Les Âmes Mortes : attention, humour russe.

Les Âmes Mortes est tout à la fois le roman russe le plus réjouissant et le plus frustrant que j’ai pu lire. Réjouissant, j’y reviendrai plus loin, mais pour ce qui est de la frustration, jugez plutôt : alors que Nicolas Gogol avait déjà publié la première partie de son roman, il mit des années à écrire la suite. Il en fit plusieurs, aucune ne le satisfaisait vraiment, et à la fin de sa vie, il les jeta au feu ! C’est ainsi que Les Âmes Mortes est pire qu’un roman inachevé : c’est un roman détruit. Si la première partie est entière, il ne reste pour la suite que des fragments. Il y a donc plein de trous et pas de fin. Et pourtant, ça reste une œuvre à découvrir.

Si on pense « roman russe », l’humour n’est sans doute pas la première chose qui nous viendra à l’esprit. Certes, Tolstoï sème de-ci de-là des traits cyniques particulièrement goûtus, mais comme comique, il ne valait pas grand-chose. C’est très différent avec Gogol. Voilà l’histoire : Tchitchikov est l’anti-héros du récit. Escroc sans envergure, il lui vient une idée particulièrement tordue : il décide de racheter à peu de frais les âmes mortes aux propriétaires terriens. Il nous faut un peu de contexte pour comprendre la chose. Nous sommes alors dans la première partie du XIXe siècle. Le servage n’est pas encore aboli, et les propriétaires terriens possèdent aussi les travailleurs. Or, le système très administratif de la Russie tsariste impose une taxe par tête. Le montant de la taxe est recalculé à chaque recensement, si bien que quand un paysan ou un artisan meurt, la taxe reste due jusqu’au recensement suivant. Et comme les serfs peuvent être mis en gage pour obtenir un crédit à bas taux, Tchitchikov flaire la bonne affaire : en rachetant les âmes mortes, il pourra aisément monter une arnaque au crédit. Voilà donc notre anti-héros arpentant la campagne russe à la rencontre des propriétaires terriens et leur proposant, en toute amitié, de les débarrasser de leurs coûteuses âmes mortes. Voilà surtout le prétexte idéal pour décrire la Russie et ses notables, leurs abus, leur futilité, leur malhonnêteté. Et c’est évidemment là que ça devient réjouissant : les âmes mortes ne sont peut-être pas celles qu’achètent Tchitchikov.

Outre les descriptions drôlatiques de nobles et hauts-fonctionnaires particulièrement écœurants, c’est aussi l’occasion de découvrir la Russie tsariste et ses travers et, avec le recul, de tout ce qui n’a pas changé depuis. Ainsi, si on pourrait facilement croire que la corruption endémique et l’arbitraire de la justice datent de l’ère Poutine ou de l’ère soviétique, Gogol ne nous laissera aucun doute sur leur existence multiséculaire. Mais tous les défauts du pays n’en laissent pas moins transparaître l’amour de Gogol pour la Russie, même s’il est à noter qu’il est né dans l’actuelle Ukraine.

Alors certes, c’est frustrant de commencer un roman en sachant qu’il n’a pas de fin. Mais la première partie se suffisant à elle-même, ça n’est pas non plus insurmontable. En outre, Nicolas Gogol est considéré comme le père de la littérature russe. Si son maître et ami Pouchkine fixa en quelque sorte la langue, c’est bien Gogol qui fut le premier vrai romancier de langue russe. Les Âmes Mortes est tout à la fois une satire, un bon roman et un document historique. Pas si mal pour une œuvre inachevée.

À propos de Tagrawla Ineqqiqi


3 responses to “Les Âmes Mortes : attention, humour russe.

  • lizagrece

    L’humour russeest très particulier. Ainsi Tchekhov revendiquait le fait d’écrire des comédies …

    • Tagrawla Ineqqiqi

      On a souvent un problème de traduction. Quand elles sont refaites, on le mesure bien, j’en veux pour preuve la traduction récente de Boulgakov par Markowicz. Et puis effectivement, l’écart culturel est bien réel.

    • lizagrece

      Boulgakov même traduit par une autre personne c’est plus accessible au niveau de l’hunour à cause des situations [ Le maitre et Marguerite entre autres} avec les satires sur la buraucratie Stalinienne que l’on retrouve dans d’autres oeuvres.

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