7h03 – 2ème jour

22H58

7h03 Le réveil du téléphone sonne. Je l’éteins. J’allume la lumière. Rien. L’électricité n’a pas encore été remise. Pas la peine de me lever si tôt pour aller bosser : autant rester au lit. Je me retourne et me rendors dans la seconde.

 7H50 Je me gare devant la ferme d’Osmane. Je coupe le moteur. Il ne voudra pas partir sans me faire boire et manger quelque chose. A n’importe qu’elle heure du jour, il ne laisserait personne repartir de chez lui sans avaler quelque chose. Le voilà qui paraît sur le pas de sa porte et qui me fait signe d’entrer. On échange un bonjour. Il me fait entrer. Je salue sa vieille mère que je vois toujours assise au même endroit, près de la fenêtre, toujours occupée à tricoter ou à broder. Toujours économe de mots. Osmane me fait asseoir et me sert d’autorité un grand bol de café. Il me désigne le pain et les rillettes. Ne pas manger serait insultant. Je n’ai pas très faim, mais j’ai encore moins envie de fâcher mon voisin. Nous mangeons silencieusement. Il y aura assez de paroles plus tard dans la journée. Dès que nous avons terminé café et tartines, nous partons. Impossible d’aider à débarrasser la table : c’est sa mère qui se vexerait.

Nous roulons vers le village.

« Tu as écouté la radio, ce matin ? me demande-t-il

– Oui. Enfin, j’ai essayé. Il n’y avait rien. Pas un bruit, sur aucune station.

– Ouais. On dirait que la situation va durer. Et ça ne pouvait pas tomber quand il y a moins de travaux dans les champs, évidemment ! 

– Je suis passée voir la vieille Marie, ce matin. Elle pestait qu’on ne l’ait pas raccordée au réseau hier.

– Oh, ne t’inquiète donc pas pour elle. Elle nous enterrera tous, la vieille ! »
Osmane sourit. Marie est tout à la fois un sujet de crainte, de respect et d’amusement pour tout le canton. Nul n’a connu plus légendaire mauvais caractère.

Il y a déjà du monde, à la salle municipale. Un petit attroupement s’est créé autour du maire et du capitaine de la gendarmerie. Nous nous joignons à l’attroupement pour écouter ce qui se dit.

« … va durer, c’est sûr. On n’a aucun contact avec personne. Le téléphone ne marche plus. On a branché le groupe électrogène pour écouter la radio, mais on ne capte que quelques amateurs. Il paraît qu’il y a déjà eu des pillages hier et que nos confrères ne sont pas intervenus. Je ne peux pas vous en dire plus. Je voulais savoir si on pouvait, avec les collègues, venir nous installer dans le village. Ça ne fait pas grand-monde, on est une petite brigade – quatre familles – . Si jamais ça dégénère … Ma foi, on continuera à faire notre travail, mais pour le village.

– Ça capitaine, répond le maire, je dois voir avec mes administrés. Comprenez bien, ça n’est pas que je ne veuille pas de vous … mais si ça dure, comme vous dites, beaucoup de gens alentours vont vouloir venir ici. Et nos installations ne sont pas prévues pour un doublement de population. Il va falloir compter avec ceux qui vont vouloir rapprocher leur famille, aussi. Restez-donc pour la réunion, je crois qu’on va pouvoir commencer. »

Tout le monde prend place dans la salle. Le maire commence :

« Bon. Je crois que tout le monde a compris que la panne d’électricité durait et qu’il va falloir s’organiser. Où est notre technicien énergie?

– Il est parti brancher la Marie. Si elle ne lui tire pas dessus, il ne devrait pas tarder ! »

Rires dans la salle. On ne s’inquiète pas, la vielle ne tire qu’au gros sel.

La réunion prend la matinée. On est obligé d’envisager le pire. On lance un inventaire des ressources, on prévoit de fabriquer plus d’éoliennes, on calcule combien on a de batterie disponibles, combien de tracteurs on peut se permettre d’immobiliser pour en récupérer les batteries, on prend aussi des mesures pour réduire la consommation globale d’électricité. Comme télévision et radio ne fonctionnent plus, c’est toujours ça de prit. Chacun calcule combien il a de pétrole dans ses véhicules et dans ses cuves. On additionne, soustraie, divise et multiplie. On rationne. On recense le nombre de maisons et de chambres disponibles. On accepte l’emménagement des familles des membres de notre village qui vivent un peu plus loin. Ca nous permet entre autres de faire venir un médecin et un vétérinaire. On accepte aussi à l’unanimité l’emménagement des gendarmes et de leurs familles et on en profite pour calculer de combien de fusils et de cartouches on dispose. On organise des commissions et des sous-commissions. Personne ne se retrouve sans responsabilité. Le village passe de trois cent cinquante habitants à un peu plus de cinq cents en une discussion.

Il est midi quand chacun rentre chez lui pour y terminer les inventaires et poursuivre les travaux des champs et les soins aux bêtes. Tous ceux qui travaillaient hors du village sont priés de donner un coup de main aux producteurs ou aux équipes qui fabriqueront de nouvelles éoliennes, ou encore pour mener à bien d’autres tâches qui leur ont été confiées, en fonction de leurs savoirs-faire. Nous repartons à cinq dans ma voiture : Osmane emmène deux personnes pour l’aider à transformer son lait en beurre, j’emmène une personne pour m’aider à semer plus de navets que prévu.

9h03 Je me réveille. Toujours pas d’électricité. Je vais dans la cuisine, fais chauffer de l’eau et prépare du thé. Que vais-je faire aujourd’hui ? Dehors, la rue est de nouveau bouchée par les voitures. S’il n’y a pas d’électricité, il n’y a ni métro ni train. Je décide d’aller me promener. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, et on finira bien par nous remettre le jus. Avant ce soir. Sans doute. J’espère. J’essaie d’appeler ma famille. Évidemment, le téléphone ne fonctionne pas. Je finis le petit-déjeuner, m’habille et sors de chez moi.

Je me dirige vers le centre du quartier. Tous les commerces ont clos les volets métalliques. Les trottoirs sont plein de gens, tous inquiets. Les écoles sont restées fermées, aucune administration n’a ouvert ses portes. Ce quartier d’habitude si surveillé par la police n’a pas vu l’ombre d’un agent depuis hier. Quelques lampadaires ont été cassés. Un peu plus loin, quelques carcasses de voitures fument encore. Les gamins s’en donnent à cœur joie pour terroriser les rombières. D’autres plus âgés ont entrepris de soulever de force le rideau de fer d’un vendeur de téléphones. Je passe devant le supermarché du quartier. Là aussi le rideau et les portes en verre épais ont été forcés. Des gens sortent de là des victuailles plein les bras ou plein les chariots. Je m’y engage. Il faut bien prévoir la suite, au cas où. Je prends un chariot et j’arrive tant bien que mal à le remplir du peu de choses qu’on trouve encore sur les rayonnages, au milieu de la bousculade générale. Je retourne chez moi en poussant mon chariot devant moi. J’ouvre la porte. Si je laisse le chariot là le temps de monter une première brassée de victuailles, il aura disparu avant que je ne redescende. J’arrive à le hisser sur les deux marches avant d’accéder au couloir. Je referme soigneusement la porte à clé derrière moi. Je fais un premier voyage les bras chargés, puis je redescends avec des sacs pour monter le reste plus facilement. Me voilà parée pour un mois, en me rationnant. Et en commençant par les produits frais. Je m’assied dans le canapé, le fruit de mon pillage posé au sol devant moi. Pour la première fois en dix ans, je regrette d’avoir quitté ma campagne. Aujourd’hui, je m’y sentirais plus à l’abri. Et maintenant ? Qu’est-ce que je dois faire ? Je prends mon bouquin. Il ne me reste que quelques pages à lire.

« Tout ce peuple rira, battra des mains, applaudira. Et parmi tous ces hommes libres et inconnus des geôliers, qui courent pleins de joie à une exécution, dans cette foule de têtes qui couvrira la place, il y aura plus d’une tête prédestinée qui suivra la mienne tôt ou tard dans le panier rouge. (…) »

12H54 

À propos de Tagrawla Ineqqiqi


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