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Peur d’humain et peur de vache

Je doute qu’il existe une espèce animale qui méconnaisse la peur. C’est un phénomène certes désagréable mais absolument indispensable à la survie. Pour nous autres, humains, c’est assez simple parce qu’on peut facilement expliquer nos peurs aux autres. L’autre jour, par exemple, j’ai eu très peur. Alors que je baladais les chiens, j’ai aperçu de loin quelque chose qui m’a fait peur : Harry Potter – qui ne s’appelle pas Harry Potter, mais comme cette génisse a un Z de poils blancs sur son front noir on l’appelle quand même Harry Potter – était couchée, quasiment les pattes en l’air, la tête en arrière et ne bougeait absolument pas. Alors j’ai eu peur, parce que la dernière fois que j’ai vu un bovin dans cette position, il était mort. J’ai couru vite parce qu’on court plus vite quand on a peur, et ça n’est que lorsque je suis arrivée à sa hauteur que Harry Potter a relevé la tête et m’a regardée avec son air de dire : « Ben quoi ? Il fait beau, je peux me faire bronzer le bidon, quand même ! »
La peur de la mort, un grand classique humain qu’on peut facilement expliquer avec des mots si bien que les autres humains peuvent la comprendre.

Chez les bovins, ça peut s’avérer plus compliqué. Parfois, ils ont peur, on voit bien qu’ils ont peur, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne peuvent pas nous l’expliquer et c’est donc très compliqué de remédier au problème. Ainsi, hier, Lyre avait très peur. Elle était redescendue de la pâture le plus normalement du monde, ne présentait aucun souci particulier, elle est allée croûter un peu de maïs le temps que je prépare la salle de traite, et c’est quand je suis allée pousser le troupeau vers le parc d’attente que tout s’est compliqué. Déjà, Lyre était en queue de troupeau, ce qui n’arrive jamais. Et puis, arrivée au dernier virage, elle s’est mise à renifler la petite marche qu’elle doit franchir avant la dernière ligne droite, et là, ça a été une grosse panique. Impossible de la faire aller plus loin. Lyre a quatre ans, ça fait deux ans qu’elle passe par là tous les jours, mais hier, cet endroit en particulier la mettait dans une panique telle qu’elle aurait préféré me rentrer dedans que de faire un pas de plus. Bien sûr, il est très facile, quand on les connaît, de voir la peur chez une vache. Mais de là à comprendre pourquoi elle a soudain peur d’une toute petite marche de rien du tout qu’elle connaît par cœur, c’est une autre histoire.

Ne voulant pas en rajouter une couche, je n’ai pas trop insisté. Je lui ai fait faire le tour, et en passant par un autre endroit – qui présente pourtant une marche de la même hauteur – je n’ai eu aucun problème à la pousser dans le parc d’attente. Il n’y a pas eu de problème particulier pendant la traite elle-même. Mais je restais avec ma question : pourquoi a-t-elle soudain peur à cet endroit ?

Après la traite, j’ai croisé le patron. Je lui ai demandé s’il y avait eu un souci avec Lyre. Il a réfléchi quelques secondes et s’est vite souvenu que oui, il y avait eu un problème le matin même. Rien de grave dans l’absolu : Lyre s’est précipitée comme une folle pour sortir de l’étable, a foiré son virage et est tombée, pile à l’endroit où le soir même elle refusait d’avancer. Maintenant que je sais pourquoi elle a peur, ça sera un peu plus facile de prendre le temps de la convaincre que quand on glisse une fois, on ne va pas glisser systématiquement quand on passe au même endroit. Mais ça peut prendre beaucoup de temps : c’est l’inconvénient avec la peur, surtout avec une peur liée au fait qu’on se soit fait mal.

Les bovins sont des trouillards. Normal : en tant qu’herbivores, ce sont des proies. Ils ont peur de beaucoup de choses, en particulier de tout ce qui se déplace vite – des potentiels prédateurs – de ce qui fait beaucoup de bruit – elles ont l’oreille bien plus fine que la nôtre – et, comme toute espèce vivante, de la douleur. Elles ont aussi une bien meilleure mémoire qu’on ne l’imagine. Lyre présente ce que les humains appellent un choc post-traumatique. Et aucun psychologue ne pourra expliquer à Lyre comment le gérer. Il va maintenant falloir de la patience pour l’en débarrasser. Et parfois, on n’y arrive tout simplement pas. Alors il faut encore plus de patience pour que l’humain fasse avec.


The handmaid’s tale.

Il y a les séries qui pétaradent, où la forme fait office de scénario, où le fond se noie dans la vacuité, où les acteurs sont transparents, où la photographie est bâclée, où on alterne action et sexe pour garder le spectateur éveillé. Et il y a The Handmaid’s tale.

Cette série en dix épisodes est un petit bijou de réalisation. Dystopie glaçante par son réalisme et sa probabilité, c’est avec des petites touches, des sous-entendus, bref, beaucoup de finesse qu’on nous décrit à la fois une société et la façon dont elle s’est construite. Certains sujets ne sont qu’effleurés, et c’est ainsi qu’ils en deviennent essentiels. D’autres sont fouillés au point d’en devenir insupportables. Et si le fond est là, la forme n’a pas été oubliée : la photographie est sublime, le rythme impeccablement géré et les acteurs sont excellents. Mention spéciale à l’actrice principale, Elizabeth Moss, qui fait jusqu’ici une carrière irréprochable avec un choix de séries intelligentes. Elle a visiblement choisi de ne pas aller se pervertir dans de grosses productions informes qui rapportent beaucoup en n’apportant rien aux spectateurs, et c’est heureux.

Même si le procédé des allers et retours dans le temps pourrait sembler éculé, il est ici parfaitement justifié et surtout parfaitement calculé. Seul bémol : le choix de la musique est dommageable, il ne colle pas toujours à l’ambiance générale, mais on pardonne facilement cet écueil devant le niveau de l’ensemble.

On découvre au générique beaucoup de noms féminins, bien plus qu’on n’en voit habituellement dans ce genre de productions, et si ça n’est pas une fin en soi, une réalisation féminine semblait indispensable pour traiter ce sujet. Il est fort probable que ce regard féminin est pour beaucoup dans la réussite de la réalisation.

The Handmaid’s tale est tiré du roman de Margaret Atwood : La Servante écarlate, et c’est la première fois qu’une série me donne très envie de me précipiter sur le livre et plus généralement sur l’œuvre d’un auteur.

Je ne peux que vous conseiller de visionner The Handmaid’s tale, mais soyez prévenus : c’est pesant (et c’est pour ça que c’est bien).


Alep ou la supplique aux gens heureux qui s’ignorent

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On voit les gens mourir sous les bombes ou se noyer en Méditerranée. On voit les gens dans des camps de réfugiés, ou tentant de les rejoindre. On voit les hôpitaux bombardés, les gosses émaciés, les femmes violées comme habituel outil de terreur. On voit tout ça, dans l’impuissance.
Pendant ce temps-là, on mange à notre faim, on ne risque pas de prendre une bombe sur la tronche en allant à l’hôpital, on sait où se trouvent nos familles. Les gosses vont à l’école. Notre train-train quotidien suit son cours. Mais c’est ici que les gens se disent déprimés, au bout du rouleau, désespérés.

Je n’ai pas le droit d’être déprimée, et encore moins désespérée. Je n’ai pas le droit parce que pour moi, tout va pour le mieux. Je suis en sécurité. Je suis une privilégiée. Je n’ai pas le droit parce que chouiner n’aidera pas les habitants d’Alep. Je n’ai pas le droit d’ajouter un malheur futile – ou de bon aloi – aux malheurs du monde.

Ce drôle de monde a largement sa dose quotidienne de larmes et de cris. Et dans ce drôle de monde, j’estime qu’il est de mon devoir de jouir de cette vie si confortable que je ne dois qu’au fait d’être née du bon côté des frontières.

Vous connaissez l’adage de Prévert sur le devoir d’être heureux. Il n’a jamais été aussi indispensable de l’appliquer.

Alors pardonnez-moi de ne pas pleurer. Pardonnez-moi de ne pas crier. Aujourd’hui plus encore qu’hier, je chercherai à rire, à m’amuser, à jouir des petits bonheurs simples qui me sont offerts. Non par indifférence, mais au contraire, par sens des responsabilités. Parce qu’une petite fille coincée dans les décombres à Alep ne pourrait pas comprendre que je procède autrement. Parce que si on pouvait échanger nos places, elle serait heureuse.

Notre tour viendra de pleurer nos pertes. Pour l’instant, nous sommes vivants. Alors savourons nos vies, au nom de la vie elle-même.


Le burkini de la liberté

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De tous les « arguments » avancés par les amateurs d’interdiction de burkini, il y en a un en particulier qui me donne des envies de tournées de baffes : « Oui mais d’abord, elles ne sont pas libres de choisir. »

En disant ça, on entérine l’idée que la femme est née victime. C’est dans ses gènes. Oui, messieurs et dames, le chromosomes X est porteur d’un gène récessif de victime, c’est le néo-féminisme (2.0) qui l’assène. A moins, évidemment, que ça ne concerne que les femmes musulmanes, et dans ce cas, je ne sais pas si c’est juste du racisme ou une réminiscence colonialiste, mais il faut très vite vous renseigner sérieusement sur le rapport aux femmes de toutes les religions.

Elle a bon dos, la liberté. Mais toi, là, oui, toi qui passe une partie de ta vie à t’arracher tous les poils du corps pour coller à l’époque, as-tu vraiment bien réfléchi à ta liberté ? Crois-tu vraiment que c’est de ton propre gré que tu te fais mal souvent, et pour quoi ? Pour plaire ? Et toi qui te fais le même brushing que tout le monde après t’être tartiné tout le corps de crèmes plus ou moins pétrolifères, n’as-tu pas un peu l’impression de te faire couillonner par le grand marché de la « beauté » ? Toi qui penses qu’il est dans ta nature de sentir mauvais et qui t’asperges les dessous de bras de spray qui pue, vraiment, profondément, tu te sens libre ? Libre de ne même pas supporter ta propre odeur ? Et toi qui est accro, à quoi que ce soit du café à la coke en passant par l’alcool, tu te crois libre de tes choix au quotidien ? Vraiment ? Et toi qui trimes comme un con dans un boulot de con pour payer ta maison moche et les croquettes de ton labrador, tu es libre, aussi ? Vous tous, là, personne ne vous a rien imposé, de façon plus ou moins insidieuse ? Il n’y a rien dans votre histoire familiale qui ait influé vos choix de vie, vos choix cosmétiques ou vestimentaires ? C’est vraiment seuls, sans aucune influence sociétale que vous avez fait ces « choix » ?

 À d’autres ! Vous n’êtes ni plus ni moins libres de vos choix que ces femmes. Alors braillez si ça vous fait plaisir, mais ne le faites pas au nom de la liberté.


Les Filles d’Allah de Nedim Gürsel

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Les filles d’Allah, ce sont les déesses pré-islamiques qui se partageaient les croyants de la Mecque avant l’arrivée de Mahomet : Lat, Manat et Uzza. Elles sont trois des quatre narrateurs de ce roman qui se penche tant sur le développement de l’Islam que sur l’histoire récente de la Turquie grâce au quatrième narrateur qu’est l’auteur lui-même.

Entre histoire, poésie et mythologie, Nedim Gürsel nous emmène dans un voyage très instructif dans le temps. On découvre les mythes pré-islamiques, non sans écho aux Versets Sataniques de Rushdie, l’histoire du prophète de l’Islam et le développement du nationalisme turc. Au delà, il nous raconte aussi comment un enfant grandit dans la peur de l’enfer, comment la foi se forge et se délite, comment l’horreur de la guerre entre en résonance avec l’horreur de l’enfer promis aux mécréants et aux pécheurs.

Aussi didactique soit-il, ça n’en est pas moins un roman admirablement mené et terriblement bien écrit. Sans être à proprement parlé un pamphlet – c’est bien trop poétique pour ça – Les Filles d’Allah n’en est pas moins une critique de l’intégrisme religieux autant que du nationalisme.

Évidemment, Nedim Gürsel a dû faire face, en Turquie, à l’accusation de blasphème pour ce roman, quoi qu’on est en droit de se demander si ça n’est pas plutôt son rejet du nationalisme qui a réellement posé problème pour ses accusateurs.


Obscurité

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On assiste à de drôles de conjonctions, ces derniers temps.

Tout d’abord, il y a le désormais indispensable statut de victime. Être une victime, c’est bien, ça permet d’exister. Mieux, ça donne un accès illimité aux médias. De tous les humains, la victime est la plus prompte à accéder à son quart d’heure de gloire. Alors on se met à déclarer que 100% des femmes sont des victimes, par exemple. Mais pas seulement. Être coupable, c’est être une victime. Orwell est partout, bien malgré lui.

Ensuite, il y a la croyance qui chasse peu à peu la raison. Comme si les grandes croyances monothéistes ne suffisaient pas, d’autres surgissent. La science devient un grand complot et tout ce qui s’y réfère devient suspect. On croit que les vaccins tuent et que les plantes soignent le sida. On croit que les ondes rendent malade et que les médicaments sont inutiles. Il ne faudra que peu de temps encore pour qu’on croit de ce côté-ci de l’Atlantique que les dinosaures n’ont pas existé. Et à ce rythme-là, la terre redeviendra vite plate ou creuse et elle se baladera bientôt à dos de tortue dans l’univers.

A la conjonction de ces deux éléments, les charlatans sont les nouveaux prophètes. Accusés d’avoir mis des gens en danger en leur vendant des remèdes au mieux inefficaces, ils deviennent des victimes. Clamant que la science ment, leur statut de néo-prophètes en est renforcé.
Il y a deux autres éléments qui viennent aggraver le tout : le mythe du risque zéro et le culte du « tout tout de suite ». La science devrait être parfaite, comme si ce qui est humain pouvait l’être. Elle n’a aucun droit à l’erreur et elle doit proposer des solutions non seulement immédiates mais encore sans la moindre faille. Si l’on découvre après coup des effets secondaires à un médicament, c’est toute la science qu’on remet en cause. Et revoilà les charlatans qui s’agitent, suivis par une foule de plus en plus nombreuse. A écouter croyants et charlatans, on ne devrait plus mourir de rien. A y regarder de près, c’est la peur de la mort qui crée cette époque mortifère.
Quand chacun se sent victime, on ne tarde jamais à voir les foules chercher des coupables. Quand de surcroît la croyance prend la place de la raison, alors l’obscurantisme n’est plus très loin.
Tous ceux là qui n’osent plus rien manger, plus rien boire, qui ne veulent plus se soigner et remettent en cause le confort moderne, ce confort que nous devons largement à la science, me font penser aux légions de pénitents qui, au Moyen-Âge, parcouraient l’Europe en se flagellant, prêchant que la fin du monde approchait.

Chacun devient victime. Le croire gagne du terrain sur le savoir. Le monde peu à peu s’obscurcit. Et à la conjonction de tout ça, ceux qui essaient de comprendre et d’user de raison ont l’air d’être les fous.


Nous étions tous Résistants

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Nous étions encore des gosses , nous écoutions la leçon d’histoire et nous découvrions la Shoah. En face des visages émaciés des camps de la mort, notre livre scolaire présentait une photographie et un panégyrique de Jean Moulin qui était depuis entré à grands cris au Panthéon. Nulle trace des collabos, cette foule invisible, et la Traversée de Paris avait fini par rendre sympathiques ceux qui s’étaient enrichis grâce au marché noir. Entre la fin de la guerre et nous, tous étaient donc devenus Résistants. Et nous autres, petits enfants de ceux qui avaient au mieux laissé faire, nous le jurions : si ça devait arriver encore, nous serions Résistants. Ou pour le moins, Justes parmi les nations. Non, vraiment, nous ne laisserions pas faire, nous accueillerions les gens à bras ouverts, nous les cacherions et, s’il le fallait, nous prendrions les armes. Belle unanimité de l’enfance face à l’injustice.

Nous étions devenus des adultes, nous écoutions les informations et découvrions les massacres en Syrie, en Irak, en Érythrée, au Soudan. Dans les journaux, les visages épuisés des réfugiés et les regards hagards des enfants faisaient face à une ribambelle de politiciens qui se perdaient en conjectures économiques foireuses, et beaucoup les croyaient. Radio-Paris claironnait que cette invasion nous ferait perdre notre identité, même si l’identité de Résistants que nos livres d’enfants avaient essayés de construire n’avait jamais été qu’un mythe perdu avant même d’être né. Nous voulions construire des murs. Nous refermions nos bras sur nos portes-monnaie. Nous ne cachions plus nos haines et nos rancœurs. Si quelqu’un devait un jour prendre les armes, ce serait pour tirer à vue sur ces réfugiés harassés. Nous laissions faire. Belle unanimité de l’adulte face à l’injustice.


Comment naissent les légendes.

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L’autre soir, alors que minuit approchait, je suis sortie vaquer à mes occupations nocturnes habituelles. La lune était à son zénith, on la devinait derrière une épaisse brume d’altitude qui en diffusait si bien la lumière blême que je n’eus pas besoin d’utiliser ma torche, malgré ma vision nocturne défaillante.

Je traversai donc la cour, passai le portail en bois, fis quelques pas et m’arrêtai. Quelque chose clochait, mais quoi ? Je sentais bien qu’il y avait un problème quelque part sans toutefois pouvoir l’identifier immédiatement.

Je fis donc la tournée des bestioles. La vache était couchée avec la chèvre sur son dos, les poules étaient bien rentrées au poulailler dont je verrouillai alors la porte. Je retournai vers la maison, mais je m’arrêtai, nez au vent, pour essayer de comprendre ce qui différait de l’ambiance nocturne habituelle.

Eh bien justement, il n’y en avait pas, de vent. Alors que chaque soir, il y a toujours au moins une brise qui agite les hautes branches de l’immense eucalyptus, cette nuit-là : pas un souffle. Les branches étaient parfaitement immobiles, et on n’entendait pas le bruissement habituel, ni de l’eucalyptus, ni des pommiers, ni d’aucun arbre alentour. Mais il n’y avait pas que les arbres qui faisaient silence, et voilà bien l’étrange !

J’avais beau tendre l’oreille, retenir ma respiration pour mieux entendre : pas un seul son ne me parvenait. Je n’entendais pas les aboiements des chiens des fermes lointaines. Pas un glapissement de renard. Pas un seul ululement d’oiseau nocturne. Pas un froissement d’aile de chauve-souris, pas un seul imperceptible pas ou grignotement de rongeur, pas un feulement de chat, pas un meuglement de vache, pas un coassement grenouille : rien, absolument rien, pas un son, le silence complet.

Il y avait quelque chose d’inquiétant à ce silence. Je frémi et pressai le pas pour rentrer. Je n’aurai pas voulu avoir quelque déplacement pédestre à effectuer cette nuit-là par les chemins creux, pas même avec une torche. Qu’est-ce qui peut être assez effrayant pour faire taire jusqu’aux plus aboyeurs des chiens de fermes ? Quelque lavandière de nuit occupée à tordre ses linges sanglants au lavoir du village ? Quelque créature invisible perçue par tous les animaux des bois et des fossés ? Ou l’Ankou ayant graissé le moyeu de sa maudite charrette ?

Ne le sachant, et une fois n’est pas coutume, j’ai soigneusement verrouillé toutes les portes, tiré les rideaux et me suis glissée dans les draps sans être rassurée. Il m’a fallu du temps pour m’endormir d’un sommeil agité, peuplé de rêves étranges.

 


Du bénéfice des « salles de shoot »

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1986. C’est l’année de l’ouverture de la première salle d’injection en Suisse. Or les suisses savent faire un truc auquel les français sont incapables de penser : quand ils mettent en place quelque chose, ils créent en même temps les moyens de l’évaluer. Des objectifs généraux et spécifiques sont fixés, des indicateurs sont définis pour évaluer s’ils sont atteints. Simple et efficace. C’est ainsi qu’on sait qu’aucune overdose mortelle n’a jamais été constatée dans ces salles. Si ces salles n’avaient eu aucun bénéfice, les suisses auraient été les premiers à les fermer. Or, entre 1986 et aujourd’hui, une quinzaine d’autres salles d’injection ont été ouvertes.
Il existe de telles salles en Espagne, au Canada, en Australie, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Norvège, chaque pays ayant à son tour mis en place des moyens d’évaluation des bénéfices. Chacun de ces pays a conservé les salles d’injection et en a souvent ouvert d’autres par la suite.
A travers le monde, on a mesuré entre 0.5 et 7 urgences pour mille injections. S’il n’y a pas eu de décès, c’est que le personnel de ces salles est formé pour faire face à de telles urgences. Autrement formulé, il pourrait y avoir jusqu’à 7 morts pour 1000 injections sans les salles d’injection. En compilant les données internationales, on estime qu’entre 10 et 37% des usagers de ces salles accèdent à des soins en général, à des cures en particulier.
Partout, on a aussi mesuré une nette diminution du nombre d’injections dans l’espace public. Il a été montré dans tous les pays ayant des salles d’injection que les nouveaux consommateurs n’étaient pas plus nombreux. Il n’y a pas non plus d’augmentation du nombre de rechutes.
Enfin, aucune augmentation des délits n’a été mesurée, nulle part, à proximité des salles d’injection.
Toutes ces données – et bien d’autres encore – sont publiques et ont été compilées par l’Inserm.
Pourtant, en France, on va encore perdre du temps en faisant des expérimentations qui ont déjà été réalisées sérieusement à des dizaines d’endroits. Et malgré des évaluations positives partout où des salles d’injection ont été ouvertes, de vieux réactionnaires clientélistes continuent d’agiter des peurs irraisonnées contre ces lieux qui mènent aux soins.
Il serait peut-être bon de rappeler à tous les pourfendeurs d’évolution sociale que la toxicomanie n’arrive pas qu’aux enfants des autres.


Victime est une norme

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Quand j’étais ado, j’étais la petite grosse à lunettes qui lisait des livres même pas obligatoires à la récré et qui portait (qui porte toujours d’ailleurs) les pulls tricotés main par sa mère, qui a un goût particulier pour accorder les couleurs. Je ne portais jamais de vêtements de marques, mes parents ayant eu le bon sens de m’expliquer que se ruiner pour faire de la publicité à des boîtes qui faisaient bosser des mômes de mon âge n’était pas tout à fait une idée intelligente.

J’ai donc eu droit à tout : les quolibets, la mise au ban et mêmes quelques coups. En un mot à la mode, j’ai vécu pendant quasiment toute ma scolarité le harcèlement de mes petits camarades.

Évidemment, les ados étant fragiles, je n’ai pas été une ado heureuse de vivre. Angoisses et complexes : j’ai vécu toute la panoplie des émotions négatives.

Et puis j’ai grandi.

Les quolibets subis ont sans doute été ma plus grande chance : j’en ai d’autant mieux acquis un amour des mots qui m’a permis de développer un sens de la répartie cinglante. Désormais, face à une moquerie, mon adversaire a vite fait de se cacher dans un trou et de ne pas reparaître avant longtemps.

La mise au ban a été un véritable cadeau. On voit mal un tableau quand on a le nez collé dessus : en me tenant à distance, la société des enfants m’a permis d’acquérir un esprit critique que j’espère relativement aiguisé. Plus tard, dans ma vie d’adulte, j’ai rencontré toutes sortes de machins sectaires, de groupuscules politiques pas nets et de drogues qu’on me mettait sous le nez même au petit déjeuner. Mais la mise au ban m’avait appris à ne pas suivre le troupeau, et j’ai su rester libre.

Les coups n’ont pas duré. Mes parents, décidément pas fanatiques du statut de victime, m’ont contrainte à pratiquer un art martial. Oh, pas bien longtemps : je n’ai jamais aimé le sport. Mais suffisamment pour coller douloureusement au tapis l’andouille en chef de la cour de récré qui me martyrisait. Et quand je dis coller au tapis, c’était au sens propre, dans les règles de l’art. Un cycle « judo » en sport à l’école m’a permis de régler le problème dans un cadre adapté. C’est que le peu de jiu-jitsu que j’ai pratiqué m’a appris deux règles fondamentales : on ne règle pas la violence par la violence, et face à la violence, la meilleure défense, c’est la fuite. Dans ma vie d’adulte, j’ai toujours su me mettre à l’écart des situations qui allaient dégénérer, que ce soit dans les manifestations ou, aujourd’hui, quand ma vache commence à faire l’andouille et risque de m’envoyer ses sabots dans la tronche.

Tout cela ne m’a pas empêchée de subir à nouveau le harcèlement, plus tard, au travail. Eh bien j’ai appliqué ma bonne vieille technique : je suis partie, j’ai pansé mes plaies et j’ai fait autre chose en ayant appris à mieux reconnaître les individus toxiques.

Ce qu’on nomme le harcèlement m’a seulement appris ce qu’est la vie réelle. La vie est aussi une suite de situations désagréables qu’il faut gérer, de rapports humains conflictuels, d’émotions négatives malgré lesquelles il faut bien avancer.

C’est qu’en ce temps-là pas si lointain, « victime » n’était pas un statut. Aujourd’hui, n’importe quelle mère éplorée peut n’exister que par ses larmes. L’idéal pour elle sera de pleurer jusqu’à sa mort pour continuer d’exister. Si elle avait le malheur de se relever, elle disparaîtrait.

Nous sommes en train de fabriquer une génération qui ne saura faire face à aucune des composantes inconfortables de la vie. Les mômes ne sauront que se tourner vers papa-l’état pour gérer tous leurs problèmes. Je suis contente de ne pas être une ado aujourd’hui. Je suis contente d’avoir appris à me relever de tout, et d’assumer mes cicatrices pour ce qu’elles sont : les vestiges d’un passé formateur.