Je garde un tube d’aspirine et deux boites d’antalgiques pour moi et mets le reste dans une boite que je confierais à notre nouveau médecin qui doit arriver ce soir chez sa sœur. Il me semble que le soir est arrivé plus vite que d’habitude. Je dîne sans avoir eu le temps de me pencher sur mes écrits. Je suis épuisée. Et inquiète. Je pense à l’ironie d’arriver au bout de mon travail de ré-écriture de la Bible, d’en être à l’Apocalypse au moment où la civilisation telle qu’on l’a connue pourrait bien s’effondrer. Je pense à la ville que j’ai quittée. J’avais lu et vu tant de livres et de films apocalyptiques que la ville me faisait peur. Je ne cessais de songer que si le monde devait un jour s’effondrer, d’une manière ou d’une autre, la ville sombrerait vite dans le chaos. On n’y trouverait rien à manger. Il n’était même pas sûr qu’on y conserverait l’accès à l’eau. J’étais au bord de la psychose paranoïaque. Du moins c’est ce qu’on me disait. Finalement, les faits semblent conspirer à me donner raison. Quand je suis arrivée ici, j’étais au bord du gouffre et je ne savais pas faire grand-chose. Les gens du village, les vieux surtout, m’ont tout appris. A faire pousser des légumes et à traire une vache. A dépanner moi-même ma voiture, à ressouder des pièces, à écouter le vent, à reconnaître les oiseaux. Je pensais que ça serait dur de m’installer sur une terre et au cœur d’une culture qui n’étaient pas les miennes. Ça a été dur seulement parce que j’avais trop l’habitude de rester assise. J’avais toujours entendu dire que les gens de la campagne étaient fermés et durs. Mais le jour de mon arrivée, beaucoup sont venus m’aider sans que je ne demande rien. Je pensais que c’était de la curiosité et que ça ne durerait pas. Je revois Osmane et sa cargaison de bois : il avait peur que j’ai froid dans cette grande maison qui n’avait pas été chauffée depuis des années ! Et Jakez et sa petite barrique de cidre ! Et même la vieille Marie qui était déjà vieille et qui me faisait déjà peur, présageant que je ne tiendrais pas l’hiver. Il m’a fallu des semaines pour me déshabituer du ronronnement permanent de la ville. J’avais peur des glapissements des renards et des hululements des chouettes !

Je me souviens de cette panne de métro, un soir, alors que je rentrais du travail. La rame était restée coincée entre deux stations pendant une heure au moins. Dans le noir. Au milieu des odeurs de sueur de la journée. Entassés les uns contre les autres. Ça avait été la goutte d’eau, pour moi. Une crise d’angoisse comme je n’en avais jamais connue. J’avais cru mourir étouffée. Puis j’ai cru mourir piétinée quand enfin la rame est repartie puis que les portes se sont ouvertes. Tout le monde s’est précipité sur le quai, sans égard pour les autres passagers qui trébuchaient. Le lendemain je ne suis pas allée travailler. J’ai réfléchi chez moi toute la journée. Calculé ce que j’avais d’argent en réserve. Pas mal, en fait. J’ai regardé les offres de maison à vendre ici parce que c’était un paysage doux qui ne manquait jamais d’eau. Et qui n’était pas loin de la mer. J’y suis finalement si peu allée, au bord de la mer, depuis ! J’ai démissionné peu de temps après. Quel chemin parcouru ! A peine si je me souviens de ce qu’est l’angoisse !

J’avais peur en venant ici de quitter mes amis et d’être définitivement isolée. Je n’ai eu des nouvelles de mes amis que les premiers mois. Mais pas une seule journée depuis n’a passé sans qu’Osmane ou un autre passe me saluer. Juste me saluer. Et puis la vraie aventure a commencé. Rendre le village énergétiquement indépendant ! Quel pari, quand on y repense ! Alentour on passait pour des fous ! C’est vrai qu’il y avait souvent des pannes et que quand elles duraient on perdait toute la viande des congélateurs. Je me souviens : au début le maire réunissait le village tous les trimestres. Puis tous les mois. Et quand tout le monde s’est aperçu qu’en prenant le temps de discuter on faisait beaucoup de choses tous ensemble et avec peu de moyens, ça a été toutes les semaines. On a notre propre régie d’eau, notre propre production de gaz – merci les vaches! – et notre électricité.

Si cette situation dure, on pourrait bien devenir … des survivants. Et si j’étais restée en ville ? Comment les gens se débrouillent-ils en ville ? 

12h54 (suite)


7h03 – 2ème jour

22H58

7h03 Le réveil du téléphone sonne. Je l’éteins. J’allume la lumière. Rien. L’électricité n’a pas encore été remise. Pas la peine de me lever si tôt pour aller bosser : autant rester au lit. Je me retourne et me rendors dans la seconde.

 7H50 Je me gare devant la ferme d’Osmane. Je coupe le moteur. Il ne voudra pas partir sans me faire boire et manger quelque chose. A n’importe qu’elle heure du jour, il ne laisserait personne repartir de chez lui sans avaler quelque chose. Le voilà qui paraît sur le pas de sa porte et qui me fait signe d’entrer. On échange un bonjour. Il me fait entrer. Je salue sa vieille mère que je vois toujours assise au même endroit, près de la fenêtre, toujours occupée à tricoter ou à broder. Toujours économe de mots. Osmane me fait asseoir et me sert d’autorité un grand bol de café. Il me désigne le pain et les rillettes. Ne pas manger serait insultant. Je n’ai pas très faim, mais j’ai encore moins envie de fâcher mon voisin. Nous mangeons silencieusement. Il y aura assez de paroles plus tard dans la journée. Dès que nous avons terminé café et tartines, nous partons. Impossible d’aider à débarrasser la table : c’est sa mère qui se vexerait.

Nous roulons vers le village.

« Tu as écouté la radio, ce matin ? me demande-t-il

– Oui. Enfin, j’ai essayé. Il n’y avait rien. Pas un bruit, sur aucune station.

– Ouais. On dirait que la situation va durer. Et ça ne pouvait pas tomber quand il y a moins de travaux dans les champs, évidemment ! 

– Je suis passée voir la vieille Marie, ce matin. Elle pestait qu’on ne l’ait pas raccordée au réseau hier.

– Oh, ne t’inquiète donc pas pour elle. Elle nous enterrera tous, la vieille ! »
Osmane sourit. Marie est tout à la fois un sujet de crainte, de respect et d’amusement pour tout le canton. Nul n’a connu plus légendaire mauvais caractère.

Il y a déjà du monde, à la salle municipale. Un petit attroupement s’est créé autour du maire et du capitaine de la gendarmerie. Nous nous joignons à l’attroupement pour écouter ce qui se dit.

« … va durer, c’est sûr. On n’a aucun contact avec personne. Le téléphone ne marche plus. On a branché le groupe électrogène pour écouter la radio, mais on ne capte que quelques amateurs. Il paraît qu’il y a déjà eu des pillages hier et que nos confrères ne sont pas intervenus. Je ne peux pas vous en dire plus. Je voulais savoir si on pouvait, avec les collègues, venir nous installer dans le village. Ça ne fait pas grand-monde, on est une petite brigade – quatre familles – . Si jamais ça dégénère … Ma foi, on continuera à faire notre travail, mais pour le village.

– Ça capitaine, répond le maire, je dois voir avec mes administrés. Comprenez bien, ça n’est pas que je ne veuille pas de vous … mais si ça dure, comme vous dites, beaucoup de gens alentours vont vouloir venir ici. Et nos installations ne sont pas prévues pour un doublement de population. Il va falloir compter avec ceux qui vont vouloir rapprocher leur famille, aussi. Restez-donc pour la réunion, je crois qu’on va pouvoir commencer. »

Tout le monde prend place dans la salle. Le maire commence :

« Bon. Je crois que tout le monde a compris que la panne d’électricité durait et qu’il va falloir s’organiser. Où est notre technicien énergie?

– Il est parti brancher la Marie. Si elle ne lui tire pas dessus, il ne devrait pas tarder ! »

Rires dans la salle. On ne s’inquiète pas, la vielle ne tire qu’au gros sel.

La réunion prend la matinée. On est obligé d’envisager le pire. On lance un inventaire des ressources, on prévoit de fabriquer plus d’éoliennes, on calcule combien on a de batterie disponibles, combien de tracteurs on peut se permettre d’immobiliser pour en récupérer les batteries, on prend aussi des mesures pour réduire la consommation globale d’électricité. Comme télévision et radio ne fonctionnent plus, c’est toujours ça de prit. Chacun calcule combien il a de pétrole dans ses véhicules et dans ses cuves. On additionne, soustraie, divise et multiplie. On rationne. On recense le nombre de maisons et de chambres disponibles. On accepte l’emménagement des familles des membres de notre village qui vivent un peu plus loin. Ca nous permet entre autres de faire venir un médecin et un vétérinaire. On accepte aussi à l’unanimité l’emménagement des gendarmes et de leurs familles et on en profite pour calculer de combien de fusils et de cartouches on dispose. On organise des commissions et des sous-commissions. Personne ne se retrouve sans responsabilité. Le village passe de trois cent cinquante habitants à un peu plus de cinq cents en une discussion.

Il est midi quand chacun rentre chez lui pour y terminer les inventaires et poursuivre les travaux des champs et les soins aux bêtes. Tous ceux qui travaillaient hors du village sont priés de donner un coup de main aux producteurs ou aux équipes qui fabriqueront de nouvelles éoliennes, ou encore pour mener à bien d’autres tâches qui leur ont été confiées, en fonction de leurs savoirs-faire. Nous repartons à cinq dans ma voiture : Osmane emmène deux personnes pour l’aider à transformer son lait en beurre, j’emmène une personne pour m’aider à semer plus de navets que prévu.

9h03 Je me réveille. Toujours pas d’électricité. Je vais dans la cuisine, fais chauffer de l’eau et prépare du thé. Que vais-je faire aujourd’hui ? Dehors, la rue est de nouveau bouchée par les voitures. S’il n’y a pas d’électricité, il n’y a ni métro ni train. Je décide d’aller me promener. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, et on finira bien par nous remettre le jus. Avant ce soir. Sans doute. J’espère. J’essaie d’appeler ma famille. Évidemment, le téléphone ne fonctionne pas. Je finis le petit-déjeuner, m’habille et sors de chez moi.

Je me dirige vers le centre du quartier. Tous les commerces ont clos les volets métalliques. Les trottoirs sont plein de gens, tous inquiets. Les écoles sont restées fermées, aucune administration n’a ouvert ses portes. Ce quartier d’habitude si surveillé par la police n’a pas vu l’ombre d’un agent depuis hier. Quelques lampadaires ont été cassés. Un peu plus loin, quelques carcasses de voitures fument encore. Les gamins s’en donnent à cœur joie pour terroriser les rombières. D’autres plus âgés ont entrepris de soulever de force le rideau de fer d’un vendeur de téléphones. Je passe devant le supermarché du quartier. Là aussi le rideau et les portes en verre épais ont été forcés. Des gens sortent de là des victuailles plein les bras ou plein les chariots. Je m’y engage. Il faut bien prévoir la suite, au cas où. Je prends un chariot et j’arrive tant bien que mal à le remplir du peu de choses qu’on trouve encore sur les rayonnages, au milieu de la bousculade générale. Je retourne chez moi en poussant mon chariot devant moi. J’ouvre la porte. Si je laisse le chariot là le temps de monter une première brassée de victuailles, il aura disparu avant que je ne redescende. J’arrive à le hisser sur les deux marches avant d’accéder au couloir. Je referme soigneusement la porte à clé derrière moi. Je fais un premier voyage les bras chargés, puis je redescends avec des sacs pour monter le reste plus facilement. Me voilà parée pour un mois, en me rationnant. Et en commençant par les produits frais. Je m’assied dans le canapé, le fruit de mon pillage posé au sol devant moi. Pour la première fois en dix ans, je regrette d’avoir quitté ma campagne. Aujourd’hui, je m’y sentirais plus à l’abri. Et maintenant ? Qu’est-ce que je dois faire ? Je prends mon bouquin. Il ne me reste que quelques pages à lire.

« Tout ce peuple rira, battra des mains, applaudira. Et parmi tous ces hommes libres et inconnus des geôliers, qui courent pleins de joie à une exécution, dans cette foule de têtes qui couvrira la place, il y aura plus d’une tête prédestinée qui suivra la mienne tôt ou tard dans le panier rouge. (…) »

12H54 


22H58

19H37

22H58 Aucune voiture ne circule et contre toute attente, tout est calme. Pas un bruit. J’imagine que pour une fois les parents ont gardé leurs ados turbulents à la maison. C’est curieux, une ville silencieuse. Presque angoissant. Par ma fenêtre, dans le coin de ciel visible entre les branches des platanes et les toits des maisons de l’autre côté de la rue, l’obscurité me laisse entrapercevoir quelques étoiles. Derrière les fenêtres, on voit danser des flammes de bougies. Évidemment, je ne peux pas programmer mon radio-réveil pour demain. D’ailleurs je le débranche, je ne tiens pas à être réveillée par la lumière clignotante quand ils rebrancheront l’électricité cette nuit. J’active donc la sonnerie de mon téléphone portable, il est à moitié chargé. Je vérifie que la porte est verrouillée, souffle deux bougies et emmène la troisième dans la chambre. J’essaie de dormir, mais la pensée que cela pourrait durer toujours m’assaille sans cesse. Que ferais-je ? Comment contacterai-je ma famille ? Comment mangerai-je ? Je vois défiler sous mes yeux clos les images de films post-apocalyptiques. Je pense au Ravage de Barjavel – comment ne pas y penser ? – . Je me tourne et me retourne. La marche m’a fatiguée. Je finis par m’endormir.

6H30 Le réveil sonne. Je tends la main hors du lit pour le faire taire, sans ouvrir les yeux. C’est rare que je mette le réveil. Ça me rappelle ma vie d’avant, à la ville. Comment ai-je pu supporter ça ? Je ne l’ai pas supporté, je suis partie. Je me souris à moi-même. Si l’électricité n’a pas été rebranchée au delà du village, la journée va être longue ! Je m’étire. Je paresse quelques minutes dans la chaleur de la couette. Le ciel est du gris de l’aube sur le ciel qui s’annonce bleu. Les oiseaux commencent leur concert habituel. Je me lève, prends une douche rapide, très chaude d’abord puis froide pour me réveiller tout à fait. Je vais dans la cuisine enroulée dans ma serviette, pose la bouilloire sur le gaz et retourne dans la chambre pour m’habiller. J’expédie le petit-déjeuner et pars à pied chez la vieille Marie. Aucun risque qu’elle dorme encore. A cette heure où le soleil s’est levé, elle doit déjà être dans son potager. Quelques minutes plus tard, je l’aperçois penchée sur ses pieds de tomates. Son chien vient à ma rencontre en aboyant et renifle la main que je lui tends paume vers le haut. Le pauvre chien y voit encore moins que la vieille !

« Bonjour, Madame Marie ! » lui lancé-je mi-joviale mi-terrorisée d’avance par ses mots assassins habituels. Elle est comme ça la vieille Marie : elle râle, elle peste, elle bougonne dans la langue du canton que je ne comprends guère et avec un tel accent que même les autochtones ont du mal à la comprendre quand elle est de pire humeur que d’habitude. Mais c’est une vieille dame courageuse. On ne peut pas dire qu’on l’aime, au village, mais on la respecte. C’est notre aînée à tous. Même si personne ne connaît vraiment son âge.

«  Bond’là ben y’est temps qu’on m’envoie délégation ! Pas d’lumière depuis hier ! On n’s’occupe plus des vieux maint’nant ! V’la bien l’drame ! peste-t-elle en martelant de sa canne sur le sol.
J’ai de la chance ! Elle est de bonne humeur !

« C’est pour ça que je viens vous voir ! Le réseau national est en panne, on l’a su hier. Je voulais vous prévenir que le technicien va passer vous brancher au réseau municipal ce matin ! Et aussi que tout le village se réunit tout à l’heure pour s’organiser ! Si vous voulez venir, je peux vous emmener en voiture …

– Et qu’est-ce qu’une vieille pourrait y faire, j’vous l’demande ! Pi qu’est-ce c’est qu’c’histoire ? V’la que l’réseau national tombe en panne et qu’vos engins du diab’ tourne encore ?

– C’est un mystère, Madame Marie ! Hier personne ne savait ce qu’il se passait. Mais on ne voulait pas, vu les circonstances, vous laissez sans lumière.

– Ben c’est c’que vous avez fait pourtant ! C’fainéant d’agent municipal pouvait pas passer avant ?

– Je crois qu’il avait un peu peur de vous déranger. »

La vieille souris. Elle sait bien qu’elle fait peur à tout le monde, et ça lui plait.

« Bougez pas d’là, me dit-elle. J’reviens! »
Elle part clopin-clopant vers sa maison, revient avec un saladier. Elle cueille quelques tomates qu’elle met dedans et me tend le tout.

« Pour vot’ peine d’êt’ venue là, me dit-elle. »
Je balbutie des remerciements. Se voir offrir quelque chose par la vieille Marie, c’est une forme de reconnaissance que ne peuvent imaginer que ceux qui la connaissent. J’insiste un peu pour qu’elle vienne à la réunion, mais elle ne veut rien savoir.

« L’jardin va point s’désherber tout seul ! »

Je lui proposerais bien de l’aide, mais je sais qu’elle y verrait une insulte. Je retourne donc poser les tomates chez moi et prendre la voiture pour aller chercher Osmane. 

7H03