Lettre à un souvenir qui résonne

Chère Pélagie,

Je me souviens si bien de ton arrivée ! Tu avais sur les paupières une épaisse couche de fard vert printemps qui convenait fort peu à tes jolis yeux bleu outremer, un fard à joue presque violet à force d’être rouge et un rouge à lèvres couleur framboises trop mûres. Je me suis tout de suite dit que tu avais choisi de porter un masque, et ça me semblait très compréhensible, de mettre un masque, pour arriver dans un tel lieu.

Tu avais aussi la démarche lourde et des gestes brusques. Tu marchais sans balancer les bras mais pas sans rouler des mécaniques. Tu voulais sans doute paraître plus forte que tu ne l’étais, mais ça aussi, c’était compréhensible. Tu portais un survêtement de mauvaise qualité et bien trop petit pour toi, et ça ne devait pas beaucoup aider à ce que tu te sentes à l’aise. Mais peu importe, quelque soit le vêtement, aucun adolescent ne se sentait à l’aise à son arrivée ici.

Parce qu’ici, on y arrivait placé par un juge des enfants, et en général, c’est parce qu’on avait fait quelques grosses bêtises. Je me fichais un peu du genre de bêtises que vous aviez tous fait pour arriver ici, parce qu’en général, aux âges que vous aviez, vous étiez souvent plus coupables que responsables, et au moins autant victimes que bourreaux. On a donc fait de notre mieux pour t’accueillir aussi gentiment que possible au milieu du brouhaha que provoquait chaque nouvelle arrivée, surtout d’une fille dans cet espace mixte mais majoritairement masculin.

Je n’étais moi-même arrivée que quelques mois plus tôt, suffisamment pour avoir cerné une grosse partie de ce qui ne marchait pas et ne marcherait jamais dans ce lieu censément éducatif. Une direction déconnectée du terrain depuis vingt-cinq ans, incapable de comprendre qu’une génération d’adolescents n’est pas le clone des précédentes. Une structure matériellement inadaptée, parce qu’une péniche, c’est rigolo, mais demander à des ados d’être deux par cabine de 4m², c’est inhumain et une équipe trop masculine, pas assez – pas du tout – soudée. Le cocktail gagnant pour un échec garanti. Pour dire toute la vérité, je serais partie bien plus tôt si tu n’avais pas été là, mais tu as choisi de me faire confiance, ça m’obligeait.

Pour toi comme pour tes camarades d’infortune, il nous était difficile de connaître vos parcours avant votre arrivée. On connaissait la cause du jugement, votre origine géographique, et c’est à peu près tout. Difficile de faire un travail sérieux sans base, mais les petites guerres mesquines entre administration se fichaient bien, en réalité, de votre sort. Ton accent ne laissait au moins aucun doute sur tes origines sociales, mais ça n’avait rien d’une surprise, aucun enfant de bourgeois n’atterrissait ici. En bataillant un peu, j’avais réussi à récupérer ce qui se rapprochait d’un dossier scolaire. Sur l’un de tes bulletins de l’école primaire, un enseignant forcément bien intentionné, plein du désir de tirer les enfants vers le haut, de les aider à se dépasser, avait inscrit en lettres capitales cette sentence définitive : irrécupérable. Je n’avais besoin de rien d’autre pour comprendre ta détestation du milieu scolaire et ta méfiance à l’égard des adultes. D’ailleurs, tu savais à peine écrire, et notre structure censément éducative avait peu de chance de t’aider sur ce point. Heureusement, la seule autre collègue féminine avait bataillé ferme et réussi à imposer deux heures d’enseignement scolaire par semaine. Une dérisoire révolution. A force de réunions et de demandes écrites, nous avions même réussi à forcer l’achat d’un dictionnaire. Et il s’est avéré que sous ton orthographe aléatoire se cachait un réel talent d’écriture dès lors qu’on t’a donné accès à un peu plus de vocabulaire. J’ai encore, je crois, quelques-uns de tes poèmes dans une caisse de vieux souvenirs.

Il a fallu du temps pour que tu trouves tes marques entre la violence de quasiment tous les garçons et la concurrence qui s’installait avec l’unique autre fille. Tu as essayé de me faire peur plusieurs fois, et puisque ça ne marchait pas, tu as fini par me faire confiance. Tu t’es confiée et j’ai appris qu’au milieu des autres violences, par deux fois ton père t’avait frappée si fort que tu en avais perdu conscience. Que ta mère te répétait sans cesse qu’elle n’avait jamais voulu de toi. Mais c’est toi qu’on a condamnée.

La première nuit, je t’ai trouvée dans la cuisine buvant du vinaigre. Je suis presque certaine que ta première alcoolisation n’avait pas attendu ta naissance. Nous n’étions ni formés ni équipés pour gérer cette situation, mais il fallait la gérer. Quelques semaines plus tard, j’ai dû te conduire à l’hôpital : tu t’étais auto-mutilée. Rien de grave physiquement, mais il était évident que tu avais besoin d’un suivi psy. Tu n’en as pas eu, la structure n’était pas faite pour ça. Il y avait bien une psychologue qui venait quelques heures par semaine, mais je ne crois pas l’avoir jamais vue une seule fois sortir de son bureau à l’arrière de la péniche, là où les ados n’avaient pas le droit d’aller. Tu as continué de te confier, et à travers tes mots et tes silences, j’ai soupçonné une situation d’inceste. J’ai fait remonter, c’était mon travail. La hiérarchie a considéré que dans ton milieu géographique et social, c’était suffisamment courant pour qu’on ne s’y attarde pas. J’ai fait remonter à d’autres services, je n’ai jamais eu d’autre réponse qu’un haussement d’épaules. Je m’en veux toujours, chère Pélagie, de ne pas avoir su quoi faire d’autre. J’ai fait de mon mieux, je crois, bien consciente que ça ne suffisait pas.

Tu te confiais toujours. J’étais bouleversée par le constat que tu n’avais aucun rêve. Tu ne pouvais te projeter dans rien parce que tu ne connaissais rien. Tu as grandi à quelques kilomètres de la mer sans jamais la voir. Et cette maudite structure sur péniche ne t’apportait pas grand-chose de plus : on s’amarrait souvent au milieu de zones industrielles. Te souviens-tu du jour où on nous a forcés à rester au pied d’une usine de fabrication d’aliments pour animaux ? Ça sentait tellement mauvais ! On en a tous été malades et incapables de manger ! Mais la nourriture n’était pas la priorité de la direction. Le jour où le chef de service est parti en vacances sans nous laisser d’argent pour vous nourrir et qu’avec les collègues on a payé avec nos chéquiers, tu n’as pas été dupe, tu savais bien ce que ça disait de l’intérêt que le monde des adultes avait pour toi. Quand il s’agissait de vous faire trimer quatre heures par jour gratuitement à débroussailler les berges des voies navigables, là, ils étaient là, les adultes… Alors dans un monde pareil, comment aurais-tu pu rêver ?

Pourtant, il y a eu cette fois où j’ai vu une petite flamme s’allumer dans ton si joli regard. Ça m’a presque valu le licenciement, d’ailleurs. Mais pour te dire la vérité : je l’aurais refait si la situation s’était représentée. Je suis sûre que tu t’en souviens. C’était un samedi, et le samedi soir, le programme prévoyait qu’on sorte un peu. Ce que la direction entendait par sortir se limitait à aller manger des burgers avant de vous coller devant un blockbuster au cinéma. Je suis sûre que dans leurs lignes de budgets et compte-rendus aux financeurs, ça devait entrer dans la catégorie des sorties pédagogiques. Ce samedi-là, je faisais équipe avec un des rares chouettes collègues, et à proximité se tenait un concert auxquels nous avions tous les deux envie d’aller. Alors on s’est dit que rien ne nous en empêchait : on vous y a juste emmenés. Aucun de vous n’avait jamais approché le monde punk, ça a été un grand moment. On a réussi à vous tenir loin de l’alcool, vous ne passiez pas inaperçus dans le paysage, mais tout le monde a été super-cool avec vous. Vous avez découvert le pogo et ça vous a tellement défoulé que vous en avez tous été super-tranquilles pendant trois jours, c’était une première. C’est vrai que quand le chanteur s’est mis à poil, ça vous a un peu surpris, et c’est de ça dont le chef de service à entendu parler. Ça ne lui a pas plu. Mais ça n’avait aucune importance, parce que ce soir là, il y a eu cette petite flamme dans tes yeux. C’était la première fois de ta vie que tu voyais que d’autres horizons étaient possibles.

Il n’y a pas eu beaucoup de moments aussi joyeux. Je n’ai jamais décoléré d’apprendre de retour de vacances qu’un des garçons t’avait forcée à lui faire une fellation et que personne chez les adultes n’avait pris la mesure de la gravité de la chose.

Presque vingt ans ont passé, et je pense toujours à toi, ma chère Pélagie. Dans mes nuits d’insomnie, je peste contre moi-même de n’avoir pas été plus combative. Mais je peux te promettre que je n’ai pas rien fait, d’ailleurs tout ça c’est bien mal terminé pour moi. Ce qui est le moindre mal de l’histoire. Je pense encore plus à toi ces jours-ci où des tas de jeunes qui ont l’âge que tu avais à l’époque se révoltent. Certains se retrouveront dans le même genre de structures, avec les applaudissements des mêmes adultes qui t’ont abandonnée à ton sort, quand ils ne t’ont pas carrément enfoncé la tête sous l’eau. Ça m’enrage. Et j’espère que, où que tu sois, qui que tu sois devenue, il te reste encore un peu de rage à toi aussi.

Bien sûr, tu ne t’appelles pas vraiment Pélagie, plus personne ne s’appelle Pélagie. Et il y a fort peu de chances que tu tombes un jour sur cette longue lettre. Mais je ne désespère pas tout à fait que, face à ton histoire, parmi les adultes qui la liront, quelques-uns éviteront de demander encore des sévices contre les « mineurs délinquants ». Parce que pour eux aujourd’hui comme pour toi à l’époque, les coupables ne sont pas les responsables, et les bourreaux sont souvent d’abord les victimes.

À propos de Tagrawla Ineqqiqi


5 responses to “Lettre à un souvenir qui résonne

  • Jcv

    Vraiment, vraiment touchant. Ça m’a d’ailleurs incité à relire tous les articles depuis 2017.

  • VIVIANI Isabelle

    Y’a des jours elle est belle
    Y’a des jours elle est moche
    Ça dépend du rimmel
    Qu’elle se fout sur la tronche
    Mais y’a rien qui l’accroche
    Faut la s’couer pour qu’elle bronche
    Elle veut pas travailler
    Elle a un peu raison
    T’t’ façon elle sait rien faire
    Pis même si elle savait
    L’aime pas les ouvriers
    Elle aime pas les patrons
    Elle s’intéresse à rien
    Elle croit pas à la chance
    Elle croit pas au destin
    Du reste elle s’en balance
    Elle aime rien
    Même pas les copains
    Pis elle dit qu’elle est lasse
    De traîner sa carcasse
    Dans c’pauv’ monde tout gris
    Dans cette pauv’ vie sans vie
    Elle s’ennuie Mimi

  • Isabelle Viviani

    Y’a des jours elle est belle
    Y’a des jours elle est moche
    Ça dépend du rimmel
    Qu’elle se fout sur la tronche
    Mais y’a rien qui l’accroche
    Faut la s’couer pour qu’elle bronche
    Elle veut pas travailler
    Elle a un peu raison
    T’t’ façon elle sait rien faire
    Pis même si elle savait
    L’aime pas les ouvriers
    Elle aime pas les patrons
    Elle s’intéresse à rien
    Elle croit pas à la chance
    Elle croit pas au destin
    Du reste elle s’en balance
    Elle aime rien
    Même pas les copains
    Pis elle dit qu’elle est lasse
    De traîner sa carcasse
    Dans c’pauv’ monde tout gris
    Dans cette pauv’ vie sans vie
    Elle s’ennuie Mimi

  • Colas

    On a toujours ce sentiment quand on travaille dans ce milieu. Et pour moi le plus dur est de voir la répétition sociale, une personne comme cela qu’on n’arrive pas à aider et, 20 ans après, sa fille qui arrive dans l’institution. On en prend un coup, quel impact avons-nous eu?… malgré toute la bienveillance (je pense) couplée à la fermeté qui donne du sens.
    Pélagie c’est très beau comme nom, celui d’une martyre des premiers temps aussi.

    • Tagrawla Ineqqiqi

      Comment pourrions-nous avoir un impact sérieux dans des institutions malades ? On pourrait aider les gens, mais pas en balayant l’origine de leurs souffrances d’un revers de la main, pas avec des budgets ridicules et des cadres déconnectés. Le problème n’est pas le travailleur social à la bas – quoi que parfois… – mais la politique qu’il y a autour de tout ça.
      Pélagie est un personnage des Carnets d’un jeune médecin, de Boulgakov. Le médecin profite d’elle et de sa naïveté, et le jour où elle est sur son lit de mort, il n’a même pas un regard pour elle.

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