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Le Double de Dostoïevski : une histoire de folie

Sur l’échelle d’épaisseur des romans russes, Le Double de Dostoïevski est une nouvelle : un peu plus de deux cents pages, ça fait moins peur. Mais en matière de littérature, on ne peut pas se fier à l’épaisseur pour déterminer la difficulté d’accès : personnellement, et pour rester chez Dostoïevski, j’ai trouvé Crime et Châtiment beaucoup plus simple à lire.

Mais ça n’est pas parce que c’est plus ardu d’accès que c’est moins bon : il faut juste un peu de temps pour entrer dans le texte. Et ce parce qu’ici, entrer dans le texte signifie entrer dans la tête du personnage principal qui est en train de la perdre, justement, sa tête. Et n’allez pas croire que je vous divulgue méchamment l’intrigue pour vous gâcher le plaisir : c’est Dostoïevski lui-même qui le fait. A l’opposé des modes de narration actuelles avec plein de suspens, lui annonce toujours le contenu de ses romans dès le titre : il y a un crime suivi d’un châtiment, ou, ici, il y a un gars qui croise son double et si on n’est pas dans un roman de science-fiction, et ça n’est pas le créneau de Dostoïevski, c’est que la santé mentale du personnage n’est pas au top de sa forme. Si son compatriote Tolstoï est le maître des fresques politico-sociales, Fiodor, lui, est celui des tréfonds de la psychologie des individus. Donc voilà : on sait tout de suite que le personnage est en train de partir en cacahuète, quelque part entre le délire de persécution et les bouffées de toute-puissance, on se doute bien que ça va mal se terminer, et tout l’intérêt de la lecture sera de voir comment l’auteur va traiter ça, comment il va nous emmener loin dans les pensées d’un personnage abîmé, et comment il va nous montrer que la folie peut être en réalité un mécanisme qui relève de l’ultime pulsion de vie.

Tout le génie de Dostoïevski réside autant dans sa capacité à décrire la folie de l’intérieur que dans celle de nous faire suivre un personnage qui n’a par ailleurs pas grand-chose d’attachant. Fonctionnaire moyen en tout, lâche, désagréable voire parfois carrément méchant indépendamment de sa folie, on ne tremble pas à l’idée qu’il ne se relève pas. On assiste à sa chute de l’intérieur avec détachement, jusqu’à un certain point. Voilà ce qui fait tout l’aspect fascinant de Le Double.

D’habitude, j’évite de parler du contenu précis d’un roman, mais ici ça n’a vraiment aucune importance : l’histoire est en soi archétypale, l’intérêt profond réside absolument dans la manière dont elle est traitée par l’auteur. Il me semble que quiconque souhaiterait écrire un roman devrait commencer par décortiquer celui-ci pour savoir comment donner une substance psychologique riche à ses personnages.

Bref : n’ayez pas peur, lisez Dostoïevski.


Un bébé dans l’église

Je ne sais pas pourquoi, Noël, ça me rappelle toujours la fois où j’ai trouvé un nouveau-né. Pourtant ça n’était pas un jour de Noël. C’est peut-être parce qu’on voit des crèches partout à cette époque de l’année.
J’étais allée prendre le frais et le silence dans mon église préférée, une vieille grosse église gothique bien sombre, et là, dans une salle de prière d’habitude vide, il y avait une poussette avec un bébé dedans et tout l’attirail à bébé : des couches, des fringues, des biberons … Mais personne d’autre. J’ai trouvé ça bizarre, puis je me suis dit que l’adulte qui allait avec devait être dans la boite où les gens racontent leur vie au curé. Le marmot de faisait pas de bruit, je me suis assise dans un coin pour faire ma petite sieste. Je me suis vaguement endormie jusqu’à ce que l’enfant se mette à chialer. Mais personne ne sortait de la boite à confession. Le temps passait, le gamin criait de plus en plus fort et personne ne venait. Au bout d’un moment, je me suis résolue à le sortir de sa poussette, ce qui l’a un peu calmé, et j’ai fait le tour du temple à la recherche de quelqu’un, n’importe qui, vu que je n’ai pas la moindre idée de comment fonctionnent les petits humains qui crient. J’ai fini par trouver le prêtre et je lui ai expliqué l’histoire. C’était un gentil bonhomme. Il n’a pas été surpris pour un sou. Il a juste dit : « oh, ça arrive souvent ! On va attendre un peu. En général, elles reviennent les chercher dans l’heure, et si ça n’est pas le cas, eh bien on appellera les services sociaux : ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude ! »

J’ai failli tomber à la renverse. Pour moi, l’abandon de bébé dans une église, c’était un truc du moyen-âge et je découvrais soudain que ça se pratiquait encore en ce XXIe siècle naissant.
On a attendu en discutant. Le curé m’a raconté comment il travaillait avec les services sociaux quand le cas se présentait, y compris quand la mère revenait. C’était toujours plus ou moins le même cas de figure : des femmes seules dépassées pas les événements craquaient et, ne trouvant pas de solution, procédaient de la sorte. Le prêtre était vraiment un brave homme : loin de porter un jugement sur ces choix extrêmes, il essayait de comprendre et d’aider comme il pouvait. Il veillait à ce que la presse locale n’en entende jamais parler : lâcher des charognards sur une femme déjà paumée, c’était pas l’idée du siècle. On trouve de beaux spécimens de salopards dans la prêtrise, mais aussi des gens bien chouettes, comme partout.

C’est une amie de la maman qui est venue récupérer l’enfant. Le curé avait raison : à bout de force, la mère seule a craqué, puis, réalisant son geste, elle a appelé son amie au secours. Le prêtre a tout de même signalé la chose aux services sociaux, mais pas avant d’avoir proposé son aide. Et moi, ça m’a retournée et depuis, j’y pense souvent, surtout aux alentours de Noël.
On croit qu’on invente des tas d’histoires, des romans, des contes, des mythes dont certains deviennent la base de religions. Mais ça n’est jamais grand-chose en comparaison de la réalité.
Cette histoire là se termine plutôt bien. A bien y réfléchir, même s’il faisait chaud ce jour-là, ça ressemble un peu à un conte de Noël. Dickens revisité. Les contes sont censés avoir une morale. Il était une fois, un gars en soutane qui avait décidé de ne pas faire de commentaires abjects sur les faits divers qui parlent de misères…


Le bord du gouffre

C’est terrible de savoir que quelqu’un va craquer et d’être absolument impuissante à l’empêcher de quelque façon que ce soit. C’est ce que je vois tous les matins : mon patron ponctuel va craquer, c’est une évidence. C’est le cercle vicieux habituel : pour être plus rentable, il a fortement agrandi son troupeau. Pour pouvoir gérer ce grand troupeau, il a investi dans tout un tas de trucs et de machins. Loin d’alléger le boulot, il faut bosser plus pour rembourser les trucs et les machins. Mais le temps n’est pas extensible. Il est sans cesse en train de courir, il fait tout vite, n’a jamais le temps de poser quelques minutes pour boire un café, souffler ou papoter comme ça se fait dans les petits élevages. A la vitesse où il va avec le tracteur ou le Manitou, il va finir par avoir ou provoquer un accident. Mais même en galopant comme ça, il n’a quand même pas le temps. Alors il veut embaucher sur le long terme. Mais pour payer quelqu’un il faut faire entrer plus d’argent. Donc agrandir le troupeau. Mais s’il agrandit encore le troupeau, il faudra de nouveau investir dans des trucs et des machins.

Il est crevé. Il n’est pas vieux, mais il est tellement cerné, tellement usé que je suis incapable de deviner son âge.

C’est une personne très sympathique, pas le genre de patron à passer ses nerfs sur le salarié ni sur les vaches. Je l’entends pester contre lui-même et contre le temps qui file vite, trop vite. Il n’est pas du tout idiot, c’est juste qu’il a la tête dans le guidon, si bien qu’il n’a aucune possibilité de prendre un peu de recul. Alors il s’épuise, il s’use et de toute évidence, il court à en perdre haleine vers son point de rupture. Je le vois, mais je ne peux rien faire. Je peux juste faire mon boulot le mieux possible pour le soulager un chouïa, mais c’est loin d’être suffisant. Il est pris dans l’engrenage de ce monde où il faut être toujours plus gros, toujours plus rapide, jusqu’à ce que tout s’effondre. C’est comme ça dans les écoles, les hôpitaux, les élevages, les administrations, les boites privées : partout. Le monde court vers le burn-out généralisé.

Levez le pied, les gens. Vraiment. Ralentissez. Posez-vous un peu et prenez aussi le temps parfois de ne rien faire. Parce que ça n’est pas en craquant les uns après les autres qu’on maintiendra quoi que ce soit debout.


Prise de conscience

Hier, dans la télé, au sujet de la marche pour le climat, une « journaliste » abattait sa carte « prise de conscience ». J’ai beaucoup ri.

Depuis que je suis gamine, j’entends parler de « prise de conscience ». Après Tchernobyl, on étalait de la « prise de conscience » partout. Je me souviens très bien de documentaires sur l’Amazonie qui comptaient la disparition de la forêt en surface de stades de football après lesquels ça déblatérait de la « prise de conscience ». Je me souviens du bordel de Seattle en 1999, cette grande « prise de conscience » altermondialiste. Je me souviens de la « prise de conscience » « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Chirac en 2002. Je me souviens de la « prise de conscience » du sommet de Copenhague de 2009 après lequel on allait voir ce qu’on allait voir. Et il a encore fallu subir la « prise de conscience » de la sauterie de Paris, il n’y a pas si longtemps.
Et encore ce ne sont là que les « prises de conscience » qui me viennent sans trop y penser, il y en a eu bien d’autres.

J’avais à peine 9 ans quand j’ai pris conscience du monde dans lequel j’allais devoir vivre. Un monde pollué, irrespirable, radioactif, sans couche d’ozone – la seule chose qu’on a su changer parce que ça ne coûtait pas trop aux industriels. Un monde avec un enjeu énorme : la sauvegarde de la vie sur terre. Je n’ai absolument pas grandi chez les écolos, c’est juste que Tchernobyl venait de sauter. J’en avais tellement pris conscience que j’ai construit toute ma vie en fonction du poids de pollution que pèse mon existence, sans manquer d’essuyer les quolibets que réservent aux illuminés ceux qui ne manquent pas de disserter sur la « prise de conscience ».

Et depuis ? Depuis plus de trente ans, on continue à étaler du béton et du bitume partout. Le nombre de bagnoles a quasiment doublé. Les gens se sont mis à prendre l’avion plus souvent que je ne prends le bus. Ils passaient le week-end au Touquet, voilà qu’ils le passent à Marrakech, ils passaient l’été à Cannes, voilà qu’ils vont à Taipei. Tout est devenu plastique, on s’est même mis à faire pousser du maïs et des patates pour faire des nouvelles sortes de plastique. « Vert », nous dit-on. Les fringues sont devenues jetables. En fait, tout est devenu jetable, même les maisons. Les lignes de train et les gares se sont raréfiées. Les énergies renouvelables sont à la traîne. La démographie galope. Le développement des nouvelles technologies nous a fait balancer toujours plus de carbone pour nous attaquer aux terres rares, et tout ça pour fabriquer des trucs et des bidules pas du tout recyclables.
Mais tout va bien, me dit-on : la « prise de conscience » est là. Pour preuve : j’entends les puissants tartiner de la « prise de conscience » qui ne coûte rien à ahaner.


La neige et les chiens – Vidosav Stevanovic

Ah ! Le romantisme de la guerre ! Les amoureux qui se rencontrent, chacun issu d’un camp différent mais qui s’aiment quand même, le commandant au grand cœur prêt à tout pour sauver la vie de ses hommes, les soldats qui protègent les civils vaille que vaille, les enfants qui s’en tirent miraculeusement en sautant dans le dernier train en partance vers un pays en paix… Bullshit.

Vidosav Stevanovic n’est pas un romantique. Et il l’était encore moins au moment où il a écrit La neige et les chiens : la guerre en Yougoslavie faisait encore rage, il avait réussi à la fuir mais pas sans la regarder en face. Et ici, il nous la restitue dans toute sa réalité, dans toute sa crudité. Cette guerre là ou une autre, c’est du pareil au même : c’est sale, ça pue, il n’y a aucune place pour le romantisme. Les civils se font dégommer et leurs cadavres pourrissent sur place, parfois après qu’on ait pris soin de voler leurs organes car les armes coûtent cher. On viole, on torture, on s’amuse à faire rôtir des enfants vivants et il arrive même qu’on en bouffe un morceau. On détruit tout, méticuleusement, au nom du nationalisme, de la religion, de n’importe quelle idéologie foireuse, l’essentiel, c’est de détruire. Ceux qui arrivent à fuir ne sont pas moins détruits, pour toujours. Ils portent irrémédiablement en eux les germes de la prochaine guerre. Et ne vous leurrez pas : si Vidosav Stevanovic use parfois de surréalisme, ça n’est certainement pas pour nous alléger le fardeau de la réalité, encore moins pour nous aider à prendre de la distance, mais au contraire pour mieux nous en imprégner, de cette réalité de la guerre. Hollywood ment autant qu’une large part de la littérature qui prétend en parler. Il nous montre même comment même les photographies des reporters de guerre ne sont que des loupes sur un instant qui occultent tout le reste. Il n’y a aucun répit, dans la guerre.

La neige et les chiens est peut-être ce que j’ai lu de plus dur. Pas dans le style, qui est parfaitement accessible à tous, mais bien pour son contenu. Évidemment, je me rends bien compte que je ne vais pas inciter grand monde à découvrir ce roman qui en est à peine un en présentant les choses ainsi. Je sais bien que beaucoup de lecteurs préféreront le romantisme qui biaise tout. Mais peut-être qu’il passera par là quelqu’un qui ne veut pas se mentir, qui veut regarder le monde en face. Si vous êtes celui-là, personne d’autre que Vidosav Stevanovic ne saura mieux répondre à vos attentes.


Aurore Boréale de Drago Jancar

Le 1e janvier 1938, un voyageur de commerce descend du train dans une petite ville slovène, c’est là qu’il a donné rendez-vous, pour affaire, à l’un de ses collègues. Mais le temps passe et le collègue n’arrive pas, il ne répond pas non plus aux télégrammes. Et voilà notre homme coincé dans cette petite ville, englué, dégringolant peu à peu, passant de la fréquentation de la petite bourgeoisie locale à la fréquentation des bouges des quartiers mal famés, buvant une mauvaise piquette avec des personnages peu recommandables.

En fait, je pourrais vous raconter toute l’intrigue sans vous gâcher le plaisir de la lecture, car en cette année 1938, en Slovénie, tout est inéluctable. Et c’est là tout le talent de Drago Jancar : on sait très bien où il nous emmène, on devine immédiatement qu’il va peu à peu détruire son personnage dans un environnement qui ne deviendra pas moins fou, mais c’est cette inéluctabilité qui rend le roman passionnant. C’est d’une efficacité redoutable. Il y a là Franz Kafka qui aurait télescopé Thomas Mann avec une concision déroutante et il y a quelques échappées vers l’avenir pour dire toute l’horreur qui viendra. L’auteur nous enjoint à ne s’attacher à aucun des personnages : ceux qui ne souffriront pas feront souffrir, ceux qui ne mourront pas tueront.

Drago Jancar fait partie de ces auteurs dont on se demande pourquoi ils sont si peu connus et si peu traduits en France alors qu’ils devraient être incontournables.


De la vindicte populaire aux désagréments gastriques

J’ai vomi.

Pardon d’aborder les choses si brutalement, mais c’est ainsi. Je sais bien qu’il ne faut pas faire ça, mais mon œil a glissé et j’ai lu les commentaires de mes compatriotes sous un article où l’avocat Dupond-Moretti explique qu’il reçoit des menaces visant ses enfants. J’ai déjà beaucoup de mal avec l’idée qu’on juge un type, quel qu’il fut, sur la base de fort peu de preuves et de beaucoup d’idées pourries. Parce que pourries ou pas, on le juge surtout pour des idées, et quand on met le doigt là-dedans, personne ne sait où s’arrêtera la limite entre ce qui est une idée pourrie et ce qui ne l’est pas. J’ai le grand malheur d’avoir une bonne mémoire, et je n’oublie pas qu’on a considéré un jour qu’être pour l’indépendance de l’Algérie était une idée pourrie. N’allez pas faire le raccourci oiseux que je ne fais pas moi-même : les militants de l’indépendance algérienne n’avaient rien de comparable d’avec les maboules à barbe. Si ce n’est qu’il y avait parmi eux des terroristes et d’autres personnes qui ne l’étaient pas mais qu’on a fini par faire un même grand sac de tous ces gens pour mieux le jeter à la Seine. A partir du moment où on juge des opinions, personne ne peut savoir où ça s’arrêtera. C’est le premier procès contemporain de ce genre, et il y a fort à parier que ça n’est pas le dernier. Nombre de journaux sont allés jusqu’à poser la question de savoir s’il fallait juger le frère Merah, sous-entendant sans doute qu’une exécution sommaire ferait bien l’affaire. Mais alors, ne me parlez plus d’état de droit. Et relisez la litanie de Niemöller, ça ne peut pas faire de mal.

Et puis, il y a tous ces commentaires, fautes comprises :

« On a le choix de ses clients après faut pas venir pleurer. »

« il là bien cherché . »

« il a voulu la médiatisation il l a si il l a voulait autrement y a toujours la nouvelle star qui passe sur M6 »

« il n’a pas de dignité pour défendre des gens pareils. »

Il y en a des pages entières du même tonneau. Je vous passe les plus grossiers. J’aime particulièrement celui-ci : « il est narcissique et défend que des criminels d’attentats il n’a qu’a faire comme les autres avocats défendre tout le monde ! » Il faut donc défendre tout le monde, sauf les criminels d’attentats. Sauf qu’en plus, non seulement M. Dupond-Moretti n’a pas défendu que des « criminels d’attentats », loin de là, mais on parle pour le cas qui nous occupe de quelqu’un qui n’a pas tué. Que ça plaise ou non à ces braves gens, Abdelkader Merah n’a pas pris une arme, ne l’a pas posé sur la tempe de quelqu’un et n’a pas appuyé sur la détente. Il n’a pas fabriqué de bombe. Il n’a pas roulé volontairement sur une foule avec un quelconque véhicule. Il n’a sans doute rien contre les actes, mais il ne les a pas commis.

Si l’on regarde son parcours, M. Dupond-Moretti défend surtout des coupables, en tout cas des personnes désignées telles avant même d’avoir été jugées. Et n’en déplaise à la vindicte populaire, il faut beaucoup plus de courage pour défendre des coupables que des innocents. Surtout quand on est seul face à une brochette d’avocats présents pour les innocents. Justement parce qu’on s’expose alors à la même vindicte que le coupable désigné.

Pourtant, c’est exactement ça, l’état de droit : celui d’être jugé équitablement en étant défendu quoi qu’on ait fait par un avocat. Que se passerait-il, si les avocats étaient réservés aux innocents ? Personne ne peut être certain qu’il ne se retrouvera jamais sur le banc des accusés. Un accident de la route est vite arrivé : on peut tuer un piéton sans l’avoir fait exprès, on n’en sera pas moins jugé pour homicide involontaire. Quand on connaît le nombre de femmes battues dans ce pays, on peut se demander combien de conjoints violents braillent contre cet avocat – et ne pas trop s’étonner dès lors qu’ils trouvent normal qu’on souhaite s’en prendre à ses enfants. Est-ce qu’un mari qui bat son épouse est moralement défendable ? S’il ne l’est pas, alors pourquoi bénéficieraient-ils des services d’un avocat ? Quand on regarde combien de personnes consomment des drogues illicites dans ce pays, il n’est pas mauvais de leur rappeler qu’ils pourraient bien avoir un jour besoin d’un avocat, et que cet avocat ne sera pas forcément un fervent défenseur de ces usages, mais qu’il les défendra quand même.

Le simple mot terrorisme fait perdre la raison à nombre de mes concitoyens. Il suffit de le prononcer pour qu’ils deviennent des animaux sans règles sociales, sans droit, sans tribunaux et sans avocats. Il ne leur reste alors que la parole dont ils usent pour mépriser, au mieux, appeler au meurtre, au pire, tout en se croyant par ailleurs meilleurs que des gens qui voudraient faire disparaître la Justice des hommes au profit d’une justice expéditive basée sur l’existence hypothétique d’un quelconque bondieu et de livres écrits il y a des siècles : une « justice » où il n’y a pas de défense possible pour les coupables.

C’est parce que je pense valoir un peu mieux qu’un terroriste qui s’en prend aux enfants, que je soutiens pleinement M. Dupond-Moretti d’avoir le courage de défendre ceux que certains ont jugé indéfendables sans en passer par un tribunal.


Chroniques de supermarché : une découverte affligeante

Alors que je faisais mes achats au pas de course dans un supermarché – tout ce que je dois faire hors de chez moi est fait au pas de course afin de retrouver au plus vite le paisible rythme domestique – je me suis égarée au rayon des légumes en conserve. Je m’y rends très rarement, préférant réaliser mes propres conserves à domicile, d’ailleurs, à l’heure où je vous écrit, mes bocaux de poires au sirop sont dans le stérilisateur. Allez savoir pourquoi, mon œil a été attiré par un objet des plus incongru.

Là, sur un rayonnage, à la hauteur où l’on range habituellement les produits les plus chers, trônait un bocal … de minuscules patates. De la grenaille en pot en verre, baignant dans de l’eau salée. Je m’approchai de cette conserve surréaliste, pensant avoir mal vu. Il ne pouvait pas s’agir de pommes de terre, ce tubercule qui se conserve fort bien plusieurs mois dans n’importe quel local à peu près sec et sombre, personne n’aurait l’idée farfelue de dépenser de l’énergie pour stériliser quelque chose qui n’a nul besoin de l’être, j’avais forcément besoin de nouvelles lunettes. Il devait s’agir en réalité de quelque légume exotique ressemblant de loin à nos bonnes vieilles patates.

Eh bien pas du tout. Dans un bocal en verre, il y avait bien de petites pommes de terre baignant dans leur eau trouble. 2,5€ les 400 grammes. Soit 6,25€ le kilo.

Si ça se vend, c’est que ça s’achète. Il existe sur cette planète des individus étranges qui achètent des pommes de terre minuscules, stérilisées dans des bocaux en verre. Il existe des gens qui ne voient absolument pas le problème à utiliser un mode de conservation certes efficaces pour des légumes qui n’ont nul besoin de traitement particulier pour être conservés. Et qui sont prêts à payer six fois leur prix moyen pour ça. « Cuisson en dix minutes », disait l’étiquette, soit environ le temps que ça me prend de cuire ma grenaille à la vapeur.

Jusqu’alors, je pensais que bien des gens n’ont plus aucune notion de la valeur des choses. Je me suis trompée. En réalité, bien des gens ne savent plus ce que sont les choses. S’ils achètent des patates stérilisées, c’est qu’ils ne savent pas que la patate n’a besoin de rien pour être conservée pendant de longs mois.

J’ai pensé à mon voisin. Chaque année, je vais lui donner un coup de main pour ramasser ses une à deux tonnes de patates selon les années. C’est une sorte de tradition de voisinage. Je passe une demi-journée courbée sur son champ, et en échange, il me donne des patates qui me font tout l’hiver et un bon bout du printemps. Je les stocke dans des cagettes, à l’abri de la lumière. Il arrive que je m’en fasse grignoter quelques-unes par quelque rongeur squatteur, mais pour le reste, elles conservent parfaitement. Quand on ramasse les patates, on laisse la grenaille au sol. Les clients de mon voisin n’aiment pas ces minuscules tubercules qui sont pénibles à éplucher, et quand on ramasse deux tonnes, on n’est pas à cent kilos près. Il faut absolument que je lui parle des minuscules pommes de terre en bocaux. Nous avons des stérilisateurs, des bouteilles de gaz et des bocaux. Nous allons devenir riches. La bêtise a un prix : 6,25 €/kg de patate.


La PMA, cette quintessence du libéralisme

Ce matin, j’étais très mal réveillée, j’ai donc été extrêmement surprise d’entendre que France Inter avait enfin découvert qu’on pouvait être opposé à la PMA sans être homophobe ou religieux. Mais évidemment – j’étais mal réveillée, disais-je, et j’avais mal entendu : la radio était en fait réglée sur France Culture, ceci expliquant sans doute cela. A audience moindre, on se permet de réfléchir un chouïa plus loin que le bout de son nez.

Car globalement, toute opposition à ces tripatouillages reproductifs est considérée comme le dernier des archaïsmes, emprunt de haine de l’autre, comme si la nuance ne pouvait exister, comme si on ne pouvait pas au moins essayer de penser en dehors des cases pré-établies et limitées qu’on nous impose.

A gauche, on a décidé sans le moindre débat que la PMA était synonyme d’émancipation, et c’est devenu l’unique revendication sociétale de l’époque pour les personnes auto-estampillées « de gauche ». L’émancipation consiste donc désormais à se déposséder de notre reproduction pour la confier à des médecins et des laboratoires qui doivent sans nul doute y avoir trouvé une manne financière prometteuse. C’est assez comique, d’ailleurs, de constater que cette médicalisation ultime de la reproduction humaine apparaît en même temps que la dénonciation de la surmédicalisation de la naissance sans que personne ne semble rien voir à redire à ces contradictions : « Inséminez-moi artificiellement, mais laissez-moi accoucher naturellement », semblent dire nombre de femmes du XXIe siècle.

Pourtant, la PMA devrait poser bien des questions. Dans une société de plus en plus individualiste, elle tend à faire disparaître l’autre tout en finissant de médicaliser l’ensemble du cycle de la vie. On sera désormais conçu en éprouvette, implanté dans un utérus à l’hôpital, et à l’autre bout de la vie, on finira branché à des machines qui nous maintiendront en vie envers et contre tout pour finalement mourir loin de chez soi au milieu de blouses blanches. L’autre n’est plus un individu, juste un donneur de gamètes. Et pas forcément un seul, d’ailleurs, puisque nous en sommes à fabriquer des êtres humains avec l’ADN de trois individus différents. On voit là les prémices bien entamés de l’eugénisme sans que personne ne trouve à y redire.

Face au déclin bien réel de la qualité du sperme, on ne recherche qu’à peine les causes et encore moins à modifier les modes de vie et de production qui nous ont menés là : on applique au contraire à la reproduction humaine la même logique productiviste qui nous a justement menée là. On sait maintenant que les perturbateurs endocriniens posent d’énormes problèmes, et les clientes de la PMA, pour y faire face, vont opter pour des traitements hormonaux lourds pour retenir le contenu des éprouvettes. Autrement dit, la chimie stérilise l’humain et c’est à la même chimie qu’on demande une solution. Nous avons développé l’usage de ces chimies sans le moindre principe de précaution, et nous nous apprêtons à confier la reproduction humaine dans les mêmes conditions plus ou moins aux mêmes laboratoires.

Autre paradoxe de l’époque, alors qu’on accuse les semenciers céréaliers et légumiers d’avoir non seulement marchandisé mais encore normé les graines de légumes et de céréales, on s’apprête à user massivement de banques de « graines » humaines, en prétendant sans doute qu’elles ne seront pas marchandisés. Comme si dans ce monde on ne marchandisait pas tout ! C’est avoir une vision bien naïve et court-termiste que de croire qu’il en ira autrement avec la semence humaine ! Il viendra bien vite, le moment où on choisira de la semence fabriquée en laboratoire sur la base de plusieurs spermes afin de proposer un catalogue aux aspirants à la reproduction artificielle ! Avec quelles conséquences ? Bien malin celui qui prétend le savoir …

La PMA va tout simplement créer une industrie du bébé. Et c’est cela qu’on appelle « émancipation ». Nous allons atteindre le point ultime de ce que le capitalisme sauvage porte de pire. Tout sera vraiment une marchandise, même les bébés. La PMA est la quintessence du libéralisme économique. Et malgré ça, le discours majoritaire est de nous asséner que la PMA est une idée « de gauche ».


Les médias zombies

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Et des recueillements par ci, et des hommages par là : ça ne s’arrête plus ! Qu’il y ait un attentat, un meurtre, un accident, c’est maintenant systématique : non seulement on en bouffe pendant des semaines dans tous les médias au moment des faits, mais encore trouve-t-on le moyen de réchauffer la soupe tous les ans, tous les mois ou toutes les semaines au gré des envies et des vides vaguement journalistiques et politiques.

Que les gens directement impactés par tel ou tel événement aient envie ou besoin de se recueillir à certaines dates et en certains lieux ne posent pas de problème particulier : ça leur appartient, chacun fait son deuil de la façon dont il le souhaite, personne n’a de jugement à porter là-dessus. Mais foutredieu ! A part la vacuité, qu’est-ce qui oblige les médias à nous agiter de vieux cadavres sous le nez ? Ça n’est pas seulement nauséabond, c’est aussi sans le moindre intérêt en plus d’être malsain, presque nécrophile.

Comme si ça ne suffisait pas de voir à longueur d’année des politiciens croulants, tellement croulants que feue ma grand-mère les a tous connus, il faut encore qu’on nous expose des cadavres inconnus et en putréfaction avancée.

A croire que l’actualité immédiate n’en a pas assez, des cadavres et des moribonds ! Les gens qui sont en train de mourir en Haïti doivent sembler moins télégéniques que les cadavres déjà enterrés.
Il ne doit pas y avoir assez de malheurs présents qu’on ait à ce point besoin de rappeler les anciens.
Et ensuite on se demandera pourquoi le français est morose ! Parce qu’il vit dans un cimetière, vingt-dieux !