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Résurrection, de Tolstoï : un pamphlet plus qu’un roman

Résurrection est le dernier roman de Tolstoï, et si on a tous entendu parler de Guerre et Paix et de Anna Karénine, celui-là semble sinon oublié en tout cas beaucoup moins mis en avant. Et quand on fouille un peu, on se rend vite compte qu’il s’est fait sévèrement censurer puis globalement défoncer par les critiques, et pas qu’en Russie pour ce qui est des critiques cinglantes. Voilà qui est intrigant : on peut ne pas apprécier les écrits de Tolstoï pour tout un tas de raisons, mais de là à imaginer qu’il ait pu produire un mauvais roman, ça semble hautement improbable. Une seule solution pour comprendre : le lire.

Et on comprend très vite que Résurrection a dû en chatouiller plus d’un, et qu’il n’y a aucune chance qu’il fasse l’unanimité de nos jours. L’histoire en elle-même est plutôt simple. Attention, je vais spoiler, mais pour un roman vieux de plus de cent vingt ans, c’est autorisé.

Nekhlioudov est un noble prétentieux, qui s’intéresse essentiellement à son nombril et à son plaisir, sans aucun égard pour personne. Un jour il est convoqué pour servir de juré au procès de Katioucha, jeune prostituée accusée à tort d’avoir empoisonné un bourgeois. Sauf que Katioucha est une femme qu’il a aimé adolescent avant d’abuser d’elle adulte, qu’elle est condamnée malgré son innocence parce qu’en plus d’être imbu de lui-même Nekhlioudov est lâche, et que tout ça commence à réveiller un truc dont il ne s’était pas servi depuis longtemps : sa conscience. Il réalise que Katioucha est devenue prostituée à cause de lui et des autres hommes qui l’ont violée ensuite – plutôt que de subir, autant choisir et en tirer profit – et voilà qu’il décide d’essayer de la tirer de là, quitte à la suivre en déportation, quitte à l’épouser – ce que Katioucha ne veut pas, il y a des limites à tout. Voilà pour les grandes lignes du récit. Et ça n’est évidemment pas ça qui a énervé les critiques bourgeoises.

Tolstoï a vaguement déguisé un pamphlet en roman, et s’il était un promoteur de la non-violence, cette dernière n’incluait visiblement pas la violence des attaques écrites contre la domination des puissants. Non, vraiment, ça ne rigole pas. Il découpe les juges en rondelles, les parsème de miettes de flics et de matons, il écrabouille du procureur, mélange avec des morceaux de hauts-fonctionnaires et autres politiciens et écrase le tout sur la tronche des propriétaires terriens et des prêtres préalablement piétinés. Parce que Résurrection résume toute la pensée de Tolstoï et que Tolstoï était devenu anarchiste. Pour lui la propriété terrienne est la mère de tous les maux, aucun homme ne devrait s’arroger le droit d’en juger d’autres, toute condamnation ne fait qu’aggraver le mal, lequel mal n’est de toute façon que le fruit des conditions de vie des plus pauvres : si on ne veut plus de crime, alors il faut répartir le travail et les richesses équitablement et instruire tout le monde correctement.

Forcément, les bourgeois qui écrivaient des critiques, ça ne leur a pas plu. Mais comme Tolstoï n’aimait pas ceux qui se prenaient pour une élite, ça n’a pas beaucoup dû l’empêcher de dormir.

Ce qui peut paraître le plus surprenant, c’est qu’une bonne partie de son argumentation s’appuie sur une foi que Tolstoï avait solide : une foi chrétienne s’appuyant sur les évangiles, mais refusant tout temple, toute religion imposée, tout rite obligatoire. Enlevez les évangiles, enlevez toute référence à dieu et … ça ne change rien. L’édifice argumentaire est solide, il tient très bien sans aucune croyance. Il peut donc être lu et apprécié par les mécréants, sans doute beaucoup plus que par les croyants attachés à une église d’ailleurs.

Si vous êtes de ceux qui sont déjà révoltés par l’existence des prisons et qui pensent que la fonction première des institutions judiciaires est de maintenir un ordre bourgeois : lisez Résurrection, Tolstoï ne pourra qu’étendre la force de vos convictions et la qualité de votre argumentaire. Si vous n’êtes pas de ceux-là : lisez Tolstoï, il vous expliquera parfaitement en quoi vous êtes une partie du problème. Ou alors vous ferez comme ces critiques mesquins qui s’en sont pris à lui. Mais on se souvient de Tolstoï, pas de ses critiques, c’est bien qu’il y a un truc.

Notons tout de même que Tolstoï n’est pas moins critique à l’égard des socialistes, pas encore au pouvoir et massivement déportés en tant que révolutionnaires : s’il partage avec eux un constat, non seulement il abhorre la violence de leurs méthodes, mais surtout, il se méfie pour le moins de tous ceux qui pensent savoir pour le peuple, de tous ceux qui souhaitent imposer leur vérité à tous. Je ne me suis pas encore penchée sur le rapport que les communistes entretenaient aux écrits de Tolstoï, mais les écrits du grand auteur russe devaient les gêner aux entournures. Et l’histoire lui a donné raison.

Dans les éditions françaises, les parties du texte censurées de Résurrection dès sa publication apparaissent entre crochets et on comprend sans peine pourquoi ces parties-là étaient censurées, ce sont les plus cinglantes. Je me demande si elles ont été remises dans les impressions russes actuelles. Parce que si les communistes ne devaient pas être très à l’aise avec ce texte, Poutine aujourd’hui doit le détester profondément.


Mémoires d’un paysan bas-breton : pour se distancer des folkloristes.

« J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais jamais ailleurs que dans des romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine. (…) Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable. »

Voilà donc la note d’intention de Jean-Marie Déguignet (1834-1905) à la première page de ses Mémoires. Et on ne peut pas lui donner tort sur le constat : rares sont les documents relatant la vie des paysans, qui en son temps ne savaient que rarement écrire, plus rares encore ceux des paysans bretons qui ne savaient pas même parler le français. Les Mémoires d’un paysan bas-breton constituent donc un document unique, très éloigné de tout ce que les folkloristes de la région ont pu produire.

La vie de Déguignet est digne d’un roman d’aventures. Mendiant dès qu’il est en âge de marcher, il n’a qu’une obsession : apprendre le français, ce qu’il fait seul, sans aucune aide, à une époque où l’école est encore réservée aux classes possédantes. Adolescent, il est vacher dans la ferme d’un des rares agronomes de la région. Mais Déguignet veut découvrir un monde dont il ignore et la forme et la taille, il veut aussi perfectionner son français, il opte donc pour la seule option qui s’offre à lui : il s’engage dans l’armée du Second Empire, où il passera quatorze années. Il combattra ainsi en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Il apprendra donc aussi l’italien et l’espagnol et regrettera de ne pas avoir eu le temps d’apprendre l’arabe. « J’aurais bien vite appris l’arabe, écrit-il, d’autant plus facilement que l’accent arabe est le même que l’accent breton ». Il observera les cultures des pays dans lesquels il se trouve et tentera de les décrire sans porter de jugement, hormis sur tout ce qui relève de la présence catholique, ou pire, jésuite, dans ces pays. Il perd la foi à Jérusalem devant le spectacle navrant du commerce du pèlerinage. De retour de l’armée, il se marie contre sa volonté et devient cultivateur. Sachant lire, il s’abonne à des revues agronomiques, les autres paysans verront le diable dans ses méthodes nouvelles. Jeté à la rue par les nobles à qui appartiennent ses terres avec sa femme déjà alcoolique et ses quatre enfants, le voilà dans le troquet où sa femme finit de se tuer à l’alcool, vendeur d’assurance, débitant de tabac et puis, de nouveau, misérable survivant dans des taudis de Quimper où il écrira ses Mémoires et réflexions en 1400 pages de cahiers d’écolier – tout n’est pas édité, des coupes ont été faites.

Et ce document passionnant, aucun Breton, surtout pas bretonnant et/ou régionaliste, ne vous le mettra entre les mains. C’est qu’à l’époque de Déguignet, les folkloristes Parisiens et régionalistes n’ayant écrit qu’en français publient beaucoup, et ce sont leurs documents qui sont restés dans la mémoire collective. « Les conteurs se sont moqués des savants. Pour un verre d’eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination. » Aucun d’eux n’écrira sur l’incroyable misère qui règne alors en Bretagne. Aucun d’eux ne relatera le poids épouvantable que représente la religion catholique, le pouvoir démesuré dont disposent encore les nobles. Au XIXe siècle, la Bretagne est toujours monarchiste et le peuple bien trop pauvre et ignorant pour envisager d’être autre chose. Déguignet a voyagé et beaucoup lu. Athée, bouffeur de curés, républicain anarchisant, il est rejeté dans son pays natal, maintenu à la marge par les tonsurés qui veillent à ce que leurs ouailles ne fréquentent pas ce fils du diable. L’auteur en garde une grande rancœur, on en aurait à moins. On dira de lui qu’il sombra dans un délire de persécution. On sent bien dans ses lignes que ça n’est pas tout à fait faux, mais il avait des causes réelles de se sentir persécutés par les ensoutanés.

S’il faut lire Mémoires d’un paysan bas-breton, c’est bien pour avoir autre chose que la vision romantisée que les folkloristes ont donné de la Bretagne. C’est le contrepoint indispensable aux récits d’Anatole le Braz – avec lequel l’auteur était fâché mais sans lequel les écrits de Déguignet seraient restés inconnus. C’est aussi un contrepoint aux récits de guerre faits par des nobles et des généraux. On parle fort peu, par exemple, des exactions de la France au Mexique : il est toujours bon de rappeler ce dont nous avons été capables. Il faut lire, enfin, Déguignet, pour bien prendre la mesure du niveau d’ignominie dont était capable le clergé breton.


Un héritage dilapidé

En regardant un reportage sur la télé locale, hier, j’ai eu beaucoup de peine. Ça parlait de l’association Jeudi Dimanche, fondée par le père Jaouen. Tout le monde sait que je n’aime pas beaucoup les bondieuseries, mais le père Jaouen, c’était un Bonhomme, oui, avec une majuscule, comme on n’en fait plus et comme on n’en fait pas beaucoup chez les laïcs. Je pense sincèrement que certains engagements nécessitent de croire à plus grand que soi, sinon, ça n’est juste pas tenable, ou pas longtemps.

Michel Jaouen, jésuite, était aumônier des mineurs à la prison de Fresnes. Non content d’essayer de leur simplifier la sortie de prison, en bon Breton d’Ouessant qu’il était, il a décidé de les emmener en mer. Et quand il a constaté que les problèmes de toxicomanie allaient grandissant, outre de jeunes délinquants, il a embarqué en mer des personnes toxicomanes. Quoi de mieux qu’une Transatlantique pour se confronter à soi-même, apprendre à vivre avec l’autre et se dépasser de sorte à avoir une réussite sur laquelle s’appuyer pour sortir d’une spirale de l’échec ?
Il ne devait pas être facile, notre Bonhomme : il en faut du caractère pour faire des trucs pareil ! Et à lui tout seul, il a quand même aidé 15 000 personnes dans sa vie. 15 000 !
Il est mort il y a trois ans, à 96 ans, et j’ai été fort triste. Je ne l’ai jamais rencontré, mais connaissant son parcours, ayant moi-même bossé – mais pas toute une vie – avec des jeunes dits délinquants et des personnes toxicomanes, je ne pouvais que comprendre son engagement, et le respecter très fort. L’humain étant un tissu de contradiction, je bouffe trois curés tous les matins et le vieux Jaouen figure dans mon Panthéon personnel.

Seulement, d’après le reportage d’hier, maintenant, son association accompagne essentiellement des jeunes de bonnes familles qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire dans la vie. Oh, je ne dis pas que c’est indigne, ni que ça ne sert à rien : tant mieux si ça existe. Mais ça n’a pas la même gueule, pas les mêmes tripes, et pardon du vocabulaire qui ne l’aurait pas choqué, pas les mêmes couilles.
Et surtout, maintenant, où peuvent encore aller les gamins vraiment paumés et les personnes toxicomanes ? Qui se soucie encore d’eux ?

Ce monde est plein de choix de facilité, et pas assez riche de pères Jaouen.


Le Prince, la lune et les fornicateurs de Florent Kieffer

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On a plus ou moins de plaisir à découvrir et à faire découvrir un livre. Concernant ce petit ouvrage, on a très envie de le faire lire à tout le monde. Non qu’il s’agisse d’un chef d’œuvre : je parlerai plutôt de friandise.

Le Prince, la lune et les fornicateurs n’est pas vraiment un roman, mais plutôt un conte moderne. Il était une fois, dans un temps lointain, un royaume où tout le temps libre est utilisé pour se laisser aller à la fornication, au grand désespoir de l’Intendant qui décide de trouver tous les moyens possibles de lutter contre cette activité improductive en combattant l’existence même de l’érection. Avec pareil sujet, il eut été aisé de sombrer dans la vulgarité, dans l’érotisme à deux sous ou dans les lieux communs insupportables : Florent Kieffer évite pourtant tous ces écueils pour nous offrir au contraire un récit plein de finesse et d’humour.

Évidemment, ça n’est pas un conte pour enfants : destinés à celles et ceux qui ont au moins une vague idée de ce qu’est le désir sexuel, l’histoire n’aurait aucun intérêt pour des petits. Mais de par sa forme, et malgré le sujet traité, il s’adresse tout de même à la part d’enfant qui sommeille dans chaque adulte. C’est frais et réjouissant. C’est très facile à lire, si bien qu’il est accessible même aux lecteurs débutants, sans ennuyer les lecteurs confirmés : une vraie gageure pour un auteur !

Comme beaucoup de contes, il délivre une sorte de morale, mais une morale qui explose les cadres rigides que l’humanité n’a eu de cesse de dresser autour des questions de sexualité. On ne regrettera que le rôle secondaire réservé aux femmes dans ce récit, néanmoins, on rit assez pour pardonner.

Vous êtes encore là ? Mais enfin ? Vous devriez déjà être en train de découvrir les premières pages !


Crime d’honneur de Elif Shafak

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À peine ai-je ouvert ce livre que je me suis dit : « ouille ». Et ce avant même de lire le premier mot du roman. C’est que j’ai regardé l’ours dans lequel figurait la mention : « Titre orginal : Honour ». Et quand un traducteur pervertit à ce point le titre d’un ouvrage, on peut s’attendre au pire pour la suite. En tout cas, on n’est pas dans de bonnes dispositions pour lui faire confiance. Et il se trouve que les qualités littéraires sont très inégalement réparties au fil du récit, et pas seulement parce qu’il est fait par plusieurs narrateurs.

On peut décider de passer outre le simple style, mais alors il faut une histoire palpitante. Hélas ! Malgré un sujet qui aurait pu être un parfait support pour relater la place des femmes dans la société kurde, et il semble bien que ça soit l’intention première de l’auteur, nous voilà face à une accumulation de personnages archétypaux jusqu’à la caricature et de grosses ficelles bonnes à amarrer un supertanker. Comment croire à la sage-femme sorcière telle qu’on peut la croiser trait pour trait dans n’importe quel roman vaguement fantasy pour adolescentes ? Comment croire au doux-dingue désincarné à en virer aigre ? Et pire que tout : comment ne pas s’agacer devant l’usage intempestif de la jumelle pour justifier un revers de situation qui se veut l’apothéose du roman ?

J’ai fini ce livre comme on termine une corvée avant de ne pas le ranger dans la bibliothèque, avec l’agacement que je ressens toutes les fois que je tombe sur une auteur qui se dit féministe en usant de clichés érodés pour œuvrer.


Le rasoir d’Ockham

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Pluralitas non est ponenda sine necessitate.

Ça n’a l’air de rien, comme ça, mais cette petite phrase est absolument indispensable à quiconque souhaite avoir une réflexion rationnelle. Mais je vous vois perplexes, et c’est légitime sans la traduction, donc la voici : « Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. »
Je vous l’accorde, ça n’est pas forcément plus clair comme ça. Alors on va rajouter une troisième couche, celle de la formulation moderne de cette phrase : « Les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables. »

Ça n’est rien de moins qu’un principe fondamental de la recherche scientifique. Cela signifie que si on a le choix entre une explication compliquée et une explication simple, l’explication simple a toutes les chances d’être la bonne. Mais ne confondons pas ! On ne parle pas de l’explication la plus simpliste, mais bien de la plus simple. Par exemple, si, pour expliquer un phénomène physique, vous avez le choix entre une formule mathématique de dix-huit pages et une autre d’une ligne, si les deux donnent des résultats équivalents, alors la bonne formule est celle d’une ligne.
Prenons un autre exemple : si on peut expliquer l’apparition de la vie sur terre par une succession de phénomènes climatiques et chimiques, y ajouter l’intervention d’un être tout puissant incréé n’ayant jamais donné aucune preuve tangible de son existence n’aura aucune utilité.

Ce principe fondamental, appliqué au fil des siècles par d’illustres personnages tels que De Vinci ou Einstein, se nomme « Le Rasoir d’Ockham », du nom d’un philosophe du XIVe siècle qui en posa les bases.

Évidemment, Guillaume d’Ockham fut fortement soupçonné d’hérésie.


La Hollande ou les réfugiés du XVIIe siècle

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Faisons ensemble un petit détour par l’Europe de la fin du XVIe siècle et du XVIIe.

Le moyen-âge touchait alors à sa fin, mais les plus obscurantistes s’attachaient d’autant plus à leurs archaïsmes. Ils font toujours ainsi, les obscurantistes.

L’Inquisition portugaise converti de force au moins autant de Juifs qu’elle en massacre. L’Inquisition espagnole fait la même chose, mais les Juifs ne lui suffisant pas, elle s’en prend aussi à à peu près tout ce qui n’est pas bien catholique : Protestants, Musulmans, homosexuels, fornicateurs et blasphémateurs, sorcières et toutes sortes d’ «hérétiques ». Impossible d’oublier les exactions de Torquemada, passé maître dans l’art de mettre en place un vaste réseau de délation afin de mieux torturer et détruire. En France, c’est la guerre de Trente ans puis le grand massacre des Protestants de la Saint Barthélémy. Partout, on brûle des gens, des livres et des idées. En Italie, Galilée doit renier sa découverte du système hélio-centré. En Allemagne, les protestants ne sont pas plus à la fête qu’en Angleterre.

Il se passe alors un phénomène qui n’a rien de nouveau : les intellectuels de tous ces pays, dénigrés, maltraités et en danger, fuient ces pays où on ne peut pas réfléchir rationnellement. Or, il y a un pays en Europe qui a décidé de défendre la liberté d’expression, d’enseignement et de recherches : c’est la Hollande. Alors que l’Europe entière brûle les livres, la Hollande en imprime énormément, en particulier ceux qui sont interdits ailleurs. Alors que le Vatican souhaite que la Terre soit le centre de l’univers, les Hollandais et leurs invités développent les meilleurs télescopes de l’époque, munis des meilleures lentilles existantes et découvrent la surface de Mars et les anneaux de Saturne. La Hollande a le meilleur niveau d’instruction du monde : on sait qu’alors, même les paysans du pays savent lire et écrire. Et ça n’a rien d’un miracle. L’une des bases du protestantisme, c’est la lecture des Écritures sans intermédiaire. Or la Hollande a accueilli énormément de réfugiés Protestants, instruits pour la plupart, bourgeois et souvent érudits. Et une fois qu’on sait lire, il n’est pas plus compliqué d’apprendre l’arithmétique. Les Hollandais deviennent vite très bons dans ce domaine aussi.

Tant d’intellectuels se sont réfugiés en Hollande, tant de salons s’y tiennent qu’on y découvre en quelques décennies : le microscope, les microbes, les spermatozoïdes, les globules rouges, les satellites de Jupiter, des horloges à balancier d’une grande précision grâce auxquelles on arrive enfin à calculer la longitude ; on découvre des concepts clés tels que le moment d’inertie, le centre d’oscillation ou la force centrifuge.

La Hollande de l’époque n’est pas seulement le centre du monde scientifique, c’est aussi un haut lieu de la philosophie, de la médecine, de la littérature, de la peinture, de l’architecture, de la navigation, de la sculpture et de la musique. Rien que ça. Et tout ça parce que la Hollande a ouvert ses portes aux intellectuels en fuite.

Le grand philosophe Spinoza était fils de réfugiés juifs portugais. La philosophie moderne ne serait rien sans Spinoza. Après la condamnation de Galilée, Descartes qui n’en pensait pas moins se réfugie lui aussi en Hollande. Il pourra en outre y pratiquer nombre de dissections, pratique interdite par l’église catholique, mais pratique sans laquelle la médecine moderne ne serait jamais née.

Nombre de réfugiés n’ont pas laissé leur nom dans l’histoire, ils ont pourtant pour beaucoup participé à cet incroyable essor des sciences et techniques du XVIIe siècle, d’abord parce qu’ils étaient souvent déjà très instruits en arrivant, ensuite parce que leur culture apportait une vision différente des choses, enfin parce qu’ils ont été parfaitement intégrés à la société hollandaise de l’époque.

Chaque engin spatial lancé aujourd’hui est le descendant direct des recherches menées à l’époque dans un pays qui avait ouvert grand ses portes et choisi la liberté d’expression absolument impossible partout ailleurs. Cette politique libérale permit à la Hollande de connaître son âge d’or qui profite encore aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité.

Une autre fois, nous parlerons de la fuite massive des cerveaux européens vers les États-Unis dans les années trente et tout ce que ça a apporté à ce pays qui a su alors accueillir et intégrer ces réfugiés.


Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits de Salman Rushdie

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Je l’attendais depuis si longtemps qu’en théorie, j’aurais dû finir la lecture de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits d’une seule traite. Mais il s’est vite avéré que ça aurait été du gâchis. Ceux qui connaissent déjà l’écriture de M. Rushdie savent quelle capacité de densification du récit il a, et lire trop vite serait la garantie de passer à côté de la moitié des détails : c’eut été dommage, tant et si bien que plus j’avançais dans la lecture, plus je déployais des trésors de créativité pour ralentir le rythme de façon à la faire durer plus longtemps : impossible de faire autrement.

Parce que des détails, il y en a autant que des grandes lignes et des personnages. Des personnages, il y en a autant d’humains – et de toutes les ethnies – que de magiques, et tout ce petit monde se mène une guerre impitoyable dans notre monde. Et quand je dis « dans notre monde », je pèse mes mots : il s’agit bien de notre monde tel qu’il est actuellement. C’est le combat entre la rationalité et la croyance, autant dire un combat aussi épique qu’humoristique.

Si on retrouve l’écriture alambiquée des Enfants de Minuit, on se rapproche beaucoup plus par le contenu de Haroun et la mer des Histoires, mais d’une façon bien plus destinée aux adultes et plus irrévérencieuse. Et c’est jubilatoire. On pourrait dire que c’est un conte, mais ça serait mentir : ce sont des centaines de contes antiques et contemporains qui s’entremêlent à la façon des Mille et une nuits, comme le titre l’annonçait.

Mais l’important n’est pas tant le récit en lui-même que ce qu’il provoque à terme sur le lecteur : impossible après la découverte de ce roman d’ouvrir un journal sans avoir envie de rire du pire. Non qu’il amoindrisse la gravité de la situation du monde, seulement voilà : Salman Rushdie décale notre regard d’une façon si ingénieuse qu’on ne peut plus regarder tout ça comme avant. Là où tout un chacun voit une guerre meurtrière, le lecteur de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits verra une ultime bêtise de djinn qui finira par se dissoudre dans la rationalité et l’intelligence.

Quant à la conclusion, que je ne révélerai pas, elle ne pourra qu’obliger le lecteur à avancer d’un grand pas vers lui-même, et vous conviendrez que c’est un sacré cadeau de l’auteur.

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits n’est peut-être pas le meilleur roman de M. Rushdie d’un point de vue purement littéraire, mais c’est sans doute le plus réjouissant, le plus accessible et le plus nécessaire à son époque. Entre conte et philosophie, c’est un livre qui grandit sans peser, et la garantie de passer un excellent moment un tout petit peu à côté de la réalité.


Sus aux cruciphiles !

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La tendance actuelle est à la haine des musulmans, et un peu des juifs, mais pour ces derniers, c’est le cas depuis 2000 ans. Ça n’excuse rien, évidemment, mais on a l’habitude. Seulement, voyez-vous, les musulmans ne me menacent en rien. Je ne suis pas à l’abri d’une bombe ou d’une petite cuillère de maboule à barbe criant Allahou Akbar, d’accord. Mais je ne suis pas à l’abri d’un accident de bagnole ou de tracteur, d’un échappé de psychiatrie ou d’un quelconque cinglé, à barbe ou pas. C’est la vie, le risque zéro est un mythe, et il faut bien mourir de quelque chose. Mais dans l’ensemble, n’en déplaise aux victimes de l’inflammation nationaliste, les musulmans ne me font pas chier.
Il n’en va pas du tout de même des catholiques. Les catholiques n’ont jamais cessé d’attaquer mon droit à la contraception, mon droit à l’avortement, mon droit à m’envoyer en l’air avec qui je veux, où je veux et de la façon qui me plaît. Ce ne sont pas des pharmaciens musulmans qui refusent de vendre la pilule du lendemain au nom de leur crise de foi. La saloperie, qui malheureusement bouge encore, nommée Xavier Dor et ses copains ne sont pas musulmans. Ce ne sont pas les musulmans qui ont majoritairement emmerdés tous les copains et copines homosexuels qui souhaitaient avoir les mêmes droits que moi lors du vote de la loi Taubira, et encore aujourd’hui. Ce ne sont pas les juifs non plus.

Aujourd’hui, en tant que femme et en tant que femme prête à découper en rondelles le premier qui prétend m’ôter des droits durement acquis, en France, les seuls qui viennent m’empuantir le quotidien sont bien les activistes cruciphiles.

Le monde musulman, quoi que ça signifie, a une vraie grosse révolution à faire en son sein concernant son rapport aux femmes. Comme les juifs, comme les chrétiens. Mais c’est le combat des femmes qui choisissent plus ou moins de ne pas s’extraire de ces superstitions archaïques.
Me concernant directement, avec un instinct de conservation parfaitement égoïste et exempt d’hypocrisie, ceux qui me font chier, qui m’emmerdent profondément et qui me compliquent la vie prient à genoux et mains jointes, pas le cul vers les cieux ou un chiffon sur la tête.


Interlude historique : Siger de Brabant

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Siger de Brabant.

Ça ne vous dit rien ? Moi non plus jusqu’à il y a peu.

Siger de Brabant est né au XIIIe siècle, dans le Brabant. Le Brabant était à peu près au centre de ce qui est maintenant la Belgique. Siger de Brabant était enseignant à l’Université de Paris où il défendait les thèses de l’averroïsme. Pour ceux qui ne situeraient pas : Averroes a vécu au siècle précédent celui de notre protagoniste, et c’était un philosophe musulman, qui écrivait en arabe, très reconnu à l’époque et encore par la suite. Averroès était si connu qu’il a eu quelques problèmes avec le maboule à barbe de l’époque. Le calife du moment avait fait interdire la philosophie, les études et les livres, le vin, le métier de chanteur et celui de musicien, tout le monde a laissé faire et Averroès est devenu un réfugié. Mais aujourd’hui, on le cite encore.

Et donc, Notre Siger de Brabant avait beaucoup étudié la philosophie du précédent et il essayait d’en tordre quelque peu la pensée pour essayer de la faire entrer dans le cadre théologique de l’époque.

Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça a fait du barouf.

Lui et quelques autres se sont mis à enseigner l’éternité du monde, la divinité de l’intellect et l’idée que l’humanité n’avait qu’une seule âme. Pouf ! D’un coup, à force de cogiter à ce qu’avait écrit un philosophe musulman, ils ont fait disparaître l’Apocalypse, le Jugement Dernier et pire que tout, ils apprenaient aux gens qu’il leur fallait réfléchir. Et si dieu est la réflexion, alors l’autre Dieu ne sert plus à rien.

Et pour enfoncer le clou, il a encore enseigné la disparition de LA vérité.

« Notre intention principale n’est pas de chercher ce qu’est la vérité, mais quelle fut l’opinion du Philosophe. » a-t-il écrit. Ne venez pas tout saloper avec votre foi, j’aiguise ma raison sur Aristote.

Si les cruciphiles réussissent à faire mouche avec leurs « racines chrétiennes », c’est sans doute aussi parce que beaucoup semblent croire que l’athéisme est une pensée nouvelle à l’échelle de l’histoire. Si les religions mettent parfois peu de temps à s’octroyer le monopole du temps de cerveau, la pensée raisonnée prend des siècles à s’échafauder, à s’aiguiser et à se polir. Et les racines de l’athéisme remontent très loin dans l’histoire, malgré les bannissements et les bûchers.