Je doute qu’il existe une espèce animale qui méconnaisse la peur. C’est un phénomène certes désagréable mais absolument indispensable à la survie. Pour nous autres, humains, c’est assez simple parce qu’on peut facilement expliquer nos peurs aux autres. L’autre jour, par exemple, j’ai eu très peur. Alors que je baladais les chiens, j’ai aperçu de loin quelque chose qui m’a fait peur : Harry Potter – qui ne s’appelle pas Harry Potter, mais comme cette génisse a un Z de poils blancs sur son front noir on l’appelle quand même Harry Potter – était couchée, quasiment les pattes en l’air, la tête en arrière et ne bougeait absolument pas. Alors j’ai eu peur, parce que la dernière fois que j’ai vu un bovin dans cette position, il était mort. J’ai couru vite parce qu’on court plus vite quand on a peur, et ça n’est que lorsque je suis arrivée à sa hauteur que Harry Potter a relevé la tête et m’a regardée avec son air de dire : « Ben quoi ? Il fait beau, je peux me faire bronzer le bidon, quand même ! »
La peur de la mort, un grand classique humain qu’on peut facilement expliquer avec des mots si bien que les autres humains peuvent la comprendre.
Chez les bovins, ça peut s’avérer plus compliqué. Parfois, ils ont peur, on voit bien qu’ils ont peur, seulement on ne sait pas pourquoi, ils ne peuvent pas nous l’expliquer et c’est donc très compliqué de remédier au problème. Ainsi, hier, Lyre avait très peur. Elle était redescendue de la pâture le plus normalement du monde, ne présentait aucun souci particulier, elle est allée croûter un peu de maïs le temps que je prépare la salle de traite, et c’est quand je suis allée pousser le troupeau vers le parc d’attente que tout s’est compliqué. Déjà, Lyre était en queue de troupeau, ce qui n’arrive jamais. Et puis, arrivée au dernier virage, elle s’est mise à renifler la petite marche qu’elle doit franchir avant la dernière ligne droite, et là, ça a été une grosse panique. Impossible de la faire aller plus loin. Lyre a quatre ans, ça fait deux ans qu’elle passe par là tous les jours, mais hier, cet endroit en particulier la mettait dans une panique telle qu’elle aurait préféré me rentrer dedans que de faire un pas de plus. Bien sûr, il est très facile, quand on les connaît, de voir la peur chez une vache. Mais de là à comprendre pourquoi elle a soudain peur d’une toute petite marche de rien du tout qu’elle connaît par cœur, c’est une autre histoire.
Ne voulant pas en rajouter une couche, je n’ai pas trop insisté. Je lui ai fait faire le tour, et en passant par un autre endroit – qui présente pourtant une marche de la même hauteur – je n’ai eu aucun problème à la pousser dans le parc d’attente. Il n’y a pas eu de problème particulier pendant la traite elle-même. Mais je restais avec ma question : pourquoi a-t-elle soudain peur à cet endroit ?
Après la traite, j’ai croisé le patron. Je lui ai demandé s’il y avait eu un souci avec Lyre. Il a réfléchi quelques secondes et s’est vite souvenu que oui, il y avait eu un problème le matin même. Rien de grave dans l’absolu : Lyre s’est précipitée comme une folle pour sortir de l’étable, a foiré son virage et est tombée, pile à l’endroit où le soir même elle refusait d’avancer. Maintenant que je sais pourquoi elle a peur, ça sera un peu plus facile de prendre le temps de la convaincre que quand on glisse une fois, on ne va pas glisser systématiquement quand on passe au même endroit. Mais ça peut prendre beaucoup de temps : c’est l’inconvénient avec la peur, surtout avec une peur liée au fait qu’on se soit fait mal.
Les bovins sont des trouillards. Normal : en tant qu’herbivores, ce sont des proies. Ils ont peur de beaucoup de choses, en particulier de tout ce qui se déplace vite – des potentiels prédateurs – de ce qui fait beaucoup de bruit – elles ont l’oreille bien plus fine que la nôtre – et, comme toute espèce vivante, de la douleur. Elles ont aussi une bien meilleure mémoire qu’on ne l’imagine. Lyre présente ce que les humains appellent un choc post-traumatique. Et aucun psychologue ne pourra expliquer à Lyre comment le gérer. Il va maintenant falloir de la patience pour l’en débarrasser. Et parfois, on n’y arrive tout simplement pas. Alors il faut encore plus de patience pour que l’humain fasse avec.