10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

Pour l’immense majorité des gens – à 80 % d’urbains plus les ruraux qui n’élèvent pas d’animaux et qui ne fréquentent pas ceux qui élèvent des animaux, ça fait une immense majorité – le boucher, c’est le monsieur – parfois la dame mais c’est très rare – qui découpe des steaks derrière un comptoir. Mais à la campagne, le boucher, c’est le monsieur qui vient avec sa camionnette, ses couteaux à l’aiguisage qui rend tout le monde jaloux, son hachoir à viande, sa scie, des seaux, son matador et son palan et qui fait chez vous ce que le boucher de ville fait dans son arrière boutique, et même un peu plus. Qui est donc Monsieur le boucher de campagne ?

Ça n’est pas lui.

Alors bien sûr, je ne connais pas tous les Messieurs les bouchers de campagne, je vais donc vous parler de Michel, même si en réalité, je ne me permettrai pas d’utiliser le vrai prénom des gens à qui je n’ai pas demandé l’autorisation de parler d’eux. Et Michel, c’est pas le genre de gars à traîner dans les tuyaux d’Internet, je ne suis pas certaine qu’il comprendrait l’utilité de parler de lui et de son métier.

J’ai rencontré Michel dans une ferme où j’avais réservé un demi-cochon : c’est lui qui procédait à l’abattage, à la découpe et à la transformation. On s’est revu au fil des demi-cochons, et puis, ma vache a eu son premier veau, il a donc fallu s’attacher les services d’un boucher. J’imagine que d’aucuns s’imaginent qu’on pourrait très bien tout faire soi-même et qu’on n’a pas besoin d’un boucher, mais ceux là n’ont de toute évidence jamais vu débiter plus gros qu’un poulet ou éventuellement un agneau. Pour débiter un broutard de trois cents kilos, Michel, sa parfaite connaissance de l’anatomie et son matériel professionnel ont besoin d’une journée complète. Il me faudrait au moins une semaine, je saccagerais tout et je ne saurais absolument pas quel morceau doit être saisi et lequel doit être braisé. Je ne suis même pas certaine d’avoir assez de force pour scier la colonne vertébrale en deux. Donc, j’ai demandé à Michel s’il voulait bien venir défaire mon veau – oui, c’est comme ça qu’on dit, « défaire une bête » – et si Michel était moyennement chaud d’aller chez une néo-rurale dont il ne pouvait pas être sûr qu’elle ne ferait pas n’importe quoi, il a accepté quand même, très certainement parce que mon voisin éleveur serait là aussi. Et quoi que mes façons de procéder en particulier à l’abattage ne sont pas les siennes, il s’y est plié de bonne grâce et a bien voulu admettre que ma méthode zéro stress était efficace. Il n’a donc pas hésité à revenir pour le deuxième veau. Et puis il a pris sa retraite, tout en continuant à l’occasion d’aller œuvrer chez un nombre restreint de vieux clients fidèles. Je ne suis absolument pas une vieille cliente fidèle, juste une nouvelle cliente bizarre. Pourtant, il m’a informée qu’il viendrait débiter le troisième broutard et ça m’a grandement soulagée : les bouchers de campagne se font rares.

Existe aussi en français.

Michel est un boucher de vocation. Il est de bon ton dans certains milieux de mépriser cette profession, souvent en n’ayant pas la moindre idée des savoir-faire qu’elle implique d’ailleurs, mais ça n’était sans doute pas le cas quand Michel était petit et de toute façon, il avait décidé qu’il serait boucher le jour où sa grand-mère l’a laissé abattre, plumer et vider un poulet. A vrai dire, je n’avais pas moi-même imaginé qu’on put avoir la vocation de boucher, mais je suis rassurée de savoir qu’il y a des gens qui ont parfaitement trouvé leur place dans le monde, et que cette place participe à la longue chaîne au bout de laquelle vous mangez.

Toute sa carrière, il est donc allé de ferme en ferme, surtout pour des cochons, mais parfois aussi pour débiter des génisses. C’est aussi lui qu’on appelait pour les fêtes pleines de monde où l’on proposait un cochon grillé, ou pour préparer les repas de mariages et autres festivités familiales ou communales. Pas une seule seconde il ne s’est imaginé faire un autre métier. Et le voir travailler est un spectacle fascinant. Pour commencer, si j’essayais d’aiguiser mes couteaux comme il le fait, j’aurais déjà trois doigts en moins alors que lui a tous les siens. Franchement : j’ai pratiqué la jonglerie et c’est plus facile d’apprendre à jongler en croisant les bras qu’à aiguiser un couteau à cette vitesse là et avec autant d’économie de mouvements. Ensuite, il y a le désossage, et comme pour le dépeçage, je vous garantis que Michel ne gaspillera pas l’équivalent d’un steak en retirant la peau ou en décollant la viande des os. Si vous n’avez jamais essayé de faire la même chose, ça vous semblera peut-être anecdotique mais alors foutredieu ce que ça ne l’est pas ! Enfin il y a encore la découpe en elle-même, et là aussi, ça peut avoir l’air facile – tout à l’air facile quand c’est fait par quelqu’un qui a une parfaite maîtrise des gestes ! – mais ça n’a rien de simple de savoir exactement où mettre sa lame pour trancher proprement entre deux parties qui semblaient pourtant n’en faire qu’une. Non, vraiment : boucher est un vrai métier, très technique et ceux qui s’imaginent pouvoir faire sans eux sont sacrément mal embarqués.

En dehors du fait qu’il soit un super boucher de campagne, Michel est aussi un humain tout à fait sympathique. Son activité nomade lui permet de colporter les nouvelles, et en ces temps de pandémie où les activités sociales ont disparu, toute personne colportant les nouvelles est un rouage qui permet de maintenir encore un peu en vie le tissu social. C’est aussi quelqu’un de très respectueux de ses clients. Il est d’une ponctualité redoutable – on se demande, au village, s’il n’attend pas aux entrées de fermes pour arriver pile à l’heure, et si ça n’est pas ça, alors c’est qu’il a une sorte de pouvoir magique – et jamais il ne repartira de chez nous en laissant du bazar.

Ma salle à manger, hier.

Alors avec tout ça, qui est Monsieur le boucher de campagne ? L’un des rouages fondamentaux de la vie rurale. On m’objectera que tout le monde ne mange pas de viande et je rappellerai simplement que je parle ici de la vie rurale. Si on s’intègre à ce monde rural, on se fournira sûrement en cochon à la ferme (à moins que ça ne soit l’inverse), ce qui est impossible sans boucher. On pourra se débrouiller avec les volailles, mais si on élève des grosses bêtes et qu’on veut les respecter en ne saccageant pas la viande qu’elles nous fournissent, il est indispensable d’avoir le numéro de téléphone d’un boucher de campagne. A vrai dire, c’est tellement indispensable que j’ai bien veillé à m’attacher les éventuels services d’un second boucher de campagne par la plus vile des corruptions. Oui, je corromps souvent à coup de bouteilles de gnôle, je suis un être immoral.

À propos de Tagrawla Ineqqiqi


4 responses to “10 ans de ruralité, ça fait quoi ? Épisode 4 : le boucher

  • Guy O-B.

    Merci pour cette magistrale mise en lumière de ce noble métier que j’ai pratiqué + de 4 décennies . Pour l’anecdote je possède 3 CAP dans les métiers de la mécanique mais durant ma jeunesse j’allais faire des petits boulots disons d’étudiant durant les vacances chez un boucher ; ben pour en finir après mon 3ème Cap je suis resté chez lui et d’autres par la suite pour 47 ans . Et même vers la fin de mon activité j’apprenais encore des choses concernant ce métier (+ charcuterie, traiteur, triperie, volaille et tous dérivés carnés) Et vous savez quoi ? à la retraite j’ai encore joué du couteau en faisant de la sculpture à l’Opinel (savoyard oblige)

    • Tagrawla Ineqqiqi

      J’ai aussi pensé à vous en l’écrivant. Boucher est vraiment un de ces métiers qu’on croit connaître et dont on découvre finalement qu’on ne sait rien du tout. Et c’est assez récent qu’on ait caché toute cette activité aux regards des consommateurs. On a beaucoup fait semblant de parler des métiers essentiels, et là je regrette de ne pas être vidéaste pour en montrer toute la réalité au plus grand nombre !

  • lizagrece

    J’ai eu un grand oncle boucher aux Halles de Paris à l’époque où elles étaient au Centre de la capitale. Un vrai métier pour lequel j’ai beaucoup de respect ! N’en déplaise aux vegans qui ne se demandent pas ce que deviendront tous ces hommes qui pratiquent un vrai métier avec du savoir faire quand on sera tous condamnés à bouffer du tofu

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