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Il est où le patron ? ou le féminisme contre-productif

On m’a offert cette BD qui parle des femmes en agriculture et j’étais super-contente parce qu’il y a peu de BD qui parlent de l’agriculture, et encore moins des femmes du milieu. Et puis je l’ai lue et j’étais tout de suite vachement moins contente.

En réalité, c’est surtout une BD qui parle des hommes qui sont dans leur intégralité des salauds dont l’unique but sur terre est d’empêcher les femmes d’exister et d’apprendre. Et j’insiste autant que la BD : l’intégralité. Tous les personnages masculins sont d’horribles machos qui ne comprennent rien à rien, qui retirent les outils des mains des femmes pour qu’elles n’apprennent pas à s’en servir, qui ne se réservent que les tâches supposées valorisantes, qui n’interviennent jamais sur les mises bas parce que « c’est un travail de femme », qui ne savent pas débarrasser une table, qui ne s’occupent jamais des enfants et qui font sans arrêt d’insupportables remarques sexistes. Tous. Et la seule solution, d’après cette BD, c’est de faire sécession et de ne plus travailler qu’en non-mixité.

Des boulots, j’en ai fait plein, de plusieurs sortes. En bureau, dans le social, dans la grande distribution, liste non-exhaustive, et partout, j’ai dû me bagarrer en tant que femme. C’est sans doute d’ailleurs ce qui a participé à ce que je ne trouve jamais tout à fait ma place dans ces milieux. Et puis j’ai atterri en élevage. Et c’est là que je suis restée le plus longtemps, parce que j’adorais ça et aussi parce qu’enfin j’ai pu cesser de me bagarrer. Certes, à l’occasion, j’ai pu voir des individus archaïques qui faisaient des remarques déplaisantes. Je les rembarrais et on ne les y reprenait plus. D’autant qu’en général les patrons en rajoutaient une couche : un bon patron n’aime pas qu’on fasse chier sa salariée et quasi tous les éleveurs pour qui j’ai bossé auraient été horrifiés qu’on dise d’eux qu’ils étaient de mauvais patrons. C’était une question d’honneur pour eux. Dans l’ensemble, j’ai surtout eu des patrons mâles qui m’ont collé dans les mains des outils dont je ne savais absolument pas me servir et qui insistaient : tant pis si je faisais des conneries, c’est comme ça qu’on apprend. Et avec mes deux mains gauches, des conneries, j’en ai fait. Plein. Et le lendemain on me recollait le même outil dans les mains. En se moquant un peu, mais pas parce que je suis une femme, juste parce que je faisais des conneries. J’ai vu des grands-pères apprendre à leurs petites-filles à labourer, je vois encore un paquet de pères aller chercher les mômes à l’école, quitte à y aller en tracteur, et des maris débarrasser la table après le casse-croûte. Quant aux vêlages sur lesquels il fallait intervenir, c’était souvent les hommes qui le faisaient. La BD ne parle que d’éleveurs et éleveuses de chèvres et de moutons, l’écart peut venir de là sur ce point : c’est une réalité, les bovins sont de bien plus grosses bestioles, et s’il faut intervenir vite, si on n’a pas le temps d’aller chercher la vêleuse (un outil qui aide à démultiplier la force) alors oui, effectivement, j’ai beau être costaude, je n’avais pas forcément assez de force, pas plus que mes patronnes, et mieux valait qu’un mâle plus balaise s’en charge.

Je pourrais lister sur des pages les exemples d’une féminisation de l’élevage qui avance bien. Les vétérinaires rurales ici sont toutes des femmes. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre. J’ai bossé pour un groupement d’employeurs agricole dirigé par une femme qui a imposé par statut la parité dans le conseil d’administration. Jamais entendu de récrimination à ce sujet. Récemment, j’ai vu un agriculteur qui a poussé la presse locale à faire un article sur une (très) jeune femme mécanicienne agricole parce qu’il trouvait ça important de montrer que ça change. Salaud.

Alors oui, en effet, les agriculteurs du coin ont une tendance marquée au paternalisme. C’est même pour ça qu’ils aiment bien nous apprendre à nous servir de ceci ou cela. Sauf qu’ils font exactement la même chose avec leurs jeunes salariés masculins. Le plus macho des patrons que j’ai eu s’est pavané le jour où il a dû se faire remplacer suite à une opération : il était fier de dire partout qu’il avait laissé son exploitation entre les mains d’une jeune femme. Si sa réaction est quelque peu discutable, on voit qu’au fond il avait bien compris qu’il était temps de laisser la place aux femmes.

Je ne doute pas une seconde qu’il y ait des femmes en agriculture qui ont pu en chier plus que moi : il y a des abrutis partout, c’est même sans doute la seule chose bien répartie sur la planète. Il est très possible qu’une femme qui souhaite s’installer seule se confronte à des vieux relents sexistes moisis. Ça n’a rien de spécifique à l’agriculture, j’ai vu la même chose dans des formations organisées par une Chambre des Métiers. Que les choses n’avancent pas assez vite, c’est un fait, mais ça n’a absolument rien à voir avec le monde agricole spécifiquement. Que tous les hommes soient des salauds incapables de réfléchir à ces questions, non. Juste non. Ou alors, c’est que j’ai passé ces dix dernières années sur une autre planète. Et certes la Bretagne a ses spécificités, mais je ne crois pas qu’elle soit particulièrement plus progressiste que la moyenne, et jusqu’à preuve du contraire, elle est bien sur terre.

Pour conclure, si vous voulez dégoûter à jamais les femmes de l’agriculture, offrez-leur cette BD. Comme ça c’est sûr, ça restera un milieu d’hommes. Mais si vous êtes une femme qui veut se lancer dans le milieu : juste, allez-y. Rembarrez et fuyez les cons là comme ailleurs et rassurez-vous : des alliés, vous y en trouverez de tous les genres.


Résurrection, de Tolstoï : un pamphlet plus qu’un roman

Résurrection est le dernier roman de Tolstoï, et si on a tous entendu parler de Guerre et Paix et de Anna Karénine, celui-là semble sinon oublié en tout cas beaucoup moins mis en avant. Et quand on fouille un peu, on se rend vite compte qu’il s’est fait sévèrement censurer puis globalement défoncer par les critiques, et pas qu’en Russie pour ce qui est des critiques cinglantes. Voilà qui est intrigant : on peut ne pas apprécier les écrits de Tolstoï pour tout un tas de raisons, mais de là à imaginer qu’il ait pu produire un mauvais roman, ça semble hautement improbable. Une seule solution pour comprendre : le lire.

Et on comprend très vite que Résurrection a dû en chatouiller plus d’un, et qu’il n’y a aucune chance qu’il fasse l’unanimité de nos jours. L’histoire en elle-même est plutôt simple. Attention, je vais spoiler, mais pour un roman vieux de plus de cent vingt ans, c’est autorisé.

Nekhlioudov est un noble prétentieux, qui s’intéresse essentiellement à son nombril et à son plaisir, sans aucun égard pour personne. Un jour il est convoqué pour servir de juré au procès de Katioucha, jeune prostituée accusée à tort d’avoir empoisonné un bourgeois. Sauf que Katioucha est une femme qu’il a aimé adolescent avant d’abuser d’elle adulte, qu’elle est condamnée malgré son innocence parce qu’en plus d’être imbu de lui-même Nekhlioudov est lâche, et que tout ça commence à réveiller un truc dont il ne s’était pas servi depuis longtemps : sa conscience. Il réalise que Katioucha est devenue prostituée à cause de lui et des autres hommes qui l’ont violée ensuite – plutôt que de subir, autant choisir et en tirer profit – et voilà qu’il décide d’essayer de la tirer de là, quitte à la suivre en déportation, quitte à l’épouser – ce que Katioucha ne veut pas, il y a des limites à tout. Voilà pour les grandes lignes du récit. Et ça n’est évidemment pas ça qui a énervé les critiques bourgeoises.

Tolstoï a vaguement déguisé un pamphlet en roman, et s’il était un promoteur de la non-violence, cette dernière n’incluait visiblement pas la violence des attaques écrites contre la domination des puissants. Non, vraiment, ça ne rigole pas. Il découpe les juges en rondelles, les parsème de miettes de flics et de matons, il écrabouille du procureur, mélange avec des morceaux de hauts-fonctionnaires et autres politiciens et écrase le tout sur la tronche des propriétaires terriens et des prêtres préalablement piétinés. Parce que Résurrection résume toute la pensée de Tolstoï et que Tolstoï était devenu anarchiste. Pour lui la propriété terrienne est la mère de tous les maux, aucun homme ne devrait s’arroger le droit d’en juger d’autres, toute condamnation ne fait qu’aggraver le mal, lequel mal n’est de toute façon que le fruit des conditions de vie des plus pauvres : si on ne veut plus de crime, alors il faut répartir le travail et les richesses équitablement et instruire tout le monde correctement.

Forcément, les bourgeois qui écrivaient des critiques, ça ne leur a pas plu. Mais comme Tolstoï n’aimait pas ceux qui se prenaient pour une élite, ça n’a pas beaucoup dû l’empêcher de dormir.

Ce qui peut paraître le plus surprenant, c’est qu’une bonne partie de son argumentation s’appuie sur une foi que Tolstoï avait solide : une foi chrétienne s’appuyant sur les évangiles, mais refusant tout temple, toute religion imposée, tout rite obligatoire. Enlevez les évangiles, enlevez toute référence à dieu et … ça ne change rien. L’édifice argumentaire est solide, il tient très bien sans aucune croyance. Il peut donc être lu et apprécié par les mécréants, sans doute beaucoup plus que par les croyants attachés à une église d’ailleurs.

Si vous êtes de ceux qui sont déjà révoltés par l’existence des prisons et qui pensent que la fonction première des institutions judiciaires est de maintenir un ordre bourgeois : lisez Résurrection, Tolstoï ne pourra qu’étendre la force de vos convictions et la qualité de votre argumentaire. Si vous n’êtes pas de ceux-là : lisez Tolstoï, il vous expliquera parfaitement en quoi vous êtes une partie du problème. Ou alors vous ferez comme ces critiques mesquins qui s’en sont pris à lui. Mais on se souvient de Tolstoï, pas de ses critiques, c’est bien qu’il y a un truc.

Notons tout de même que Tolstoï n’est pas moins critique à l’égard des socialistes, pas encore au pouvoir et massivement déportés en tant que révolutionnaires : s’il partage avec eux un constat, non seulement il abhorre la violence de leurs méthodes, mais surtout, il se méfie pour le moins de tous ceux qui pensent savoir pour le peuple, de tous ceux qui souhaitent imposer leur vérité à tous. Je ne me suis pas encore penchée sur le rapport que les communistes entretenaient aux écrits de Tolstoï, mais les écrits du grand auteur russe devaient les gêner aux entournures. Et l’histoire lui a donné raison.

Dans les éditions françaises, les parties du texte censurées de Résurrection dès sa publication apparaissent entre crochets et on comprend sans peine pourquoi ces parties-là étaient censurées, ce sont les plus cinglantes. Je me demande si elles ont été remises dans les impressions russes actuelles. Parce que si les communistes ne devaient pas être très à l’aise avec ce texte, Poutine aujourd’hui doit le détester profondément.


Un convoi et des distributeurs de bons points

S’il semble assez logique que la sociologie, en tant que discipline capable de mettre en lumière les inégalités d’une société, ait été investie par nombre de militants de gauche, il est plus difficile à comprendre pour quiconque accepte de faire preuve d’un micro-chouïa d’honnêteté intellectuelle qu’elle soit absolument absente des questionnements quand on est face à un mouvement populaire qu’on ne peut pas classer à gauche sous quelqu’angle qu’on le regarde.

Voilà donc quelques milliers de personnes qui s’impliquent dans ce qu’elles ont nommé « le convoi de la liberté » avec un gloubi-boulga indétricotable de revendications plus ou moins légitimes, et immédiatement quelques figures vaguement de gauche et un nombre considérable de plus ou moins bourgeois des réseaux habituellement prompts à en appeler à la sociologie se mettent à vomir leur mépris partout à l’égard de ces personnes. En tête, la distributrice de bons points de pensée correcte, l’animatrice de radio de service public Sophia Aram, a qualifié cette action de « convoi des teubés », hashtag immédiatement repris par tous les autres distributeurs de bons points. Pourrions-nous s’il-vous-plaît être sérieux quelques minutes ?

Tout d’abord, avant de tirer quelque conclusion que ce soit, qui sont ces gens ? Dans quelle catégorie sociale se situent-ils ? Cette situation a-t-elle évolué avec la pandémie et comment ?Quel âge ont-ils ? Quel est leur niveau d’éducation ? Autant de questions qu’on se pose volontiers, et à juste titre, quand une banlieue explose, pour comprendre la réalité profonde du phénomène, au-delà de ces manifestations subites de violence. Autant de questions qu’on doit se poser si on prétend vouloir retrouver un peu de sérénité dans ce pays. En découvrant le flot de rage contre ces « convoyeurs pour la liberté », je ne peux m’empêcher de penser à l’immonde sortie de Valls qui expliquait que chercher à comprendre c’est déjà excuser. Aram, ses suiveurs et Valls : même combat.

Comme on ne dispose pas immédiatement d’étude et qu’il n’est même pas sûr qu’il y en aura un jour, nous allons devoir nous contenter de ce qui est empiriquement observable. Il est évident que des précaires n’ont pas de camping-car – ou alors ils vivent dedans – et n’ont pas les moyens de cramer du pétrole pour quelque chose de non-immédiatement vital. Il est donc probable que nous soyons plutôt face à un mouvement de classe moyenne. Or, il n’aura échappé à personne que l’on tend dans ce pays vers un affaiblissement des classes moyennes. Les revendications formulées des personnes qui ont pris la route en ce week-end de février ont beaucoup moins d’importance que le sous-texte. Et si on veut bien se donner un peu la peine de lire le sous-texte, nul besoin d’avoir inventé l’eau tiède pour palper le sentiment de déclassement. C’était déjà le cas pour nombre de « Gilets Jaunes », ils n’ont pas été entendus, leur situation s’est aggravée, il fallait s’attendre à un retour de cette population sur la scène des luttes.

Chiffres de 2017, pré-pandémie, donc.

Outre un mépris de classe immédiatement lisible à l’encontre de ces personnes – on pouvait lire, sur Twitter, nombre de qualificatifs ne laissant aucun doute à ce propos (« pécores », « bouseux » …) – on découvrait une certaine unanimité d’autres qualificatifs idéologiques : Qanon, en référence aux envahisseurs américains de Capitole, fascistes, complotistes.

Un tweet parmi des milliers.

Il me semble que ce mouvement est effectivement le pendant français de Qanon, il est évident qu’on y entend nombre de discours complotistes, mais je doute qu’il y ait tant de vrais idéologues fascistes dans cette masse de gens. Mais Aram et ses suiveurs finissent de les pousser dans les bras fascistes, il y a peu de doute à ce sujet.

Si nos convoyeurs sont si semblables aux militants Qanon américains, c’est sans doute parce que les mêmes causes ont tendance à produire les mêmes effets : la classe moyenne provinciale est, dans les deux pays, globalement oubliée sauf quand elle est méprisée par les politiciens autant que par nombre de médias. Nombre de ces personnes, de surcroît, n’ont pas pu suivre les transformations du monde. Tout est allé trop vite, la mondialisation a tout transformé, nombre de gens peinent à savoir encore qui ils sont, quelle est leur place dans ce monde et on s’étonne que ça se passe mal. Quant au complotisme et au déni de sciences, il conviendrait, surtout de la part de Mme Aram et de ses suiveurs, de cesser de se foutre de la gueule du monde. France Inter, la radio ou sévit Mme Aram, donc, n’a de cesse depuis des années de nier la science. Pendant près d’une décennie, on a pu se demander si l’anthroposophe Pierre Rabhi n’avait pas une chambre à la maison de la radio tant il était souvent invité, et je ne compte plus le nombre de fois où les émissions pseudo-scientifiques du service public ont fait de la retape pour l’homéopathie et autres pseudo-sciences. Et que dire des médias privés qui, en particulier depuis le début de la pandémie, déroulent le tapis rouge à tout ce que ce pays compte de charlatans ? Et oh mon dieu, les gens ne croient plus en la science, quelle surprise ! Puisque tout a été fait pour, et si l’on doit s’en prendre à quelqu’un, qu’au moins ce soit aux vrais responsables. Et si l’on voulait être absolument honnête, on se questionnerait également sur la transmission des bases scientifiques par l’Éducation Nationale : nous n’en serions pas là si le boulot avait été fait en amont.

C’est tout de même fascinant de voir ceux qui ont participé à nourrir ce déni de sciences pousser des cris d’orfraie maintenant qu’ils ont réussi à l’implanter dans le cerveau des gens.

Est-ce que ces convoyeurs sont fascistes ? Je n’en sais rien, mais je doute que nous ayons là affaire à des idéologues. Par contre, il y a un fait qui est certain : le fascisme attire toujours à lui ceux qui ont un sentiment de déclassement et ceux qui se sentent humiliés. Le sentiment de déclassement pré-existait, voilà que « le convoi des teubés » enfonce le clou de l’humiliation.

Enfin, depuis les Trente Glorieuses, on ne forme plus dans ce pays des citoyens mais bien des consommateurs, et il serait reposant qu’au moins on cesse de jouer les surpris face au recul du civisme.

Je ne soutiens pas particulièrement ce « convoi de la liberté » ne serait-ce que parce que je ne soutiendrai jamais personne qui crame du pétrole pour quelque chose de non-vital. Néanmoins, je me refuse à proférer le moindre mépris à l’égard de gens qui sont pris dans une spirale qui les dépasse, et je constate qu’ils ont au moins su apporter au pays des formes de luttes autrement plus visibles que les manifs à papa qui n’ont plus aucune sorte d’utilité (coucou les enseignants), et plutôt que de leur cracher dessus, on pourrait en retenir cette leçon.

Que ça nous plaise ou non, ces gens sont nos compatriotes, ils sont en souffrance et je ne me permettrai pas de discuter de la légitimité de cette souffrance. C’est toujours abject de remettre en cause la souffrance d’autrui. Enfin, l’anti-fascisme n’a jamais consisté et ne consistera jamais à pousser les paumés dans les bras des fascistes. Malheureusement, je ne doute pas une seule seconde que les distributeurs de bons points ne chercheront pas à comprendre, et continueront à participer à nous préparer un avenir brun pourri.


Une seule pièce de puzzle

Dans la radio de service public, une présentatrice qu’il m’est impossible de nommer journaliste, annonce, presque sur le ton que j’emploierais si je découvrais comment sauver le climat, qu’une entreprise innovante a trouvé un moyen de fabriquer des briques décoratives à partir des vêtements neufs jetés par les vendeurs de fringues, lesquels se montrent ravis d’acheter ces briques tant pour décorer leurs boutiques que pour prétendre œuvrer contre le gaspillage.

Et de nous vendre ça comme un truc écologique. Et mon cerveau de hurler de désespoir.

Je ne sais pas comment les choses se structurent dans la tête des autres. Mais il semblerait que bien des gens regardent une seule pièce du puzzle et en tirent les conclusions définitives qui les arrangent. Ici : « on a sauvé des fringues jamais portées du gaspillage ». Dans ma tête, ça ne fonctionne absolument pas comme ça.

Si on me parle de fabrication de vêtements, je commence par penser à la culture du coton, effectuée par des quasi-esclaves, sur des terres qui dès lors ne servent pas à produire de la nourriture – on parle tout de même de 2,5 % des terres cultivables mondiales, avec des quantités d’intrants, dont de glyphosate, absolument déraisonnables – 10 % des herbicides sont utilisés pour la production de coton- , avec des systèmes d’irrigation qui sont en train d’assécher de vastes régions – 8000 litres d’eau pour produire un seul jean.

Il y a ensuite l’industrie du vêtement qui utilise tout un tas de produits rigolos : chlore, ammoniaque, soude, acide sulfurique, métaux lourds, formaldéhyde, solvants … Autant de chimie dont la production et l’utilisation ont un impact non négligeable sur l’environnement. Et évidemment, de la production du coton à la fabrication des vêtements jusqu’à leur transport : l’industrie du vêtement consomme une blinde d’énergie.

Mais mon cerveau ne s’arrête pas aux impacts environnementaux : encore faut-il qu’il se souvienne du Rana Plaza.  Le 24 avril 2013 s’effondrait le bâtiment du Rana Plaza, à Dacca, capitale du Bangladesh, provocant la mort de 1127 ouvriers de l’industrie textile, mettant en lumière la politique immonde de l’industrie du vêtement. Sur toute sa chaîne de production, on trouve aussi des enfants au travail.

Je visualise encore ces gigantesques cargos sillonnant les mers à grand renfort de pétrole, ces containers qui tombent régulièrement à la mer, ces marées noires potentielles.

Je vois plusieurs pièces du puzzle, j’ai conscience pourtant qu’il m’en manque beaucoup d’autres, et j’entends une présentatrice enjouée, payée avec de l’argent public censément pour l’édification des masses expliquer que tout va bien : on fait des briques décoratives avec la sueur d’enfants, des herbicides, l’eau de populations entières, et ça n’est dès lors plus du gaspillage.

Le pire, c’est que le soir, j’ai regardé une vidéo qui vantait le développement des éoliennes marines et que le discours était quasiment le même : on peut faire sans terre rare alors ça va. L’extraction de cuivre est en train de pourrir l’eau du Chili, mais on s’en fout. En Europe on n’enterre pas les pâles, on en fait du ciment ou on les brûle, alors ça va. Quel est l’impact à long terme de la présence de matériaux composites lors de la dégradation du ciment ? On s’en fout. La durée de vie courte des éoliennes, on s’en fout. Brûler des matériaux composites, on s’en fout. L’essentiel, c’est qu’à un instant t ça crache assez d’électricité pour qu’on ne réfléchisse surtout pas à commencer à faire baisser les consommations.

Une seule pièce de puzzle : celle de maintenant-tout de suite.

Et pourtant, l’équation est en réalité d’une simplicité enfantine : la seule chose qui ne pollue pas, c’est ce qu’on ne produit pas. Tout le reste est un leurre.


Le risque zéro

Je devais avoir une douzaine d’années quand un accident très grave eut lieu dans l’usine où travaillait mon père. C’était une aciérie. Si vous ne savez pas à quoi ressemble une aciérie vue du dedans, le mieux c’est de vous représenter tous les clichés sur l’enfer : il y fait chaud, humide, c’est poussiéreux, terriblement bruyant et le danger est partout. J’avais déjà visité cette usine, ça ne m’en rendait le récit de l’accident que plus palpable.

Suite à une erreur humaine, une poche d’acier s’est répandue au sol, à quelques mètres de deux hommes. L’un est mort carbonisé, l’autre a passé plusieurs années à l’hôpital, à peine moins cuit que son collègue, il en est sorti lourdement handicapé et est mort une vingtaine d’années plus tard, bien avant d’atteindre l’âge de la retraite et sans jamais avoir pu retravailler.

Évidemment, cette terrible histoire attrista tous les gens qui travaillaient dans cette usine et tous leurs proches. Il y eu des audits, des mesures prises, et puis, le temps passant, il y eu de nouveau des accidents du travail, infiniment moins graves, un pied écrabouillé sous une barre d’acier de trois tonnes par-ci, un doigt coupé à la meuleuse par là. Parce que c’est terrible, mais nous vivons dans un monde où la plupart des travailleurs ont complètement intégré l’idée qu’on peut mourir au travail.

Pour ma part, j’avais donc douze ans quand j’ai appris qu’on pouvait mourir au travail. Et je ne suis toujours absolument pas d’accord avec cette idée.

On meurt au travail parce qu’il faut aller vite. On meurt au travail parce qu’on n’aime pas ce qu’on fait et que ça n’aide pas à se concentrer. On meurt au travail parce qu’on n’est pas formé, reformé et formé encore à la sécurité. Une cession de formation à l’entrée, ça ne sert à rien, la pédagogie est affaire de répétition. On meurt au travail parce que le matériel est inadéquat et/ou vétuste. On meurt au travail parce qu’on vit dans une société stupide où on continue à valoriser le risque en milieu professionnel, équivalent de « c’est qui qui pisse le plus loin » avec d’autres conséquences. On meurt au travail parce que plusieurs centaines de personnes meurent au travail chaque année et que tout le monde s’en cogne.

On voit souvent, sur les réseaux sociaux, des hashtags indignés. Ces jours-ci, par exemple, les chasseurs ont pris cher au sujet de la sortie de leur patron : « le risque zéro n’existe pas ».

J’aimerais vraiment beaucoup que tous ces indignés m’expliquent un truc : s’ils trouvent cette antienne intolérable, alors pourquoi acceptent-ils pleinement de la faire leur quand il s’agit de perdre sa vie pour les bénéfices d’un autre ?


Un bébé dans l’église

Je ne sais pas pourquoi, Noël, ça me rappelle toujours la fois où j’ai trouvé un nouveau-né. Pourtant ça n’était pas un jour de Noël. C’est peut-être parce qu’on voit des crèches partout à cette époque de l’année.
J’étais allée prendre le frais et le silence dans mon église préférée, une vieille grosse église gothique bien sombre, et là, dans une salle de prière d’habitude vide, il y avait une poussette avec un bébé dedans et tout l’attirail à bébé : des couches, des fringues, des biberons … Mais personne d’autre. J’ai trouvé ça bizarre, puis je me suis dit que l’adulte qui allait avec devait être dans la boite où les gens racontent leur vie au curé. Le marmot de faisait pas de bruit, je me suis assise dans un coin pour faire ma petite sieste. Je me suis vaguement endormie jusqu’à ce que l’enfant se mette à chialer. Mais personne ne sortait de la boite à confession. Le temps passait, le gamin criait de plus en plus fort et personne ne venait. Au bout d’un moment, je me suis résolue à le sortir de sa poussette, ce qui l’a un peu calmé, et j’ai fait le tour du temple à la recherche de quelqu’un, n’importe qui, vu que je n’ai pas la moindre idée de comment fonctionnent les petits humains qui crient. J’ai fini par trouver le prêtre et je lui ai expliqué l’histoire. C’était un gentil bonhomme. Il n’a pas été surpris pour un sou. Il a juste dit : « oh, ça arrive souvent ! On va attendre un peu. En général, elles reviennent les chercher dans l’heure, et si ça n’est pas le cas, eh bien on appellera les services sociaux : ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude ! »

J’ai failli tomber à la renverse. Pour moi, l’abandon de bébé dans une église, c’était un truc du moyen-âge et je découvrais soudain que ça se pratiquait encore en ce XXIe siècle naissant.
On a attendu en discutant. Le curé m’a raconté comment il travaillait avec les services sociaux quand le cas se présentait, y compris quand la mère revenait. C’était toujours plus ou moins le même cas de figure : des femmes seules dépassées pas les événements craquaient et, ne trouvant pas de solution, procédaient de la sorte. Le prêtre était vraiment un brave homme : loin de porter un jugement sur ces choix extrêmes, il essayait de comprendre et d’aider comme il pouvait. Il veillait à ce que la presse locale n’en entende jamais parler : lâcher des charognards sur une femme déjà paumée, c’était pas l’idée du siècle. On trouve de beaux spécimens de salopards dans la prêtrise, mais aussi des gens bien chouettes, comme partout.

C’est une amie de la maman qui est venue récupérer l’enfant. Le curé avait raison : à bout de force, la mère seule a craqué, puis, réalisant son geste, elle a appelé son amie au secours. Le prêtre a tout de même signalé la chose aux services sociaux, mais pas avant d’avoir proposé son aide. Et moi, ça m’a retournée et depuis, j’y pense souvent, surtout aux alentours de Noël.
On croit qu’on invente des tas d’histoires, des romans, des contes, des mythes dont certains deviennent la base de religions. Mais ça n’est jamais grand-chose en comparaison de la réalité.
Cette histoire là se termine plutôt bien. A bien y réfléchir, même s’il faisait chaud ce jour-là, ça ressemble un peu à un conte de Noël. Dickens revisité. Les contes sont censés avoir une morale. Il était une fois, un gars en soutane qui avait décidé de ne pas faire de commentaires abjects sur les faits divers qui parlent de misères…


Le Guide de survie de Bernard Arnaud

J’en ai quelques-uns dans ma collection, des guides de survie. Mon préféré date des années 80 et a été écrit par ancien gars des forces spéciales britanniques. Non, pas celui de la télé. C’est rigolo à lire.
Au sommaire, on trouve les différents terrains auxquels on peut être confronté : régions polaires, montagnes, littoraux, îles, déserts et régions tropicales. J’ai bien cherché, je n’ai trouvé ni métro, ni RER, ni périphérique. Heureusement que le Parisien publie une mise à jour !
Il y a un chapitre pour se nourrir. On y parle calories, mais aussi plantes comestibles et toxiques, champignons, algues, pêche, chasse, pièges et braconnages. J’espère que le Parisien a bien pensé à mettre des dessins pour expliquer comment poser un collet et surtout où le poser, parce que ça n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et les pauvres usagers du métro pourraient mourir de faim bien avant d’avoir réussi à choper leur premier rat !

Je pense que le chapitre « se déplacer » intéressera beaucoup les Parisiens, voici donc les conseils de M. Wiseman (sans déconner, c’est vraiment son nom, c’est dire s’il est de bon conseil !) : « Une reconnaissance prudente peut s’avérer nécessaire pour choisir l’itinéraire le plus sûr qui n’est pas forcément le plus évident ni le plus rapide. Les groupes doivent être organisés en fonction des moins valides. Les cours d’eau constituent souvent les routes les plus faciles pour progresser vers la sécurité s’ils semblent navigables et si vous êtes capable de construire un radeau. » Donc voilà : pas la peine d’acheter le journal de Bernard Arnaud : la Seine ne passe pas loin de la Défense : allez-y en radeau, conseil de pro !

J’ai bien regardé le chapitre sur les catastrophes. On y trouve : sécheresse, incendie, gaz et produits chimiques, inondations, avalanches, ouragans, tornades, foudre, tremblement de terre, volcans, radiations et explosion nucléaire. Preuve que cet ouvrage est fort incomplet : aucun chapitre sur les grèves, ça n’est vraiment pas sérieux !

Néanmoins, comme le précise l’auteur : « vous pouvez vous retrouver isolé n’importe où dans le monde, des glaces de l’Arctique aux déserts, de la forêt tropicale à l’océan » (et dans Paris un jour de grève, donc). « Chaque situation implique la mise en œuvre de techniques de survie spécifiques. (…) Le lecteur demeure seul juge de l’application des méthodes indiquées dans ce livre. L’apprentissage des techniques peut être en contradiction avec la législation en vigueur. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un manuel de survie et que les risques à prendre n’ont rien de commun avec ceux qui résultent d’une situation normale. »

Le Parisien ne vous le dira certainement pas, mais face à une situation aussi dramatique qu’une grève, ne perdez pas de vue que maintes fois dans l’histoire des gens ont pu survivre en pratiquant l’anthropophagie. Il faut ce qu’il faut pour survivre.


Parlons crottes

Non seulement les routes de l’enfer sont pavées de bonnes intentions, mais en plus, souvent, les solutions individuelles sont en réalité des calamités collectives.

Ainsi, face aux problèmes grandissant de qualité de l’eau potable, il est fort courant qu’on signale que le fait de pisser et chier dans l’eau est un non-sens. C’est effectivement une vraie question à se poser, mais quand on soulève celle des alternatives, on nous répond communément « toilettes sèches ». Fort bien.

Imaginons donc qu’on installe dès aujourd’hui des toilettes sèches dans tous les logements parisiens, et nous nous contenterons ici d’évoquer Paris intra-muros et ses deux millions d’habitants et 32 millions de touristes annuels. Un humain produit en moyenne 73 kilos de matière fécale par an. Les habitants de Paris produisent donc à eux seuls 146 millions de kilos de merde par an, soit 146 000 tonnes. Ou 400 tonnes par jour. On ne va pas tenir compte du poids de la litière ni de l’urine pour se simplifier les calculs. On va aussi supposer que chaque touriste ne passe en moyenne qu’une journée, soit le temps de déposer ses 200 grammes d’étrons quotidiens dans la capitale française, soit 6400 tonnes supplémentaires. Nous voilà donc avec, à la louche, 152 400 tonnes de crottes à évacuer chaque année et pas mal de questions :

– combien de camions faudra-t-il faire circuler pour les évacuer ? Quel en serait le bilan carbone ?

– Comment convaincre les gens de descendre leurs crottes chaque jour quand on a déjà tant de mal à leur faire ramasser les déjections de leurs chiens ?

– Combien de temps cela va-t-il rester sur les trottoirs avant le passage des camions ?

– Qu’est-ce qui va se passer d’un point de vue sanitaire quand on aura 418 tonnes de merde humaine sur les trottoirs une nuit de canicule ?

– Qu’est-ce qu’on fait en cas de grève des ramasseurs de crottes ?

Et surtout : une fois évacuée, que fait-on de toute cette merde ?

Parce que le fumier, c’est bien gentil, mais ça ne se fait déjà pas en trois jours avec de la merde d’herbivores, mais avec des déjections d’omnivores qui boivent de l’alcool, prennent des drogues, des médicaments, des pilules contraceptives, des conservateurs alimentaires, ça devient extrêmement compliqué ! On ne peut absolument pas aller étaler ça en l’état sur les champs ! Nous voilà, rien que pour Paris, avec plus de 150 000 tonnes annuelles de merde, et on ne sait pas du tout quoi en faire.

Et je ne vous parle là que de la crotte seule. Si on aborde la question de la litière, les choses se compliquent encore. Où trouver toute la sciure nécessaire ? On rase la forêt de Fontainebleau avant de s’attaquer à celle de Compiègne ? On me dira de prendre de la paille. L’année dernière, la météo a été mauvaise pour les céréales à paille, si bien que les éleveurs français ont dû importer de la paille espagnole pour faire face à leurs besoins. Remarquez, si on a rasé les forêts, on peut peut-être y faire pousser des céréales, mais si la question de base était écologique, je ne vois pas du tout où nous avons progressé en cessant de chier dans l’eau.

Nous nous sommes amusés ici à ne faire ces quelques calculs que pour la seule ville de Paris. A l’échelle du monde, Paris est une petite ville. Je vous laisse calculer les tonnes de merde à gérer pour des villes telles que Tokyo (38 millions d’habitants), Mexico (23 millions d’habitants) ou Moscou (15 millions d’habitants).

Alors certes, chier dans l’eau n’est sans doute pas la solution idéale, surtout du point de vue des 4 milliards d’humains qui n’ont pas accès aux toilettes et pour qui le choléra reste donc souvent une réalité tangible. Chez nous, une grande part des eaux usées sont traitées en stations d’épuration avant de retourner au cycle normal de l’eau. Mais les toilettes sèches ne sont pas une solution en dehors de cas très particuliers de gens vivant à la campagne, ayant accès à une ressource pouvant faire office de litière et disposant de suffisamment d’espace pour laisser ce fumier se décomposer longtemps avant de pouvoir envisager de l’utiliser à des fins de maraîchage. Pour qu’il y ait une vraie alternative applicable au plus grand nombre, il faut d’abord que la question de l’eau des toilettes deviennent un sujet de recherche et de développement technique. Mais dans l’attente, il n’est pas très utile de culpabiliser les milliards de personnes qui se trouvent à l’abri du choléra et autres joyeusetés du fait d’une gestion de salubrité publique moins stupide qu’il n’y paraît.


Le Moyen-Âge des premiers secours

Il y a parfois … non, en fait souvent … des trucs qui me donnent des envies de distribution de paire de baffes.

Par exemple : regardez n’importe quel site russe, américain ou israélien donnant des informations sur les premiers secours, qu’il soit officiel, militaire ou « survivaliste », tous vous expliqueront qu’un kit de secours doit impérativement comporter ce qu’on appelle un « garrot tourniquet » au même titre qu’on doit y trouver une couverture de survie, des bandages ou des gants. Regardez les mêmes sites en France, et vous verrez des garrots tout pourris bricolés au mieux avec une ceinture ou un bandage, au pire, et c’est une catastrophe, avec un élastique ou un lacet. On ne trouve des garrots tourniquets que chez certains survivalistes : ceux qui s’informent chez les Russes, les Américains ou les Israéliens. Et on n’apprend même pas à se servir de vrais garrots dans les formations de premiers secours officielles.

Malgré les attentats après lesquels on pouvait espérer une prise de conscience de la nécessité d’avoir un maximum de gens formés dignement, y compris au traitement d’urgence de blessures de guerre, car les attentats provoquent des blessures de guerre (ainsi que certains accidents de bagnole au demeurant), la France en est encore au Moyen-Âge des premiers secours.

Alors oui : poser un garrot est risqué. Mais vachement moins que de laisser une artère pisser sans rien faire. Et un vrai garrot met infiniment moins en danger qu’un putain d’élastique, bordel !

Vous voulez un conseil pragmatique ? Apprenez à vous en poser un vrai tout seul, y compris avec une seule main. Franchement, ça me semble infiniment plus raisonnable que de laisser faire le premier niquedouille mal informé qui passe …


Le bord du gouffre

C’est terrible de savoir que quelqu’un va craquer et d’être absolument impuissante à l’empêcher de quelque façon que ce soit. C’est ce que je vois tous les matins : mon patron ponctuel va craquer, c’est une évidence. C’est le cercle vicieux habituel : pour être plus rentable, il a fortement agrandi son troupeau. Pour pouvoir gérer ce grand troupeau, il a investi dans tout un tas de trucs et de machins. Loin d’alléger le boulot, il faut bosser plus pour rembourser les trucs et les machins. Mais le temps n’est pas extensible. Il est sans cesse en train de courir, il fait tout vite, n’a jamais le temps de poser quelques minutes pour boire un café, souffler ou papoter comme ça se fait dans les petits élevages. A la vitesse où il va avec le tracteur ou le Manitou, il va finir par avoir ou provoquer un accident. Mais même en galopant comme ça, il n’a quand même pas le temps. Alors il veut embaucher sur le long terme. Mais pour payer quelqu’un il faut faire entrer plus d’argent. Donc agrandir le troupeau. Mais s’il agrandit encore le troupeau, il faudra de nouveau investir dans des trucs et des machins.

Il est crevé. Il n’est pas vieux, mais il est tellement cerné, tellement usé que je suis incapable de deviner son âge.

C’est une personne très sympathique, pas le genre de patron à passer ses nerfs sur le salarié ni sur les vaches. Je l’entends pester contre lui-même et contre le temps qui file vite, trop vite. Il n’est pas du tout idiot, c’est juste qu’il a la tête dans le guidon, si bien qu’il n’a aucune possibilité de prendre un peu de recul. Alors il s’épuise, il s’use et de toute évidence, il court à en perdre haleine vers son point de rupture. Je le vois, mais je ne peux rien faire. Je peux juste faire mon boulot le mieux possible pour le soulager un chouïa, mais c’est loin d’être suffisant. Il est pris dans l’engrenage de ce monde où il faut être toujours plus gros, toujours plus rapide, jusqu’à ce que tout s’effondre. C’est comme ça dans les écoles, les hôpitaux, les élevages, les administrations, les boites privées : partout. Le monde court vers le burn-out généralisé.

Levez le pied, les gens. Vraiment. Ralentissez. Posez-vous un peu et prenez aussi le temps parfois de ne rien faire. Parce que ça n’est pas en craquant les uns après les autres qu’on maintiendra quoi que ce soit debout.