Lire Guerre et Paix au temps de Poutine ?

Et voilà. Je suis arrivée au bout de Guerre et Paix bien plus vite que je ne l’aurais imaginé. C’est qu’avant de l’ouvrir, on a en tête un paquet de préjugés au sujet de ce roman, à commencer par son épaisseur, mais en matière de littérature, ça n’est définitivement pas la taille qui compte. Il m’a fallu par exemple trois fois plus de temps pour terminer La Montagne Magique de Thomas Mann qui est pourtant deux fois moins épais. Je vais donc reprendre la liste des préjugés répandus au sujet de l’œuvre de Tolstoï dans le but non caché de vous convaincre que Guerre et Paix est tout à fait fait pour vous.

1° C’est très long.

Alors oui, selon les éditions, la taille des pages et celle des caractères, on est quelque part autour des 2000 pages. Ce qui ne veut absolument rien dire. Les sagas fantasy contemporaines en font beaucoup plus avec leurs nombreux volumes et les lecteurs ne s’en plaignent pas. Ça serait très long si c’était ennuyeux, mais ça ne l’est pas. De surcroît, le récit est découpé en chapitres très courts, et il est beaucoup plus facile de lire des chapitres de quelques pages que de longues séquences sans pause. Il ne faut vraiment pas se laisser impressionner par l’épaisseur d’une œuvre : ça ne dit rien de son contenu.

2° Il y a beaucoup de personnages avec des noms compliqués.

Détaillons les deux points de cette proposition.

Il y a beaucoup de personnages. Alors oui, certes, mais ça dépend de comment on compte. Si on parle du nombre de personnages cités, je serais incapable d’en évaluer le nombre. Des dizaines, sans doute même plus. Mais si on s’en tient aux personnages principaux, il n’y en a pas tant que ça.

Guerre et Paix commence en 1805 et s’achève en 1819. Entre les deux, outre les guerres napoléoniennes et leurs personnages historiques, il se passe beaucoup de choses dont un paquet d’événements publics, y compris avec de grandes foules auxquels peuvent assister les dits personnages historiques – on croise ainsi plusieurs fois l’empereur Alexandre I, sa cour, ses ministres et ses généraux – mais on y voit également des personnages secondaires, tertiaires et au-delà qui permettent de donner une forme tangible à la foule. Tout le récit se passe dans des familles de la noblesse, et chacune a, en quelque sorte, sa propre cour. C’est ainsi que nombre de personnages n’apparaissent qu’une seule fois ou à peine plus. Ils donnent de la chair sans jouer un rôle fondamental. Les personnages dont on suivra réellement le parcours tout le long de ces quatorze années ne sont pas si nombreux.

Avec des noms compliqués. Eh bien c’est à dire qu’ils sont Russes avec des noms russes, forcément. Mais ça n’est pas si compliqué, pas plus compliqué que si on lit de la littérature espagnole ou indienne. Ça n’est pas tant que ça soit compliqué, c’est seulement que c’est différent et qu’il faut un peu de temps pour s’y habituer. Personnellement, je trouve les patronymes des personnages Allemands beaucoup plus compliqués à retenir. Mais au fond, si vous n’arrivez pas à retenir ces noms slaves, ça n’a absolument aucune importance, parce que vous pouvez pleinement vous reposer sur le talent de caractérisation des personnages de Tolstoï. Chaque individu dont il parle a son caractère propre, sa façon de parler, ses tics de langage ou gestuels. Il est absolument impossible de confondre Pierre – les prénoms sont tous francisés – ce gros homme naïf devenu un comte richissime presque par hasard, maladroit et soupe au lait, avec son ami le prince Nicolas, rigide, sûr de lui et de sa valeur morale. Vous ne confondrez pas plus Natacha, éternelle amoureuse, et Maria, pieuse presque jusqu’au ridicule. Si un personnage fait tomber quelque chose en entrant dans une pièce, c’est forcément Pierre Bezoukhov, si une autre a la tête penchée vers une icône religieuse, c’est forcément Marie Bolkonzkaïa. Ou Macha les rares fois où Tolstoï se laisse aller à l’usage du diminutif.

On n’est perturbé par les noms russes qu’aux premières pages du premier roman du genre qu’on lit. Promis, après ça passe.

3° Il y a beaucoup de scènes de batailles

Non. Mais alors vraiment pas. Il y a beaucoup de types de scènes, dans Guerre et Paix. Des discussions de salon, beaucoup. Des bals et leurs danses, des soirées privées en petits comités, des histoires d’amour forcément contrariées, des repas, plein, je crois que les Russes mangent encore plus souvent que les Français, une incroyable scène de chasse – même si on n’aime pas la chasse, on s’y laisse emporter avec le cœur qui s’emballe – des liesses populaires, des scènes champêtres, un duel, des réunions politiques, une cérémonie d’intronisation à la Franc-maçonnerie, et oui, certes, quelques scènes de batailles parce qu’il y a « Guerre » dans le titre et qu’on est au temps des guerres napoléoniennes. La première est celle d’Austerlitz, elle ne fait que quelques pages, la seconde est celle de Borodino et est époustouflante car narrée par un personnage pas du tout militaire et tombé au milieu de la bataille autant par naïveté que par hasard – et oui, forcément, vous l’avez déjà reconnu : c’est Pierre Bezoukhov, vous voyez bien que ça n’est pas compliqué.

4° C’est compliqué à lire et c’est chiant

Non et non.

Je crois que nous autres Français avons un problème avec la littérature qui est directement lié à l’image de nos auteurs. Si on pense « grand auteur français », il est très probable que Victor Hugo nous viendra en premier en tête, et même sans doute ce portrait.

Cet homme dont la tête est si lourde de pensées qu’il est obligé de se la tenir est forcément compliqué à lire, non ?

Quand un peintre russe – Répine – squatte chez Tolstoï pour en faire le portrait, ça n’est pas exactement la même chose qui en ressort.

Personnellement, je suis plus impressionnée par un gars qui sait charruer que par un autre qui sait se tenir la tête, mais il me semble néanmoins que ces différences de représentation n’impliquent pas le même rapport à la littérature. On a l’impression ici que ce qu’on appelle « les classiques » sont réservés à une sorte d’élite intellectuelle, on se laissera sans doute moins impressionner par un auteur qui n’a pas les mains toutes neuves. Et l’écriture de Tolstoï est par bien des aspects plus accessible que celle de Hugo. Je me souviens de cette scène d’ouverture de L’Homme qui rit : une traversée de la Manche dont Hugo profite pour caser l’intégralité du vocabulaire maritime existant. Au début, on prend un dictionnaire, et puis on lâche l’affaire parce que ça n’apporte pas grand-chose de connaître le nom de tel bitoniau de bateau. Hugo se fait plaisir, mais ça ne fait que nous compliquer la lecture sans rien apporter d’autre par ailleurs. Tolstoï ne fait jamais ça. Il pourrait : il a été militaire avant de travailler la terre, il pourrait nous assommer de jargon, mais il ne le fait à aucun moment. Le seul mot que j’ai dû vérifier c’est « redoute » : une petite fortification isolée, mais même sans vérifier j’aurais compris dans le contexte. Quant aux spécificités russes, tant que vous savez ce qu’est un samovar auprès duquel on se réunit sans arrêt, rien ne vous perturbera. Donc non, définitivement non : Guerre et Paix n’est pas compliqué à lire du tout. Bon, évidemment, j’émets une réserve si vous avez 12 ans et que c’est votre premier vrai roman. Mais n’importe quel lecteur adulte s’en sortira sans problème.

Et ça n’est définitivement pas chiant. Il se passe bien trop de choses de natures différentes pour qu’on s’ennuie, il y en a même pour tous les goûts. Et puis surtout, Tolstoï ne se contente évidemment pas d’écrire un roman pour le seul plaisir de raconter des histoires. Le but est aussi d’apporter une réflexion plus profonde non pas tant sur ce que sont la guerre et la paix, mais sur ce qui meut les Hommes. Ce qui m’amène au dernier point :

Peut-on encore lire les Russes au temps des guerres poutiniennes ?

Plus j’avançais dans Guerre et Paix et dans la réflexion de Lev Nikolaïevitch Tolstoï, plus je me disais qu’il était d’autant plus fondamental de le lire au temps des guerres poutiniennes. Un Poutine n’est jamais qu’un autre Napoléon. Et la pensée que développe Tolstoï dans Guerre et Paix n’a rien d’anachronique. En outre, il y a un paquet de choses de la société russe – à commencer par son inertie – qui me semble bien plus compréhensibles après cette lecture. Un seul auteur ne saurait être à lui tout seul une clef fondamentale de compréhension d’une société, mais je ne crois pas qu’on puisse comprendre la société russe sans lire Tolstoï. Il n’est pas tant question de pouvoir le lire au temps de Poutine mais de devoir le lire. Car vraiment, au fond : qu’est-ce qui meut les Hommes ?

À propos de Tagrawla Ineqqiqi


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