Archives de Catégorie: Uncategorized

Lire Guerre et Paix au temps de Poutine ?

Et voilà. Je suis arrivée au bout de Guerre et Paix bien plus vite que je ne l’aurais imaginé. C’est qu’avant de l’ouvrir, on a en tête un paquet de préjugés au sujet de ce roman, à commencer par son épaisseur, mais en matière de littérature, ça n’est définitivement pas la taille qui compte. Il m’a fallu par exemple trois fois plus de temps pour terminer La Montagne Magique de Thomas Mann qui est pourtant deux fois moins épais. Je vais donc reprendre la liste des préjugés répandus au sujet de l’œuvre de Tolstoï dans le but non caché de vous convaincre que Guerre et Paix est tout à fait fait pour vous.

1° C’est très long.

Alors oui, selon les éditions, la taille des pages et celle des caractères, on est quelque part autour des 2000 pages. Ce qui ne veut absolument rien dire. Les sagas fantasy contemporaines en font beaucoup plus avec leurs nombreux volumes et les lecteurs ne s’en plaignent pas. Ça serait très long si c’était ennuyeux, mais ça ne l’est pas. De surcroît, le récit est découpé en chapitres très courts, et il est beaucoup plus facile de lire des chapitres de quelques pages que de longues séquences sans pause. Il ne faut vraiment pas se laisser impressionner par l’épaisseur d’une œuvre : ça ne dit rien de son contenu.

2° Il y a beaucoup de personnages avec des noms compliqués.

Détaillons les deux points de cette proposition.

Il y a beaucoup de personnages. Alors oui, certes, mais ça dépend de comment on compte. Si on parle du nombre de personnages cités, je serais incapable d’en évaluer le nombre. Des dizaines, sans doute même plus. Mais si on s’en tient aux personnages principaux, il n’y en a pas tant que ça.

Guerre et Paix commence en 1805 et s’achève en 1819. Entre les deux, outre les guerres napoléoniennes et leurs personnages historiques, il se passe beaucoup de choses dont un paquet d’événements publics, y compris avec de grandes foules auxquels peuvent assister les dits personnages historiques – on croise ainsi plusieurs fois l’empereur Alexandre I, sa cour, ses ministres et ses généraux – mais on y voit également des personnages secondaires, tertiaires et au-delà qui permettent de donner une forme tangible à la foule. Tout le récit se passe dans des familles de la noblesse, et chacune a, en quelque sorte, sa propre cour. C’est ainsi que nombre de personnages n’apparaissent qu’une seule fois ou à peine plus. Ils donnent de la chair sans jouer un rôle fondamental. Les personnages dont on suivra réellement le parcours tout le long de ces quatorze années ne sont pas si nombreux.

Avec des noms compliqués. Eh bien c’est à dire qu’ils sont Russes avec des noms russes, forcément. Mais ça n’est pas si compliqué, pas plus compliqué que si on lit de la littérature espagnole ou indienne. Ça n’est pas tant que ça soit compliqué, c’est seulement que c’est différent et qu’il faut un peu de temps pour s’y habituer. Personnellement, je trouve les patronymes des personnages Allemands beaucoup plus compliqués à retenir. Mais au fond, si vous n’arrivez pas à retenir ces noms slaves, ça n’a absolument aucune importance, parce que vous pouvez pleinement vous reposer sur le talent de caractérisation des personnages de Tolstoï. Chaque individu dont il parle a son caractère propre, sa façon de parler, ses tics de langage ou gestuels. Il est absolument impossible de confondre Pierre – les prénoms sont tous francisés – ce gros homme naïf devenu un comte richissime presque par hasard, maladroit et soupe au lait, avec son ami le prince Nicolas, rigide, sûr de lui et de sa valeur morale. Vous ne confondrez pas plus Natacha, éternelle amoureuse, et Maria, pieuse presque jusqu’au ridicule. Si un personnage fait tomber quelque chose en entrant dans une pièce, c’est forcément Pierre Bezoukhov, si une autre a la tête penchée vers une icône religieuse, c’est forcément Marie Bolkonzkaïa. Ou Macha les rares fois où Tolstoï se laisse aller à l’usage du diminutif.

On n’est perturbé par les noms russes qu’aux premières pages du premier roman du genre qu’on lit. Promis, après ça passe.

3° Il y a beaucoup de scènes de batailles

Non. Mais alors vraiment pas. Il y a beaucoup de types de scènes, dans Guerre et Paix. Des discussions de salon, beaucoup. Des bals et leurs danses, des soirées privées en petits comités, des histoires d’amour forcément contrariées, des repas, plein, je crois que les Russes mangent encore plus souvent que les Français, une incroyable scène de chasse – même si on n’aime pas la chasse, on s’y laisse emporter avec le cœur qui s’emballe – des liesses populaires, des scènes champêtres, un duel, des réunions politiques, une cérémonie d’intronisation à la Franc-maçonnerie, et oui, certes, quelques scènes de batailles parce qu’il y a « Guerre » dans le titre et qu’on est au temps des guerres napoléoniennes. La première est celle d’Austerlitz, elle ne fait que quelques pages, la seconde est celle de Borodino et est époustouflante car narrée par un personnage pas du tout militaire et tombé au milieu de la bataille autant par naïveté que par hasard – et oui, forcément, vous l’avez déjà reconnu : c’est Pierre Bezoukhov, vous voyez bien que ça n’est pas compliqué.

4° C’est compliqué à lire et c’est chiant

Non et non.

Je crois que nous autres Français avons un problème avec la littérature qui est directement lié à l’image de nos auteurs. Si on pense « grand auteur français », il est très probable que Victor Hugo nous viendra en premier en tête, et même sans doute ce portrait.

Cet homme dont la tête est si lourde de pensées qu’il est obligé de se la tenir est forcément compliqué à lire, non ?

Quand un peintre russe – Répine – squatte chez Tolstoï pour en faire le portrait, ça n’est pas exactement la même chose qui en ressort.

Personnellement, je suis plus impressionnée par un gars qui sait charruer que par un autre qui sait se tenir la tête, mais il me semble néanmoins que ces différences de représentation n’impliquent pas le même rapport à la littérature. On a l’impression ici que ce qu’on appelle « les classiques » sont réservés à une sorte d’élite intellectuelle, on se laissera sans doute moins impressionner par un auteur qui n’a pas les mains toutes neuves. Et l’écriture de Tolstoï est par bien des aspects plus accessible que celle de Hugo. Je me souviens de cette scène d’ouverture de L’Homme qui rit : une traversée de la Manche dont Hugo profite pour caser l’intégralité du vocabulaire maritime existant. Au début, on prend un dictionnaire, et puis on lâche l’affaire parce que ça n’apporte pas grand-chose de connaître le nom de tel bitoniau de bateau. Hugo se fait plaisir, mais ça ne fait que nous compliquer la lecture sans rien apporter d’autre par ailleurs. Tolstoï ne fait jamais ça. Il pourrait : il a été militaire avant de travailler la terre, il pourrait nous assommer de jargon, mais il ne le fait à aucun moment. Le seul mot que j’ai dû vérifier c’est « redoute » : une petite fortification isolée, mais même sans vérifier j’aurais compris dans le contexte. Quant aux spécificités russes, tant que vous savez ce qu’est un samovar auprès duquel on se réunit sans arrêt, rien ne vous perturbera. Donc non, définitivement non : Guerre et Paix n’est pas compliqué à lire du tout. Bon, évidemment, j’émets une réserve si vous avez 12 ans et que c’est votre premier vrai roman. Mais n’importe quel lecteur adulte s’en sortira sans problème.

Et ça n’est définitivement pas chiant. Il se passe bien trop de choses de natures différentes pour qu’on s’ennuie, il y en a même pour tous les goûts. Et puis surtout, Tolstoï ne se contente évidemment pas d’écrire un roman pour le seul plaisir de raconter des histoires. Le but est aussi d’apporter une réflexion plus profonde non pas tant sur ce que sont la guerre et la paix, mais sur ce qui meut les Hommes. Ce qui m’amène au dernier point :

Peut-on encore lire les Russes au temps des guerres poutiniennes ?

Plus j’avançais dans Guerre et Paix et dans la réflexion de Lev Nikolaïevitch Tolstoï, plus je me disais qu’il était d’autant plus fondamental de le lire au temps des guerres poutiniennes. Un Poutine n’est jamais qu’un autre Napoléon. Et la pensée que développe Tolstoï dans Guerre et Paix n’a rien d’anachronique. En outre, il y a un paquet de choses de la société russe – à commencer par son inertie – qui me semble bien plus compréhensibles après cette lecture. Un seul auteur ne saurait être à lui tout seul une clef fondamentale de compréhension d’une société, mais je ne crois pas qu’on puisse comprendre la société russe sans lire Tolstoï. Il n’est pas tant question de pouvoir le lire au temps de Poutine mais de devoir le lire. Car vraiment, au fond : qu’est-ce qui meut les Hommes ?


Bang Bang Baby

Bon sang que ça fait du bien de découvrir une série autrement formatée qu’à l’américaine !

Je n’ai rien de particulier contre les productions américaines dans l’absolu, il y en a de très bonnes, le souci étant que même quand ils essaient de faire sale, les Américains finissent toujours sombrer soit dans l’outrance soit dans le faux-sale auquel il est impossible de croire. Et pour nous Européens, ça a toujours quelque chose d’agaçant. Chez nos voisins Italiens, c’est un peu l’inverse. Leur cinéma a toujours été au minimum plein de corps tordus transpirants, de tronches impayables et de crasse dans les coins. Plus incarné, plus tangible.

Bang bang baby est donc une série italienne, une histoire qu’on pourrait présenter sans que ça soit faux comme le rite initiatique d’une jeune fille vers le statut de femme, même si vous pouvez préférer n’y voir qu’une histoire de mafia. Parce que si Andrea Di Stefano utilise les clichés éculés des films mafieux, c’est uniquement pour en faire tout autre chose, renouvelant dès lors le genre. Et c’est réjouissant. On plonge dans les années 80 mais pas à la façon d’une autre série qui se vend sur la base de la nostalgie. On n’essaie pas de faire un « à la façon de », on digère l’esthétique 80’s pour mieux la sublimer. Les couleurs flashy de cette époque en sont la lumière. Barry Lyndon fut tourné à la lueur des bougies, Bang bang baby est filmé à la lumière des néons. La bande son regorge de face B oubliées et je ne crois pas qu’il existe une technique de cadrage qui n’ait pas été utilisée dans cette série. En résumé : c’est talentueux et intelligent.

Et c’est tout de même outrancier, sinon, ça ne serait pas italien.

Foncez, c’est vraiment une excellente série !


Les Gueules Noires de Émile Morel

Si on songe aux mines et à la littérature, c’est évidemment le Germinal de Zola qui nous viendra en tête. Pourtant, les nouvelles minières de Morel rendent infiniment mieux le quotidien des mineurs.

L’écriture est sèche, abrupte, presque brutale. L’auteur est concis, il n’y a pas de fioritures, ce qui n’empêche pas une description terriblement réaliste des corons, des carreaux de fosses et des mineurs. En sept nouvelles, le portrait est complet. Celui des mineurs commence par agacer. On a la sensation que l’auteur les déshumanise, mais en avançant, on comprend la réalité : c’est la mine, les habitations carcérales, les ingénieurs, patrons et actionnaires, qui déshumanisent des gens qui triment de la fin de l’enfance à la mort, avec la bénédiction des évêques et des curés.

Les Gueules Noires est un ouvrage qui se lit très vite, mais il faut du temps pour le digérer. Tout est là, déjà, en 1907 : l’exploitation des travailleurs, le viol quasi-systématique des femmes, la destruction de la nature, la captation des richesses sur le dos de la misère, le mépris politicien et les hommes en armes et uniformes envoyés pour réprimer la moindre velléité de vivre mieux.

On ne peut en sortir qu’en colère. Il est impossible de ne pas faire le lien avec la destruction des droits sociaux actuels. Et c’est entre autres pour cela qu’il faut absolument lire Les Gueules Noires.

L’autre raison de lire Les Gueules Noires, ce sont les incroyables gravures de Steinlen, sans doute le meilleur illustrateur de la vie des classes laborieuses. Il publiait entre autre dans La feuille de Zo d’Axa. On est finalement bien loin de Zola, qui reste un bourgeois condescendant par comparaison.


Tristram Shandy ou comment se rouler par terre de rire avec classe

Ce que j’écris vaut pour cette traduction, d’autres sont à éviter.

En 1776, le moraliste anglais Samuel Johnson écrivait : « Aucune chose bizarre ne dure. Tristram Shandy n’a pas résisté au temps. »

Je n’ai aucune idée de qui était Samuel Johnson en dehors de ses prédictions foireuses, mais ce qui est certain, c’est que plus de trois siècles après sa parution, Vie et opinions de Tristram Shandy est toujours traduit et retraduit – tout mon respect au traducteur, Guy Jouvet, je ne peux pas même imaginer les kilomètres de nœuds qu’il faut se faire au cerveau pour traduire quelque chose d’aussi tordu – lu, vendu et inspirant pour des tas d’autres auteurs. S’il est moins connu en France qu’en Grande-Bretagne, cela tient sans doute à la nature non-sensique toute britannique de son contenu.

J’aimerais beaucoup vous parler du dit contenu, mais il est indéfinissable. Si dès les premières pages Laurence Sterne nous informe qu’il va nous narrer l’existence du dénommé Tristram Shandy depuis le moment de sa naissance, cette dernière ne survient qu’à la page 484. Entre les récits et description de la famille – le père, pour qui la réalité a bien moins de valeur que ses théories (foireuses), l’oncle, militaire candide et son valet fidèle et néanmoins obséquieux, le caporal l’Astiqué, la mère, qui brille par sa vacuité, le médecin et quelques personnages de passage, telle la mère supérieure du monastère des Andouillettes – tout est prétexte à digression, et Sterne digresse même sans prétexte. De récits en dialogues, s’appuyant tant sur l’héritage de Cervantès et de Rabelais, il nous livre des critiques acerbes d’à peu près tout, de la religion à l’esclavagisme en passant par la médecine et l’Inquisition entre deux grivoiseries. Plus qu’un roman, Vie et opinions de Tristram Shandy est une suite de sketchs qu’il est impensable que les Monty Python ne connaissent pas.

Nous avons là un monument de l’humour anglais dans toute sa splendeur.

Laurence Sterne ressemblait beaucoup à ce qu’il a écrit.

Je suis pourtant contrainte par honnêteté de poser un « mais ».

Mais, donc, on ne va pas se mentir : il m’a fallu plusieurs mois pour venir à bout de ces près de mille pages que Sterne mit dix ans à écrire parce que ça n’est pas du tout facile à lire. Le vocabulaire du XVIII e siècle n’est déjà pas le nôtre, mais en plus Sterne excelle tant dans les digressions qu’aucune phrase ne fait moins d’une page, sauf par accident. En outre, certaines parties du récit ont trait à des débats politiques ou théologiques de l’époque, et ne connaissant pas le Pasteur à la mode en ce temps-là, on manque de contexte pour aborder certains chapitres toutefois minoritaires.

Si j’aimerais que beaucoup de gens découvrent ce récit unique en son genre parce que ça fait du bien à tout le monde de rire, je dois tout de même prévenir que les habitués de la littérature du XXIe siècle risquent de rencontrer quelques difficultés. Mais si vous avez un niveau de lecture aiguisé, foncez, vraiment, si vous ne riez pas, au minimum, vous poufferez. Sauf si les Monty Python vous sont incompréhensibles, certains, paraît-il, sont étanches au non-sense.


Ils ont nourri la France (mais pas que).

Voici ma récolte d’hier.

Un peu de contexte : la maison où je vis a deux siècles et demi d’existence. C’est une ferme qui est restée en activité jusque la fin des années 80, puis les terres ont été rattachées à une autre exploitation, sauf un hectare que, donc, j’exploite pour moi-même.

Sur cet hectare qui a toujours été une pâture se trouve mon potager, où je garde un seau à proximité quand je jardine car je sais qu’il y aura des petites cochonneries à ramasser. La récolte d’hier a été faite derrière la maison lors de l’installation d’une cuve d’eau. J’ai vaguement grattouillé la terre à la binette sur un mètre carré, et c’est de cette surface que j’ai extirpé tout ça. Il y avait aussi quatre mètres de tuyau rigide, une vieille antenne d’autoradio et un vieux câble de téléphone.

En dix ans, je ne compte plus ce que j’ai sorti des abords directs de la maison. Filtres à huile et tout un tas de petites pièces de tracteur des années 50/60, flacons d’antibiotiques vétérinaires, vieux tuyaux d’arrosage, bâches pourries, sacs d’engrais … Je regrette parfois d’avoir évacué au fur et à mesure et de ne pas avoir d’idée précise du volume, en particulier de plastiques. Mais « trop » me semble être une juste mesure.

Quand on creuse on ne retrouve des vestiges que de la seconde partie du XXe siècle. Il arrive à l’occasion qu’on remonte quelques petits tessons antérieurs, mais la seule époque qui ait laissé à ce point des ordures partout, c’est celle qui va de 1950 à 1990.

Les générations qui vivaient et travaillaient là à cette époque ont clairement craché à la gueule de l’avenir. Ceux qui viendraient après, ils n’en avaient strictement rien à cirer. Ceux qui vivent encore nous disent qu’ils ont nourri la France. Mais à quel prix ? Ils ont tout salopé sans vergogne – et je ne doute pas, puisque je trouve des filtres à huile qu’il y a alentours des sols bien pollués alors que je vis vraiment au milieu de nulle part.

Ce sont ces mêmes générations qui votent désormais contre une meilleure répartition des richesses, qui appellent les écolos des Khmers verts, qui veulent que nous travaillions jusqu’à un âge déraisonnable.

Ben non. Je ne vais pas me tuer à la tâche pour faire plaisir à une génération de gros porcs égoïstes, j’ai déjà trop à faire à nettoyer leur merde.


Child 44

Ce film est l’adaptation d’un roman que je n’ai pas lu écrit par un auteur que je ne connais pas, je l’ai donc vu par hasard et sans attente particulière.

L’histoire commence pendant l’Holodomor – le film est sorti en 2015, il ne s’agit pas d’une œuvre opportuniste malvenue – mais se déroule essentiellement à la fin du règne de Staline. La construction est celle d’un polar sans folle originalité, néanmoins, le contexte soviétique n’est pas un décor si courant que ça et la reconstitution est vraiment très bien faite. L’ambiance pesante de la suspicion de tous par tous n’est pas sans rappeler Vie et Destin, de Grossman, et c’est une excellente chose. Je suppute que c’est pour ça que Poutine l’a fait interdire en Russie. La photographie est très propre et la lumière très chouette, sans que ça révolutionne les choses.

Tom Hardy est tel que lui-même : physiquement méconnaissable avec un jeu certes monolithique mais convenant bien à son personnage. Noomi Rapace ne déçoit pas en collant des torgnoles plutôt que de jouer un de ces énièmes rôles féminins qui attend du secours en couinant. On aurait aimé voir le personnage de Gary Oldman un peu plus fouillé.

Child 44 n’est certes pas un chef d’œuvre, mais c’est un film honnête qui ne prend pas le spectateur pour un idiot, il vaut la peine qu’on y passe deux heures.

Par contre, il faut vraiment que quelqu’un dise aux fabricants de musique pour films qu’on en a marre de leur logorrhées de violons redondants. Sérieusement, ça devient pénible.


Trop peu d’eau et un peu d’angoisse

Depuis cette année 2001 où j’ai, au hasard d’une exposition sur le sujet à la Maison de la Nature et de l’Environnement de Lille, découvert le problème de l’eau, mon entourage n’a eu de cesse de me reprocher de transmettre une vision anxiogène du monde.

Bien évidemment, plus de vingt ans plus tard, j’ai oublié les détails de cette exposition, mais je me souviens parfaitement d’en être sortie bouleversée par cette information : aux alentours de 2025, la question de l’accès à l’eau en général et à l’eau potable en particulier deviendrait critique partout, et pas seulement dans des contrées lointaines mal équipées.

Il ne s’agissait pas d’une quelconque information terrorisante de je ne sais quel groupuscule millénariste, mais bien des prévisions réalisées par des spécialistes de la question. Cette information est publique depuis longtemps, l’urgence était déjà là il y a vingt ans.

Et qu’avons-nous fait collectivement pour éviter la catastrophe ?

Il s’est construit un nombre incalculable de piscines privées. On a continué de trouver parfaitement acceptable que les 40 000 hectares (à la louche) de golfs du pays soient arrosés pour le plaisir de quelques messieurs aisés. Le marché du vêtement a fait pousser toujours plus de coton pour que chacun achète chaque année plusieurs kilos de vêtements jetables. On a laissé nombre d’agriculteurs balancer de la flotte en plein cagnard sur des récoltes de toute évidence peu adaptées au climat. On a lavé des milliards de bagnoles. On n’a pas réparé les fuites des circuits d’eau potable. On a fait exploser le tourisme qui vient à certains endroits doubler tout l’été le nombre de gens qui chient dans l’eau potable.

Et depuis 2001, mon entourage a continué à me trouver pénible et anxiogène dès que je constatais un gaspillage d’eau.

Et puis nous voilà en 2022. Et à chaque nouvelle étude qui ne fait qu’affiner la précédente, on fait semblant de découvrir l’étendue du problème. Et puis on passe à autre chose, on ne va quand même pas rester dans une attitude anxiogène pour quelque chose d’aussi peu important que la remise en cause de notre accès à l’eau.

Sauf qu’on n’en est plus là. On n’en est plus à pouvoir se dire « on verra plus tard » en balayant d’un revers de la main. Parce qu’à force de ne rien faire pour arranger les choses, nous y sommes. Nous entrons dans cette phase où, peu à peu, des problèmes d’accès à l’eau vont se multiplier. C’est d’ailleurs déjà le cas, on se souvient, ces dernières années, des villages creusois ravitaillés par camions. Ces phénomènes locaux s’étendront peu à peu, et cette fausse évidence que l’eau vient du robinet prendra fin.

Et puis les problèmes s’enchaîneront. Le manque d’eau dans les fleuves et les rivières font déjà chuter la production d’hydroélectricité en Europe. Viendra un temps où on ne pourra plus refroidir les centrales nucléaires. Quant aux cultures, elles sont déjà très fortement compromises cette année, et à de nombreux endroits dans le monde.

J’ai cessé d’être anxieuse quand j’ai admis que rien ne changerait, quelque soit l’énergie que je mette à essayer de convaincre autour de moi. Je me suis résignée. Ça n’est pas plus drôle mais c’est moins fatigant. Ça n’empêche malheureusement pas de servir de filtre aux autres : refusant de changer, ils ne peuvent admettre que c’est la réalité qui est anxiogène. Si c’est moi qui le suit, c’est seulement pour continuer à éluder le problème.

Bonne chance à ceux qui ont préféré garder la tête dans un trou. Vous n’êtes pas prêts pour ce qui s’en vient.


Superstore

Même s’il est souvent balayé d’un revers de main méprisant, j’adore le format sit-com : c’est court et sans fanfreluche, on pose très vite un contexte, on ne s’y secoue pas la nouille sur des effets visuels aussi complexe qu’inutiles, on caricature et on va à l’essentiel ; c’est un exercice de style vraiment intéressant.

Et si l’auteur est bon, le spectateur peut alors avoir des surprises et découvrir que sous des abords rigolos se cache (à peine) un propos aussi pertinent que violent. C’est le cas de Superstore, créé par Justin Spitzer (The Office).

Nous découvrons ici les employés d’un supermarché à travers l’œil d’une caméra unique. Comme dans toute série de ce type, il y aura des histoires d’amitié, des amours et des rivalités, mais ça n’est pas l’essentiel. Épisode après épisode, on s’attaque surtout certes à la grande distribution mais surtout à la violence du monde du travail. Tout y passe, des mesquines humiliations aux pressions anti-syndicales en passant par l’exploitation des immigrés sans papier ou de l’image des travailleurs handicapés.

Alors même que la forme générale est d’une grande légèreté, Superstore est en réalité un distributeur de baffes salutaires.


Enchantement

Enchantement (n.m.) : Pouvoir magique s’exerçant sur un être ou sur une chose, sortilège ; état de celui ou de ce qui y est soumis.


Un chasseur, douze génisses et quelques champignons

o tempora, o mores

Comme on le fait chaque jour, je devais rendre visite aux génisses. C’est qu’elles sont sur une pâture éloignée de l’exploitation, il faut donc aller vérifier que l’abreuvoir est propre et qu’il se remplit bien, que la batterie de la clôture fonctionne, que tout le monde est en bonne santé et qu’il y a assez à manger. On reste toujours un petit moment au milieu des bêtes car il est bien sûr important qu’elles gardent un contact avec les humains : elles restent presque un an dehors avant de connaître le bâtiment, il ne faudrait pas qu’elles s’ensauvagent trop !

De loin, je remarque que les douze génisses entourent une silhouette qui me tourne le dos. Un homme vêtu d’une vieille capote militaire – qui a sans doute réellement un jour vu la guerre – et un pantalon de la même époque beaucoup trop grand pour lui. Il tenait, sous son bras gauche, un fusil de chasse cassé, et sous son bras droit, la tête de la génisse à qui il faisait un câlin. Les autres bêtes semblaient attendre leur tour, sauf la plus petite qui mangeait le bord de la capuche rejetée en arrière du monsieur.

Comme je m’approchai, la silhouette me fit face et me dit :

« Ben dites donc, elles ne sont pas sauvages, celles-ci ! Elles sont gentilles ! 

– C’est parce qu’on a un programme d’entraînement pour en faire des pots de colle ! »

J’avais face à moi un homme assez ridé pour être approximativement mérovingien mais assez vif pour être un vieillard magnifique , muni d’un fusil qu’il avait probablement hérité de son arrière grand-père. Il avait de petits yeux bleus très clairs, très doux et même rieurs.

Nous primes quelques minutes pour échanger, comme il convient de faire lorsqu’on croise un inconnu au milieu d’une pâture. Il m’expliqua qu’il se livrait à la chasse au lièvre, mais qu’il n’avait vu que des oiseaux, des chevreuils et des lapins – « c’est notre plaisir, de voir des animaux », dit-il dans un sourire – raison pour laquelle il était presque bredouille – presque car il retournait à sa voiture chercher son panier à champignons. Il avait vu des bolets dans un petit bois qu’il m’indiqua. Je lui fis remarquez que ça ne se donnait pas, un coin à champignons, ce à quoi il répondit que c’était des bêtises que tout ça, qu’il y en avait bien assez pour tout le monde.

Il tapota encore quelques joues et flancs de génisses avant de retourner à ses affaires, et moi aux miennes. Ça m’avait mise de bonne humeur de croiser un être si doux et gentil. Ça met toujours de bonne humeur de rencontrer des gens agréables.

Et puis, le soir, je jetais un œil au réseau social twitter où, après les énièmes propos abjects du patron officiel des chasseurs, chacun y allait de son vomi haineux à l’égard de l’ensemble des chasseurs.

Je me suis demandée si les gens du dedans des réseaux sociaux se rendent bien compte qu’il y a un vaste monde au-dehors, s’ils réalisent que dans la vraie vie, tout est toujours beaucoup plus complexe que le manichéisme de mauvais cinéma, que quelque soit le domaine, les pratiques sont comme les individus : nombreuses, multiples, et qu’on ne peut jamais avoir une approche intelligente d’un phénomène si on ne veut le considérer qu’au travers une minuscule lorgnette bordée de tous les biais imaginables.