Archives de Tag: musique

Nostalgie

Chose rare, j’ai été saisie hier d’une vague de nostalgie. Ça ne m’arrive pas souvent, ça n’est pas franchement dans ma nature, et il y a un je-ne-sais-quoi de « c’était mieux avant » que je n’aime pas dans la nostalgie. Mais ça m’arrive quand même parfois de regarder le passé, puis le présent, et de pousser un soupir.

En l’occurrence, la vague m’a ramenée, en musique, à la fin du siècle dernier. C’est qu’à cette époque, un phénomène musical a envahi toutes les oreilles de France : on entendait partout chanter dans d’autres langues, et en particulier en arabe, les sonorités d’autres cultures étaient partout, dans toutes les radios, sur toutes les chaînes de télévision. Rachid Taha cartonnait avec Ya Rayah. L’Orchestre National de Barbès faisait danser partout. 1,2,3 Soleil tenait du phénomène de société. Les chanteurs à la mode s’appelait Khaled, Faudel, Cheb Mami. Gnawa Diffusion donnait des concerts sous chapiteau aux pieds des tours de tout un tas de quartiers populaires. Les musiques tziganes étaient partout et empruntées par tout le monde. Un peu moins populaire mais quand même bien présent, il n’y avait rien d’exceptionnel à écouter Nusrat Fateh Ali Khan. Même au fond des PMU crasseux et enfumés, on pouvait entendre quelqu’un fredonner un air de raï à la mode.

J’ai ce souvenir d’une fête de quartier, car à l’époque l’espace public était vraiment public et on ne se gênait pas pour l’occuper pour tout un tas d’événements, lors de laquelle se tenait un concert de raï. C’était un quartier populaire, plein de gens de toutes origines et de jeunes blancs fauchés. On n’avait pas réussi à se faire prêter du matos d’éclairage, mais peu importe, on faisait sans. La nuit était tombée, mais la musique ne s’arrêtait pas. Soudain, au milieu des jeunes blancs, un groupe de chibanis avait paru et s’était mis à danser. Leurs petits fils avaient encerclé la foule et l’éclairaient des phares de leurs scooters. Instant magique de rencontre et d’espoir. Et puis cet autre souvenir, un peu plus loin : dans une usine désaffectée se tenait une fête tekno, mais il y avait deux scènes : une scène tekno hardcore, forcément, et une scène rap. Et deux jeunesses qui pouvaient sembler séparées se mélangeaient là, passant d’une scène à l’autre, découvrant l’univers musical de l’autre, brisaient des préjugés.

Ces instants étaient porteurs d’un grand espoir. Parce qu’enfin, toute une partie de la population jusque là invisibilisée était sous le feu des projecteurs et pas du tout de façon anecdotique. Le racisme existait toujours, mais on pouvait espérer que cette visibilité, cette banalisation de la langue arabe dans la radio, cette popularité de cultures jusqu’alors inconnues ou méprisées le feraient reculer. Et je crois bien qu’il reculait vraiment, au moins un peu.

Au-delà de la musique, les luttes pour les droits des sans-papiers avaient bien plus de visibilité. Et s’ils se faisaient expulser à coups de hache et de matraques, en pleine grève de la faim, ci d’une église et là d’une bourse du travail, au moins ça n’était pas dans l’indifférence. Leurs soutiens étaient divers et nombreux. On croisait alors souvent l’abbé Pierre ou Albert Jacquard, Ariane Mouchkine ou Emmanuelle Béart sur le terrain. Le soutien populaire était réel. Et parfois, des régularisations étaient obtenues en nombre. Alors l’espoir renaissait pour tous les autres.

La fin du siècle dernier n’était pas une époque particulièrement joyeuse, il n’y a rien à y fantasmer, des gens tels que Pasqua ou Chevènement sévissaient et ça n’avait rien de drôle, mais c’était une époque qui nous laissait un espoir de changement.

Et puis le 11 septembre, le Patriot Act, les bombardements en Irak, et fatalement, le vieux fasciste borgne au deuxième tour de la présidentielle. Et l’espoir était mort, le raï disparu, et je n’oserais plus écouter Nusrat Fateh Ali Khan trop fort, ses « Allah hoo » sont devenus dangereux pour celui qui les écoute dans un pays qui a décidé que tout ce pan là de la culture devait retourner dans l’ombre.


Pour les oiseaux – John Cage

CouvertureCage

 

On sait que John Cage est un grand maître de la musique bizarre, on connaît moins le parcours intellectuel qui l’a mené à cette déconstruction de la musique. C’est ce que l’on découvre au fil de ces entretiens. On sera d’autant moins étonné de lire ici pas seulement un musicien, mais aussi un intellectuel et érudit que les dits entretiens sont réalisés par Daniel Charles, musicien lui-même et surtout philosophe.

Ainsi, au fil des pages, on croisera évidemment Shönberg et Cunningham, mais aussi Maître Eckhart et Heidegger, des peintres, des plasticiens et un nombre considérable de personnages ayant participé à la construction de la philosophie, des arts et de leur perception.  John Cage nous invite à nous plonger dans une vision orientale du monde, à user du I-Ching comme d’un outil, à cesser d’enseigner les normes et à accepter d’accueillir les bruits comme une musique à part entière.

Les propos de Cage sont comme sa musique : ils soulèvent des questions, nous oblige à reconsidérer ce que nous pensions être des acquis immuables. Il nous force à l’écoute et va jusqu’à nous questionner sur la construction de nos modèles politiques et sociaux. On découvrira sans trop de surprise qu’il se conçoit comme un anarchiste faisant régulièrement référence à Thoreau.

Ces dix entretiens sont d’autant plus constructifs et instructifs qu’ils sont menés par un intervieweur de grande qualité.

Pour les oiseaux est un ouvrage dense et d’un accès un peu difficile lorsqu’on ne dispose pas de toutes les références sur lesquelles John Cage s’appuie pour ses démonstrations.  Et c’est sans doute ce qui participe d’en faire un ouvrage de haut intérêt : on en sort plus instruit. Mais ce livre est aussi truffé d’anecdotes et de rires, ce qui participe à l’alléger.


Les artistes oubliés : Blanche Calloway

blanchecalloway

Si je vous dis «Cab Calloway », vous allez irrémédiablement fredonner, au moins dans votre tête Minnie the Moocher. Et si Cab Calloway ne vous dit rien et que je vous fredonne Minnie the Moocher, vous ne manquerez pas de vous écrier « Ah mais oui ! ». Par contre, si je vous dis « Blanche Calloway », je suis presque sûre que vous n’en avez jamais entendu parler, et voilà une injustice que je vais tenter de réparer ici même.

Blanche était la sœur aînée de Cab. Et ce n’est pas peu dire que son petit frère lui doit tout ou presque. Ce dernier, au début de sa carrière, n’était connu dans le monde de la musique que sous le nom « le petit frère de Blanche ».

Blanche fait ses premiers enregistrements au début des années 20 avec quelques musiciens prestigieux, dont Louis Armstrong. Elle chante dans quelques uns des plus célèbres clubs de jazz des États-Unis et effectue de nombreuses tournées. Ses performances scéniques et vocales impressionnent tant le Andy Kirk band que le dit M. Kirk l’engage à la fois comme chanteuse et comme danseuse. Mais Blanche a tant de talent qu’elle devient de fait la meneuse de l’orchestre. Évidemment, cela ne plaît pas à tout le monde, et devant la place qu’elle prend, le groupe choisi de signer un contrat ailleurs et sans elle. Il en faut plus à Blanche pour baisser les bras : elle monte son propre orchestre dont elle prend la direction. Et c’est ainsi qu’elle devient la première femme – toutes couleurs confondues – à diriger un orchestre exclusivement composé d’hommes, elle mise à part.

Blanche n’est pas seulement une chanteuse hors pairs : c’est aussi une performeuse sans limite, parfaitement extravertie, une danseuse incroyable et une forte personnalité. Elle joue sur les mêmes scènes que les grands noms du jazz de l’époque, tous masculins. Elle fait face au sexisme de l’époque tête haute. Nombreux sont ceux qui cherchent à critiquer le groupe qu’elle dirige, et face aux sarcasmes elle fait preuve de plus de professionnalisme encore.

A la fin des années 30, sa maison de disque signe un contrat avec Cab et décrète qu’elle ne peut pas avoir deux Calloway dans son catalogue. L’orchestre de Blanche est dissout, et les difficultés financières la rattrape. Elle entame une tournée en solo, mais ne renoue pas avec la gloire. En 1944, la ségrégation raciale bat son plein, et Blanche se fatigue d’avoir à lutter pour jouer dans des villes où hôtels et restaurants sont interdits aux noirs. Elle arrête la musique et s’engage dans différents mouvements pour les droits civiques. Elle en devient une porte parole aussi charismatique et efficace qu’elle fut une meneuse d’orchestre talentueuse.

Le temps passe, pas son engagement. La légende raconte qu’elle fut la première femme noire à voter en 1958. Dans les années 60, elle est la seule femme noire DJ d’une radio américaine. À la même époque, elle organise et participe à des créations théâtrales. Elle crée également la première grosse entreprise uniquement gérée par des noirs. Un cancer mettra douze ans à avoir raison d’elle. Elle meurt finalement en 1978, à l’âge de 75 ans.

Bien sûr, son frère Cab avait aussi du talent. Mais pensez-vous que sa notoriété aurait pu éclipser celle de sa sœur, si cette sœur n’avait pas été une femme ?